Chronique de la quinzaine - 30 avril 1841

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Chronique no 217
30 avril 1841
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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30 avril 1841.


C’est le verdict du jury dans l’affaire du journal la France qui a le plus vivement occupé l’attention publique dans ces derniers jours. Le parti légitimiste en triomphe, et il se trouve indirectement secondé par tous ceux qui ne cherchent avant tout qu’une occasion et un prétexte d’attaque contre le gouvernement établi. Tout en se montrant très hostile au parti de la contre-révolution, ils lui viennent en aide en cherchant, eux aussi, à rabaisser les institutions et les pouvoirs que notre glorieuse révolution a fondés ; ils lui viennent en aide en s’efforçant de décrier tout ce qui se fait depuis dix ans. Le parti légitimiste profite, il n’est pas besoin d’habileté pour cela, de nos dissentimens politique ; faible, impuissant, il se croit cependant quelque force et sent ses espérances se ranimer lorsqu’il se trouve en présence de la révolution, désunie, agitée par des discordes intestines. Il ne compte pas sur lui-même : qu’est-il ? que peut-il ? C’est sur nous qu’il compte. Il se flatte d’être un jour ramené au pouvoir par les folies de la révolution, comme il le fut en 1814 par les excès de l’empire.

Il se trompe. Malgré nos erreurs et nos divisions, la révolution est enracinée dans le pays, parce qu’elle a été l’œuvre du pays, et qu’elle est l’expression sincère des besoins et des sentimens de la France. Le parti légitimiste, avec ses hardiesses, ses témérités, rend un témoignage éclatant de la modération et de la force de notre révolution. Il lui est hostile, il l’attaque, il l’insulte, il la harcèle ; elle le protége. Elle lui a dit ce qu’elle était, ce qu’elle voulait être, le jour où elle accompagnait respectueusement un prince imprudent, coupable, de Rambouillet à Cherbourg ; elle a tenu parole. Que le parti légitimiste ne l’oublie pas : nul n’a plus besoin que lui de la force, de la stabilité du gouvernement de juillet. Malheur à lui le jour où ce gouvernement s’affaisserait ! La France d’aujourd’hui n’est pas la France lasse, épuisée de 1815, et la France d’aujourd’hui se connaît en restaurations ; elle sait à quoi s’en tenir.

Qu’on ne se trompe pas sur le sens de nos paroles. Nous n’entendons point, ces considérations, exhorter les légitimistes à se rallier demain à la monarchie de juillet. En vérité, ils lui feraient naître, en se ralliant dans ce moment plus d’embarras et de difficultés qu’ils ne lui apporteraient de force. Sans doute la révolution de juillet, qui est le pays, ne repousse personne ; tout Français peut grossir les rangs du parti national ; il accomplit un devoir. Mais ce n’est ni à la révolution ni au gouvernement qui la représente de faire des avances ; elle peut tolérer sans inquiétude sérieuse ces coteries excentriques dont un jour ou l’autre les vaines tentatives révéleront toute l’impuissance. Il n’y aurait ni dignité ni utilité à caresser la contre-révolution, dans l’espérance de la ramener dans les rangs de la nation. Laissons ce soin au temps, à l’expérience. Chaque année, les partis extrêmes perdent quelque chose de leur importance ; ils s’usent et ils se transforment de jour en jour ; encore quelques essais, coupables sans doute, mais impuissans, et la transformation sera rapide. La révolution de juillet n’a qu’à se maintenir forte, modérée et vigilante.

Le parti légitimiste avait reçu un rude échec par la loi sur les fortifications de Paris, votée à une grande majorité dans l’une et dans l’autre chambre. Qu’il avait été mal inspiré ! Lui qui n’était rentré en France qu’à la suite de l’étranger, s’opposer avec acharnement à un projet qui avait pour but de fermer les portes de la capitale à l’étranger ! Que pouvaient dans l’opinion publique, contre ce terrible rapprochement, les déclarations les plus explicites, les protestations les plus énergiques ? Nul n’était plus intéressé que les légitimistes à défendre le projet des fortifications, et il est sans doute parmi eux des hommes éclairés qui ont compris cette vérité. Ils n’ont cependant pu le faire ! Ils ont cédé aux nécessités de leur situation. Il est si difficile aux partis extrêmes d’être habiles et prudens !

Dès-lors le parti n’a rien négligé pour réparer cet échec, pour se relever de cette défaite. Il s’unit aux adversaires du 1er  mars pour grossir le déficit, pour dire de nos finances ce qu’on pourrait dire tout au plus des finances du Portugal ou de l’Espagne. Il joint ses efforts à ceux de quelques libéraux et d’une partie du clergé pour faire échouer le projet du gouvernement sur la liberté de l’enseignement secondaire. À la chambre des députés, il s’allie à la gauche ; à la chambre des pairs, il trouve d’autres alliés, et il est l’ennemi acharné du 1er  mars, qu’il ménage au Palais-Bourbon. Souscriptions, conférences, arrivée de M. de Villèle à Paris, que sais-je ? rien na été omis de ce qui pouvait persuader au public que le parti ne se tenait pas pour battu.

Certes il n’y rien là de bien redoutable. Le parti profite de nos divisions ; c’est ridicule à nous de lui offrir ce moyen ; c’est son droit à lui de s’en servir. Mais tant qu’il ne lancera contre nous que des budgets fantastiques, des pamphlets et des discours, fussent-ils tous éloquens, la révolution de juillet peut persister sans crainte dans sa noble tolérance. Les paroles du parti légitimiste n’iront jamais au cœur du pays. Il ne parle et il n’écrit que pour lui-même. C’est une église qui peut réchauffer le zèle de ses fidèles ; elle ne fera pas de prosélytes.

Le verdict dans l’affaire du journal la France lui est arrivé comme une bonne fortune au moment où le parti croyait avoir besoin d’agitation et de bruit.

Nous n’avons rien à dire sur le verdict. Le défenseur a plaidé fort habilement la question de bonne foi, et il est parvenu à faire accueillir son système par les jurés. C’est un fait judiciaire auquel on a, ce nous semble, attaché trop d’importance. Qu’est-ce que cela prouve ? Que l’éloquence de M. Berryer a persuadé six jurés de la bonne foi de son client, et qu’en conséquence l’éditeur de la France a pu, sans être responsable d’offense, publier trois lettres qui n’en sont pas moins, pour tout homme qui veut les examiner avec attention, des pièces indignes de toute croyance. L’éditeur est acquitté, valablement acquitté, définitivement acquitté ; tant mieux pour lui. Nul n’a le droit de lui dire : Vous n’étiez pas de bonne foi. Le verdict à la main, il a, lui, le droit de dire : Je l’étais.

Mais nous avons tous le droit d’user de notre intelligence et de soutenir, si nous sommes convaincus, que ces trois lettres sont fausses.

Et qui doit plus que personne être frappé de l’étrangeté de ces pièces et pour le fond et pour la forme ? Précisément les hommes d’un certain monde, eux si sensibles aux délicatesses et je dirais presque à l’étiquette du langage, et qui se piquent d’en discerner jusqu’aux dernières nuances. Quelles que soient leurs antipathies politiques, ils savent bien qu’on ne se serait pas écarté de certaines formes habituelles, et que certaines expressions ne seraient point tombées de la plume à laquelle on a osé les attribuer.

Au surplus, rien de plus curieux et de plus décisif que le fait publié aujourd’hui par le Messager. C’est dans un livre, livre au reste que nous ne connaissons pas, que la Contemporaine aurait copié une des trois lettres. Et qu’on le remarque, dans ce livre, ces phrases n’étaient pas données comme tirées d’une lettre ; elles seraient non le texte, mais le sens d’une réponse verbale faite par le roi à l’ambassadeur d’Angleterre, et transmise par celui-ci au duc de Wellington. Ainsi, pour que la lettre ne fût pas fausse, il faudrait non-seulement que la réponse verbale fût exacte, et le Messager affirme qu’elle ne l’est pas ; il faudrait en outre que, voulant ensuite dire les mêmes choses dans une lettre, le roi se fût trouvé écrire tout juste les mêmes phrases, les mêmes mots, à un mot près, qu’avait employés l’auteur de l’extrait : c’est dire qu’il aurait fait du premier coup ce qu’on ne ferait pas, selon les règles des probabilités, pour un morceau si étendu, après un millier d’essais inutiles.

Nous avons honte d’insister sur des faits de cette nature, et de voir ainsi l’arène politique contaminée par les impostures d’une prostituée. Tout parti qui s’abaisse à de pareils moyens fait aveu de décadence et d’impuissance. Combattez, combattez vaillamment, si vous le pouvez encore, mais n’empoisonnez pas vos flèches.

Au reste, le parti légitimiste subit la loi de tous les partis politiques. Plus ils sont aux abois, et moins ils sont accessibles aux scrupules. C’est alors que la fin leur paraît justifier tous les moyens. Les habiles trouvent toujours un grand nombre de dupes, et entre les uns et les autres il est des hommes éclairés, délicats, qui ne veulent pas tromper et ne peuvent pas être trompés, mais qui n’ont pas le courage de rompre avec leur parti. Ils se sont fait un monde à part, c’est leur société, leur coterie. Il leur faut, bon gré, mal gré, en subir le despotisme. Tel qui affronterait gaiement les boulets du champ de bataille, tremble devant les bouderies et les sarcasmes d’un salon. Il est si peu d’hommes qui aient le courage de vivre en eux-mêmes et de couvrir les misères qui nous entourent de tout le mépris qu’elles méritent !

On prépare à la chambre des pairs une journée contre le 1er  mars, à l’occasion de la loi sur les crédits supplémentaires de 1841. C’est la petite pièce après le grand drame des fortifications. Aussi les rôles ont été autrement distribués. C’est, dit-on, M. le ministre de la marine des trois jours, M. Charles Dupin, qui sera chargé du rapport. Nous verrons bien.

La chambre des députés a hâte de terminer ses affaires. Cette année encore, on verra messieurs les députés disparaître, et les portes du Palais-Bourbon se fermer, tandis qu’un grand nombre de lois et le budget tout entier seront encore en discussion au Luxembourg. Cette année encore, on donnera à entendre à la chambre des pairs que tout amendement, fût-il minime, rendrait l’administration impossible. Décidément, il y a quelque chose d’irrégulier dans le mouvement de notre machine politique. La chambre des pairs ne saurait se résigner sans abaissement. Les plaintes de plus en plus vives qu’elle fait entendre, prouvent que sa résignation aura un terme. C’est à l’administration qu’il appartient de trouver une meilleure distribution du travail entre les deux chambres ; car nous concevons parfaitement qu’il est impossible de retenir à Paris des députés qui depuis sept mois ont quitté leurs affaires et leurs familles, lorsque la chambre n’est plus occupée, et uniquement pour vider un amendement qui pourrait être voté au Luxembourg. Il est possible, facile même de distribuer les affaires de manière que les deux assemblées achèvent leurs travaux à peu près en même temps.

Des lois de la plus haute importance ne seront pas discutées cette année, entre autres celle sur l’instruction secondaire. Nous sommes loin de le regretter. C’est une question difficile, délicate. Il est bon que les débats extra-parlementaires la préparent et la mûrissent davantage. Rien de plus naturel que la diversité des avis sur un sujet si compliqué. Toute opinion sérieuse a le droit d’être examinée avec respect et bienveillance. Il n’en serait pas de même des opinions qui n’auraient d’autre mobile, d’autre raison d’être qu’un intérêt personnel ; de ces opinions qu’on prendrait et qu’on laisserait comme des moyens utiles pour une situation politique. L’avenir de nos enfans, de nos familles, de notre pays, ne doit servir d’expédient à personne. Si une politique ardente pouvait inspirer de si funestes conseils, la sévérité du blâme deviendrait un devoir.

Le ministère anglais vient de recevoir un échec en apparence très rude dans chambre des communes. Dans la question électorale de l’Irlande, un amendement repoussé par le cabinet vient d’être adopté à une majorité de 21 voix. Le cabinet va-t-il se retirer ? nullement. Il faut bien se persuader que les anciennes traditions parlementaires, les traditions des parlemens aristocratiques, sont profondément modifiées, même en Angleterre. Elles supposaient des assemblées divisées en deux partis fortement organisés et soumis à une discipline sévère. Dans les assemblées fractionnées, il peut y avoir défaite sans victoire. On est battu par des coalitions ; qui peut profiter du combat ? personne, puisque l’armée qui a vaincu est, pour ainsi dire, dissoute avant de quitter le champ de bataille.

Les tories de lord Lindhurst, les tories de sir Robert Peel, le parti Stanley, le parti Grey, sont hors d’état maintenant de s’emparer du pouvoir, et n’ont aucune envie de le donner à un de leurs alliés du moment. Ils préfèrent temporiser, épier des occasions plus favorables, plus décisives, lorsqu’ils pourront espérer, à l’aide d’une élection générale, de fonder une administration durable. Il faut bien le reconnaître, les tories modérés gagnent tous les jours du terrain en Angleterre. En Angleterre, ils sont plus populaires qu’on ne pourrait le croire de ce côté-ci de la Manche ; mais ils sont en présence de l’Irlande, qui les déteste. Là est la force de l’administration actuelle, administration du reste que la reine n’abandonnera que lorsqu’il lui sera absolument impossible de la conserver plus long-temps. Cette détermination de la reine ne tient pas à des pensées politiques, mais à des convenances d’intérieur, à des relations de cour. La reine est fort attachée aux dames dont elle est entourée, et, dans les idées anglaises, elle devrait s’en séparer si un nouveau cabinet prenait la place du cabinet Melbourne. Il ne supporterait pas à Windsor des influences qui lui seraient hostiles.

Au surplus, ces débats de politique intérieure, en Angleterre, sont d’un faible intérêt pour nous. Au fait, quel que fut le ministère, la politique extérieure de l’Angleterre n’en recevrait pas de changement essentiel. Les partis s’en occupent fort peu, et les hommes qui peuvent être appelés à la diriger pourraient en modifier les formes, ils n’en changeraient pas le fond. La route de l’Angleterre est profondément tracée ; elle ne peut ni en dévier ni s’arrêter.

Une mort inattendue vient d’enlever à la confédération américaine son président. Selon la constitution du pays, il est remplacé par le vice-président. C’est la première fois que cette charge purement honoraire et nominale devient tout à coup une fonction réelle. Il est difficile de dire si ce changement soudain, imprévu, aura une influence sensible sur la marche des affaires aux États-Unis. Nous ne connaissons pas assez les hommes de ce pays et la situation actuelle des partis politiques qui le divisent. M. Tyler, Virginien, représentant des idées, des intérêts, des états du sud, remplace tout à coup le général Harrison, que la faveur des états du nord avait porté à la présidence. En partant de cette donnée, on a pu faire des conjectures sur les tendances de la nouvelle administration. On imagine que le nouveau président sera moins enclin à un arrangement facile avec l’Angleterre que ne l’était M. Harrison. On dit que les principes de liberté commerciale, si favorables aux états du sud, repousseront dans les conseils de la nouvelle administration les tendances prohibitives des manufacturiers du nord. On oublie que l’influence du président, déjà fort limitée par la constitution du pays, sera encore affaiblie par les circonstances particulières où se trouve M. Tyler, arrivé aux affaires par un accident et en quelque sorte contre le vœu de la majorité des électeurs. Il a des ménagemens à garder ; il doit se créer des forces qui lui soient propres avant de songer à s’en servir. Au surplus, on le dit habile, instruit, modéré. Si tout ce qu’on affirme de lui est vrai, la mort n’aura pas dérangé les affaires des États-Unis.

Les affaires de l’Orient sont toujours en suspens. La révolution ministérielle de Constantinople n’aura pas une grande portée ; on l’a attribuée à lord Ponsonby, aux Autrichiens, aux Russes, à Méhémet-Ali, aux ultrà Turcs, à tout le monde, même à deux écrivains français qui auraient, par leurs publications, bien accueillies de Reschid-Pacha, effrayé le divan et alarmé les conservateurs mahométans.

Ici le vrai est dans l’éclectisme. Il y a eu un peu de tout cela dans la chute de Reschid-Pacha. Le sérail le détestait, car le sérail n’aime guère le progrès, et la sultane Validé n’était pas fort éprise de nos chartes constitutionnelles. Reschid-Pacha avait à expier la comédie de Gulhané et toutes les imprudences et les folies qu’il laissait dire autour de lui. Lord Ponsonby le détestait, parce que le ministre turc avait eu la rare impertinence de vouloir être autre chose que l’humble commis du noble lord, et qu’il s’était avisé de faire je ne sais quels actes sans lui demander au préalable son exequatur. L’œil perçant des antagonistes de Reschid n’a pas tardé à découvrir les signes de la colère du diplomate. C’était là le nœud de la question. Une fois assurés que le bras puissant de l’ambassadeur ne s’étendrait pas pour empêcher la chute du ministre, les ennemis de Reschid n’ont plus hésité. L’internonce autrichien n’a pas nui à l’entreprise ; son maître désirant avant tout le pacifique arrangement de l’affaire égyptienne, il espérait plus de condescendance de la part d’une administration étrangère au premier hatti-schériff. Enfin, il paraît également positif que l’ambassadeur russe a secondé l’attaque par ses menées souterraines. C’est toujours un imbroglio de plus à Constantinople, et les idées de nationalité, de réforme, d’indépendance, dont Reschid-Pacha était venu s’inspirer dans les salons libéraux de Londres et de Paris ne pouvaient pas lui concilier la faveur de Nicolas.

On dit que le nouveau cabinet turc s’en remet à la conférence de Londres pour l’arrangement définitif de la question égyptienne. On conçoit, sans l’approuver, cette abdication du ministère ottoman. La décision était embarrassante pour lui. Maintenir les restrictions à Méhémet-Ali et le provoquer ainsi à la résistance, c’était contrarier les vues des puissances, en particulier de l’Autriche et de la Prusse, qui désirent, avant tout, pouvoir considérer le traité du 15 juillet comme un fait accompli, comme un acte consommé. Révoquer directement ces restrictions, c’était donner prise sur lui au parti anti-égyptien, au parti qui se prétend seul énergique et national. En tout pays, c’est un mauvais début pour une administration qu’un acte de faiblesse, réel ou apparent. La Porte a pris un mezzo-termine qui, à la vérité n’est ni plus courageux ni plus digne ; mais il déplace la difficulté, il la fait passer de Constantinople à Londres, du divan à l’ambassadeur ; on gagne du temps ; si la décision est favorable au pacha, on dira aux Turcs que ces chiens d’Européens l’ont impérieusement exigée ; si elle n’est pas nette, impérative, on se réserve in petto le droit de l’expliquer, de l’interpréter, de l’éluder ; et puis, un Oriental compte toujours beaucoup sur l’avenir, sur l’imprévu, sur les coups du destin. L’essentiel, pour lui, est de trouver un moyen quelconque, noble ou ignoble, prudent ou périlleux, peu importe, de ne pas terminer une affaire tant que les termes de la conclusion lui déplaisent.

Au fait, la Porte se montre de plus en plus impuissante, incapable. L’Europe voudrait galvaniser ce cadavre. Elle lui rendra quelque mouvement, mais ce mouvement n’est pas la vie. D’ailleurs, si on voulait essayer de la rappeler à une sorte d’existence politique, ce n’était pas en la surchargeant de populations et de provinces qu’elle est hors d’état de gouverner, que ce but pouvait être atteint. Au contraire, il lui était utile de se restreindre et de se concentrer. Ce qu’il fallait, ce qu’il faudrait encore, pour lui rendre un peu de vie, c’est un traité solennel de garantie européenne pour son intégrité et son indépendance, un traité qui l’aurait placée dans le giron de l’Europe comme la Suisse, le Piémont, la Belgique, un traité qui, la délivrant une fois pour toutes de ses terreurs à l’endroit de l’Angleterre et de la Russie, lui aurait laissé pleine liberté d’action et d’esprit pour sa réorganisation intérieure. Et nous entendons par là, non une imitation servile, ridicule, de lois et d’institutions européennes qui ne prendront jamais racine dans le sol de la Turquie, sous les inspirations du Coran, mais des réformes appropriées aux mœurs, aux croyances, au génie des musulmans.

C’est là ce qu’il fallait à la Porte plus encore que la Syrie, Saint-Jean-d’Acre ou Candie. Mais si lord Palmerston a trouvé quatre signatures pour un coup de main, pour un acte de violence, en un mot, pour une imprudence qui aurait pu mettre l’Europe en feu, à coup sûr M. de Metternich et M. Guizot n’en trouveraient pas autant pour un acte qui assurerait pour de longues années le repos du monde. Qu’on demande à la Russie et à l’Angleterre si elles veulent signer une garantie positive et formelle de l’indépendance et de l’intégrité de l’empire ottoman ! C’est là la pierre de touche. C’est là ce que la Porte, s’il lui restait quelque sentiment de ses intérêts et de sa dignité, devrait demander aux puissances, à l’Europe, puisque l’Europe sait bien se mêler de ses affaires. La Russie et l’Angleterre refuseraient, et la Porte, la France, l’Autriche, la Prusse, sauraient à n’en plus douter et pourraient dire au monde entier ce que signifient et les traités qu’on a signés et ceux qu’on voudrait signer encore.

En attendant, la Syrie est livrée à tous les maux du despotisme et de l’anarchie ; les populations chrétiennes ont le droit de maudire le jour où des pavillons chrétiens ont paru sur les côtes de l’Asie.

Des troubles de plus en plus graves agitent l’île si importante de Candie. La nationalité grecque s’est éveillée. Contenue jusqu’ici par la main puissante de Méhémet-Ali, elle repousse la domination stupide et violente des Turcs. Certes nos vœux sont pour les insurgés, à une condition cependant : c’est que le but de l’insurrection soit ou la réunion de l’île au royaume de Grèce, ou, si cela est, comme nous le pensons, impossible, son indépendance absolue, ou du moins une administration séparée, ne reconnaissant d’autre suzerain, d’autre protecteur que le sultan. Il y a là une proximité qui, quoi qu’on dise, nous est fort suspecte. Il ne faut pas que Candie grossisse le noyau des Sept-Îles. Ce n’est pas là de la nationalité grecque. Il circule à cet égard des bruits que nous ne pouvons ni garantir ni approfondir. Il importe que le gouvernement français redouble d’attention et de vigilance. Qu’on ne vienne pas un jour, à propos de Candie, nous parler de faits accomplis.


— Les théâtres traversent depuis quelque temps une crise dont nul ne peut prévoir la durée. Le public est arrivé au dernier terme de l’indifférence, et les écrivains semblent s’efforcer à l’envi de l’entretenir dans son triste sommeil. Devait-on croire, il y a dix ans, que tel serait le but où arriverait le drame moderne ? Nous ne chercherons pas qui du public ou des poètes il faut accuser de ce qui arrive ; pour nous, la question n’est pas douteuse. La partie était belle, si l’école nouvelle avait su la jouer, si aux premières et bouillantes ébauches avaient succédé les œuvres patiemment maîtrisées et dictées par un amour modeste et sérieux de l’art. Il n’en a point été ainsi, on le sait, et le public, plein d’abord de curiosité bienveillante, s’est vu amené peu à peu à cette apathique insouciance où nous le voyons plongé. Ce n’est pas chose facile à présent que de tirer les écrivains de leur indolence et les spectateurs de leur ennui. La Comédie-Française a été le seul théâtre qui, dans ces derniers temps, ait cherché à lutter contre la crise où se débat la littérature dramatique. C’est surtout par la multiplicité et la variété des tentatives, qu’elle a essayé de suppléer à l’absence des grandes œuvres et au silence des écrivains éminens. En peu de jours, quatre pièces nouvelles ont été représentées à la salle de la rue Richelieu ; parmi ces pièces, deux auraient mérité de paraître en des temps plus favorables. Sous la restauration, par exemple, époque d’indulgence peut-être, mais d’activité aussi, des applaudissemens beaucoup plus nombreux auraient accueilli, nous le croyons, la dernière comédie de M. Casimir Delavigne, et même la nouvelle tragédie de M. Alexandre Soumet. Le Conseiller rapporteur n’est-il pas en plus d’une scène un fort agréable pastiche de la vive et franche manière de Lesage ? À une époque où le vaudeville empiète chaque jour sur le domaine de la comédie, c’est chose rare qu’une œuvre gaie et sans prétention, qui excite le rire sans jamais descendre à l’hilarité grossière. On néglige de plus en plus cette veine de gaieté simple et naïve dont Picard semble avoir exploité les derniers trésors. La tentative de M. Delavigne est donc mieux qu’un aimable caprice, c’est un ingénieux essai que nous désirons voir se poursuivre quelque jour. Quant à la tragédie de M. Soumet, c’est une de ces œuvres où l’exécution ne se soutient malheureusement pas toujours à la hauteur des prétentions du poète. L’auteur de la Divine Epopée ne se mesure guère l’espace, on le sait. Le sujet qu’il a traité, la destinée de l’esclave dans la Société antique, déjà minée sourdement par les idées chrétiennes, ce sujet vaste et magnifique serait aujourd’hui à la taille de bien peu de poètes. M. Soumet a porté le fardeau de sa tragédie un peu comme celui de son épopée ; il a fléchi, mais après des efforts qui méritent notre estime. En résumé, ces deux pièces sont tout-à-fait dignes de la scène qui les a accueillies. L’activité que montre la Comédie-Française prouve aussi qu’elle comprend à merveille la situation qui lui est faite par l’attitude du public et des écrivains. En des jours de lassitude et de stérilité, sa mission n’est pas de se complaire avec un calme dédaigneux dans le culte des vieux chefs-d’œuvre ; c’est de consacrer au contraire la meilleure part de son zèle aux essais et aux recherches ; c’est de hâter par tous les moyens le réveil de la vie dramatique. Ainsi fait la Comédie-Française : elle n’a pas trouvé récemment de ces œuvres éclatantes qui seules pourraient renouveler l’art et stimuler les poètes, mais enfin elle a cherché avec ardeur, avec persévérance ; elle cherche encore, et c’est quelque chose.


— Après avoir écouté M. Henry Mondeux, ce prodigieux enfant qui a deviné les mathématiques transcendantes en gardant les troupeaux, M. Alfred de Vigny, frappé de cette sorte d’intuition qui fait que Henri Mondeux avait résolu déjà, étant seul et inconnu dans les champs, des problèmes par les équations, sans savoir encore poser les chiffres et les nommer correctement, vient d’écrire hier, sur lui, les vers suivans :

LA POÉSIE DES NOMBRES.

Les Nombres, jeune enfant, dans le ciel t’apparaissent
Comme un mobile chœur d’Esprits harmonieux
Qui s’unissent dans l’air, se confondent, se pressent
En constellations faites pour tes grands yeux.
Nos chiffres sont pour toi de lents degrés informes
Qui gênent les pieds forts de tes Nombres énormes,
Ralentissent leurs pas, embarrassent leurs jeux.
Quand ta main les écrit, quand pour nous tu les nommes,
C’est pour te conformer au langage des hommes ;
Mais on te voit souffrir de peindre lentement
Ces Esprits lumineux en simulacres sombres,
Et, par de lourds anneaux, d’enchaîner ces beaux Nombres
Qu’un seul de tes regards contemple en un moment.
— Va, c’est la Poésie encor qui dans ton âme
Peint l’algèbre infaillible en symboles de flamme,
Et t’emplit tout entier du divin élément :
Car le Poète voit sans règle
Le mot secret de tous les sphinx,
Pour le ciel il a l’œil de l’aigle,
Et pour la terre l’œil du lynx.