Chronique de la quinzaine - 14 avril 1847

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Chronique n° 360
14 avril 1847


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 avril 1847.


Nous assistons à une transformation lente, mais profonde, des opinions et des partis politiques. Peu à peu d’anciens préjugés s’effacent pour céder la place, dans tous les camps, à une manière nouvelle et plus saine d’envisager les choses. D’agressive et guerroyante qu’elle était, la pensée politique se fait pratique et organisatrice. Il n’est pas un parti qui ne comprenne qu’il se perdrait sans retour dans l’opinion, s’il gardait le langage et les allures des vieilles luttes sur lesquelles le pays a porté un jugement définitif. Le pays veut que le gouvernement s’affermisse de plus en plus, et il ne permettrait plus à personne de l’attaquer dans les principes de son existence, mais aussi il en attend, il en exige beaucoup. Il a les yeux tournés vers le pouvoir, et lui demande de porter partout un esprit sincère d’amélioration, de réforme, enfin de gouverner avec activité et succès.

Une aussi franche adhésion donne au gouvernement beaucoup de force, et en même temps ces vœux et cette attente lui imposent des obligations considérables. Sur ce point, le pouvoir n’en est plus aux conjectures. Des symptômes, des faits irrécusables lui ont appris les sentimens du pays. Les élections se sont accomplies sous la double pensée de la conservation et du progrès, et à la chambre la nécessité de sages réformes a été invoquée et soutenue au sein même de la majorité. Nous comprenons que le gouvernement ne se jette pas avec précipitation dans des changemens arbitraires, d’une utilité douteuse : il n’a pas à jouer le rôle d’un coureur d’aventures ; mais là où la nécessité parle, où elle indique ce qu’il est possible et politique de tenter, la sagesse consiste à agir. Personne n’est en situation aujourd’hui d’enlever au gouvernement l’initiative des améliorations. L’opposition constitutionnelle, l’opposition éclairée peut donner de sages conseils, des excitations utiles ; elle reconnaît elle-même que sa force numérique ne lui permet pas aujourd’hui de prétendre au pouvoir. Jusqu’à présent, les conservateurs progressistes ont plutôt des tendances et des désirs que des idées faites et des plans arrêtés. Par la sincérité de leurs sentimens, par les dispositions qu’ils annoncent, ils sont destinés à servir, à fortifier le parti auquel ils appartiennent. Nul ne souhaite plus vivement que nous de les voir, par des études fortes, par des travaux approfondis, par des succès de tribune, s’assurer une influence avec laquelle il faudra compter. Ils doivent reconnaître de plus en plus qu’on ne peut conquérir en un jour le crédit, l’ascendant parlementaire. C’est l’affaire du temps. Le gouvernement ne saurait donc craindre aujourd’hui d’être devancé dans la carrière du bien ; seulement il faut qu’il y marche sans trop de lenteur. Il doit considérer la session actuelle, qui est la première de la chambre de 1846, comme un point de départ pour préparer et mûrir des mesures nécessaires. Cette session a déjà été et sera encore pour lui pleine d’avertissemens et d’indices qui achèveront de lui faire connaître le véritable esprit du pays et du parlement.

Tout le monde aujourd’hui se dispute la même politique, et tout le monde se sert des mêmes mots : On dit de tous côtés qu’il faut améliorer en conservant et ne rien détruire avec violence. N’est-ce pas le langage de l’opposition constitutionnelle ? Quand M. de Rémusat reproduit sa motion sur les incompatibilités, il se propose, par des amendemens qu’il croit utiles, d’affermir la législation électorale et non de l’ébranler. Le principe des incompatibilités est inscrit dans l’article 64 de la loi du 19 avril 1831 : serait-ce une innovation dangereuse que de l’étendre aujourd’hui à quelques cas qui ont échappé à la prévoyance du législateur ? Quand une question est posée dans des termes aussi mesurés, il est difficile de ne pas lui donner audience. C’est ce qu’a reconnu le cabinet en ne s’opposant pas à la lecture de la proposition. Il est même, comme nous l’avons déjà indiqué, disposé à accepter une discussion approfondie de la question, mais plus tard, quand la chambre ne sera plus séparée que par un an ou deux du moment où elle doit comparaître devant les électeurs. C’est à pareille époque que la chambre de 1842 prit en considération la même proposition, que présentait alors pour la seconde fois M. de Rémusat : une commission fut nommée, et, sur le rapport de M. Hébert, la chambre vota le rejet du principe même de l’extension des incompatibilités. Le parlement de 1846 sera-t-il plus accessible à des idées de réforme sur ce point ? Peu de questions se sont aussi souvent offertes à l’examen des deux chambres. On en aperçoit le germe dès 1829. À dater de 1830, on a vu se produire une série de propositions diverses dans leurs moyens d’exécution, mais tendant toutes au même but. Pendant six ans, l’infatigable M. Gauguier a demandé que le traitement des fonctionnaires fût suspendu pendant la durée des sessions ; puis vinrent M. de Remilly, M. Mauguin, M. Ganneron, M. de Sade, enfin M. de Rémusat. Il est une considération qui, dans la chambre de 1846, pourra être de quelque poids. Au moment où de grands propriétaires, où des hommes considérables par leur fortune, par une situation aristocratique, tendent à prendre dans la chambre une plus grande autorité, il importe, sans contredit, au bien général de contrebalancer cette influence légitime, mais qui peut avoir ses inconvéniens, par l’expérience et les lumières de députés éprouvés dans les fonctions publiques. Pour que le contrepoids soit efficace, il faut que les fonctionnaires soient considérables à leur tour par la place où ils ont su monter dans la hiérarchie civile et militaire. Cette élévation, en garantissant leur indépendance, assure leur crédit parlementaire. Il pourrait donc y avoir telles exclusions prononcées par la loi qui, loin d’être préjudiciables à la présence et à l’autorité nécessaires d’un certain nombre de fonctionnaires dans la chambre, auraient pour résultat d’augmenter leur considération, en écartant de l’enceinte parlementaire ceux qui n’occupent encore dans l’armée, dans la magistrature, dans l’administration, que des postes subalternes.

Au surplus, les théories et les questions proprement politiques touchent en ce moment beaucoup moins les esprits que les affaires positives. S’il y a deux ans M. de Salvandy eût présenté le projet de loi sur l’instruction secondaire qu’il vient de soumettre à la chambre, que d’émotions il eût soulevées ! Aujourd’hui la loi nouvelle a excité plus de curiosité que de passions, et les impressions de la chambre, lorsqu’elle en a écouté les articles, ont été confuses et diverses. Une première lecture, tant du projet que de l’exposé des motifs, nous a convaincus des intentions élevées et impartiales qui ont animé M. de Salvandy dans la rédaction de son projet. Il a eu la louable ambition de concilier les droits de l’état, de la famille et de l’église. Seulement nous craignons que, bien qu’il ait voulu être bienveillant et juste envers tout le monde, plusieurs des mesures qu’il propose ne paraissent un peu dures aux parties intéressées. En principe, tout Français âgé de vingt-sept ans accomplis et gradué aura le droit de prendre la direction d’un établissement particulier d’instruction secondaire ; mais à quelles conditions, à quelles formalités, à quelles restrictions cette faculté n’est-elle pas soumise ! Les instituteurs particuliers pourront regretter le régime actuel, car ils seront placés désormais sous l’autorité directe du ministre de l’instruction publique, qui exercera sa surveillance non-seulement par les recteurs d’académie, mais par les préfets, les sous-préfets et les maires : de plus, ils deviennent justiciables des tribunaux ordinaires, non-seulement pour les délits de droit commun, mais pour les fautes qu’ils pourraient commettre dans l’exercice de leur profession. L’Université, que, dans son exposé des motifs, M. de Salvandy présente avec raison comme une des institutions fondamentales du pays, ne perd-elle pas, par le projet, quelques-unes de ses prérogatives, qui passent tant à l’autorité ministérielle qu’à la magistrature, et enfin à un grand conseil de l’instruction publique, qui sera comme un arbitre souverain entre elle et les institutions particulières ? Les pères de famille et le clergé, au profit desquels toutes ces innovations sont proposées, seront-ils satisfaits ? Si le nouveau projet avait l’appui de l’église, ces suffrages réveilleraient les passions des partisans de l’enseignement exclusivement laïque ; si, ce qui est plus probable, dans les rangs même du clergé il rencontrait une opposition décidée, où seraient donc ses soutiens ? Au reste, ce n’est pas dans les premiers momens de la présentation d’une loi aussi importante qu’on peut vraiment la juger, et connaître avec exactitude l’impression qu’elle produit sur les esprits. La chambre, à laquelle on soumet un pareil projet dès la première année de la législature, ne voudra pas sans doute précipiter l’examen qu’elle en fera. Il est possible que, lorsqu’elle se séparera, dans quelques mois, elle laisse la question seulement à l’état de rapport.

L’instruction secondaire n’est pas le seul objet sur lequel M. de Salvandy appelle les méditations du parlement. Non-seulement il a présenté au Palais-Bourbon une autre loi relative à l’instruction primaire, mais il a, dès les premiers momens de la session, saisi la chambre des pairs de deux projets considérables, l’un sur l’enseignement du droit, l’autre sur l’enseignement et l’exercice de la médecine et de la pharmacie. Ainsi, en ce moment, le système entier de l’instruction publique, à tous ses degrés et dans ses spécialités principales, est livré au pouvoir législatif pour être remanié. Cette fois on ne reprochera pas au gouvernement un défaut d’initiative. M. de Salvandy ne se dissimule pas assurément qu’il faut beaucoup de temps et de réflexion pour résoudre tant de questions graves et délicates, mais il a pensé qu’il y avait avantage à les poser toutes à la fois, afin que ceux qui les étudieront puissent en embrasser l’ensemble. Les problèmes sont si nombreux et si compliqués, que nous ne serions pas étonnés que toute la durée d’une législature ne suffit pas à les débrouiller tous. En ce moment, le projet de loi sur renseignement et l’exercice de la médecine préoccupe de la manière la plus sérieuse une des commissions de la chambre des pairs. Le projet sur lequel elle délibère a ému, inquiété le corps médical, qui a cru y trouver plusieurs dispositions fâcheuses pour l’indépendance, pour la dignité du médecin. Ces impressions ont été d’autant plus vives, que l’été dernier la présence de M. de Salvandy et son langage au sein du congrès médical avaient fait concevoir à l’assemblée, qui avait couvert d’applaudissemens M. le ministre de l’instruction publique, les plus belles espérances au sujet de la loi qu’il avait promise. La commission de la chambre des pairs a entendu les observations des représentans du corps médical ; elle saura reconnaître ce que les plaintes des parties intéressées peuvent avoir de fondé, ce qu’elles ont sans doute d’excessif, et il sortira de cet examen un travail approfondi sur une matière que les progrès de la science et des mœurs ont singulièrement compliquée depuis l’époque où les lois consulaires ont été rendues.

Les discussions d’affaires ont commencé sérieusement au Palais-Bourbon. Après le projet sur la banque, dont la chambre s’occupe en ce moment, viendront la loi de douanes et les crédits supplémentaires. C’est là que seront abordées les questions du libre échange et de la colonisation africaine. Maintenant la chambre examine le projet tendant à abaisser à 250 francs la moindre coupure des billets de la Banque de France. Quelle est la quantité de numéraire circulant en France ? On avait cru, d’après certains calculs, que la France possédait plus de trois milliards en numéraire. Cette proportion est exagérée pour bien des causes. Le rapporteur de la commission, M. Benoist, rappelle qu’un grand nombre de pièces frappées antérieurement à 1829 ont été retirées de la circulation. D’un autre côté, il faut déduire de notre capital monétaire intérieur la partie de notre numéraire qui circule à l’étranger. L’Algérie absorbe aussi chaque année des sommes assez considérables. Toute mesure qui aura pour objet de faciliter l’exportation du numéraire doit donc être mûrement pesée par le gouvernement et par les chambres. Tout notre papier monétaire, les billets de la Banque de France, ceux de ses comptoirs et les billets des banques départementales, représentent une somme de 350 millions, c’est-à-dire un peu plus du tiers de la circulation de l’Angleterre, dont la population n’est guère que des deux tiers de la nôtre. Est-il désirable que parmi nous cette circulation soit accrue ? La commission n’a pas hésité à se prononcer pour l’affirmative, si cet accroissement peut avoir lieu sans que nous courions les dangers contre lesquels l’Angleterre est obligée de se prémunir. Le commerce de Paris, depuis assez long-temps, a réclamé des billets de petite coupure. La commission a pensé qu’il n’y avait aucun danger à accéder à ce désir, et qu’il fallait faciliter l’emploi des billets de banque dans les transactions journalières en descendant au-dessous de 500 francs. Sur ce point, la commission a même été au-delà de la proposition du gouvernement ; et elle a cru qu’un billet de 200 francs devait être préféré à celui de 250 francs. Suivant elle, le billet de 200 francs se prêtera mieux aux besoins des grandes caisses publiques et privées. A ses yeux, cette coupure a encore l’avantage de mieux rentrer dans les formes décimales et dans les analogies avec notre monnaie. La coupure à 200 francs est une transition nécessaire aux idées plus absolues qui demandent le billet de 100 francs, et si, plus tard, on doit en venir à ce dernier billet, l’analogie avec nos monnaies d’argent de 1 fr., 2 fr., 5 fr., sera complète. La chambre a dans son sein des économistes qui sont frappés des bons résultats qu’aurait pour le commerce le billet de 100 francs ; il développerait la circulation par les facilités qu’il apporterait aux transactions de toute nature. A leur avis, cette expérience est sans danger, et ils désireraient qu’elle commençât dès à présent. C’est pour réaliser ce vœu que M. Léon Faucher a présenté un amendement ainsi conçu : « La moindre coupure des billets de la Banque de France, fixée à cinq cents francs par l’art. 14 de la loi du 24 germinal an XI, est abaissée à cent francs. La même disposition est étendue aux autres banques publiques autorisées. » Le ministre des finances, la Banque et la commission combattent cette création des billets de 100 francs ; ils y voient le danger possible d’une circulation exagérée. Le rapporteur expose aussi qu’il serait permis de craindre que, lorsque le billet de 100 francs descendrait dans une classe moins riche, moins éclairée que celle qui use aujourd’hui des billets de banque, la moindre inquiétude ne multipliât outre mesure les demandes de remboursement ; il y aurait dans ce mouvement quelque chose de dangereux non-seulement pour la sécurité commerciale, mais encore pour la sécurité publique. Aussi la majorité de la commission a préféré s’en tenir à la création des billets de 200 francs. Le temps décidera s’il est sage de pousser l’expérience plus loin. M. d’Eichtal, dont la compétence en pareille matière n’est pas douteuse, et que la chambre a écouté.avec une attention soutenue, s’est aussi déclaré pour la création immédiate du billet de 100 francs. Le débat a pris des proportions sur lesquelles on ne comptait pas, et doit se prolonger encore quelques jours.

On invoque souvent l’exemple de l’Angleterre pour exciter à plus de hardiesse l’administration, et les chambres dans certaines mesures économiques et financières. Cependant il ne faut pas oublier qu’en 1844, lorsque le parlement britannique renouvela le privilège de la banque d’Angleterre, sir Robert Peel combattit vivement les théories de quelques économistes, ainsi que la confiance excessive dans le papier-monnaie. Il ne consentit point à considérer la livre sterling comme une simple fiction, ainsi que le soutenaient certains théoriciens ; il y voyait une quantité fixe de métal précieux d’un poids et d’un titre arrêtés, et dont il fallait toujours assurer le remboursement. Aussi sir Robert Peel ne permettait à la banque de lancer des billets dans la circulation que jusqu’à concurrence de son capital placé entre les mains du gouvernement, savoir : 11 millions de livres sterling en fonds publics consolidés et 3 millions en billets de l’Échiquier. La banque ne pouvait désormais émettre des billets pour une somme plus considérable qu’en justifiant qu’elle avait dans ses caves une quantité de numéraire ou de lingots égale à ce supplément, ou en offrant des garanties d’un autre genre sur les fonds publics. Tels sont les principes qui ont triomphé en Angleterre il y a trois ans, et qui ont raffermi le crédit financier de la Grande-Bretagne. Ne peut-on pas dire que dans cette circonstance le gouvernement anglais et sir Robert Peel s’inspiraient de l’esprit de sagesse qui a mis si haut dans la confiance du pays la Banque de France ?

Entre la commission des crédits d’Afrique et le cabinet, il vient de s’élever une question à la fois constitutionnelle et militaire. Ayant appris que M. le maréchal Bugeaud avait l’intention de se rendre dans la Kabylie avec une division de dix mille hommes, la commission a député M. Dufaure auprès de M. le ministre de la guerre, pour lui faire connaître qu’un pareil projet n’avait pas son approbation. M. de Saint-Yon en a référé au conseil, qui l’a chargé de répondre à M. Dufaure qu’il y avait dans son ouverture quelque chose d’inconstitutionnel, et comme un empiétement sur les prérogatives du pouvoir exécutif. Sur la question de principes, nous serions assez disposés à partager cet avis ; mais comment ne pas faire remarquer que, si la chambre a pris l’habitude d’intervenir, pour ce qui concerne l’Afrique, dans les questions qui appartiennent essentiellement au pouvoir exécutif, elle y a été provoquée, encouragée par le gouvernement lui-même depuis seize ans ? Il est un peu tard pour reconquérir le terrain perdu. Au surplus, puisqu’il est question de la Kabylie, nous signalerons l’espèce de révolution morale qui s’est faite dans un grand nombre de tribus kabyles que nous voyons aujourd’hui rechercher notre alliance. À l’ouest de Philippeville, à Setif, à Bougie, les Kabyles ont manifesté le désir de nouer avec nous des relations commerciales suivies. Dans le cercle de Bougie notamment, l’heureuse vigueur du commandant supérieur, M. de Wengi, a déterminé la soumission de tribus nombreuses et l’arrivée d’une foule de Kabyles au marché de la ville. Le mouvement pacifique, une fois imprimé, n’a pas tardé à entraîner les chefs qui s’étaient montrés nos plus ardens ennemis ; on les a vus à Alger venir recevoir l’investiture des mains du gouverneur-général. Dans la partie orientale de la Kabylie, notre situation n’est pas moins favorable. La création d’un établissement permanent à Sour-el-Ghozlan, dans l’est de la province d’Alger, à la tête de la vallée qui sert de communication entre les montagnes du Jurjura et les plaines du sud, a suffi pour attirer à nous les montagnards. De ce côté, l’événement le plus important a été la soumission de Ben-Salem, l’un des plus puissans khalifa d’Ab-el-Kader. À sa suite sont arrivés les chefs des principales tribus du Jurjura et les personnages indigènes émigrés des diverses parties de la province et réfugiés au milieu des Kabyles. Fidèle au caractère religieux qu’il avait toujours manifesté pendant qu’il exerçait le commandement au nom de l’émir, Ben-Salem n’a pas voulu accepter de fonctions politiques en se soumettant à la France. Le succès de toutes nos entreprises a été à ses yeux le signe évident de la volonté de Dieu, et, en déposant le dernier les armes qu’il avait prises au nom de la religion et pour le bien de son pays, il a demandé à aller faire un pèlerinage à la Mecque. Ces résultats donnent à nos relations en Afrique une sorte de consécration dont l’honneur appartient tant à l’énergie de nos soldats qu’à l’habile direction des affaires arabes.

En portant nos regards au dehors, nous retrouvons en Grèce, en Portugal, en Espagne, les mêmes agitations, les mêmes périls pour les institutions constitutionnelles. Cependant, à Athènes, un vote parlementaire vient de montrer que M. Coletti et le cabinet qu’il préside ont une incontestable majorité. L’opposition avait pris thème de certaines irrégularités qui s’étaient glissées dans les mercuriales des principaux marchés du royaume que le gouvernement doit publier tous les mois, pour accuser le ministre des finances de falsification des documens officiels et de perception illégale. L’accusation n’avait pas le moindre fondement, l’opposition elle-même ne l’ignorait pas ; mais elle y voyait un moyen de harceler non pas tant le ministre des finances, M. Ponyropoulo, que le président du conseil, M. Coletti. Le débat a si fort tourné à la confusion des opposans, qu’un des plus vifs d’entre eux, M. Lycurgue, a cru devoir protester à la tribune de son respect pour le caractère de M. Coletti et la droiture de ses intentions. La mise en accusation du ministre des finances a été repoussée par 64 voix contre 43 ; il y a donc eu en faveur du cabinet une majorité de 21 voix. Cet épisode parlementaire s’est passé au milieu des préoccupations qu’inspirent au gouvernement grec l’attitude de Constantinople et surtout le mauvais vouloir de l’Angleterre, qui menace Athènes de ses vaisseaux et d’une descente au Pirée. Le gouvernement grec parait résolu à lui opposer une résistance passive, et à protester devant l’Europe contre les violences qui lui seraient faites. L’Europe pourra juger entre la conduite du gouvernement anglais venant mettre la main sur le trésor, sur les finances de la Grèce, et celle de la France, qui prend encore à sa charge aujourd’hui pour sa part afférente le paiement des intérêts et de l’amortissement de l’emprunt grec. Le ministre des finances, en demandant à la chambre un crédit de 527,241 francs pour le paiement du semestre échu le 1er mars 1847, insiste sur l’impossibilité où se trouve le gouvernement grec de distraire aucune partie des recettes pour l’affecter à l’acquittement direct de l’emprunt et même au remboursement des avances faites par les puissances. L’Angleterre au contraire s’en tient à la lettre de son contrat : elle veut être payée, dussent ses exigences précipiter la ruine de la monarchie qu’elle a élevée, il y a vingt ans, de concert avec la France et la Russie.

Nous avons à signaler aujourd’hui un changement, un progrès assez imprévu dans la situation d’une des provinces danubiennes ; nous voulons parler de la Valachie. On se rappelle qu’un des premiers actes de l’hospodar Bibesco, qui était parvenu au pouvoir à la faveur de ses protestations et de ses promesses libérales, avait été de rompre avec ses anciens amis et de fermer l’assemblée valaque pour en mettre la clé dans la poche des Russes, comme on disait à Bucharest. La réaction contre l’influence russe fut alors unanime parmi les Valaques ; elle fut poussée si loin, qu’on les vit témoigner aux Turcs de l’amitié, de la confiance, et les supplier de venir au secours de la constitution menacée de périr. Il y eut enfin en Valachie un parti turc. Le divan, qui d’ordinaire sait fort peu ce qui se passe de ce côté du Danube, accorda pourtant son attention à cet appel fréquemment répété, et, dans son voyage en Bulgarie, le sultan usa de son droit de suzeraineté pour intimer au prince Bibesco l’ordre de rouvrir l’assemblée. La Russie ne s’y opposa point ostensiblement. À l’en croire, elle avait ignoré l’étendue du mal ; son consul, en s’associant étroitement aux méfaits du prince Bibesco, avait dépassé ses instructions : il avait mal informé son gouvernement, dont l’innocence était complète. Force a été au prince Bibesco de faire acte de soumission ; et la Russie, de son côté, a reculé d’un pas en frappant d’une disgrace apparente ou réelle l’agent qui l’avait servie avec un succès peut-être en effet trop rapide et trop peu ménagé. Toutefois, en rendant au pays l’usage de sa constitution, l’hospodar a pris ses précautions contre le danger des opinions trop indépendantes ; il a eu grand soin de changer de fond en comble la loi électorale, de manière à en obtenir un parlement composé d’hommes nouveaux, obscurs, pauvres, ou bien très riches, mais en même temps connus par une servilité mise à l’épreuve. Cependant, avec une chambre aussi docile, le prince Bibesco gouverne dans un sens libéral ; il fait voter par les députés de son choix des lois utiles pour la principauté. Quelle est la cause de ce changement ? La Russie, qui s’était compromise, et qui d’ailleurs, par les événemens de Cracovie, a éveillé la susceptibilité de l’Europe occidentale sur les questions de protectorat, se résigne à ralentir provisoirement son action pour paraître moins redoutable. Quant au prince Bibesco, il essaie d’expliquer lui-même son libéralisme d’aujourd’hui en rejetant la responsabilité de ses actes d’autrefois sur l’arrogance de la boyarie, et sur les difficultés qu’elle suscite incessamment à toute administration dans l’intérêt de ses propres privilèges. La vérité est que le prince Bibesco a du penchant pour les allures de dictateur, et qu’il tient à justifier le pouvoir absolu par sa conduite. Peut-être même commence-t-il à vouloir le bien du pays, à la condition d’avoir la liberté de le faire par lui seul ; car enfin il a aussi son intérêt personnel dans cette politique, l’intérêt de s’affermir sur le trône en abaissant ses rivaux et de fonder une dynastie. L’hérédité n’est-elle pas, au su de tout le monde, une de ses ambitions ? Quoi qu’il en soit, avant même de savoir si le prince Bibesco persévérera jusqu’à la fin dans cette voie meilleure, il est juste de le louer d’y être entré. La loi proposée par le prince et votée par l’assemblée pour l’affranchissement des esclaves du clergé exercera une influence utile sur l’honneur, et aussi sur le bien-être, sur la moralité des populations valaques. Lorsque les aventuriers connus plus tard sous le nom de bohémiens, cigans, zingares, vinrent de l’Asie s’établir en Europe vers la fin du moyen-âge, ils se fixèrent en grand nombre dans la Moldo-Valachie et y furent promptement réduits en esclavage. L’état, le clergé, les particuliers, quiconque avait un droit de possession eut des esclaves, et la domesticité dans les principautés fut tout entière alimentée par les zingares. Comme leur histoire l’apprend, c’était une population très vicieuse, et il arriva que cette race flétrie par l’esclavage descendit alors au plus profond degré de la corruption. C’était la plaie des familles et de la société ; mais cela ne déplaisait point aux princes fanariotes qui gouvernaient le pays pour les Turcs, et qui ne pouvaient s’y maintenir qu’en l’énervant de toutes les façons. Sitôt que les Moldo-Valaques, à la faveur des événemens intérieurs et extérieurs qui ont diminué si gravement la puissance ottomane, eurent retrouvé le sentiment de leur force et de leur nationalité, ils songèrent très sérieusement aux maux dont l’esclavage était pour eux la source, et, depuis 1832, l’affranchissement des zingares a été la préoccupation constante des hommes sincèrement dévoués au bien du pays. Dans les deux principautés, l’état a fait les premiers sacrifices ; il a donné la liberté à ses esclaves. Le clergé, très riche en esclaves, ne suivit pas cet exemple, et combattit formellement la mesure comme désastreuse pour l’église. Il céda pourtant en Moldavie devant le libéralisme toujours capricieux et quelquefois un peu brutal du prince Stourdza. Le prince Ghica fut moins heureux en Valachie ; il ne put l’emporter contre la puissante opposition des évêques et des monastères. Le prince Bibesco vient d’obtenir le succès qui avait ainsi échappé à son prédécesseur ; il est juste de dire que le métropolitain de Bucharest lui a prêté tout son appui. Par le bienfait de cette loi, trente mille zingares passent à l’état d’hommes libres. Les revenus de la capitation que tous les affranchis doivent au trésor seront consacrés au rachat des esclaves des particuliers qui consentiront à vendre, car, on est forcé de l’avouer, les deux principautés contiennent encore environ cent mille esclaves, et il ne faudra pas moins de trente-cinq ans pour le rachat de ceux de la Valachie.

Le traité de la quadruple alliance va, par la force des choses, trouver une application dans les affaires du Portugal. Le bruit avait couru dans ces derniers jours que l’Angleterre s’était entendue avec le gouvernement espagnol pourrions évincer de la question portugaise, et pour travailler à résoudre sans nous les difficultés qui tiennent en échec le pouvoir de la reine dona Maria. Il n’en est rien. Si le ministère anglais avait en effet cherché à faire triompher un pareil dessein, la réponse de la France à une entreprise de cette nature eût été fort simple. La France se trouvait en droit de déclarer au gouvernement britannique que, dès que le traité de la quadruple alliance était méconnu dans ce qui concernait le Portugal, il n’existait plus pour ce qui regardait l’Espagne. Dès-lors la France était libre d’agir dans les affaires de la Péninsule d’une manière tout-à-fait isolée et de trancher seule les questions les plus délicates, comme par exemple celle de l’intervention dans un cas donné. L’Angleterre était loin d’avoir intérêt à pousser les choses jusque-là ; aussi n’a-t-elle rien fait de sérieux qui pût motiver de notre part une semblable attitude. Ce qu’il est permis d’augurer, c’est que l’anarchie du Portugal, à force de se prolonger, deviendra une sorte de question européenne, du moins pour la France, l’Angleterre et l’Espagne. On sentira le besoin de mettre la transaction qui devra enfin terminer la lutte entre la reine dona Maria et les insurgés sous la sanction de plusieurs puissances qui garantiraient au Portugal le rétablissement et la sincère exécution de la charte.

Quant à l’Espagne, nous parlerons sans découragement, mais avec franchise, du spectacle qu’elle nous présente. Il y a quelques semaines, après la chute de M. Isturiz, il s’était formé un nouveau cabinet sous la présidence du duc de Soto-Mayor. Nous n’avions pas une grande confiance en ce cabinet, où l’on remarquait trop l’absence des hommes les plus considérables du parti modéré ; il est incontestable cependant que ce ministère avait la confiance des chambres, qui le lui ont prouvé par un vote formel. Eh bien ! le cabinet de M. de Soto-Mayor a été destitué en masse le lendemain même ; la même chose était arrivée l’an dernier au ministère présidé par le marquis de Miraflorès. Il faut se méfier, en Espagne, des votes de confiance du parlement ; ils sont un fâcheux symptôme pour les cabinets qui les sollicitent et qui les obtiennent. Enfin il s’est formé un ministère qu’il est aussi difficile de qualifier que tous les autres. Est-ce un ministère modéré ? est-ce un ministère progressiste ? C’est là la grave question qui va s’agiter lorsque les chambres se rouvriront. Nous savons bien que le nouveau président du conseil, M. Pacheco, qui est un homme d’un esprit distingué, vise à former un nouveau parti en dehors des traditions des anciens partis, à se mettre sur un terrain neutre ; il veut être le chef d’un gouvernement conservateur progressiste. Aussi, d’un côté, s’est-il adjoint des hommes du parti modéré, tels que M. Benavidès, ancien chef politique de Madrid, et le général Mazarredo, l’ami de Narvaez, ancien ministre avec M. Gonzalez-Bravo, et de l’autre il donne satisfaction en théorie à plus d’une prétention du parti progressiste ; mais, dans la pratique, de quel côté penchera M. Pacheco ? Jusqu’ici son programme n’a rien de fort effrayant pour le système de modération qui a prévalu en Espagne depuis quatre ans. Son discours d’inauguration aux cortès ne diffère pas sensiblement de tous ceux qui ont été prononcés en pareil cas. Parler de son respect pour la légalité et de sa volonté de ne la point enfreindre, à moins d’y être contraint par quelque insurrection, en vérité ce n’est pas beaucoup s’engager. M. le duc de Soto-Mayor en avait dit autant, ce qui ne l’a pas empêché de tomber. Ce qui rend la situation du nouveau cabinet difficile, c’est le vice de son origine. Nous nous expliquons avec peine comment M. Pacheco, qui a toujours passé pour un homme essentiellement parlementaire, a pu accepter le pouvoir en présence d’un vote de confiance accordé au ministère précédent. Si on nous objecte que cela est très régulier, que la reine a parfaitement le droit de congédier ses ministres et d’en choisir d’autres, nous répondrons qu’il y a des limites à ce droit, et que c’est en abuser que de donner deux fois en un an le spectacle d’une destitution en masse de ministères qui avaient l’appui des cortès. Il ne faut pas vouloir chercher des causes trop profondes à ces changemens, ni se hâter de conclure d’une manière trop absolue que l’influence française est en pleine décadence au-delà des Pyrénées. Sans nier la part que M. Bulwer a dû prendre à la dernière révolution ministérielle, qui amène au pouvoir son ami M. Salamanca, il n’est pas exact de dire que la formation du nouveau ministère espagnol soit une déclaration d’hostilité contre la France. M. Pacheco, malgré son opposition à quelque tendances, supposées trop complaisantes, des cabinets précédens pour notre gouvernement, est un des hommes qui sentent le mieux le prix qu’il faut attacher à une sincère alliance entre les deux pays. L’avènement au pouvoir de la fraction dite puritaine du parti modéré est un essai de plus, un tâtonnement de plus, et c’est là son principal caractère.

Maintenant, le cabinet de M. Pacheco réussira-t-il à s’asseoir d’une manière durable ? C’est ce dont il est permis de douter. Déjà le parti progressiste, qui n’avait pas dissimulé sa joie en le voyant arriver au pouvoir, qui a voté en sa faveur, commence à se retirer de lui, et nous ne pensons pas cependant que M. Benavidès et Mazarredo soient disposés à rien ajouter à leurs concessions pour le ramener. D’un autre côté, le parti modéré, chaque jour blessé par les attaques dont il est l’objet, voudra-t-il lui rendre un appui qu’il lui a refusé le premier jour ? Il est certain que, si ces deux grandes fractions de l’opinion reprennent leur position naturelle, le ministère Pacheco n’aura pas un meilleur sort que ceux qui l’ont précédé. Les crises recommenceront peut-être en face de la guerre civile, activement fomentée en ce moment même sur tous les points de la Péninsule par le parti carliste.

Cette inconsistance de la politique en Espagne ne nuit pas seulement à ses affaires intérieures, elle empêche évidemment la création de relations nouvelles avec les pays qui n’ont pas encore reconnu la reine Isabelle, et elle a même une très fâcheuse influence sur ses relations avec les peuples amis. Il y a avec la France, par exemple, une multitude de questions pendantes qui, d’un jour à l’autre, pourraient devenir graves et susciter de sérieux embarras. Sans qu’on s’en soit beaucoup occupé, il a failli y avoir, il y a quelques jours, un engagement entre les troupes des deux pays aux bords de la Bidassoa ; les journaux de la frontière ont rapporté l’affaire en détail. L’Espagne élève depuis long-temps des prétentions à la propriété entière des eaux de la Bidassoa, et ces prétentions, qui ne se fondent sur aucun traité, sont naturellement contestées par la France : c’est là une question toute diplomatique à vider ; mais les autorités espagnoles ne laissent pas passer une occasion d’exercer ce droit, qui leur est disputé. Une de ces occasions s’est offerte tout récemment. Un navire de commerce français est entré dans la Bidassoa, et les autorités de Fontarabie ont voulu lui faire payer les droits imposés aux bâtimens étrangers. Le capitaine de ce navire, qui n’était pas entré dans les eaux espagnoles, a refusé et a eu recours à l’autorité française pour le protéger à sa sortie contre une attaque de vive force dont on le menaçait. Il y a eu des négociations entre le chef d’état-major de M. le général Harispe et le capitaine de port de Fontarabie. L’autorité française a été obligée de faire arriver des troupes et quelques pièces d’artillerie pour protéger la sortie du navire, qui, heureusement, n’a pas été attaqué. Les journaux espagnols ont même rapporté que le général Urbistondo, commandant des provinces basques, qui est arrivé quelques heures après à Irun, avait exprimé avec une certaine vivacité son regret de ne s’être pas trouvé sur les lieux pour engager une lutte à main armée. Nous n’attachons pas plus d’importance qu’il ne faut à ces incidens, dont l’opposition espagnole s’est emparée cependant dans un but d’hostilité envers la France : nous savons que les bonnes relations entre deux pays ne sont pas à la merci de ces questions inférieures ; mais, si l’on réfléchit que sur toute la frontière hispano-française il y a de semblables débats de territoires, on comprendra qu’il importe de mettre un terme diplomatiquement à ces discussions, afin d’éviter qu’elles ne soient envenimées par les passions hostiles, comme cela a eu lieu déjà sous la régence d’Espartero. Malheureusement, nous le répétons, il est difficile de traiter ces questions avec des ministères qui ne font que passer au pouvoir. Trop souvent aussi la diplomatie croit au-dessous d’elle de s’occuper de ces affaires peu brillantes, d’où dépend cependant la tranquillité des populations des frontières. C’est un intérêt que notre gouvernement doit surveiller et protéger. Ses relations amicales avec l’Espagne doivent le porter à insister sur la solution de ces difficultés secondaires.

En Angleterre, on suit toujours avec un vif intérêt les affaires d’Espagne. On croit, à Londres, au rappel d’Espartero, qui serait rétabli dans tous ses honneurs. Cette réintégration serait la contre-partie de la nomination du général Narvaez comme ambassadeur à la cour des Tuileries. Il parait, au surplus, qu’Espartero et le comte de Montemolin, entre lesquels des négociations s’étaient entamées presque sous les auspices du gouvernement anglais, n’ont pu s’entendre. On assure que le prétendant est parvenu à réunir cinq millions de francs. Sur le fond même de la question espagnole, de vifs débats viennent de recommencer, non dans le parlement, mais dans la presse périodique, et on a généralement remarqué un article du dernier, numéro du Quarterly Review, qui aurait été rédigé sous l’inspiration de lord Aberdeen. Le langage de l’écrivain est modéré, bien que se pensée soit hostile au gouvernement français ; son but principal est de réfuter la thèse favorite de lord Palmerston au sujet du traité d’Utrecht. En Angleterre, — ce n’est pas comme en France, — les hommes politiques et les publicistes n’en ont pas encore fini avec le traité, qui devient un champ de polémique entre la revue des tories et la revue des whigs. Lord Aberdeen, dans ses négociations avec la France, n’a jamais invoqué le traité d’Utrecht ; aussi, le Quarterly raille-t-il lord Palmerston sur son engouement pour un ordre d’argumens qui auraient jusqu’alors échappé à tous les hommes d’état de l’Angleterre et de l’Europe. De son côté, lord Palmerston a songé à présenter l’apologie de sa politique dans l’Edinburg Review. La revue whig maintient l’interprétation donnée par lord Palmerston au traité d’Utrecht ; mais il semble que l’écrivain sente lui-même la faiblesse de cette thèse, car il ne tarde pas à l’abandonner pour aborder tous les argumens actuels et politiques de la question. La conduite tenue par lord Aberdeen est à son tour l’objet de critiques assez amères. Le morceau se termine par des considérations sur les relations à venir de l’Angleterre et de la France. Tout en faisant des vœux pour que le refroidissement entre les deux pays ne soit que passager, tout en reconnaissant que la discussion pendante entre les deux cabinets est aujourd’hui sans objet immédiat, et qu’il n’est dans l’intérêt de personne d’entretenir l’amertume qu’elle a provoquée, le publiciste whig ne croit pas qu’il soit possible d’espérer le retour d’une confiance entière entre les deux pays. Au surplus, ajoute-t-il, les violens orages purifient l’air, et nous espérons que les hommes d’état des deux nations, délivrés de l’atmosphère débilitante d’une amitié de serre chaude, auront, avec moins d’intimité, plus de décision et de franchise. — Il est difficile de ne pas reconnaître dans cet article non-seulement les traces d’une origine officielle, mais aussi l’empreinte des diverses nuances politiques représentées par le cabinet anglais. Le ton de la discussion est tantôt passionné, tantôt presque doucereux. On dirait qu’une main habile et sage s’est attachée en maints endroits à adoucir les vivacités d’une touche plus ardente ; mais, en dépit de ces précautions, il y a dans tout le morceau une animosité contre la France qu’on sent d’autant mieux, qu’après s’être échappée, elle cherche à se contenir.

Au reste, ce qui, en dehors de toute polémique, nous rassure toujours sur le maintien de la paix entre les deux pays, c’est la nécessité où ils sont tous les deux de demander aux développemens de l’industrie et de la civilisation des remèdes au malaise qui les travaille en ce moment. Ni l’Angleterre ni la France ne sont aujourd’hui dans ces situations prospères qui enflent le cœur et inspirent les résolutions téméraires. La Grande-Bretagne a ses plaies, nous avons les nôtres, qui, pour être moins profondes, n’appellent pas moins toute notre vigilance. L’état de leurs finances fera pour long-temps aux deux peuples un devoir d’une haute sagesse.

Dans un moment où les questions financières sont si vivement à l’ordre du jour, on a remarqué davantage chez nous la disparition d’un administrateur éminent qui eut trois fois dans les mains le portefeuille des finances, et qui depuis 1815, soit comme législateur, soit comme ministre, a pris part à toutes les lois, à toutes les mesures importantes concernant la fortune publique. M. le comte Roy, qui vient de mourir à l’âge de quatre-vingt-deux ans, avait la passion de l’ordre dans les finances, et il goûta presque toujours la satisfaction, quand il fut aux affaires, de voir les recettes dépasser les dépenses. Ses opinions étaient modérées et l’associèrent à la politique du duc de Richelieu, de M. le comte Molé, de M. Pasquier et de M. de Martignac. Dans ces derniers jours, le coup le plus imprévu a enlevé aussi à la société une femme dont la distinction était l’orgueil et le charme de ses amis. En présence de regrets si profonds, nous osons à peine prononcer le nom de Mme de Castellane, qui exerçait autour d’elle comme un empire irrésistible, parce qu’à la finesse de l’esprit elle joignait toutes les délicatesses de la bonté.


Histoire critique de l’école d’Alexandrie, par M. Vacherot[1]. — L’étude de la philosophie alexandrine a produit depuis quelques années plusieurs travaux importans, entre autres le livre de M. Jules Simon dont cette Revue a fait un juste éloge, et plus récemment celui de M. Barthélemy Saint-Hilaire, membre de l’Institut. M. Barthélemy a publié la traduction française d’un certain nombre de morceaux de Plotin, accompagnée d’un rapport à l’Académie des Sciences morales sur le concours ouvert pour le prix à décerner à la meilleure histoire de l’école d’Alexandrie. C’est à la suite de ce concours que M. Vacherot a été couronné. Pour mieux justifier la faveur avec laquelle son travail avait été accueilli par l’Académie, l’auteur a voulu le revoir attentivement avant de le faire paraître. Il y a introduit des développemens nouveaux ; il a multiplié les citations, afin de motiver toutes ses assertions, tous ses jugemens. Le programme de l’Académie demandait trois choses : 1° faire connaître par des analyses étendues les principaux monumens de l’école d’Alexandrie, en insistant particulièrement sur Plotin et sur Proclus ; 2° rechercher les antécédens de cette école, ses rapports avec les religions antiques, et le rôle qu’elle a joué dans la lutte du paganisme contre la religion chrétienne ; 3° suivre la trace des idées alexandrines dans le moyen-âge, et marquer, en terminant, la part d’erreur et la part de vérité qu’elles renferment. M. Vacherot a embrassé toutes les parties de ce vaste programme. Son livre s’ouvre par une longue introduction, dans laquelle il résume et apprécie les doctrines philosophiques ou religieuses qui ont influé sur la direction des Alexandrins, celles de Platon, d’Aristote, de Zénon, et en même temps celles de l’Orient. Il passe en revue les dogmes de la théologie juive, et montre comment Philon en a tiré un système mêlé d’idées grecques et d’idées orientales ; il esquisse à grands traits la théologie chrétienne, les opinions des pères de l’église et les bizarres théories des gnostiques. La fin de cette savante introduction est consacrée à l’histoire des écoles grecques dans les deux premiers siècles de notre ère. À cette époque, la philosophie se transformait ; il s’opérait une sorte de fusion entre le platonisme et le péripatétisme, entre la Grèce et l’Orient. Les philosophes qui remplissent cette période intermédiaire, Alcinoüs, Plutarque, Numénius, ne sont pas des métaphysiciens de premier ordre ; mais leurs tentatives méritent l’attention de l’histoire, parce qu’elles sont un des signes de cet esprit à la fois érudit et mystique qui donne naissance à la philosophie alexandrine. M. Vacherot, qui fait dans son livre une revue si complète et si intéressante des systèmes antérieurs à l’école d’Alexandrie, aurait dû récapituler les points sur lesquels elle les continue, les perfectionne ou les modifie. Cette récapitulation est rejetée à la fin du second volume ; peut-être aurait-il fallu la placer immédiatement après l’introduction de l’ouvrage. C’eût été prévenir les doutes du lecteur et le préparer par cette transition à l’intelligence du grand mouvement philosophique dont on vient de lui montrer les origines. C’est là, du reste, une question d’art et de méthode, qui laisse subsister tout entier le mérite des recherches de M. Vacherot. — L’histoire critique de l’école d’Alexandrie comprendra trois volumes. Les deux premiers, qui sont publiés, nous font connaître cette école, dans ses origines, dans ses monumens, dans l’esprit et la méthode qui la caractérisent, dans ses luttes contre le christianisme. Dans le troisième et dernier volume, qui doit paraître prochainement, l’auteur recueillera les traces de la philosophie alexandrine à travers la barbarie du moyen-âge et jusqu’au XVIe siècle, où l’enthousiasme de quelques érudits la ressuscite un instant. L’ouvrage se terminera par l’appréciation des mérites et des défauts de cette philosophie, des services qu’elle a rendus à la science et de ceux qu’elle peut lui rendre encore. La critique attend le complément de la publication de M. Vacherot pour la juger définitivement ; mais, dès aujourd’hui, il y faut reconnaître une étude approfondie de la philosophie ancienne et une pénétration métaphysique qui n’est pas commune de nos jours.


— La vie et les écrits d’un penseur illustre, Jordano Bruno, viennent d’être l’objet d’une étude approfondie. L’auteur de cet ouvrage[2], sur lequel nous reviendrons, M. Christian Bartholmèss, a voulu, d’une part, faire connaître la vie de Bruno en s’aidant des meilleures sources, de l’autre, donner par une analyse mêlée de nombreuses citations une idée exacte de ses bizarres écrits. Son livre est le résultat de dix années de recherches, non-seulement sur Bruno, mais sur l’époque si agitée, si féconde, au milieu de laquelle il a vécu. Il ne faut y chercher ni un panégyrique de Bruno, ni une réfutation de ses doctrines : M. Bartholmèss a compris que ce qu’il fallait avant tout, c’était donner une base solide à la critique dans l’appréciation si difficile du penseur napolitain. Cette tâche est aujourd’hui remplie grace à M. Bartholmèss, et il faut désirer que l’histoire philosophique ne se borne pas à ces premières recherches sur les anciennes écoles de l’Italie.


— S’il y a pour la pensée et la poésie des momens de langueur, c’est du moins une consolation de voir les chefs-d’œuvre des morts rendus à la lumière, à une existence nouvelle par la magie du talent. Tel est le plaisir vif et élevé que nous devons à Mlle Rachel, à la manière dont elle a composé et rendu le rôle d’Athalie. Dans ce rôle, qui n’a que trois scènes, elle soulève tous les applaudissemens et parait sous une physionomie toute nouvelle. Il y a là une création qui atteste une rare puissance. Mlle Rachel vient d’un coup de reculer les bornes de son domaine et de son répertoire. Désormais elle nous doit Agrippine et la Cléopâtre de Rodogune. Une autre curiosité dramatique, ce sont les représentations que va donner à Paris une troupe venue de Madrid. Nos jeunes auteurs pourront ainsi se familiariser avec les chefs-d’œuvre du théâtre espagnol. Il y aura là pour eux un sujet d’études intéressantes, et pour le public une source d’enseignemens élevés, de nobles émotions.


  1. 2 vol. in-8o, chez Ladrange, quai des Augustins.
  2. Jordano Bruno, 2 vol. in-8, chez Ladrange.