Chronique de la quinzaine - 14 août 1918

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Chronique n° 2072
14 août 1918


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Jusqu’aux environs du 28 juillet, la bataille de France (aux heures enchantées de la Friedenssturm, on disait même en Allemagne : la bataille d’Occident) s’est développée selon le rythme et par les mouvements prévus. De progrès en progrès, la poche où se débattaient, comme chats enragés dans un sac, les années du Kronprinz impérial, a été réduite de plus de moitié. Tantôt c’était d’une épaule, tantôt de l’autre, et puis de la poitrine que nous poussions ; tantôt c’était notre gauche, tantôt notre droite, et puis notre centre, qui repoussaient l’ennemi ; Mangin, puis Dégoutte, puis Berthelot et Mitry, sous la pression de qui la poche se rétrécissait. Elle se faisait d’autant plus étroite que, plus il perdait de terrain, plus Ludendorff, qui avait mis au jeu, outre tout le reste, sa réputation et sa situation, s’acharnait à y jeter divisions sur divisions, au nombre, a-t-on dit, de soixante-treize, Bavarois et Saxons, frères sinon ennemis, du moins jaloux, les réserves du prince héritier Ruprecht par-dessus celles du prince héritier Frédéric-Guillaume, la garde même ou son Ersatz, ce qui en tient lieu au bout de quatre années terribles, et la parfaite mécanique des Prussiens, et le dur noyau des Brandebourgeois, les meilleures troupes de tout l’Empire. Si l’on s’est attaché, dans la joie d’un succès qui est allé sans cesse grandissant, à marquer sur une carte notre avance quasi quotidienne depuis le 18, on a tout à fait l’image d’une toile que nous aurions rognée de trois côtés; mais il ne suffit pas de tailler, il faut coudre; de là, chaque troisième ou quatrième jour, un arrêt. On pouvait croire alors la bataille stabilisée : soudain elle rebondissait.

Après avoir repassé la Marne et opéré un repli que le Quartier-Maître général, afin de rassurer l’opinion inquiète, s’est ingénié de toute sa malice à présenter comme « volontaire, » l’Allemand a essayé de faire front sur les plateaux découverts et les coteaux boisés du Tardenois, en avant de cette ligne de la Vesle sur laquelle il avait semblé un instant qu’il se préparât à se retirer. Était-ce la vraie position où il voulait, d’une résolution définitive, accrocher sa résistance, pour en repartir à l’occasion, ou ne faisait-il qu’esquisser une feinte qui lui permettrait, sous la protection d’arrière-gardes résignées au sacrifice, de sauver la plus grosse partie de ses effectifs et de son matériel, de ses hommes et de ses approvisionnements? Les critiques militaires en ont savamment disputé; mais l’événement a rendu la question oiseuse. Quoi qu’il en soit, ou qu’il en ait été, il n’y avait plus seulement la volonté de l’ennemi ; désormais il y avait la nôtre.

Les résultats sont magnifiques. En une quinzaine, du 15 au 31 juillet, nous avons fait 35 000 prisonniers, capturé 700 canons, enlevé ou détruit des convois entiers, d’énormes dépôts de munitions et de vivres, obligé d’en détruire de plus considérables encore ; de toutes parts s’est élevée la flamme des incendies qui dévoraient de la puissance allemande, mêlée souvent, hélas! à de la richesse française, et si l’ennemi a brûlé nos forêts et nos moissons avec ses armes et ses équipements, que ces bois et ces blés sacrés aient été ainsi comme le bûcher de l’abominable Allemagne, nous y trouvons une sorte d’amère consolation. Nous avons Libéré de l’invasion quelques-unes de nos villes, deux cents de nos villages, regagné, dans la sueur et dans le sang, des lieues carrées de notre pays, reconstitué un morceau de la patrie. Nos communications directes avec nos armées de l’Est, par la voie ferrée Dormans, Épernay, Châlons, ont été rétablies. Reims, demeuré inviolable, respire un peu moins mal. Nous sommes rentrés dans Soissons et dans Château-Thierry. Nous sommes sur la Vesle et sur l’Aisne. L’Etat-major impérial allègue volontiers, quand il recule, que le lieu où l’on diminue l’adversaire importe peu; que ce qui importe, c’est de le diminuer. Nous n’avons pas de peine, en cette circonstance, à nous ranger à son avis. Pourtant, il y a des lieux qui nous importent, et même ils nous importent tous, parce qu’ils sont chez nous. Lorsqu’on regarde plus loin que le champ immédiat du combat, Paris est sensiblement dégagé; la menace qui pesait sur lui s’est, de ce côté, éloignée d’une trentaine de kilomètres ; une des boucles de la ceinture hérissée de baïonnettes a sauté. A l’autre maintenant, du côté d’Amiens.

Ce n’est certes pas le comble de nos espérances, mais c’est beaucoup, et c’est très beau. Ne rêvons pas trop tard à ce qui aurait pu être ; ne pensons pas trop tôt à ce qui sera; prenons, tel qu’il est, ce qui est; apprécions en lui-même, aimons, honorons pour lui-même ce cher présent, acquis, fixé, certain. De quelles acclamations n’aurions-nous pas salué, il n’y a guère que trois semaines, celui qui nous aurait annoncé seulement que cette cinquième offensive allemande, d’apparence si redoutable, serait brisée sur place, et que nous tiendrions en respect, assez heureusement pour que le renfort américain pût arriver, non à son plein, mais déjà à son utile effet, les cinquante divisions dont la défection russe et la soumission roumaine avaient rendu à Hindenburg la disposition contre nous? La prédiction est aujourd’hui réalisée, et au-delà. Nous avons fait mieux que de briser la grande « offensive de paix ; » nous faisons mieux que de tenir les armées allemandes en respect; mieux que de les grignoter, de les user, nous les battons, nous les démolissons. A n’en mesurer même que les éléments pondérables, la balance des forces penche nettement en notre faveur, mais qu’est-ce donc, si nous y ajoutons, comme il convient, le poids des impondérables? L’avantage positif, réel, matériel, est visible et tangible ; quant à l’avantage moral, il est plus difficile à mesurer, mais c’est précisément le cas de dire qu’il est « immense. » L’initiative reprise, notre volonté réveillée, notre confiance ranimée et comme rallumée, notre patience retrempée. Bien plus. Dans cette bataille que soutiennent simultanément cinq armées, Mangin, Dégoutte, Mitry, Berthelot, Gouraud, avec des soldats de quatre nationalités au moins, Français, Anglais, Américains, Italiens, on sent qu’une pensée circule, une seule pensée dont l’unité articule la diversité de l’action ; que personne ne s’agile et que quelqu’un mène ; on a, pour la première fois depuis longtemps, et peut-être pour la première fois absolument, au camp des Alliés, l’impression que la guerre est conduite.

Quand nous disons : « ce n’est pas le comble de nos espérances, » nous voulons dire : ce n’est pas encore la fin dans la victoire, ce n’est pas encore la victoire de la fin. Mais c’est parfaitement, pleinement, une seconde victoire de la Marne, et c’est la promesse, le gage, le commencement de la victoire finale. Il est trois ou quatre heures du matin. Il filtre, à travers les persiennes, un rayon pâle et faible encore; pas même un rayon; à peine, dans l’épaisseur noire de l’interminable nuit, une mince raie un peu plus blanche : mais c’est néanmoins le soleil. Écoutez le communiqué français du 2 août, comme le coq y chante! « Les attaques menées depuis deux jours par nos troupes et les unités alliées sur le front au Nord de la Marne ont obtenu un plein succès. Bousculés sur toute la ligne, les Allemands ont été contraints d’abandonner la position de résistance qu’ils avaient choisie entre Fère-en-Tardenois et Ville-en-Tardenois et de précipiter leur retraite. » Et le communiqué américain, comme il sonne! « Ce matin, renonçant aux efforts qu’il avait tentés pour arrêter notre avance, l’ennemi a commencé à se replier, étroitement poursuivi par nos troupes. Le feu de notre artillerie a interrompu ses communications et détruit de grandes quantités de matériel. Notre avance, qui a déjà atteint une profondeur de huit kilomètres, continue. » La « position de résistance » ne sera donc plus celle que l’Allemand avait choisie, sur les plateaux du Tardenois, elle est tombée. Ce ne sera probablement pas la ligne de la Vesle, elle est tournée. Sera-ce l’Aisne? mais, le 3, on nous apprend que les divisions de l’armée Mangin « bordent » cette rivière entre Soissons et Venizel. Cependant, comment Ludendorff, avec les précautions d’usage, fait-il part à l’Allemagne de sa déception? Jamais la rude langue des Boches ne s’était montrée si souple, si melliflue. Ce que nous appelons: « précipiter la retraite, » ils l’appellent : « relâcher ou ralentir le contact avec l’ennemi; » et ils appellent « une grande bataille d’arrière-garde » cette « avance » et cette « poursuite » où ils détalent à de telles enjambées qu’il nous faut courir envoler pour ne pas perdre leur trace. Il y a bien eu, en effet, une grande bataille, ou même toute une série de grandes batailles; mais nous les avons gagnées. Jamais non plus l’Allemagne ne les connaîtra par son État-major. Comme elle a ignoré officiellement notre première victoire de la Marne, elle ignorera la seconde. Et jamais personne en Allemagne n’aura la curiosité de demander par quel miracle il peut se faire que l’Empire toujours triomphant ne soit point venu à bout, en quatre années entières, de l’adversaire toujours vaincu. Encore Ludendorff a-t-il de la bonté de reste de dire ou d’écrire quoi que ce soit; il n’aurait qu’à se taire, nul ne l’interrogerait. Mais, en ce moment, pour lui-même, si ce n’est pour un public qu’il dédaigne et qui ne compte pas, il sent la nécessité de parler. Voici, subitement, que Hindenburg, escamoté aux jours radieux, réapparaît dans les radiotélégrammes, dès qu’il s’agit d’ordonner la retraite et d’endosser les responsabilités ; il redevient unser Hindenburg, « notre Hindenburg, » moins généralissime que fétiche; l’astucieux et ambitieux Ludendorff se couvre de sa large carrure. Nous ne savons pas si, comme le bruit en a couru, ils ont été en dissentiment sur l’opportunité de l’offensive de Champagne ; en tout -cas, maintenant que cette offensive a été engagée et qu’elle est manquée, Ludendorff ne permet pas à Hindenburg de n’être point solidaire et, à un degré plus haut, responsable de son échec devant l’Empire et devant l’Empereur, surtout devant l’Empereur.

Dans le dernier discours qu’il leur tint face à face, le 15 juin, au Quartier général, en fêtant avec eux, à table, le trentième anniversaire de son avènement, (c’est le discours dit : des deux conceptions opposées du monde), Guillaume 11, quoiqu’il n’eût à répondre qu’à Hindenburg, laissait percer le souci manifeste de les mettre tous les deux, Hindenburg et Ludendorff, sur le même pied et sur le même plan ; ce qui, l’un étant le subordonné de l’autre, était témoigner plus de tendresse pour l’un que pour l’autre. Gauchement, lourdement, l’Empereur appuyait, redoublait : « En la personne de Votre Excellence et du général [Ludendorff], le Ciel a donné à l’Empire allemand, à l’armée allemande et à notre grand Etat-major, les hommes qualifiés pour conduire, en cette grande époque, le peuple allemand en armes... Aussi je remercie le Ciel d’avoir mis comme conseillers à mes côtés Votre Excellence et vous aussi, mon cher général. » Comme conclusion : « Ai-je besoin de vous dire que le peuple allemand et l’armée allemande, — à présent le peuple et l’armée ne font qu’un, — lèvent vers vous un regard plein de reconnaissance? Sur le front, tous les soldats savent pour quoi ils se battent; l’ennemi le reconnaît lui-même. Par conséquent (la conséquence ne parait pas inévitable), c’est nous qui remporterons la victoire! La victoire de la conception allemande du monde! Car c’est de cela qu’il s’agit. »

Ces paroles coulaient des lèvres impériales et pieusement étaient bues par les militaires courtisans, voilà six semaines, le 15 juin, après l’offensive ratée sur Compiègne, avant l’offensive ratée sur Châlons. Depuis lors, l’Empereur, naturellement, a continué de célébrer les anniversaires que lui indiquait son calendrier, ne fût-ce que celui, qui lui appartient à juste titre, de la déclaration de guerre. En ce jour, voué, chez tout ce qui a un cœur d’homme, à l’universelle et éternelle exécration, il ne s’est pas fait faute d’adresser à son peuple, comme à son armée et à sa marine, des proclamations jumelles. Auprès de la harangue du 15 juin, ce n’est plus, à six semaines de distance, qu’une littérature insipide. On en a relevé ailleurs l’hypocrisie, les faussetés, tes contradictions ; mais, à les signaler, on fait un travail inutile, au moins à l’égard du peuple allemand. Au peuple allemand l’Empereur allemand peut dire tout ce qu’il veut : il a affaire à un auditoire d’une crédulité sans limites, crédulité qui, sans rechercher ses autres sources dans l’esprit et dans l’âme, tire en grande partie son origine d’une vanité sans bornes. Il peut lui dire et lui faire croire tout ce qu’il veut, rien que parce qu’il est l’Empereur allemand et parce que c’est le peuple allemand. De l’Empereur au peuple, il n’y a pas seulement une vérité, mais une vérité « allemande, » die deutsche Wahrheit;— et, du peuple à l’Empereur, non pas seulement une fidélité, mais une fidélité « allemande, » die deutsche Treuheit. L’Empereur ne peut pas « nous» mentir, précisément parce qu’il est nôtre; le peuple ne peut pas « me » démentir, précisément parce qu’il est mien. Entre le peuple et l’Empereur, il y a le lien, la chaîne, le serment, le ciment. Il y a la probité allemande, la sincérité allemande, toutes les qualités spécifiques, toutes les vertus privilégiées de la nation allemande, miroir et prototype de sur-humanité. On ne surprend pas un Allemand, on ne le trompe pas, on ne le « refait » pas. Un autre Allemand moins que tout autre homme, et son Empereur moins que tout autre Allemand.

De la totale crédulité allemande, la totale crédibilité de « notre Empereur, » de « notre Hindenburg. » En dehors de ce que nous disent « notre Empereur» et « notre Hindenburg, » il ne peut pas y avoir un mot de vrai, et il ne peut pas, dans ce qu’ils nous disent, y avoir un mot d’inexact. Ainsi raisonne, ou même, sans raisonner, sent, réagit, tout Allemand d’un bout à l’autre de l’Allemagne. C’est pourquoi, dès le début, la censure allemande n’a pas vu d’inconvénient à laisser imprimer dans les journaux les communiqués français, sûre que le lecteur, vacciné par son amour-propre, mariné dans l’orgueil de la supériorité’ nationale, n’y trouverait qu’une preuve supplémentaire de l’imagination perverse et de la mauvaise foi des Welches. Cependant, soit dans la proclamation au peuple, soit dans celle à l’armée et à la marine, se rencontrent deux affirmations un peu fortes. Dans la première, à l’usage du peuple, Guillaume II assure qu’à l’Orient, en Russie et en Roumanie, la paix allemande est « garantie par les traités. » Jusques à quand? Dans la seconde, à l’usage de l’armée, qui, elle, sait mieux que lui-même ce qui se passe en Europe, il déclare que « loin de la patrie, notre héroïque petit contingent de troupes de protection lutte ferme. » Où lutte-t-il?

A l’intérieur, malgré cette capacité d’absorption de la cervelle allemande, il semble qu’une inquiétude s’éveille et que l’on soit contraint de faire en quelque manière cautionner les dépêches de Ludendorff et jusqu’aux rescrits impériaux par l’autorité longtemps sans rivale de Hindenburg. On fait parler l’idole de bois, et elle s’exprime avec une douceur et une modestie auxquelles le militarisme prussien ne nous avait pas accoutumés : « Nous souhaitons tous la paix, murmure une voix assourdie dans le visage effroyable ; mais ce doit être une paix pleine d’honneur, et elle le sera, j’en suis convaincu. » Ehrenvoll, pleine d’honneur, mais l’honneur s’entend, à l’allemande, avec le profit, et là-dessus, en Allemagne même, la certitude faiblit.

A l’extérieur, chez les alliés ou les vassaux et chez les neutres, le prestige de l’Empire, qui reposait exclusivement sur sa légende d’invincibilité, s’il n’est pas encore gravement atteint, n’est plus tout à fait intact. En Autriche, où le nouveau ministre Hussarek, succédant à M. de Seidler, n’a obtenu que péniblement 15 voix de majorité, la défaite du Kronprinz allemand sur la Marne peut avoir des répercussions hier insoupçonnées. On devine, à de certaines réticences comme a de certaines allusions, que la fierté ou la morgue autrichienne blessée fait silencieusement la comparaison de la Marne et de la Piave. Ceux à qui, après la Piave, on avait voulu envoyer Otto von Below, se tiennent à quatre pour ne pas, — politesse contre politesse, — offrir, après la Marne, Boroevic ou Conrad de Holtzendorff. La Hongrie, moins stylée et plus brutale, n’y met aucun ménagement, et la presse allemande s’en plaint : « Sur ce fait, il n’y a pas de doute et rien ne sert de le cacher, gémit la München-Augsburger Abendzeitung, à côté de la politique hongroise officielle qui désire une alliance étroite avec nous et qui le prouve dans la lutte commune, sur le champ de bataille, il se manifeste depuis plus d’un an en Hongrie une excitation mauvaise contre l’Allemagne. » Non point de la part du premier venu, ni dans les carrefours ou dans les clubs, mais en pleine Chambre des députés, de la part d’hommes considérables, comme le comte Théodore Batthianyi, de tout un parti, comme le groupe du comte Michel Karolyi. Un orateur ne s’est pas gêné pour prétendre que « le soldat allemand ne respecte la propriété privée que chez lui ; qu’à l’étranger, il s’affranchit aisément de ses scrupules; et que, par exemple, lorsqu’il vint au secours de la Transylvanie, il ne put s’empêcher d’expédier à sa famille toute espèce d’objets pillés dans des maisons particulières. » C’est l’aveu que l’Allemagne aurait révélé, à ses amis mêmes, un des aspects de sa figure qui n’est pas des plus sympathiques. D’autre part, on a dit et l’on s’est trop hâté de dire, que la Turquie allait rompre avec l’Allemagne, et conclure une paix séparée. Elle n’en est pas là, non plus que la Bulgarie, et plutôt elles rompraient d’abord l’une avec l’autre. Mais toutes deux, chacune pour soi, en sont, comme la Russie, comme l’Oukraine, comme la Roumanie, comme demain peut-être la Finlande, au point où le joug allemand s’appesantit. En ce point, il n’est pas permis à la puissance allemande de mollir ; elle ne déclinerait pas impunément. Ce qui condamne le règne de la peur, c’est qu’elle condamne à toujours faire peur. La faiblesse de la force, c’est qu’il faut que jamais elle ne cesse d’être la plus forte.

L’Allemagne n’inspire plus assez la peur pour ne pas avoir à craindre de trop inspirer l’horreur. Après le comte de Mirbach à Moscou, le feld-maréchal von Eichhorn vient d’être assassiné à Kieff. Un jeune homme, qui se dit socialiste révolutionnaire et qu’on dit avoir été plus ou moins le secrétaire de l’ancien commissaire à la guerre du temps de Kerensky, Savinkoff, lui a lancé une bombe dans la rue et à quelques pas du palais qu’il habitait. Tout de suite, la presse de la Wilhelmsstrasse a dénoncé l’œuvre de l’Entente, à qui c’était faire une injure bien gratuite. Sans compter que ce sont des armes qu’elle n’emploie pas, elle s’était trop longtemps montrée incapable d’intervenir en Russie par des moyens quelconques, pour pouvoir être suspectée d’être intervenue par des moyens si énergiques. Au surplus, le crime eût été aussi imbécile qu’odieux. Même pour une politique, complètement indifférente à la morale, qui ne regarde qu’à la fin, telle qu’on en a quelquefois, et autrefois, formulé de pareilles par amour de l’art, ou pratiqué par vice, par nécessité, par dilettantisme, le pire des crimes est un crime inutile. Quel mobile eût porté l’Entente à l’assassinat d’Eichhorn? Pour quel bénéfice? Supprimer le maréchal, était-ce chasser l’Allemagne de l’Oukraine? Mirbach au cercueil, est-ce que Helfferich a hésité à accepter son poste? On ne pouvait se flatter de brouiller le gouvernement impérial avec le gouvernement oukranien, premièrement parce que l’Empire, qui a supporté l’attentat contre son ambassadeur, eût été embarrassé pour châtier le meurtre de son représentant militaire; deuxièmement, parce qu’il eût été absurde jusqu’à l’impossible de s’en prendre de la mort violente du maréchal Eichhorn à l’hetman Skoropadsky, si, comme on l’a dit, l’hetman, qui multiplie du reste les signes de soumission, était le propre beau-frère du maréchal. L’axiome : « Cherche à qui cela profite, » ne s’applique donc pas ici, en tout cas ne s’applique point à l’Entente, car, hors de la Russie et de l’Oukraine, où il n’est pas certain que cela profite à quelqu’un, on ne voit personne à qui cela ait pu ou puisse profiter. La vérité est beaucoup plus simple. L’Allemagne récolte ce qu’elle a semé, elle rentre dans la règle du jeu, Il faut, quand on empoche ce qu’on a pu y gagner, prévoir ce qu’on peut y perdre. La position du principe nuovo, plus encore que le métier de prince en général, a ses risques, surtout lorsqu’on est parvenu au principat per scelleratezze. Les greniers de l’Oukraine vidés, ses villages dévastés, ses terres confisquées, ses paysans allâmes pour apaiser la faim de l’Allemagne, asservis au travail forcé, ses chemins de fer et ses ports exploités à fond pour la dépouiller, tout se paie : un fou survient qui croit tout faire payer d’un coup. La tyrannie appelle le tyrannicide. Ainsi est mort le maréchal von Eichhorn, qui personnellement n’eut peut-être pas l’âme d’un tyran, mais en qui s’incarna la tyrannie allemande : en le tuant, c’est l’Allemagne dominatrice, usurpatrice, qu’une main russe a voulu frapper.

Pour les mêmes causes, par les mêmes procédés, les mêmes difficultés qu’elle rencontre, les mêmes périls qu’elle suscite contre elle-en Oukraine et dans d’autres régions de l’ancien empire des Tsars, l’Allemagne les rencontre et se les suscite, les mêmes rigueurs attisent les mêmes haines en Roumanie. Là aussi, elle s’est attaquée aux personnes et aux choses, à l’homme et à la terre; là aussi, dans une prétendue paix, elle continue de faire la guerre aux individus et à la nation. Sous le couvert d’une comédie judiciaire, elle a entamé contre ce qui fut le ministère Braliano des représailles qu’elle n’a peut-être fait qu’ajourner contre la dynastie même, contre le roi Ferdinand, coupable à ses yeux d’avoir été plus roi et plus Roumain que Hohenzollern, contre la reine coupable de n’être pas assez Cobourg et de choisir ses amitiés. Déjà lève le grain de révolte que la politique allemande a semé. Il paraît que, sollicité d’envoyer d’urgence à Ludendorff, mal en point dans son offensive de la Marne, les divisions disponibles, Mackensen aurait répondu qu’il n’y avait ni en Valachie ni en Moldavie un soldat qu’il pût détacher. Pour les mêmes causes aussi, ou des causes analogues, d’autres orages s’amassent dans le Nord. L’Allemagne, dont le dessein était de se faire de la Finlande « un pont » vers l’Océan glacial, n’est qu’à demi satisfaite d’une solution qu’elle-regarde comme une demi-solution. Elle pousse, elle presse, elle exige là-bas l’institution d’une royauté, qui serait une vice-royauté, une pseudo-royauté placée féodalement dans la mouvance de la couronne prussienne. Berlin ne se contenterait même pas d’un prince-allemand, il le lui faut prussien : le duc d’Urach et la maison de Wurtemberg en ont fait récemment la claire expérience; la maison de Saxe, si elle ne retient pas ses ambitions, la fera ailleurs, et la Bavière, ailleurs encore, à leur tour. Voilà Guillaume II engagé, sans être Napoléon, et plus près de Waterloo que d’Austerlitz, dans le système napoléonien, qui finit mal, d’entourer son trône suprême de trônes satellites, donnés en apanage à sa famille. Du moins il ne songe qu’à s’y engager, et les mesures prises dans les provinces-baltiques ne sont sans doute que des manœuvres préparatoires. Il est présentement question, si ce n’est fait, de partager en deux gouvernements militaires la Couriande, la Livonie, l’Esthonie et la. Lithuanie, qui, du consentement des bolcheviks, ne sont plus russes, ne sont pas de fait indépendantes, et dont le statut national reste réservé. Mais, en même temps qu’on les prussianiserait ou prussifierait par en haut, par le gouvernement, on les prussianiserait également par en bas, par le sol, en y établissant des colons, à la mode usitée et jugée en Pologne, où elle a fait germer aussi des semences de haine. Nous sommes fort peu informés de ce qui se passe en Russie, et des faits eux-mêmes nous ne devons tirer argument qu’avec une extrême prudence ; bien plus ardu et plus scabreux encore serait-il d’essayer d’en pénétrer les raisons. Mais une agence a répandu ces jours-ci la nouvelle qu’une aimée de 35 000 Lithuaniens, vétérans de l’armée russe, se serait emparée de Vitebsk, après avoir infligé une sévère leçon aux bandes des Soviets. Que fait l’Allemagne là-dedans ? Où est-elle ? Nous demandons : avec qui et contre qui est-elle ? Avec les Soviets ou contre eux ? Complice ou contraire ? Avec eux à Moscou, contre eux à Kieff ; avec eux en avril, contre eux en juillet. Son attitude dépend du milieu et du moment ; mais toujours et partout la race en est le grand facteur. La dernière chose dont l’Allemagne se pique, c’est d’être logique ; elle enseigne dans toutes ses chaires, elle démontre par tous ses actes, que, suivant elle, ni la nature, ni la vie, ni la puissance ne sont logiques. Toujours et partout, elle est avec elle-même et pour elle-même. Elle entend que la nature et la vie et la puissance soient allemandes ; il ne lui en coûte rien de changer, de renverser, de retourner ses moyens, de « se couper » et de se désavouer, de se contredire et de se contrefaire, pourvu que son objet reste immuable ; son objet éminent, débordant, absorbant, qui est le Moi le plus despotique que le monde ait jamais connu.

Elle seule, mais ce n’est plus assez. Des groupes de résistance se-forment en maints endroits de la Russie d’Europe et de la Russie d’Asie, et vers ces petits groupes, vivaces, mais isolés, se tendent enfin des bras secourables. L’expédition des Alliés sur la côte mourmane, appuyée par une démonstration navale, s’est peu à peu étendue jusqu’à les amener à Arkhangel, d’où leurs ambassades avaient dû partir pour Kandalakcha, expulsées par les Lénine, les Trotsky et les Tchitcherine, dont les sentiments se sont exprimés assez grossièrement pour que nous n’ayons à prendre envers eux ni gants ni mitaines. Les corps tchéco-slovaques qui, avec les 15 000 cosaques de Doutoff, auraient atteint le chiffre respectable de 75 000 hommes, poursuivent à travers la Sibérie la randonnée extraordinaire qui renouvelle, en-plus grand, l’exploit de Iermak. Tandis que les Anglo-Français, renforcés de Polonais et de Serbes, rouvrent à l’action de l’Entente, par Arkhangel, la porte de la Mer-Blanche, ils maintiennent libre, dans la direction de Vladivostok, la voie du Transsibérien. A l’autre extrémité, sur la Caspienne (mais la rumeur en mériterait confirmation), un contingent britannique serait apparu, qui menacerait dans Bakou l’anarchie et la trahison holchevistes.

Toutes ces tentatives, tous ces efforts se rejoignent, se relient et se concentrent en un fait qui les domine, leur donnant la plénitude de leur sens et de leur efficacité. Le Japon s’est décidé à intervenir. C’est une intervention délibérée, réglée et exécutée en commun; ce sera une intervention limitée, qui s’interdit de tourner à l’installation. Le gouvernement japonais en fait à l’avance la déclaration solennelle. Il ne vise qu’à aider au prompt rétablissement de l’ordre en Russie, à la reprise « du cours vigoureux de la vie nationale russe; » qu’à empêcher « les empires centraux européens de consolider leurs emprises sur ce pays » et de les « étendre sans cesse vers les possessions russes d’Extrême-Orient; » qu’à frayer un passage sûr aux troupes tchéco-slovaques, entravées dans leur marche par des forces où s’enrôlent et que commandent virtuellement des prisonniers austro-allemands. « Les troupes tchéco-slovaques qui aspirent à conquérir pour leur race une existence libre et indépendante et qui épousent loyalement la cause commune des Alliés ont légitimement droit, pose en principe la déclaration de Tokio, à la sympathie et à la considération des cobelligérants auxquels leur sort ne cesse d’inspirer de profondes préoccupations. » Tel est le sentiment unanime des Alliés, européens ou extra-européens. C’est sur une démarche expresse du gouvernement des États-Unis que l’expédition de troupes japonaises à Vladivostok a été résolue, et la Chine va grossir de son appoint cette armée, où, du moins en réduction, sera figurée toute l’Entente. L’intervention qui débute a donc beau être circonscrite : elle arbore, «n quelque sorte, un haut caractère international; et il y a quelque chose de symbolique à voir combattre ensemble, au bout de l’Asie, pour une cause qui n’est celle de chacun d’eux que parce qu’elle leur est commune à tous, tant de peuples divers, Français, Anglais, Polonais, Serbes, Tchéco-Slovaques, Américains, Japonais, Chinois, des Blancs, des Jaunes, et ces Noirs, si méprisés de Hindenburg. Pour aucun d’eux il ne s’agit, comme il s’agit pour lui de conquérir la paix allemande, de conquérir une paix française, ou britannique, ou américaine, ou slave, ou nipponne. Chacun d’eux, et eux tous en union indissoluble, ils poursuivent une paix unique, indivisible, ni occidentale, ni orientale, la paix de l’humanité qui veut vivre, en face de la barbarie qui veut dévorer. Ils ont juré que ce serait la paix du droit ; ce mot seul tranche la question. Pour chacun et pour tous, en Occident et en Orient, il n’y aura qu’une paix, parce qu’il n’y a qu’un droit.

« Regarde et passe ! » avons-nous écrit l’autre jour, en opposant, dans leur contraste qui crève les yeux, le glorieux spectacle du champ de bataille où venait de se poser la Victoire, et le spectacle de la Haute-Cour où l’affaire Malvy se traînait, chargée de tristesse et d’ennui. Et nous passâmes, presque sans regarder, mais il convient que nous nous retournions, pour reconnaître et écarter. M. Malvy déclaré atteint et convaincu de « forfaiture, » coupable d’avoir « méconnu, trahi et violé les devoirs de sa charge, » a été puni de la peine du bannissement. De ces débats, toujours pénibles, souvent fastidieux, il est deux points à retenir, deux points qui doivent faire scandale. C’est, en premier lieu, que l’on ait cru pouvoir confondre la « classe ouvrière » avec un Almereyda, un Duval, un Sébastien Faure. La classe ouvrière : ceux qui, comme nous l’avons fait ici pendant dix ans, ont étudié sa lente et longue et laborieuse et méritoire évolution sont prêts à lui rendre témoignage ; ils savent combien on la rapetisse, on l’humilie, et quel tort, pour ne pas dire quelle injure, on lui fait en ne la séparant pas de certains de ses parasites qui n’ont jamais été des ouvriers, et qui n’ont jamais travaillé qu’au désordre des lois et des mœurs. C’est ensuite qu’on ait paru vouloir identifier la République, ou même le gouvernement en soi, tout gouvernement possible, avec le ministère de M. Malvy, et que, par-là, l’affaire Malvy ait cessé d’être le procès d’un homme pour devenir celui, sinon d’un régime, au moins d’un personnel et d’une manière politiques. Quoi donc? Qu’est-ce qui était en cause, et qu’est-ce qui est condamné? Une forme inférieure, la forme la plus basse d’une vie d’État ravalée par la camaraderie facile à des habitudes d’abandon veule et de complaisance criminelle; un système de gouvernement qui n’était que la corruption du gouvernement. Toutes ces pratiques mesquines ou misérables, ces compromissions louches, ces frôlements et ces tutoiements, la dégradation du pouvoir jusqu’à l’oubli de la fonction, voilà, quoiqu’elle fût la France, ce que la France a dû subir. Mais justement, parce qu’elle est la France, voilà ce que ne veut plus revoir cette terre d’héroïsme et de haute tenue, revenue, par quatre ans de sacrifice, à la saine conscience de ce qu’elle est et de ce qu’on lui doit.

Le contraste s’est dégagé, avec un relief saisissant, violent et comme dramatique, dans le décret qui, à l’instant même où la pitoyable politiquaille sortait effondrée de la Cour de justice, conférait au général Foch le bâton de maréchal; coïncidence trop significative pour n’avoir pas été voulue. Terror belli, decus pacis, porte en exergue le bâton de commandement; et le décret commente, en termes d’inscription, eux aussi : « La confiance placée par la République et par tous ses alliés dans le vainqueur des marais de Saint-Gond, dans le chef illustre de l’Yser et de la Somme, a été pleinement justifiée. La dignité de maréchal de France, conférée au général Foch, ne sera d’ailleurs pas seulement une récompense pour les services passés ; elle consacrera, mieux encore, dans l’avenir, l’autorité du grand homme de guerre appelé à conduire les armées de l’Entente à la victoire définitive. » M. Clemenceau a raison d’ajouter que ce décret est rendu « au nom de la France entière. » La France, la France entière : il n’y en a qu’une, qui s’est retrouvée.

Le nouveau maréchal ne lui aura pas demandé un long crédit. L’opération que tout faisait pressentir aux environs d’Amiens, et que l’armée britannique exécute, soutenue par notre première armée, a débuté très brillamment. L’ennemi a été si désemparé qu’un de ses généraux a été cueilli dans son lit. S’il n’est pas encore perdu, il est déjà aveuglé. Il y a quelque chose de changé, — le destin lui-même est changé, — depuis que nous avons repris, avec l’initiative, le mouvement. C’est un autre retour aux vertus françaises. Le maréchal Foch le fait bien voir.


CHARLES BENOIST.

Le Directeur-Gérant, RENE DOUMIC.