Chronique de la quinzaine - 31 juillet 1916

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Chronique n° 2023
31 juillet 1916


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Depuis quinze jours, nous respirons mieux. Nous avons un poids de moins sur la poitrine; et tout autour de nous, de l’horizon, plus proche et plus familier, de la Somme ou de Verdun aux plus lointaines extrémités du champ de bataille presque universel, — laissons-leur pour compte leur « mondial ! » — l’atmosphère s’est éclaircie ; l’offensive russe, la contre-offensive italienne, l’offensive franco-anglaise, l’ont traversée comme autant de rayons : il est monté de la confiance et de la sérénité en nous, à mesure qu’il passait dans l’air de l’action combinée, coordonnée et conduite. L’œuvre, ébauchée l’autre quinzaine, s’est développée au cours de celle-ci, en des proportions de plus en plus vastes et dans des conditions de plus en plus favorables. Sur la Somme, nous avançons, au Nord et au Sud de la rivière. L’armée britannique, consolidant ses gains et doublant les étapes, aligne son front, multiplie ses coups de main, étend ses prises. Là-bas, dans l’Est, Kouropatkine s’empare de trois lignes de tranchées allemandes, à la barbe de l’ogre Hindenburg à qui l’on a ôté, pour en faire présent au Kronprinz, ses bottes de sept lieues, l’élite de ses troupes inutilement sacrifiées. Linsingen est battu; Bothmer l’a été et va l’être ; si l’armée de Pflanzer ne l’est plus, c’est qu’elle n’est plus une armée, et que Pflanzer ne commande plus. Le prince Léopold de Bavière et les archiducs autrichiens sont rentrés dans le silence, qu’aiment les princes aux heures d’infortune. Où est le maréchal Mackensen, cet homme-volant qu’on signalait partout dans le même moment ? N’est-ce pas lui qui, sous le nom de ses lieutenans, vient de se faire déconfire, et dont on tâche de sauver le prestige en le cachant ? L’armée du Caucase, vigoureusement poussée par le grand-duc Nicolas, continue sa marche en Asie Mineure. Par Baïbourt et Gumuch-Hané, entre Erzeroum et Trébizonde, elle tient la seule bonne route qui rattache la Turquie d’Europe à la Perse et aux régions d’où elle tire une forte part de sa nourriture. Du val Lagarinaau val Sugana, pied à pied, Cadorna repousse les Impériaux et chasse l’archiduc héritier de l’héritage usurpé, du paradis lombard-vénitien dont l’épée italienne lui ferme à jamais la porte. Sur des milliers de kilomètres, l’artillerie lourde écrase les obstacles, ouvre les voies ; l’artillerie de campagne prépare la conquête du terrain, l’infanterie l’achève. Spectacle nouveau, à force d’être oublié, et signe gros de promesses : on a revu des cavaliers. L’armée tout entière (et chacune des armées alliées dans chacune des zones de guerre) fait d’excellent travail. Pour l’aider, les civils, qui pareillement ont bien « tenu, » n’ont qu’â ne pas la gêner.

Peut-être a-t-on remarqué le souci scrupuleux avec lequel nous nous sommes gardés, quoique l’occasion en ait été fréquente, de traiter ici des questions qui eussent pu être dites de politique intérieure. A peine en avons-nous, au passage, quand il était impossible de l’éviter, effleuré quelqu’une d’une main que nous aurions voulue légère. Ce n’est pas seulement ou ce n’est pas surtout par crainte de compromettre une « union sacrée » que rien, nous en sommes assurés, — mais il est bon de le répéter pour le dehors, — ne pourra rompre entre Français, jusqu’à la victoire et la paix qui la consacrera, si longtemps que nous devions les attendre, si cher que nous devions les acheter. C’est qu’en vérité, à nos yeux, au milieu d’événemens qui dépassent et débordent si extraordinairement le cadre de notre vie habituelle, il n’est plus, il n’existe pas de questions de politique intérieure. Les disputes d’opinion, les querelles d’intérêt, les rivalités des partis, les ambitions ou les agitations des hommes, n’ont pas de commune mesure avec la seule chose qui importe : le salut de la patrie ; et si des malheureux ont la fatuité ou l’audace de les y rapporter, elles sont, auprès de lui, comme des points imperceptibles qui se perdent dans l’immensité, comme des infiniment petits, tellement voisins du néant qu’ils ne méritent pas d’en être distingués. Premièrement, que la patrie soit sauvée ; qu’elle le soit par n’importe qui, et n’importe de quelle manière ; mais elle ne peut l’être que s’il y a un gouvernement, et s’il n’y en a qu’un.

Ces réflexions nous viennent tout naturellement à l’esprit, au sortir d’une des séances où la Chambre des Députés s’est occupée, sur l’initiative opiniâtre de certains de ses membres, d’une dernière invention et découverte intéressant sans doute la défense nationale, mais risquant de l’intéresser à rebours, les « commissaires aux armées. »

Comment n’en parlerions-nous pas, puisque tout le monde en parle, et qu’au surplus il s’agit là non d’une question de politique intérieure, au sens vulgaire du terme, mais bien d’une question plus large et plus haute, de plus de conséquence aussi, relative à l’organisation des pouvoirs publics, face à l’ennemi, en pays envahi, au bout de la deuxième année de guerre ? Une telle question a des aspects historiques et théoriques qui permettent de négliger les autres et d’en aborder le fond sans atteindre, ni viser, ni nommer personne. En la prenant par son meilleur côté, c’est réellement un problème de grande politique, qu’il serait à la fois plus convenable et plus aisé d’étudier dans la chaire qu’à la tribune. Le danger vient de ce qu’il est tout ensemble abstrait et concret, et de ce que la solution qui lui sera donnée en doctrine pourrait, en pratique, nous conduire très loin, quelles qu’aient été d’ailleurs la loyauté des intentions, l’honnêteté et même la sévérité des précautions.

Commençons par poser le fait dans une exacte procédure parlementaire. Par une « proposition de résolution, » la Chambre est appelée à « nommer une « délégation directe chargée du contrôle effectif et sur place aux armées de la République. » La mission de contrôle des délégués serait « permanente et générale. » Elle ne comporterait « aucune intervention dans les ordres relatifs aux opérations militaires. » Le Gouvernement serait « invité à faire assurer aux délégués, par l’autorité militaire..., le libre et complet exercice de leur mandat, ainsi que toutes les facilités nécessaires à son exécution. » Quant à l’exposé des motifs sur lesquels s’appuierait la résolution, il est réduit à peu près à ce motif unique : « donner force exécutoire » à l’ordre du jour voté par la Chambre, le 22 juin, pour clore son comité secret. La proposition de résolution, liée étroitement à l’ordre du jour, comme une seconde partie ou une conclusion, en sera donc la traduction, valant ce qu’elle vaut, en un acte, sinon législatif, — c’est une simple proposition de résolution qui ne saurait, dans son effet le plus plein, engager que la Chambre elle-même, — pourtant quasi législatif, — c’est un vœu d’assemblée souveraine que le Gouvernement ne saurait, au moindre risque, écarter sans conflit.

Un des auteurs de l’ordre du jour l’a demandé : est-ce une traduction fidèle ? et il a répondu que non. Les deux textes, placés en regard l’un de l’autre, vont tout de suite faire apparaître les différences. L’ordre du jour du 22 juin disait: « Tout en s’abstenant strictement d’intervenir dans la conception, la direction ou l’exécution des opérations militaires...» La proposition de résolution traduit : « La mission de contrôle... ne comporte aucune intervention dans les ordres relatifs aux opérations militaires. » L’ordre du jour du 22 juin disait : « Elle (la Chambre) entend veiller à ce qu’en vue de ces opérations, la préparation des moyens offensifs et défensifs, industriels et militaires soit poussée avec un soin, une activité et une prévoyance correspondant à l’héroïsme des armées de la République. » La proposition de résolution traduit : « La mission de contrôle… s’exerce sur l’ensemble des moyens mis à la disposition des armées, notamment état et utilisation des effectifs, fonctionnement des services, armemens, aéronautique, ravitaillemens de toute nature, transports et voies de communication, matériel destiné à l’aménagement du terrain et à la protection des hommes, hygiène des troupes. » L’ordre du jour du 22 juin disait : La Chambre « décide d’instituer et d’organiser une délégation directe qui exercera, avec le concours du Gouvernement, le contrôle effectif et sur place de tous les services ayant la mission de pourvoir aux besoins de l’armée. » La proposition de résolution traduit ou abrège : « La Chambre nomme une délégation directe chargée du contrôle effectif et surplace aux armées de la Républiquev ; » elle ajoute : « La mission de contrôle des délégués est permanente et générale ; » et elle corrige : le concours du gouvernement est ramené et borné à « l’invitation » à lui adressée de « faire assurer aux délégués par l’autorité militaire… le libre et complet exercice de leur mandat. » À ces délégués investis trimestriellement (mais c’est un détail) de « la mission de contrôle permanente et générale, » le ministre de la Guerre délivrera une carte d’identité, dont « l’établissement » remplira et épuisera toute sa collaboration. Du rapprochement de ces trois paragraphes dans le premier et dans le second texte, il résulte qu’en traduisant ainsi l’ordre du jour du 22 juin, la proposition de résolution des 7 et 13 juillet, nous ne disons pas : le « trahit, » — il n’y a point de traditore dans l’affaire, — mais certainement le transpose.

Et voici le sophisme. Il consiste à faire de la formule : « décide d’instituer et d’organiser une délégation directe… » une espèce de prescription impérative, et comme un verset du Coran ; à emprisonner la Chambre dans son vote, tout en renversant le sens du scrutin, ou en le travestissant, ou du moins en le sollicitant tendancieusement, en prenant l’accessoire pour le principal ; à considérer comme acquis que les 444 députés qui, le 22 juin, se sont prononcés pour l’ordre du jour ont exprimé ce jour-là précisément la volonté des 97 qui se sont prononcés contre. C’est plus que l’interprétation, c’est l’exécution par la minorité des intentions ou prétendues intentions de la majorité. Que ne pourrait-on pas dire, à ce propos, de l’inconvénient d’écrire mail Et que de vérité dans cette réflexion : « Si l’ordre du jour avait été rédigé en français, il n’y aurait pas maintenant besoin de tant l’expliquer ! » Au fait, qu’est-ce qu’a voulu la Chambre, à l’issue de ses débats en comité secret ? Il se peut, il est même sûr que, parmi les 444 membres de la majorité, un certain nombre ont en effet voulu « instituer et organiser, une délégation directe... le contrôle effectif et sur place. » Il se peut qu’un certain nombre aient adopté l’ordre du jour tout justement à cause de cela. Mais c’est le petit nombre. Et il est sûr aussi qu’un certain nombre l’ont adopté malgré cela. Le plus grand nombre, de beaucoup, n’y a point entendu malice. Il n’a vu là, s’il l’y a vu, qu’une clause de style, un geste coutumier de la vie parlementaire, où bien des gestes, par bonheur, restent vains. Il a cru bonnement qu’il n’en arriverait rien; ceux mêmes qui purent avoir et marquer de l’hésitation l’immolèrent au devoir d’affirmer, le plus pleinement possible, dans des circonstances qui interdisent toute autre attitude, l’unité de la nation, de ses représentans et de son gouvernement. Un ordre du jour de confiance, c’est au vrai, c’est au fond, c’est avant tout et après tout ce que fut l’ordre du jour du 22 juin : confiance dans le ministère, parce qu’il faut un gouvernement, pour qu’il soit un gouvernement. Les sages, sans être des sceptiques, pensèrent que le reste était littérature. Ils tirent la grimace, car ils la trouvèrent mauvaise, mais finirent par se résigner. Auraient-ils lieu de s’en repentir aujourd’hui ?

La Commission de l’armée, — puisque, chose singulière, c’est elle qui d’elle-même se dessaisit, nous allions dire : se désarme, — et son rapporteur, n’ont eu, en somme, qu’un argument: « Tu l’as voulu, Georges Dandin! » Et le plus étrange est que Georges Dandin ne l’a pas voulu, mais que, peut-être, par l’affirmation et la répétition, la suggestion et l’obsession, on le lui aura fait rétrospectivement vouloir. Maintenant, par quel procédé la Chambre instituera-t-elle et organisera-t-elle cette délégation directe, qui exercera, en son nom, le contrôle effectif et sur place ? Élira-t-elle vingt ou trente délégués au scrutin de liste, avec vote limité, sur désignation par les groupes ? Ou seront-ce les commissions qui enverront des missions, et, dans ce cas, tous les commissaires, ou seulement quelques-uns d’entre eux seront-ils missionnaires ? Si c’est à elles qu’au bout du compte on s’en remet, les Commissions nommées il y deux ans, à tout autre fin que la guerre, seront-elles maintenues, ou seront-elles préalablement renouvelées ? C’est ce qui doit laisser tout à fait indifférent quiconque, n’étant ni membre d’une de ces Commissions, ni même membre de la Chambre des Députés, n’est pas non plus candidat à la «délégation permanente et générale aux armées de la République; » et c’est pourtant ce qui, depuis des semaines, soulève les passions au Palais-Bourbon Mais qu’il soit prudent ou téméraire, utile ou pernicieux, d’instituer et d’organiser cette délégation, de quelque tonneau qu’on la tire et de quelque étiquette qu’on la pare, c’est ce dont la Chambre paraîtra plus tard ne s’être pas assez préoccupée ; et c’est pourtant ce qui doit inquiéter tout Français qui, voulant forcer le victoire, veut, comme le veut la raison, — raison d’État et simple raison, — conserver ou créer les conditions de la victoire. La preuve est faite une fois de plus qu’à prendre les mots autrement que dans les congrès des partis et dans les couloirs, le point de vue parlementaire n’est pas toujours le point de vue politique.

Nous aurons donc, sauf accident, une délégation de députés chargée d’une mission de contrôle permanente et générale. Le bloc de marbre où on la taillera est déjà devant la Chambre, qui s’en montre fort embarrassée. Sera-t-il dieu, table ou cuvette ? Directs ou à deux degrés, choisis par elle sans intermédiaire, désignés par les commissions, les bureaux ou les groupes, elle souhaite et redoute en même temps, — les uns le désirent, les autres le craignent, — que ses délégués rappellent, et peut-être imitent les « représentans du peuple en mission près les armées, » de 1791 à 1797. Car l’invention n’est pas nouvelle. Les prototypes du genre, et encore ! ce sont ces deux envoyés dont nous avons, à la fin de notre précédente chronique, narré brièvement l’aventure d’après le Discours sur la première Décade, que le Sénat romain avait détachés au consul Fabius, et que ce général, rétif au contrôle, mit sans façon, s’il est permis de s’exprimer ainsi, dans un pli de sa toge. On a évoqué d’autre part, à la tribune même, le haut Moyen Age, et le commencement des temps modernes, Charlemagne, Charles VII et Richelieu. Mais il paraît que c’est fantaisie de songer, à propos de nos contrôleurs, aux Saint-Just et aux Levasseur, aux Barras et aux Fréron, aux Robespierre le jeune et aux Saliceti, aux Albitte et aux Gauthier, aux Choudieu et aux Gaston, aux Duquesnoy, aux Antiboul, aux Bô, Bollet, Deville, Duroy, Goupilleau, Hentz, Lefîot (de la Nièvre), Monestier (du Puy-de-Dôme), et aux cinquante couples de conventionnels s’en allant deux par deux, bottés, empanachés, « ceinturés » d’un flot de rubans tricolores : troupe où, comme dans toutes les troupes, il y en eut pour tous les goûts et pour tous les rôles : du bon, du médiocre et du pire ; de l’odieux, du grotesque et du nul; de l’autorité, de l’arbitraire et de l’anarchie. On nous a fait toucher du doigt la différence. La Convention prescrivait à ses commissaires de ne « laisser aucune place vacante de l’armée, » et, en vertu de leurs instructions, ils étaient « obligés » de nommer aux emplois sans titulaire. La Chambre des Députés de 1916, au contraire, prescrivait aux siens de ne point ni jamais « intervenir dans les ordres relatifs aux opérations militaires. » Et il y aurait de quoi faire d’autres distinctions encore, dont la principale est celle-ci. La Convention était la Convention, et la Chambre des Députés ne l’est point. La Convention était une assemblée unique : la Chambre des Députés n’est qu’une des parties d’un Parlement qui se compose de deux assemblées, dotées toutes deux, à quelques prérogatives près, seulement en matière budgétaire, de pouvoirs identiques et égaux : qu’adviendrait-il si le Sénat, jaloux de la Chambre, instituait et organisait, à son tour, une délégation directe chargée d’une mission de contrôle permanente et générale aux armées de la République ? Et puis enfin, au temps de la Convention, on était en période révolutionnaire : Dieu merci, nous n’y sommes pas. Il nous suffit qu’il y ait un Comité de salut public, qu’il y en ait un seul, et que ce soit le Gouvernement.

Nous reconnaissons franchement le bien fondé de ces observations. Mais nous savons en revanche par combien de points les situations, si différentes qu’on les juge, qu’elles semblent, qu’elles doivent et qu’elles veuillent être, se rapprochent; nous savons avec quelle facilité les pensées et les volontés se déforment, à l’aller des jours et à l’user des choses, dans le jeu des institutions politiques. Nous n’en donnerons qu’un exemple. On a vu que la mission de contrôle des délégués s’exercerait « sur l’ensemble des moyens mis à la disposition des armées, notamment état et utilisation des effectifs, fonctionnement des services, armemens... etc.; » ils en feraient, chaque quinzaine, rapport à la Chambre. Or, sur quoi, dans le détail, portaient les « comptes décadaires » rendus par le ministre de la Guerre au Comité de salut public, et sur quoi, en conséquence, la Convention pouvait-elle être conduite à faire porter son contrôle ? Retournez de quelques pages en arrière et comparez : « L’état où se trouve chaque armée. — Si elle est suffisamment munie. — Ce qui a été fait en général pour y pourvoir. — La communication des abus qui ont été découverts ou réprimés. — L’état où se trouve la nouvelle formation de cavalerie, la quantité d’armes qu’ont donnée les ateliers pendant la décade. — L’aperçu de l’état des caisses de la guerre, les découvertes qu’ont produites la surveillance et la correspondance des commissaires généraux et ordonnateurs. — Les différentes phases de l’esprit public dans les armées, les bonnes ou mauvaises mœurs qui s’y introduisent, l’occupation qui a été donnée aux troupes qui n’étaient pas sur le théâtre de la guerre et qui pourraient être utilement employées. » Et le résultat, après expérience ? Cet œil et cette oreille, qui sont dans tous les murs, terrorisent, démoralisent et paralysent tout : pour un courage ou une valeur qu’ils stimulent, ils en empêchent et en glacent dix ; ils ne suscitent guère et ne soutiennent que des incapables et des intrigans. Personne n’accepte plus le commandement. Tout ce qui a l’étoffe et le caractère d’un chef se récuse. Lorsque, par hasard ou contrainte, ils ont accepté, « les généraux tremblent des dénonciations et sont effrayés de leur responsabilité ; c’est ce qui les rend moins entreprenans. » Recueillant là-dessus ses souvenirs, le duc de Rovigo écrira littéralement : « On fuyait un représentant du peuple presque comme on fuit une bête enragée... Leurs décisions, qu’ils rendaient avec toute l’importance de l’ignorance, les couvraient de ridicule. » Le plus brillant de tous, Saint-Just, ne fut pas si brillant! Un amateur d’autographes a cité triomphalement une lettre du « triumvir » à Hoche. Il a oublié de dire que la grande pensée de Saint-Just, à la veille de Wissembourg, était de remplacer Hoche par Pichegru, et qu’au lendemain de Wissembourg, ses manigances faillirent perdre le héros vainqueur. On peut, sans blasphème, réclamer plus de clairvoyance et moins d’ingratitude. Si les représentans en mission excitèrent parfois à faire de grandes choses, ils en firent souvent de très petites. Commissaires de la Convention ou commissaires de la Chambre, tant mieux s’ils ne se ressemblaient pas, ou ne se ressemblaient qu’en bien ; mais fatalement, parce que c’étaient et ce sont des hommes, ils se ressembleraient en tout.

« Romantisme historique, » jette-t-on du haut d’un soi-disant « réalisme » qui, non sans dédain, incrimine « le poids des idées préconçues, » des « habitudes de pensée » et de « l’éducation. » Mais dans quel « romantisme politique » tombe celui-là même qui en sourit, s’il se lance aussitôt en une dissertation à la manière de Rousseau sur « la force des démocraties, » et les formes nouvelles qu’en affecteraient, dans des sociétés en rupture totale avec le passé, la guerre et le gouvernement! Eh! oui, il y a des formes nouvelles; mais le fond ancien subsiste, le fond éternel. Dussent un scepticisme élégant ou un nihilisme brutal s’en scandaliser, le Dieu de la guerre et du gouvernement est, comme dit le poète, « un Dieu tel aujourd’hui qu’il fut dans tous les temps. » L’unité est et demeure son essence. Les conditions de la guerre et du gouvernement sont, de nature et de nécessité, infiniment, inéluctablement, plus permanentes et plus générales que ne pourrait l’être aucun contrôle qu’il plaise à la Chambre d’instituer et d’organiser. En ce qui concerne la force même, la vertu militaire des démocraties, il y aurait beaucoup à dire, et peut-être aux constatations de la seconde année de guerre s’opposeraient les leçons de la première; mais ce n’est pas le moment. Pour conclure vite et net sur ce sujet, sans nier les services du contrôle, il serait aveugle, il serait fou de mettre en balance le gouvernement, le commandement et le contrôle. Que le contrôle nous éclaire, mais que le gouvernement et le commandement nous sauvent! L’heure où il faut maintenir l’État à sa densité la plus lourde et la porter à sa plus haute tension est une heure où il faut, non le desserrer et le disperser, mais en faire aboutir tous les nerfs à la tête et tous les ressorts à la main.

Nos affaires vont bien, n’en troublons pas le cours, ne coupons pas la chance. Regardons plutôt en Allemagne, et félicitons-nous, Chez nous, cette question même des commissaires aux armées, quelque solution qu’elle reçoive, a déjà perdu, dans la discussion, beaucoup de son venin. De même, on avait pu ne pas accueillir sans méfiance la formation des Chambres en comité secret : leurs séances se sont heureusement terminées; « l’union sacrée » en est sortie plus solide, plus profonde, plus sincère qu’auparavant. En Allemagne, il y a bien encore une façade d’union, dont on bouche les lézardes, et que le sentiment national, la fidélité dynastique, l’instinct de la conservation, recrépissent, mais la fissure est sous l’enduit. « Quand il n’y a plus de foin au râtelier, » un proverbe français nous enseigne ce qui se passe. Ce n’est pas, comme on l’a trop dit, ou dit trop tôt, que l’Empire soit « affamé; » il n’est encore que très gêné; mais l’homme, et même l’Allemand, ne vit pas seulement de pain. Au degré d’orgueil délirant où ce peuple s’est spontanément et a été artificiellement élevé, le pain n’est plus le premier aliment. L’Allemagne supporte mieux un jour sans viande qu’elle ne supportera un jour sans illusion. La victoire se fait rare : de là, les polémiques sur « les buts de la guerre, » qui entretiennent le mirage, mais qui minent le terrain et préparent l’effondrement. L’Allemagne vit, non pas depuis deux ans, mais depuis quarante-six ans, sur le dogme, qui jusqu’alors n’avait pas rencontré d’hérétiques, de l’invincibilité de ses armes. Avant de partir en guerre, en partant, après qu’elle a été partie, elle n’a pensé qu’à ce qu’elle allait prendre. C’est dans le sens le plus matériel que, pour elle, la guerre est une industrie; elle la fait pour « gagner » : Germam ad prædam. Ses succès du commencement, ses « conquêtes » de 1915, lui ont aiguisé l’appétit : l’occupation de la Belgique, de dix départemens français, de la Pologne, de la Serbie, du Monténégro, l’a grisée : il n’est pas un docteur d’université qui ne se soit senti l’âme ou l’imagination de Pyrrhus, pas un ingénieur qui n’ait ouvert son compas et mesuré les kilomètres carrés. C’était fini, puisqu’il fallait finir ainsi et ici, pour bien finir. Fini, à la lettre, les fins de la guerre étant remplies. Le vaincu n’avait qu’à s’incliner et à passer sous le joug de l’Allemagne satisfaite, qui lui accorderait une paix à sa mode. On traiterait, en prenant pour base « la carte de la guerre, » laquelle, cela va de soi, n’avait pas de revers, et où ne figureraient ni les mers interdites ni les colonies perdues.

Le chancelier en personne l’annonça au Reichstag, et, par le Reichstag, à qui de droit, aux neutres et au monde. L’instant n’était pas mal choisi, ou du moins pas mal saisi. « Le peuple allemand a atteint le sommet de la montagne et n’a plus à gravir qu’un tout petit tertre pour apercevoir la terre promise de la paix, » a écrit la Deutsche Politik ; lisons « de la paix allemande ; » mais elle l’a écrit trop tard, le 23 juin, après l’offensive de Galicie et la bataille navale du Skagerrak, qui, de la part de la Russie et de l’Angleterre, sont, quoi qu’elle en ait dit, tout autre chose que des actes de désespoir, en pleine contre-offensive italienne, en pleine offensive franco-britannique. Quand M. de Bethmann-Hollweg a parlé, c’était la dernière minute où l’Allemagne était sur la crête ; devant elle, s’allongeait la pente qui redescend, mais elle n’y avait pas encore été poussée; il pouvait donc parler encore d’une paix « ehrenvoll », d’une paix «pleine d’honneur, » c’est-à-dire, en bon allemand, pleine de profit. Cependant, il ne le fit que d’une voix qui parut faible, et d’un cœur qui parut tiède. Il y mêla des accens de mauvaise humeur, se plaignit des gazetiers et des libellistes, et de tous ceux en général qui aggravent comme à plaisir, par des conseils qu’on ne leur demande pas, les difficultés de sa tâche. Nous avons appris récemment, par une indiscrétion du socialiste officiel Scheidemann, que lorsque, non pas hier, mais il y a un an, les. Six Associations économiques présentèrent au chancelier leur programme annexionniste, M. de Bethmann-Hollweg ne leur dissimula pas qu’il le désapprouvait entièrement. Dès ce moment, le chancelier de l’Empire n’avait plus une foi ardente et intacte, il avait des doutes. On ne ferait pas, à la paix, ce qu’on voudrait, mais ce qu’on pourrait. A la grande fureur des pangermanistes, des agrariens, des vieux conservateurs, des hobereaux, des « capitaines d’industrie » et des chefs de bande, des hommes de négoce et des hommes de bourse, des hommes d’argent de toutes les espèces, et aussi des hommes à principes, philosophes et historiens, qui n’admettent pas qu’on leur change leur Prusse, et pour qui leur Prusse est changée si la guerre ne se clôt pas par un gros bénéfice, ne donne pas un gros dividende d’influence, d’admiration et de puissance. M. de Bethmann Hollweg est devenu la cible, mal défendue par la censure, de leurs plaisanteries et presque de leurs outrages. Ni piqûres ni coups plus rudes ne lui sont épargnés. Tant qu’il n’a eu affaire qu’à M. Kapp et à Junius Alter, il a pu refuser les cartels et mépriser les insolences ; négliger même les attaques du professeur Brandenburg, et de MM. de Reventlow, Heydebrandtou Westarp, personnages plus considérables. Mais un protagoniste entre ou rentre en scène, qui n’est rien de moins que M. le prince de Bülow.

Entre le chancelier et son prédécesseur, il y a, de longue date, une vive antipathie. On ne sait ce que M. de Bethmann-Hollweg pense de M. de Bülow, mais on sait ce que M. de Bülow dit, laisse dire ou fait dire de M. de Bethmann-Hollweg, et ce sont des propos tout crus, qui étonnaient naguère les cercles diplomatiques. Résumons-les en indiquant, avec une extrême politesse, que M. de Bülow ne croit pas du tout que M. de Bethmann-Hollweg soit, ainsi que des courtisans de sa fortune l’en louaient au mois d’août 1914, le plus intelligent des Allemands et même des hommes qui vivent aujourd’hui. M. de Bülow a au moins cette raison de ne pas le croire, qu’il est persuadé que le plus intelligent des Allemands, c’est lui-même, et qu’au dehors, partout où il a passé, à Rome notamment, où il avait fixé sa résidence, on lui accordait volontiers qu’il en était le moins allemand. Maintenant on répète à l’envi que le chancelier est aussi incapable de conclure la paix qu’il l’a été de conduire la guerre, et que seul l’ancien chancelier aurait eu et aura les talens nécessaires. Le duel s’engage sur des positions retournées, M. de Bethmann-Hollweg ayant derrière lui la plus grande partie du Centre, avec MM. Bachem et Erzberger, — autre adversaire de M. de Bülow, dont il a plus d’une fois foulé pesamment les chemins ; — une partie des nationaux-libéraux ; une fraction des progressistes-radicaux; dans le fond, la majorité socialiste ; le prince de Bülow, soutenu par les conservateurs et les nationalistes-impérialistes. Nous apporterons, à en déterminer les conditions et à en suivre les péripéties, une attention d’autant plus éveillée qu’il s’agit en réalité bien moins d’une question d’ordre intérieur que d’une question d’ordre international. Si M. de Bülow et M. de Bethmann-Hollweg se déchirent, et si dans leur querelle se jettent tous les partis brouillés et confondus, n’en cherchons la cause qu’où elle est : l’Allemagne sent ou n’est pas loin de sentir qu’elle est vaincue.

Quant aux autres faits de la quinzaine, qu’en d’autres temps nous eussions retenus, nous ne pouvons qu’en dresser sommairement le calendrier. — La grève des chemins de fer espagnols et la grève générale qu’elle contenait en germe ont avorté ; grâces en soient rendues à notre vieil ami don Gumersindo de Azcarate, qui présida le Comité d’arbitrage. — Le conflit provoqué entre l’Italie et l’Allemagne par la rupture des conventions ouvrières et financières, rupture dont il est clair que l’Allemagne a pris l’initiative, conformément à son génie et à ses habitudes, ce conflit, qui est peut-être le véhicule de la fatalité, n’en est évidemment qu’à sa naissance : nous aurons à y revenir. — Nous aurons également à revenir sur la démission du président du Conseil, ministre des Affaires étrangères de Russie, M. Sazonow, sur ses causes et ses conséquences, si elle en a eu et si elle en a d’autres que de substituera un homme d’État fatigué par la maladie et par un long exercice du pouvoir un homme d’État dont l’énergie est toute fraîche, mais dont les directions seront invariablement les mêmes. — Le cas du « sous-marin de commerce » Deutschland et de son congénère fournira à la Revue, pour sa prochaine livraison, la matière d’une étude spéciale. — Mais quand bien même toute une flottille aurait franchi sans encombre l’Atlantique, quand bien même, au retour, elle ne se serait pas empêtrée dans les mailles de quelque filet d’acier, il n’y aurait pas de quoi nous émouvoir. Ce n’est pas la voile allemande que le vent gonfle, c’est la nôtre. Des souffles nous viennent à la fois des cimes, des steppes et du large.


CHARLES BENOIST.

Le Directeur-Gérant, RENE DOUMIC.