Chronique de la quinzaine - 14 août 1916

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Chronique n° 2024
14 août 1916


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Voilà déjà quinze jours que le Gouvernement de la République française a adressé aux gouvernemens des Puissances neutres sa Note sur la conduite des autorités allemandes à l’égard des populations des départemens français occupés par l’ennemi. Partout cette note a soulevé, dans sa précision froide, un même mouvement d’indignation et de dégoût. Non seulement chez nous, mais bien loin de chez nous, nul homme à qui rien d’humain n’est étranger n’a pu la lire sans que ses yeux s’emplissent de larmes. Mais il n’est pas trop tard pour y penser encore ; de pareils crimes ne se prescrivent point par deux semaines, et nous ne pouvons ni ne voulons nous taire. Le Gouvernement français a protesté officiellement auprès des gouvernemens neutres : la presse quotidienne a saisi de ces faits monstrueux ce qu’on nomme « le grand public ; » et il en a frémi, mais, avec ce frisson même, il a presque épuisé son action. La Revue des Deux Mondes, qui, depuis un siècle bientôt, se fait honneur de représenter pour sa part, devant l’univers civilisé, l’esprit français et la conscience française, ne se résout pas à croire qu’elle ne puisse pas être utilement entendue de ceux-là qui, en tout pays, s’ils ne sont pas le nombre, sont le levain des foules, qui, à tout le moins, en dégagent les sentimens et leur donnent une expression. C’est à eux, en particulier, qu’est dédiée cette histoire qui est de l’histoire, et où ne vont parler que les documens.

A la date du 30 juin 1916, le ministre de la Guerre écrit au président du Conseil, ministre des Affaires étrangères :


Dans les premiers jours d’avril, des affiches avaient offert aux familles sans ouvrage de les installer à la campagne, dans le département du Nord, pour travailler aux champs ou pour abattre des arbres. Devant le peu de succès obtenu par cette tentative, les Allemands résolurent de recourir à la force. A partir du 9 avril, on les voit opérer des rafles, soit dans les rues, soit à domicile, enlevant pêle-mêle hommes et jeunes filles, les expédiant on ne sait où. La mesure allait bientôt se généraliser et s’exercer de façon plus méthodique. Un général et beaucoup de troupes arrivèrent à Lille, entre autres le 64e régiment venant de Verdun; le 29 et le 30 avril, fut affiché l’avis à la population où celle-ci était invitée à se tenir prête à une évacuation forcée. Immédiatement le maire protestait, l’évêque allait trouver le commandant de la place, les doyens envoyaient des lettres indignées; rien n’y fit.

Le samedi saint, à trois heures du matin, les rafles méthodiques commençaient à Lille, par le quartier de Fives; à Tourcoing, par le quartier de la Marlière; à Roubaix. Après une interruption le jour de Pâques, l’opération se poursuit pendant toute la semaine, finissant à Lille, par le quartier Saint-Maurice. Vers trois heures du matin, les rues étaient barrées par la troupe, baïonnette au canon, mitrailleuses en travers de la chaussée, contre des gens désarmés. Les soldats pénétraient dans les maisons, l’officier désignait les personnes qui devaient partir, et, une demi-heure après, tout le monde était emmené pêle-mêle, dans une usine voisine, et, de là, à la gare où s’effectuait le départ. Les mères ayant des enfans de moins de quatorze ans étaient épargnées ; les jeunes filles de moins de vingt ans n’étaient emmenées qu’avec une personne de leur famille. Mais cela n’enlève rien à la barbarie de la mesure. Les soldats de la landsturm rougissaient de se voir employés à pareille besogne. Les victimes de cet acte brutal montrèrent le plus grand courage ; on les entendit crier : « Vive la France! » et chanter la Marseillaise dans les wagons à bestiaux qui les emportaient.

On dit que les hommes sont employés à la culture, à la réfection des routes, à la fabrication des munitions, aux tranchées. Les femmes sont chargées de faire la cuisine et la lessive des soldats et de remplacer les ordonnances des officiers. Aussi, pour ces rudes besognes, a-t-on pris de préférence des servantes, des domestiques, des ouvrières. Dans la rue-Royale, à Lille, il n’y a plus de servantes. Mais il s’est trouvé des jeunes filles de courage dans la bourgeoisie, qui n’ont pas voulu que les jeunes filles du peuple soient seules à partir. On cite Mlle B... et de B... qui ont tenu à accompagner les filles de leurs quartiers.

Les malheureuses gens, ainsi réquisitionnées, ont été dispersées depuis Seclin et Templeuve, jusqu’aux Ardennes. Leur nombre est évalué à environ 25 000 pour les villes de Lille, Roubaix et Tourcoing. Le quartier de la Place à Lille, les communes de Loos, Haubourdin, la Madeleine, Lambersart auraient été épargnées.


Tel est le récit authentique des faits, en une seule page, en un simple rapport, qui devient, par la vertu de la vérité, un acte d’accusation impitoyable, impérissable. Il n’y a pas un mot à y ajouter, mais on peut, à l’aide des pièces mêmes, d’après lesquelles il a été dressé, humbles griffonnages souvent, tout dépourvus de littérature, en renforcer quelques accens. Parcourons donc ce dossier. La principale des pièces qui le composent est la longue lettre, d’un pathétique allant jusqu’au tragique, qui a été remise « par M. D..., ancien receveur particulier, à M. Jules Cambon, ambassadeur de France, ancien préfet de Lille. » Écrite le 30 avril, dans la fièvre de l’émotion, elle peint au vif ces scènes déchirantes. Admirable lettre, maintenant publiée comme elle devait l’être, et répandue dans le monde entier à des centaines de milliers d’exemplaires. Mais elle a un post-scriptum, qui n’est ni moins beau, ni moins triste, ni moins édifiant. Il n’a pas été reproduit. Le voici, un peu abrégé :


Cette lettre n’exagère rien, vous pouvez la communiquer: qu’elle fasse bien connaître ce peuple à ceux qui n’auraient pas encore assez de haine et de mépris pour frayer encore avec eux après la guerre... Vexations et privations de toutes sortes... Défense d’entrer en ville d’autre viande que celle du Comité (de ravitaillement) et nous avons eu deux fois 150 grammes par personne en quatre mois; encore la paie-t-on cinq francs la livre, même au Comité... Beaucoup ne se nourrissent plus que de riz... Un jour, un wagon de poisson et d’œufs nous arrivent, ils sont, contre tout droit, arrêtés et envoyés en Allemagne. L’autre jour arrive encore pour notre ville, par le Comité, 55 000 francs de viande. Une série de vexations l’arrête et la laisse se putréfier sur place. Les pommes de terre ici et aux environs se gâtent, on ne les laisse pas entrer et les forces diminuent... Je ne dis pas cela pour qu’on nous plaigne, mais pour vous montrer que, même physiquement, nous ne sommes pas soutenus pour les tortures morales que nous subissons, privés de tout réconfort, de toutes nouvelles de vous. Aussi la mortalité augmente d’une façon effrayante: 45 pour 100 sur une population réduite de moitié. Des cas de folie nombreux dans certaines régions, cela ne nous étonne pas. Nous sommes à bout de forces, il faut être constamment en état de veille pour défendre et soutenir les pauvres gens.


Il nous sera permis de souligner, quoiqu’il n’en soit pas besoin, un ou deux traits de ce post-scriptum, ceux d’abord ou s’affirme une vaillance qui ne veut pas désespérer, avec une continuelle attention au devoir national et social. «Je ne dis pas cela pour qu’on nous plaigne... Il faut être constamment en état de veille pour défendre et soutenir les pauvres gens. » Et ce ne sont pas des traits personnels. Ce n’est pas la qualité d’une âme choisie, mais, parce que choisie, solitaire ou rare. Même note, d’un son aussi pur, dans une autre pièce : « Plus cela va mal, plus il nous semble que nous approchons de la délivrance. » Ailleurs, c’est la colère qui domine, au spectacle « des filles, des fillettes, des jeunes gens de quatorze ans, » arrachés des bras de leurs mères, « empaquetés dans des tramways réquisitionnés, expédiés comme des troupeaux d’esclaves pour une destination inconnue. » — « Quelle haine impuissante pour le moment ! mais, plus tard, quelle responsabilité pour l’autorité supérieure, du fantassin au général ! Dis bien à notre fils tout cela. » Ou c’est la plainte, non sur soi-même, mais sur tout ce peuple martyrisé : « La décision, comme ils le disent, est irrévocable ; les esclaves n’ont qu’à se taire. Nous sommes dans leurs mains... Que reste-t-il de plus à exiger de nous, si ce n’est de nous vendre sur les places publiques des villes allemandes ? » Chez d’autres, la rage trouve l’épithète qui convient: « Mesure d’apaches, » gronde un témoin. Mais il connaît les Allemands : « Avec eux, il ne faut plus s’étonner de rien. » Et voici l’idée persistante: «Il faudrait que toute la France, toutes les nations connaissent ce nouveau crime, avec sa préparation sournoise, ses apparences mensongères, sa fourberie déguisée. » Un mot revient fréquemment, et c’est le mot propre pour désigner cette cohue qui est chassée on ne sait où : un troupeau. Dans ce troupeau, il y a de tout : des hommes faits, des femmes, des « gamines de quinze ans, » de jeunes garçons de quatorze ans, « collégiens en culottes courtes.» Exode lamentable. Cependant, sur toute cette tristesse, la fierté, et peut-être l’ironie française, pique sa cocarde. On se redresse pour défiler. « Les soldats emmenaient les victimes à la gare de Saint-Sauveur sans que les parens puissent les accompagner; elles y restèrent jusqu’au soir où des wagons à bestiaux munis de planches en guise de bancs les emportèrent. Elles partirent au cri de : Vive la France! et au chant non moins prohibé de la Marseillaise. C’est la première fois depuis l’occupation qu’on entendit ce chant et cette acclamation. Malgré leur désolation, les partans devant l’ennemi eurent de la tenue. » La pièce suivante insiste là-dessus, comme sur un bon tour : « Tous ces pauvres gens se demandaient où et pourquoi on les emmenait; il y avait, je t’assure, de tristes tableaux, et, à côté de cela, toujours le côté gai, car on entendait des groupes chanter, les uns des chants patriotiques, les autres des refrains à la mode, et, comme ils stationnaient à la gare toute la journée, des groupes jouaient aux cartes en attendant le départ... On peut même dire que la majeure partie a été gaie ou plutôt faisait contre mauvaise fortune bon cœur, à l’ahurissement des Boches qui n’en revenaient pas de voir le caractère français, ne reculant devant aucun sacrifice. »

Ainsi ceux qui s’en vont se contraignent à sourire, pour que ceux qui restent pleurent moins. Mais ceux qui restent! « Malgré cela, c’est pénible de se voir à leur merci, car tout chez eux est fausseté, et on se demande dans quel but cette évacuation et dans quel état de santé et de moral ces gens reviendront. » — « Rien des événemens ne m’a indignée autant que cet acte infâme, criminel par ses conséquences et ses possibilités, accompli sous le couvert de l’humanité. Ces familles sont en pleurs de ces séparations forcées. Des parens sont devenus fous de voir leur fille ou leurs filles dans cet inconnu si plein de dangers et d’embûches, d’autres en sont morts, et moi, j’ai béni le ciel pour tous ces mois de séparation qui m’ont au moins épargné cette dernière angoisse, si justifiée, hélas !» — « Une femme a une sueur de sang en se voyant prendre son jeune fils ; on le lui ramène, elle ne le reconnaît plus. » Oui, ceux qui restent, et qui ne savent pas, qui ne savent rien, ni où, ni pourquoi, ni jusques à quand !

Premièrement, pourquoi ? On cherche, on suppose, on ne sait pas. A défaut de motifs, un prétexte : « Je dis prétexte, car il y aura certainement d’autres raisons, celle de nous embêter, celle d’exercer des représailles bruyantes, car ils savent bien qu’on les aura, et celle de mettre la main sur la population masculine de dix-sept à cinquante-cinq ans, ce qui s’expliquerait surtout s’ils ont envie de préparer leur retraite. Mais pourquoi prennent-ils les femmes dans la proportion de 20 à 30 p. 100, d’après ce qu’on voit depuis plusieurs jours ? Est-ce pour des travaux agricoles, comme ils le disent ? Est-ce pour former des camps de concentration ? Est-ce pour repeupler la région des Ardennes que l’on dit dépeuplée, ou avoir autant de civils à opposer à notre avance là-bas qu’il n’en resterait ici ? Je veux croire encore qu’ils se sont embarqués dans cette sale affaire avec leur lourdeur habituelle, l’ordre vient d’en haut, les subalternes, y compris le Gouverneur, exécutent; les protestations des maires et de l’évêque ont été rejetées. » — « Les bruits les plus invraisemblables circulent; il s’agirait de représailles du gouvernement allemand pour le blocus anglais ou pour un fait similaire d’enlèvement de civils fait par le gouvernement français dans les colonies allemandes conquises, ou d’un projet de repeuplement de régions insuffisamment habitées, soit en vue de la récolte, soit en vue d’une protection contre le bombardement des alliés. Quoi qu’il en soit, toutes les familles sont dans l’angoisse. »

Et eux, eux-mêmes, que disent-ils ? Sur le moment, la proclamation du commandant militaire de Lille, qui fut affichée, portait : « L’attitude de l’Angleterre rend de plus en plus difficile le ravitaillement de la population. Pour atténuer la misère, l’autorité allemande a demandé récemment des volontaires pour aller travailler à la campagne. Cette offre n’a pas eu le succès attendu. En conséquence, les habitans seront évacués par ordre et transportés à la campagne. Les évacués seront envoyés à l’intérieur du territoire occupé de la France, loin derrière le front, où ils seront occupés dans l’agriculture et nullement à des travaux militaires. Par cette mesure, l’occasion leur sera donnée de mieux pourvoir à leur subsistance. » Et, à présent, le Gouvernement impérial, inquiet, malgré tout, du retentissement de la Note française, bien qu’il affecte le calme d’une résolution prise dans l’intention la meilleure, fait dire par l’officieuse Gazette de l’Allemagne du Nord :


L’administration allemande n’a aucune raison de cacher qu’elle a fait transporter de nombreux milliers d’habitans français des deux sexes des grandes villes dans les Flandres françaises. Elle a d’ailleurs l’intention de continuer à le faire.

Les Français et leurs alliés ont eux-mêmes rendu ces mesures nécessaires. Par leurs agissemens, contraires au droit des gens, pour rendre plus difficile le ravitaillement de l’Allemagne et des contrées occupées par les troupes allemandes, ils sont parvenus à ce qu’au moins dans les grandes villes des régions occupées près du front de combat, le ravitaillement de la population civile ne pouvait plus être assuré d’une manière conforme aux intentions de l’administration allemande et selon les devoirs de cette administration...

L’administration allemande devait donc choisir entre laisser les populations civiles françaises dans un état de nourriture insuffisante, qui pouvait, avec le temps, gravement nuire à ces populations, ou prendre des mesures appropriées pour remédier à ce manque de nourriture.

Dans ce dessein, l’administration allemande décida de transporter ailleurs une partie des populations civiles des villes importantes et très peuplées et par conséquent difficiles à ravitailler et de les établir dans des régions moins peuplées, où il serait plus facile de leur distribuer des vivres. On put en même temps réaliser le plan de fournir à ces contrées peu peuplées la main-d’œuvre nécessaire aux travaux agricoles dans l’intérêt même de ces populations.


Retenons l’aveu. Mais rejetons l’excuse. « Le ravitaillement de la population civile ne pouvait plus être assuré, au moins dans les grandes villes, » prétend, au nom du Chancelier, la Gazette de l’Allemagne du Nord. Les documens répondent : « Les Allemands ne se sont jamais souciés de nous nourrir, et le ravitaillement n’a jamais été aussi bien assuré, sauf pour la viande. » Ils avaient déjà répondu : «Un jour, un wagon de poisson et d’œufs nous arrivent, ils sont, contre tout droit, arrêtés et envoyés en Allemagne. » Quant à fournir « aux contrées peu peuplées la main-d’œuvre nécessaire aux travaux agricoles, dans l’intérêt même de ces populations, » il eût du moins fallu ne pas leur présenter comme volontaire cette immigration forcée, au risque et sans doute avec la pensée d’allumer entre anciens habitans et nouveaux arrivans des rivalités fratricides. Au surplus, est-ce que tous ceux dont on fit les exécuteurs de ces basses œuvres parurent convaincus de l’innocence de l’opération ? On eut beau avoir « fait venir, pour cette sale besogne, des soldats ou plutôt des brutes d’un autre endroit, à seule fin qu’il n’y ait pas de relations ni de faiblesses vis-à-vis des familles qui auraient imploré la pitié; » « à Roubaix, les officiers de la Garde se sont refusés... à enlever la nuit des femmes et des enfans. Ici, c’est le 64e venant de Verdun qui s’y est prêté. D’aucuns auraient mieux aimé, disaient-ils, rester dans les tranchées... Ils auront au moins la croix de fer et le nom de ce glorieux fait d’armes décorera leur drapeau. » « Quelques officiers allemands ont refusé de marcher, quelques soldats pleuraient, le reste brutal. » — « Larmes de désolation des parens et des enfans ainsi brutalement séparés n’attendrissaient pas les brutes allemandes. Parfois cependant un officier moins cruel se laissait attendrir par un désespoir trop grand et ne désignait pas toutes les personnes qu’il aurait cependant, — aux termes de ses instructions, — dû séparer. « Les Allemands, en faisant cette ignoble chose, reconnaissent avoir mis sur leur drapeau une tache ineffaçable. Plusieurs officiers et soldats sont enfermés en citadelle pour s’être refusés à la besogne. » Mais ceux qui ne s’y refusent pas, ceux qui en font l’apologie, ceux qui ne s’attendrissent pas, ce sont les savans, les « intellectuels, » les apôtres de la « Kultur, » et ce sont les grands chefs : « Par contre, un Boche, docteur en philosophie et en droit politique, un pasteur, a dit à un monsieur qu’on ne reculerait devant rien pour le salut de l’Empire. » Et un peu plus haut : « Monseigneur et monsieur le maire ont eu plusieurs entretiens courageux avec le général. Comme Monseigneur défendait énergiquement la population, ces paroles courtoises lui furent servies : «Vous, l’évêque, taisez-vous et sortez... » Comme il est naturel, la cruauté s’accompagne, çà et là, de lâcheté : « Mlle L..., la plus jeune, qui sort de la typhoïde et d’une bronchite, voit le sous-officier, qui emmenait sa bonne, s’approcher d’elle : « Quelle triste besogne on nous fait faire ! — Plus que triste, monsieur, on pourrait dire barbare. — Voilà un mot bien dur, vous n’avez pas peur que je vous vende ? » et, de fait, le traître la dénonce; on lui donne sept minutes, et on l’emmène nu-tête, en chaussons, à la recherche du colonel qui préside à cette noble bataille, et qui la condamne, lui aussi, à partir, malgré l’avis du docteur. »

C’en est assez, et il est inutile de feuilleter la fin du volume, où sont rappelés, en masse, des faits tout semblables, antérieurs aux déportations de Lille. Ils se rapportent d’une manière générale au « travail imposé aux populations des départemens envahis : Travail de nuit ou sous le feu, hors de la résidence, sans rémunération, sans nourriture, collaboration forcée aux opérations de guerre; obligation, sous menaces, de fournir des renseignemens à l’ennemi, collaboration au pillage, civils employés comme bouchers. » Vieillards de 70, de 75, de 80 ans, garçons de 16 ans, de 14, de 12, femmes et filles, frappés à coups de poing, à coups de pied, à coups de crosse de fusil, à coups de cravache, à coups de martinet, femmes, sur lesquelles on s’amuse à vider préalablement un broc d’eau froide, avec une sorte de raffinement sadique. Tout ce pauvre monde tiré de ses pauvres maisons pillées, traîné par les chemins, dépouillé jusque de ses vêtemens, jeté par tas dans des wagons à bestiaux où il séjourne quarante-huit, soixante-douze, et plus de quatre-vingts heures, en une promiscuité abominable, mourant de faim et de soif en route, pour aller achever d’en mourir au fond des casemates inondées et glacées d’un camp d’internement où plus rien ne lui est laissé ou ne lui arrive de ce qui était sien, personnes et biens, gens et choses ; puis, un matin, repris et ramené en pays occupé, à l’aventure, ailleurs que chez lui, parqué là, poussé au-devant des balles françaises, changé en boucher vivant; tout ce pauvre monde, même les vieux dont les jambes se dérobent et qui sont fusillés s’ils tombent, même les petits hurlant de peur, même une mère portant un bébé de dix-huit mois ! Ce livre-là, le Livre Blanc, la Note du 2 août, et les quatre rapports de la « Commission instituée en vue de constater les actes commis par l’ennemi en violation du droit des gens, » auxquels on peut joindre le résumé publié par le ministère des Affaires étrangères, les Violations des lois de la guerre par l’Allemagne, forment, avec les Livres Gris belges, qui les complètent et qui les corroborent, le plus poignant des livres de calamité et de misère, une encyclopédie de la scélératesse. Comme préface, la violation de la neutralité du Luxembourg et de la Belgique, la violation de la frontière française avant la déclaration de guerre ; comme corps de l’ouvrage, les assassinats de prisonniers et de blessés, combattans, médecins ou aumôniers ; le pillage, l’incendie, le viol, encore l’assassinat, cette fois sur des « civils; » toutes les violations de la Convention de Genève, emploi de projectiles interdits, procédés de guerre déloyaux ; le tout établi non seulement par des témoignages français, mais par des témoignages allemands eux-mêmes ; emploi de liquides enflammés et de gaz asphyxians, bombardement de forteresses sans avertissement, de villes non défendues, et d’édifices consacrés aux cultes, aux arts, aux sciences et à la bienfaisance; actes de cruauté à l’égard de populations inoffensives; en appendice, une troisième fois, l’assassinat, le meurtre juridique de miss Cavell, le meurtre juridique du capitaine Fryatt. Et il y a ce que les flots ensevelissent. Et il y a ce que cache le rideau de fer ; ce que l’on sait fait redouter davantage ce que l’on ignore.

Tout cela, assurément, n’est pas nouveau. Les rapts de Lille, de Roubaix, de Tourcoing ne sont pas les débuts des Allemands dans le crime, ni même dans ce crime. Dès qu’ils ont eu envahi la Belgique, dès le 25 août 1914, à Louvain, ils s’y sont essayés en maîtres. Ils en ont jalonné leur marche. C’est donc un système. C’est donc « l’armée la plus disciplinée, » comme disaient dans leur manifeste les Quatre-vingt-treize, c’est la nation la plus organisée, c’est l’État le plus gouverné du monde, que nous avons en face de nous. Et ce sont donc les crimes, non de quelques bandits ou de quelques détraqués, mais de toute une armée, de toute une nation, de tout un État; c’est le crime de l’Allemagne, c’est le Mal allemand. Mal endémique et perpétuel, avec des accès de fureur chronique. Les historiens, les philosophes, les juristes de l’Empire, « conseillers intimes actuels et Excellences, » ou désireux de le devenir, ont mis en théorie la pratique frédéricienne, et les militaires, à leur tour, mettent en pratique la théorie impérialiste de la germanisation par la spoliation et l’extermination. Lorsque le gouvernement allemand invita le gouvernement belge à céder à la menace allemande pour épargner au pays les « horreurs de la guerre, » il n’était personne en Belgique qui ne crût que « les horreurs de la guerre devaient se limiter à celles du champ de bataille. » Mais ce n’est pas ainsi que l’entend l’Allemagne. « Sois dur, Landgrave ! » est le mot d’ordre qui, du Grand Électeur et de ses ancêtres, à Bismarck, à Moltke et leurs successeurs; circule dans la politique prussienne. A la terreur par l’horreur. Pour nous, la noble femme dont la lettre demeurera comme un monument de douleur, s’écrie , après avoir conté le supplice de nos villes : « Surtout, surtout que nos soldats ne nous vengent pas, là-bas, par de tels actes : ce serait souiller notre beau nom de Français! » Voilà leur âme et voilà la nôtre, car, dans ce drame sans égal, ce sont bien leurs âmes que les peuples montrent. La leur et la nôtre sont incommunicables, et ce n’est pas seulement par le bord, selon le mot de Michelet, c’est par le fond que les deux races ne se pénètrent pas. Ils n’ont rien à nous dire. Qu’ils coupent, en ce qui nous concerne, leurs commentaires d’hypocrisie et de mensonge. Nous ne leur demandons rien. Nous ne voulons rien d’eux, pas même une explication.

Mais nous nous tournons vers les neutres. Aux neutres nous avons quelque chose à dire, quelque chose à demander, bien moins pour nous que pour eux-mêmes. Arbitres et témoins de l’humanité, qu’ils jugent nos ennemis et qu’ils nous jugent. Depuis plus de deux ans, l’Allemagne et ses acolytes pèchent chaque jour contre l’humanité entière, même contre les neutres, par « les quatre élémens, » la terre, l’eau, l’air et le feu, dont ils ont fait le théâtre ou l’instrument de leurs crimes. L’orgueil allemand et la crédulité allemande ont fini par s’épanouir dans le cas de folie collective le plus prodigieux qu’ait jamais constaté l’histoire. Ils ne disent plus seulement : « l’Allemagne au-dessus de tout, » mais : « l’Allemagne au lieu de tout. » Après avoir découvert le Surhomme, ils ont découvert le Surpeuple, la Surnation, le Surétat; et il va de soi que, pour eux, tout cela, c’est eux. Comme l’Allemagne, à ses propres yeux, par un décret nominatif de la Providence, est tout cela, comme elle est la raison, la sagesse, l’intelligence, la vertu, le travail, l’énergie, l’organisation, elle n’a qu’à déclarer sa volonté, qui sera nécessairement la formule supérieure du droit, et que sa mission est d’imposer au reste de la terre, pour son bien, en reculant, s’il le faut, les bornes de l’épouvantable. Nous qui ne sommes pas neutres, qui sommes engagés dans la bataille, nous avons fixé notre choix. Nous voulons être simplement des hommes, un peuple, une nation, un État; et nous nous chargeons de prouver à cette horde de pédans ensanglantés que ce n’est pas la moindre faute de leur psychologie grossière que d’avoir « surévalué » la « surterreur. »

Eux, cependant, les neutres, ils sont hommes aussi; ils sont aussi des peuples, des nations, des États ; ils sont aussi menacés, aussi offensés que nous par l’odieuse entreprise de lèse-humanité. Leurs signatures sont au bas de ces conventions de La Haye dont le gouvernement français a pris soin de placer le texte en épigraphe à chacun des chapitres de son Livre Blanc. Parmi eux, il y a la Scandinavie, Danois, Norvégiens et Suédois, qui estiment à si haut prix l’attachement au sol natal, l’indépendance de la personne ; il y a la Hollande et la Suisse, terres d’asile et de liberté; il y a la Roumanie, héritière orientale de Rome ; il y a la chevaleresque Espagne et son roi-chevalier; il y a les États-Unis, dont tant de gestes furent, ils s’en font gloire, dirigés contre une oppression ; il y a les Républiques latines de l’Amérique du Sud : l’une d’elles, le Brésil, s’est déjà prononcée. Il y a enfin la plus vénérable et la plus formidable des Puissances spirituelles, celle de qui Bismarck disait que se mettre en conflit avec elle, c’était renouveler la lutte de Jacob avec l’Ange. Il y a la Puissance qui ne peut pas être vaincue, parce qu’elle ne peut pas être atteinte. Nous ne saurions songer avec indifférence à l’appel que, pour quelques nègres enlevés dans la forêt équatoriale, le zèle apostolique d’un Lavigerie inspirait au génie d’un Léon XIII. Aujourd’hui, ces choses ne se passent point au centre de l’Afrique, chez des païens et des idolâtres. Le monde attend une grande parole, qui ne sera pas une parole de paix, tant qu’elle n’aura pas été une parole de justice. Puisqu’une fois encore il faut redire : Scilicet conscientiam humani generis..., est-ce que la moitié de l’humanité va laisser en silence abolir la conscience commune de l’humanité ? Soyons francs. Que craindraient les neutres ? La force ? L’Allemagne ne l’a plus.

Et elle commence à savoir qu’elle ne l’a plus. Cette quinzaine même, le 2 août, nous sommes entrés dans la troisième année de la guerre. Tous les souverains et chefs d’État ont profité de l’occasion pour dresser en quelque façon le bilan sommaire des deux premières années. La note donnée par les Alliés est celle d’une confiance simple et sûre. L’empereur de Russie, le roi George, le roi Albert, le roi d’Italie, l’empereur du Japon, le roi de Serbie, M. Poincaré, leurs ministres, les généraux, ont tenu, presque dans les mêmes termes, le même langage. D’un bout à l’autre de l’empire britannique, c’est-à-dire sur toute la surface du globe, 3 000 meetings, à la même heure, ont répété le même serment. De son côté, l’empereur Guillaume a essayé d’emboucher la trompette, en deux proclamations lancées l’une à son armée et l’autre à son peuple. Mais le souffle manque, ou il est court, et, dessous, on entend comme un râle. « La puissance et la volonté de l’ennemi ne sont pas brisées. Nous devons continuer l’âpre lutte pour la sécurité de ceux qui nous sont chers, pour l’honneur de la patrie et la grandeur de l’Empire. Dans cette lutte décisive, quels que soient les moyens adoptés par l’ennemi, nous resterons en cette troisième année, ce que nous avons été. » Ou bien : « Nous avons encore de dures épreuves devant nous. Il est vrai qu’après la tempête terrible de ces deux années de guerre, tous les cœurs humains aspirent au rayon de soleil de la paix; cependant la guerre continue parce que le but de nos ennemis est aujourd’hui encore l’anéantissement de l’Allemagne. Nos ennemis seuls sont responsables du sang qui sera encore versé. »

Ce n’est pas l’accablement, mais c’est la lassitude. Ce n’est pas l’abandon, mais c’est le doute. Et la voix de l’Empereur est ici la voix de l’Empire: elle s’enfle vainement en rodomontades qui tremblent. Conférenciers, publicistes, sauf une poignée d’énergumènes, et critiques militaires s’accordent jusqu’en leur désaccord. L’invocation à Hindenburg, la reprise même de la piraterie sont des signes. Moralement, l’Allemagne est battue. Si « moralement » voulait dire : « en morale, » elle le serait depuis le premier jour. Seulement, son amoralité la rend invulnérable à une défaite morale. Il faut qu’elle soit battue matériellement, et qu’elle sente le châtiment dans sa chair. Battue avec le marteau de son dieu Thor, dont on lui cassera le manche entre les mains. Elle le sera. « Je ne veux pas dire, précise le général Joffre, en son laconisme ordinaire, que la ruine de l’Allemagne est arrivée, mais je dis qu’elle arrivera. » Alors on pourra suivre l’idée émise à plusieurs reprises par M. Asquith, de déférer à une sorte de tribunal international et de faire condamner, comme criminels de droit commun tous ceux qui seraient reconnus coupables des actes dont le nom allemand est souillé. Cette guerre a créé tant de nouveau qu’on ne voit pas pourquoi la paix n’en créerait point. Un grand pas serait fait vers le règne du droit, s’il était désormais acquis que personne, si haut soit-il, ne se joue impunément du droit. Le droit des gens deviendrait un droit positif, la morale d’État une morale avec obligation et sanction. L’humanité aurait sa revanche; la Cour de La Haye, bafouée comme à plaisir, ne serait plus si ridicule. Et c’est une raison de plus pour nous, et pour les nations qui, avec nous, crurent à la valeur de « ces chiffons de papier, » de ne vouloir qu’une paix pleinement victorieuse.


CHARLES BENOIST.

Le Directeur-Gérant, RENE DOUMIC.