Chronique de la quinzaine - 30 avril 1847

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Chronique n° 361
30 avril 1847


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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30 avril 1847.

La Prusse et son roi sont en spectacle à l’Europe. C’est une œuvre difficile, l’histoire est là pour nous l’apprendre, que la conciliation des droits du trône et ceux du peuple dans ces momens solennels où une nation arrive à un développement plus large de sa liberté, sous quelque forme que cette liberté ait été octroyée, consentie ou stipulée. Or, il se trouve qu’en Prusse, outre les difficultés graves que présente inévitablement une situation pareille, il y en a d’autres qu’a fait surgir le langage non moins imprévu qu’imprudent de la couronne. Le roi Frédéric-Guillaume IV est un prince loyal et un homme de bonne foi, il a l’amour du bien et le goût de la gloire ; mais en même temps il est entraîné à des singularités dangereuses de conduite et de langage par un esprit plus mobile que juste, par une imagination qui voit notre époque à travers les souvenirs et les couleurs de la féodalité et du moyen-âge, par des théories mal digérées et appliquées à faux. Il y a depuis plus de cinquante ans en Allemagne une école historique qui, après avoir dans sa jeunesse montré de saines tendances et produit dans sa maturité de remarquables travaux, risque de compromettre, non-seulement sa juste célébrité, mais encore les plus précieux intérêts par la gravité de ses erreurs politiques. Quand, en 1814, M. de Savigny, dans sa fameuse querelle avec Thibault de Heidelberg sur la codification, soutenait que ni les mœurs de l’Allemagne, ni son état politique, ni sa langue encore obscure, ne pouvaient se plier à la rédaction uniforme d’un code civil pour tous les états du corps germanique, il était plus près de la vérité que son antagoniste, parce qu’il appréciait mieux que lui ce que pouvait alors l’Allemagne, ce qu’elle ne pouvait pas ; mais, lorsqu’un 1847 le royal élève de M. de Savigny déclare qu’il ne permettra jamais qu’une feuille écrite vienne s’interposer entre Dieu et la Prusse pour la gouverner par des paragraphes, il porte dans les principes, dans les idées politiques, la plus étrange confusion, et ne tient aucun compte de tous les progrès qui depuis trente ans se sont accomplis, tant pour l’Allemagne que pour l’Europe. Que de contradictions amassées dans le royal discours de Frédéric-Guillaume IV ! Le roi institue, ouvre en personne une diète générale, et il dit aux députés qu’il ne les eût pas convoqués, s’il eût pensé qu’ils eussent pu songer à jouer le rôle de représentans du peuple ; il réunit une assemblée délibérante, et il lui déclare qu’il ne reconnaîtra jamais la volonté des majorités. Enfin il harangue longuement les états germaniques dans le principal dessein de leur inculquer cette idée, que leur mission n’est pas de représenter les opinions de l’esprit moderne. Tel est l’ultimatum de l’école historique signifié du haut du trône.

Il est certain, comme on l’a dit, que le roi Frédéric-Guillaume n’avait communiqué son discours à personne. À coup sûr, si les ministres eussent connu d’avance les paroles qu’il se proposait de prononcer, ils eussent, même les plus dévoués ou les plus engoués de l’esprit historique, présenté au roi de respectueuses observations. Ils lui eussent montré le danger d’instituer des controverses sur l’origine et la nature du pouvoir, et de parler plutôt en théoricien, en docteur appartenant à une école, qu’en homme politique, en roi. Ils lui eussent aussi conseillé de ne pas attaquer la presse. Est-ce le rôle d’un prince de déclarer la guerre à des écrivains ? Mais Frédéric-Guillaume avait fait un mystère à tout le monde, même à sa famille, même au prince de Prusse, de ce qu’il voulait dire à la diète générale ; il paraît que jusqu’au dernier moment il ne savait pas lui-même s’il lirait son discours, ou le débiterait de mémoire, comme une improvisation. C’est à ce parti qu’il s’est arrêté ; seulement il avait ordonné à un général, auquel il avait remis une copie de sa harangue au moment même de l’ouverture de la séance, de se tenir debout derrière lui pour secourir sa mémoire troublée, dans le cas où elle viendrait à lui faire défaut. La précaution s’est trouvée inutile : le roi a prononcé son discours tout d’une haleine, sans le secours du souffleur. Frédéric-Guillaume IV a une très grande confiance en lui-même : il croit qu’il a tout à gagner en se montrant tel qu’il est, en divulguant sans réserve ses sentimens et ses pensées. Il est clair qu’il comptait produire par sa parole, par son accentuation, par son geste, un effet puissant.

Cette attente a été trompée. Pendant qu’il parlait, tous les assistans, princes, seigneurs, ministres, députés, se regardaient avec un étonnement douloureux chez les uns, amer chez les autres. Les propositions étranges qui tombaient successivement de la bouche royale, les agressions contre la presse, le mépris affiché de l’esprit du siècle, la négation de l’idée et du droit d’une représentation nationale devant les représentans de la nation, tout cela déroutait les esprits en les remplissant d’aigreur et presque de colère. Le roi dut s’apercevoir lui-même, des impressions de l’assemblée, car elle ne l’interrompit par aucun applaudissement, et il put comparer cette première séance du 11 avril 1847 avec le 10 septembre 1840, jour qu’il a rappelé lui-même dans son discours, et où il reçut à Koenigsberg le serment de fidélité de ses provinces héréditaires au milieu d’un tonnerre d’acclamations.

Cependant les choses se sont mieux passées qu’on ne devait l’espérer d’après ce début malheureux. La diète a su se montrer à la fois reconnaissante de ce qu’avait fait le roi et ferme dans le maintien des droits du pays, qu’elle a déclaré préexister aux lettres patentes du 3 février. Elle se trouvait entre le projet d’adresse préparé par sa commission, qui contredisait de la manière la plus formelle les théories royales, et un amendement de M. d’Arnim qui supprimait ; dans la réponse à la couronne, toute revendication des droits du pays. Un député de l’ordre équestre, M. d’Auerswald, a eu le mérite de comprendre que l’assemblée avait besoin d’un moyen terme entre ces deux extrêmes, et de le lui offrir. Il a proposé à la diète un amendement énonçant d’une manière générale que les états entendaient maintenir tous les droits reconnus par les déclarations législatives de 1815, 1820, 1823. Au fond, c’était l’essentiel. Par là était sauvé le principe de la préexistence des droits de la nation aux lettres patentes du 3 février.

Dans les premiers momens, le roi paraît avoir conçu un assez vif déplaisir d’une pareille rédaction, si modérée qu’elle soit. Peut-être eût-il laissé trop percer ce mécontentement dans sa réponse sans l’influence du prince de Prusse, qui, siégeant dans la diète, a pu se porter garant auprès du roi des véritables sentimens de l’assemblée pour sa personne et sa couronne. La réflexion et de sages conseils ont fait comprendre à Frédéric-Guillaume que l’assemblée avait un égal respect pour les droits du trône et ceux du pays, et qu’il serait souverainement impolitique de paraître plus mécontent des réserves faites au profit de la nation que sensible aux témoignages que donnait la diète de sa reconnaissance et de son dévouement pour la royauté. Aussi a-t-il fait aux états une réponse modérée et bienveillante. Il s’est dit touché des sentimens que lui exprimait l’adresse, il a insisté sur l’union de la couronne et des états. Il a promis de les convoquer de nouveau avant quatre ans. Il a maintenu, sans toutefois traiter de factieuse la thèse contraire, qu’à ses yeux les statuts du 3 février étaient la source de tous les droits de la diète, et en même temps il a ajouté que ces statuts n’étaient point clos, mais qu’au contraire ils étaient susceptibles de perfectionnement. Dans la réponse du roi, il est question à deux reprises des formes constitutionnelles. Enfin, ce qui est constitutionnel au plus haut degré, c’est que cette réponse est signée de tous les ministres. Il a suffi de quelques jours pour qu’on reconnût la nécessité de placer entre le trône et l’assemblée des intermédiaires responsables. Voilà un progrès qui ne s’est point fait attendre. Il est des plus heureux. La royauté en Prusse ne saurait trop méditer sur le danger d’être en contact direct, soit avec les populations, soit avec les corps qui les représentent à divers titres : municipalités, états provinciaux, diète générale. C’est seulement par la présence d’agens responsables entre le roi et le peuple que ce dernier est libre et le premier vraiment respecté. Au reste, il résulte clairement de l’attitude réciproque de la couronne et de la diète prussiennes que l’une et l’autre veulent au même degré vivre ensemble en bonne intelligence. Toutes les deux semblent comprendre qu’elles trahiraient leurs véritables intérêts et leurs devoirs envers l’Allemagne, si par leur faute elles amenaient une désunion dont les conséquences seraient incalculables. Il y a là une vue de bon sens qui peut être un guide plus sûr que le fanatisme monarchique ou l’exaltation libérale.

Voilà pour le caractère allemand une grande épreuve, dont nous souhaitons vivement qu’il se tire avec honneur. La France, qui à la fin du dernier siècle a ouvert pour les peuples du continent la carrière de la liberté avec un éclat que le monde n’oubliera jamais, suit avec le plus sympathique intérêt les efforts des autres nations pour conquérir le régime constitutionnel. Personne ne met en doute la sincérité de ses sentimens. Ainsi nous voyons sur un autre point de l’Europe la médiation bienveillante de la France recherchée par le Portugal, dont le gouvernement semble enfin vouloir mettre un terme à l’anarchie qui désole ce royaume. L’Angleterre était d’abord disposée à considérer le traité de la quadruple alliance comme n’ayant plus de valeur : elle avait demandé un nouvel arrangement d’où la France se serait trouvée exclue par voie de prétérition ; mais la cour de Portugal a insisté pour que la France y fût comprise, elle préfère l’action combinée des trois gouvernemens d’Espagne, de France et d’Angleterre au protectorat exclusif de cette dernière. Les propositions et les conseils des trois puissances à la reine dona Maria ont porté sur quatre points : les trois cours l’ont sérieusement engagée à proclamer une amnistie, à rétablir la charte, à convoquer les cortès, à nommer un ministère mixte qui donnerait des garanties et des situations aux principaux personnages parmi les insurgés. Dans le cas où la reine dona Maria n’adopterait pas cette ligne de conduite, les trois puissances aviseraient elles-mêmes à rétablir l’ordre en Portugal. Il s’agit, on le voit, d’une transaction qui serait tout-à-fait honorable et satisfaisante pour ceux qui ont suivi la bannière de la junte de Porto. Dès l’origine de la lutte, la reine dona Maria s’est complètement méprise sur la nature du mouvement et de l’insurrection, qui eut bientôt compté dans ses rangs presque toute l’aristocratie ; la reine est passionnée, exclusive, et dès qu’on ne partage pas ses idées, ses illusions, on lui devient suspect. Il y a plus de modération et de prudence dans le caractère du roi. Dans ces derniers temps, il a bien fallu se rendre à l’évidence. La rive gauche du Tage a été envahie par les insurgés sous les ordres du comte de Mello ; ils sont entrés à Sétubal ; ils ont occupé Azeitoun et Palmella. En présence de ces dangers, le gouvernement portugais s’est adressé aux légations d’Angleterre, d’Espagne et de France, pour leur demander de concourir avec lui à maintenir la tranquillité dans Lisbonne ; il a rappelé une partie des troupes qui se trouvaient dans l’Alemtejo, il a fait venir un millier d’hommes qu’il a distraits de l’armée de Saldanha, et il a réussi à réunir ainsi un corps de trois à quatre mille hommes sous les ordres du comte Vinhaes. De son côté, le gouvernement espagnol a pris les mesures nécessaires pour former sans retard un corps de douze mille hommes de toutes armes qui doit s’établir non loin d’Alcantara. Cette démonstration n’est pas moins dans ses intérêts que dans celui du Portugal, car elle paralysera les miguélistes qui pourraient chercher à faire cause commune avec certains partisans du comte de Montemolin. A Madrid, le ministère de M. Pacheco semble tenu, non pas en équilibre, mais en échec, en raison des deux élémens qui le composent. Où cherchera-t-il son point d’appui ? Auprès des progressistes ? auprès des modérés ? Avec un esprit de conciliation habile et patiente, ces derniers pourraient exercer sur le cabinet une grande influence ; ils forment au sein des cortès une fraction considérable, et ils commettraient une grande faute en rejetant, par leur attitude, le ministère dans les bras des progressistes. En acceptant le poste d’ambassadeur à Paris, le général Narvaez n’indique-t-il pas au parti modéré la conduite à tenir envers le cabinet de M. Pacheco ? Puisque nous parlons d’ambassade, disons en passant qu’il n’a jamais été question d’envoyer à Madrid M. de Bois-Lecomte, qui vient à peine de s’installer auprès de la confédération suisse. Il est une autre nomination diplomatique qui heureusement est certaine, c’est celle de M. le duc de Broglie à l’ambassade de Londres. M. de Broglie accepte l’honneur et la tâche, aujourd’hui fort difficiles, de représenter la France à la cour de Saint-James : il se rendra à Londres vers la fin de juin. A la même époque, M. de Sainte-Aulaire y retournera pour prendre officiellement congé et installer son successeur. M. de Broglie est partisan déclaré de l’alliance anglaise ; il a terminé, il y a deux ans, les difficultés relatives au droit de visite. D’un autre côté, on ne saurait le soupçonner de complaisance aveugle envers le gouvernement britannique, pour peu qu’on se rappelle son dernier discours à la chambre des pairs au sujet des affaires d’Espagne. En choisissant pour le représenter un personnage aussi considérable, le gouvernement français donne à l’Angleterre un habile et digne témoignage de bon vouloir.

Là où le régime constitutionnel est de fraîche date, là nécessairement les crises politiques sont plus fréquentes, surtout si, comme en Grèce, des complications extérieures se joignent aux tiraillemens du dedans. M. Coletti vient de modifier son ministère ; il a cherché sans doute dans ce remaniement les forces dont il a besoin pour faire face aux difficultés de tout genre dont il est environné. On ne peut se dissimuler que cette recomposition du cabinet de M. Coletti est un nouvel échec pour l’influence anglaise ; c’est ainsi que l’a compris sir Edm. Lyons, car il a sur-le-champ demandé le paiement de l’arriéré de l’emprunt grec. M. Coletti doit lutter non-seulement contre une opposition ardente, mais contre les influences menaçantes d’un gouvernement qui figure cependant parmi les puissances protectrices de la Grèce. Nous approuvons tout-à-fait la sage réserve avec laquelle, il y a deux jours, la chambre s’est occupée de l’emprunt grec. M. Saint-Marc Girardin s’est contenté de lire l’endroit du rapport de M. de Goulard où se trouvent exprimées une vive sympathie pour la jeune monarchie représentative du roi Othon et l’espérance qu’une des puissances protectrices ne répudiera pas l’honorable patronage qu’elle avait jusqu’à présent partagé avec ses alliés. M. le ministre des affaires étrangères a remercié M. Saint-Marc Girardin de la réserve de ses paroles, en déclarant que le gouvernement était résolu à maintenir la politique que jusqu’à présent il a suivie en Grèce, et la chambre a voté à l’unanimité moins une voix le crédit nécessaire au paiement des intérêts et de l’amortissement de l’emprunt grec pour le semestre échu le 1er mars 1847. La générosité de la France ne se dément pas, et la conduite de la chambre a été aussi digne que politique. L’Angleterre entend autrement son rôle de puissance protectrice : elle envoie, comme nous l’avons dit, des vaisseaux au Pirée, et, si elle proteste qu’elle n’entend pas user de violence, elle ne se refusera pas le plaisir de promener d’un point à l’autre ses bâtimens, et d’encourager par la présence de son pavillon les désirs et les projets de révolte qui voudraient éclater. Sir Edm. Lyons et lord Palmerston persistent à attaquer l’administration de M. Coletti, à la décrier. Nous en trouvons la preuve dans une brochure, publiée récemment à Londres, sur la situation de la Grèce (the State of Greece), qui est un résumé de toutes les accusations dont les adversaires de M. Coletti ont fait retentir la chambre des députés d’Athènes. L’auteur de cet écrit, M. Alexander Baillie Cochrane, a été quelque temps mêlé aux affaires de Grèce, et il passe pour le fidèle interprète des inspirations de sir Ed. Lyons, quand il insiste sur la nécessité de remédier le plus tôt possible aux maux de la Grèce. On comprend ce que veut dire un pareil langage.

Le différend gréco-turc, au lieu de s’aplanir, a pris une gravité qu’il n’avait point à l’origine. Le terme fixé par l’ultimatum de la Porte ottomane étant expiré sans que les réparations exigées avec une certaine hauteur aient été accordées par le cabinet d’Athènes, les rapports diplomatiques ont cessé entre les deux gouvernemens. La Turquie, qui persiste à se croire blessée, a montré en sa mauvaise humeur en confiant d’autorité les intérêts commerciaux des sujets grecs à un fonctionnaire turc, au directeur de la douane de ConstantiNople. Que cette infraction aux usages soit volontaire ou qu’elle vienne de l’inexpérience, elle est fâcheuse, car elle peut créer une difficulté de plus. Toutefois cette question disparaît dans l’importance de la première. Assurément, le progrès pacifique et régulier d’un royaume taillé dans l’héritage de Mahomet II n’est point, pour les Osmanlis, un spectacle agréable, surtout s’ils songent que la Grèce politique, celle des protocoles et des traités, n’est point véritablement toute la Grèce morale, et que ces deux parties d’un même tout peuvent se réunir un jour. Il est naturel aussi que le royaume nouveau se trouve gêné dans les limites qu’on lui a imposées. Il y a dans ces sentimens réciproques un obstacle permanent à l’entretien de relations amicales entre ces deux cabinets : s’ils veulent s’entendre, ils sont obligés, l’un de faire taire ses ressentimens et ses inquiétudes, l’autre de cacher ses vœux et ses espérances. Cependant leur bonne entente est leur premier intérêt dans l’état actuel de l’Orient et en face d’une grande puissance qui a si bien profité jusqu’ici des révolutions de l’empire turc. Les Hellènes, plus avancés politiquement que les Serbes, les Bulgares, les Moldo-Valaques, ont la même politique à suivre pour les mêmes raisons. Le statu quo est pour eux en ce moment le seul moyen de progrès. De son côté, la Turquie doit aux chrétiens de l’empire et au royaume grec en particulier une bienveillante justice qui est pour elle une condition d’existence.

Mais ne voilà-t-il pas l’Italie pontificale qui, à notre grande joie, mêlée de quelque surprise, va figurer à son tour parmi les pays constitutionnels ! Le secrétaire d’état cardinal Gizzi vient d’adresser aux sujets romains une proclamation dans laquelle il leur annonce la prochaine réunion à Rome d’une consulte où- siégeront des députés nommés par l’autorité municipale. Chaque ville importante des états romains enverra trois députés à la consulte, qui délibérera sur tous les sujets d’intérêt général. On peut juger de l’enthousiasme avec lequel a été reçue la nouvelle d’un pareil bienfait. Il n’y a eu qu’un cri de reconnaissance pour le pape qui sait si bien comprendre et satisfaire les besoins des populations soumises à son autorité. Dans les sentimens et les pensées qui ont inspiré ces mesures, il y a plus que le désir, d’ailleurs fort naturel, de conserver et d’accroître la popularité acquise ; il y a une habileté profonde. Le pape, en appelant autour de lui les mandataires élus des intérêts généraux des populations, se crée un point d’appui, des forces qui lui permettront de mener à bien toutes les réformes dont il sent si vivement la nécessité. Désormais la régénération séculière de l’administration romaine est possible. L’institution de la consulte, de cette espèce de représentation nationale, aura le double effet de consolider la puissance morale du pape, et d’améliorer enfin le sort des populations gouvernées par le souverain pontife.

En passant en revue les questions principales qui agitent et passionnent les différens peuples, nous voyons, dans le Nouveau-Monde, la question de l’esclavage grosse d’orages politiques. Si pour quelques grands états de l’Europe, pour la France, pour l’Angleterre, le problème de l’esclavage a, relativement à leurs colonies, des difficultés qu’il faut résoudre avec habileté et patience, et dont tout récemment nous retrouvons la trace dans les débats de notre chambre des députés, ce problème a dans le Nouveau-Monde et notamment pour la république des États-Unis une bien autre importance. Là, entre les états du nord et les états du sud, la question de l’esclavage est un véritable champ de bataille ; elle est une source d’inquiétudes, de débats sur l’avenir même de la constitution fédérale. Les états du sud se plaignent hautement des attaques qui ont retenti, dans la dernière session du congrès, contre leurs institutions, et, parmi ces institutions, ils mettent au premier rang l’esclavage. Ainsi, récemment à Charleston, il s’est réuni une grande assemblée tant pour adopter certaines résolutions politiques que pour faire honneur à M. Calhoun à son retour de Washington. Quand l’assemblée eut entendu le rapport de son comité et voté par acclamation les résolutions qui lui étaient soumises, M. Calhoun, après avoir donné à ces votes une entière approbation, a signalé avec véhémence l’esprit d’agression des états du nord et les dangers de leur prépondérance. M. Calhoun a démontré qu’au prochain congrès les états sans esclaves auront partout la majorité. Par l’addition des états d’Iowa et de Wisconsin, la majorité sera de 4 voix dans le sénat du côté des états ennemis de l’esclavage. Dans la chambre des représentans, cette majorité sera considérable. Il faut donc que le sud se montre prêt à maintenir ses droits, qui se confondent avec le principe même du respect de la constitution. D’ailleurs, le nord n’a pas d’intérêt à détruire l’esclavage, qui est pour lui au contraire une source de richesses. Sans le riz, le coton, le tabac du sud, que deviendraient le commerce et la navigation du nord, ses usines, ses manufactures ? que deviendrait enfin sa population ? Le revenu du gouvernement tomberait à 8 millions de dollars, et la prospérité des villes du nord diminuerait d’une manière sensible. Celles-ci sont donc vraiment intéressées à respecter les droits et les institutions du sud. On peut juger si une pareille argumentation a été couverte d’applaudissemens. M. Calhoun a partagé en trois classes ceux qui, dans les collèges électoraux, votent contre l’esclavage. Il y a, d’abord les abolitionnistes. Ce sont, aux yeux de M. Calhoun, des fanatiques qui regardent l’esclavage comme un crime et en veulent la destruction à tout prix. Les abolitionnistes forment un vingtième des électeurs. Viennent ensuite des gens plus modérés et plus tranquilles, qui, tout en regardant l’esclavage comme un mal, ne voudraient pourtant pas, pour l’abolir, violer la constitution. Ils forment le vrai parti conservateur des états du nord et représentent les sept-dixièmes des électeurs. Quant à la troisième fraction de la population électorale, M. Calhoun la subdivise en deux parties ; l’une présente des hommes de talent et d’éducation, dont le nombre ne s’élève qu’à un vingtième des électeurs, tandis que l’autre forme un cinquième du corps électoral, et est composée de gens qui appartiennent à ce qu’on appelle le parti des dépouilles (spoils parly), gens qui ne reconnaissent aucun principe, et qui ne se mêlent d’élections que pour obtenir leur part du butin. M. Calhoun a fait observer que l’égalité de forces qui, la plupart du temps, règne entre les whigs et les démocrates, donne dans les élections une grande importance aux abolitionnistes, malgré le petit nombre de ces derniers, qui se trouvent recherchés par l’un et l’autre parti. Il faut donc, suivant l’orateur, que le sud oppose une énergique résistance aux attaques et aux dangers qui le menacent. M. Calhoun a protesté de son attachement à l’union, mais il a ajouté que l’union serait infailliblement sacrifiée, si les droits du sud étaient envahis. Défendre les institutions du sud, c’est travailler au maintien de l’union. Le discours de M. Calhoun a produit une sensation profonde, non-seulement à Charleston, mais dans tous les états du sud.

Au début, la guerre du Mexique n’était pas populaire dans le sud ; plus tard, on l’a considérée d’un œil plus favorable, quand on a vu la facilité avec laquelle des territoires ont été envahis. Ce résultat a flatté tant l’amour-propre que l’ambition des Américains, qui seraient assez disposés à conserver leurs nouvelles conquêtes ; mais ici la question de l’esclavage se rencontre encore comme sur obstacle, comme un achoppement. Les états du nord sont décidés à s’opposer à l’introduction de l’esclavage dans les nouveaux territoires ; de son côté, le sud ne consentirait jamais à un traité avec le Mexique dans lequel on introduirait une clause tendant à exclure l’esclavage des territoires cédés. Comment se tirer d’un pareil conflit ? Pour tourner la difficulté, on prendrait le Rio-Grande del Norte pour limite du Texas ; on rendrait au Mexique les territoires conquis, à l’exception, toutefois, de la Californie, que le Mexique, moyennant une indemnité, serait contraint de céder à l’Union. Sur la possession de la Californie, il n’y a qu’une opinion dans les états du sud comme dans ceux du nord. La convoitise des Américains ne se borne pas là ; depuis long-temps, elle s’est tournée du côté de Cuba, qui, par sa richesse et sa position géographique, a une haute importance à leurs yeux. Ils font dans l’ombre tout ce qui est en leur pouvoir pour disposer les habitans de cette île à se séparer un jour de l’Espagne, et le grand commerce qu’ils entretiennent avec Cuba leur donne les moyens de préparer les voies. Chaque année voit de nombreux Américains s’établir à Cuba. Ces nouveaux propriétaires ont des rapports journaliers avec le peuple de l’île, et ils lui vantent les avantages dont il jouirait, s’il faisait partie de l’Union américaine. Cette propagande est encore favorisée par la mauvaise administration de l’Espagne, qui a l’imprudence d’élever le chiffre de l’impôt immodérément, et qui ne pourrait accuser qu’elle-même, si, un jour, des populations qui lui ont été sincèrement dévouées se montraient résolues à se séparer d’elle.

C’est le double caractère des Américains d’être à la fois très avides d’acquérir et très parcimonieux sur les moyens de conquête. La guerre du Mexique n’est pas au fond populaire aux États-Unis : on a vu avec quel effort pénible le congrès a voté l’argent et les troupes nécessaires pour la continuer. Des orateurs, notamment M. Calhoun, se sont acquis la faveur publique en soutenant que les deux buts principaux qu’on s’était proposés en déclarant la guerre au Mexique étaient atteints. Que voulait-on ? Repousser l’invasion et revendiquer des limites contestées. Ces deux résultats sont obtenus. Pourquoi dès-lors ne se bornerait-on pas désormais à une attitude défensive ? On a vu un moment le gouvernement américain, dans son désir de mettre fin à une lutte dispendieuse, prêter une oreille crédule aux assurances d’un ancien courtier de Santa-Anna, d’un intrigant subalterne, et l’envoyer à Mexico dans l’espoir de nouer des négociations utiles. Atocha, c’est le nom de cet agent, quittait, quinze jours après, la capitale du Mexique pour revenir à Washington sans avoir réussi. Après ces tentatives infructueuses, le gouvernement américain a voulu essayer des mesures énergigues ; il a ordonné à ses généraux de pousser les hostilités avec vigueur, et il s’est proposé de flatter l’amour-propre national par la prise de Véra-Cruz, que quelques feuilles américaines paraissent avoir annoncée prématurément. Jusqu’à présent, les derniers événemens ont montré entre les troupes de l’Union et les Mexicains une alternative de succès et de revers. Malgré l’incontestable supériorité des États-Unis sur le Mexique, la lutte a pour l’Union une gravite, qui dépasse toutes les prévisions de ses hommes politiques. Outre les difficultés militaires et dans l’hypothèse, du triomphe de la république fédérale, le démembrement du Mexique peut devenir, comme nous l’avons indiqué, une cause de déchirement pour l’Union victorieuse.

En Algérie, nos relations avec les tribus jusqu’alors indépendantes qui habitent le Djerdjera deviennent de plus en plus satisfaisantes. Le chef kabyle Bel-Kassem ou Kassi, qui, pendant la dernière insurrection, s’était rendu redoutable au cercle de Delhi, est venu à Alger faire sa soumission ; il s’est présenté au nom des populations kabyles comprises entre Delhi et Bougie, et on a pu conclure avec lui une sorte d’arrangement qui garantit le libre accès de ces montagnes à notre commerce, et stipule en faveur de la France l’acquittement d’une contribution annuelle. L’habile direction imprimée aux efforts de la politique et l’énergie déployée dans la guerre ont produit un autre résultat non moins heureux, non moins important. Le célèbre Bou-Maza, cet ardent fanatique, se prétendant descendant de la famille schérifienne des Ben-Deris, qui, depuis 1845, entretenait l’agitation la plus vive dans la subdivision d’Orléansville, est venu se rendre de lui-même à l’autorité française. La physionomie pleine de feu et d’audace de ce jeune homme, à peine âgé de vingt-cinq ans, les témoignages du respect empressé qu’il reçoit des Arabes au milieu même de nos camps, prouvent que Bou-Maza avait une position beaucoup plus forte qu’on ne le croyait généralement, et qu’il pouvait causer encore beaucoup de maux aux malheureuses populations qui habitent le Dahra. Ainsi donc sur plusieurs points de l’Algérie se manifestent à la fois des tendances nouvelles de la part des indigènes. Notre puissance a enfin reçu, aux yeux de ces musulmans fanatiques, cette consécration de la volonté divine devant laquelle ils baissent la tête avec résignation. À mesure que les résistances que nous éprouvions diminuent, les travaux de fortification du sol vont prendre un essor plus rapide, et on a tout lieu d’espérer que le gouvernement, qui a su, par le bon choix de ses agens et la sagesse de ses dispositions, favoriser l’accomplissement de ces heureux résultats, ne se montrera ni moins actif ni moins intelligent pour les œuvres de la paix.

De toutes les difficultés qui ont retardé et retardent encore les progrès de notre établissement en Algérie, la plus grande, sans contredit, est l’impossibilité où se trouvent les Européens, par suite de la diversité du langage, d’entrer en communication d’idées, en relations d’affaires et de commerce avec les indigènes. Pour remédier à cet état de choses, deux moyens se présentaient à l’administration : l’un d’encourager chez les Arabes l’étude de la langue française, l’autre de propager chez les Européens la connaissance, au moins élémentaire, de la langue arabe. Le premier de ces moyens n’a produit jusqu’ici que de très faibles résultats. L’Arabe, naturellement insouciant, même pour l’étude de sa propre langue, n’a fait aucun effort pour se mettre en état de comprendre notre idiome, et ne s’est nullement laissé tenter par les avantages qui lui étaient assurés. Ici, comme en bien d’autres choses, il nous a fallu faire le premier pas, et, dans l’intérêt de la civilisation, étudier la langue arabe, en attendant que la langue française devienne, ce qui arrivera dans un temps donné, la langue de L’Algérie. Le second moyen a donc été employé par le gouvernement, et, depuis 1837, des cours publics de la langue arabe ont été successivement établis à Alger, à Constantine, à Oran ; mais ces cours, ainsi que les leçons données au collège d’Alger, ne s’adressant qu’à un petit nombre d’auditeurs, n’avaient qu’une valeur relative, et laissaient en dehors la population industrielle et agricole, dont le contact avec les indigènes est bien plus fréquent, bien plus suivi, et doit exercer une influence beaucoup plus grande sur l’assimilation future des deux peuples. Des mesures viennent d’être prises par M. le ministre de la guerre, et, pour remplir cette lacune, il a été décidé en principe que l’enseignement des élémens de la langue arabe serait introduit dans toutes les écoles primaires de l’Algérie. On ne peut qu’applaudir à cette disposition, qui réclame pourtant encore un complément nécessaire dans la création d’une école normale, où les élèves-maîtres puissent se livrer à une étude approfondie et suivie de la langue arabe, et se mettre ainsi en mesure de l’enseigner ensuite avec succès dans les écoles communales. Cet enseignement, ainsi propagé et mis à la portée de toutes les classes, produirait, nous n’en doutons pas, les meilleurs résultats, et contribuerait d’une manière efficace à faire triompher la civilisation européenne de l’antipathie des indigènes.

Si nous reportons nos regards sur nos affaires intérieures, nous voyons que la question des incompatibilités a mis de nouveau en lumière les nuances diverses qui se partagent la majorité de la chambre. Là plus encore que pour la réforme électorale, il y a eu des allures indépendantes. La question des incompatibilités n’a rien de radical et de révolutionnaire ; nous n’en voulons d’autre preuve que la manière dont elle a été posée avec une grande netteté par M. ministre de l’intérieur. « C’est une question, de limite, a dit M. Duchâtel ; la limite est-elle dépassée ou est-elle simplement atteinte ? Telle est la question entre M. de Rémusat et moi. M. de Rémusat ne veut pas expulser complètement les fonctionnaires, il se borne à en renvoyer une cinquantaine environ. Je crois que le nombre ne doit pas s’en accroître, je crois qu’il est bon qu’il ne s’accroisse pas, mais en même temps je ne pense, point que nous ayons dépassé la limite, et qu’il soit besoin de remèdes aussi énergiques que ceux qui sont proposés par M. Rémusat. » L’été dernier, beaucoup de collèges électoraux ont fait prendre à leurs mandataires l’engagement spécial de travailler législativement à restreindre le nombre des fonctionnaires dans la chambre. Ces collèges pensaient au moins que la limite dont a parlé M. le ministre de l’intérieur était bien près d’être dépassée. Il est vrai que, par une sorte de compensation, il y a d’autres collèges électoraux aux yeux desquels c’est pour les candidats une recommandation puissante que d’exercer avec distinction des fonctions publiques. Cela est vrai non-seulement pour la majorité, mais aussi pour l’opposition. Toutes ces divergences montrent combien la question des incompatibilités partage les esprits, et comment chacun se croit le droit de la résoudre à son gré, sans même prendre le mot d’ordre du parti auquel il appartient. Le gouvernement lui-même a reconnu, par l’organe de M. Guizot, que la question demandait à être approfondie, afin que sur ce point les convictions du pays pussent s’établir en connaissance de cause. Il a été convenu qu’à une époque ultérieure de la législature, sans doute dans deux ans, la question des incompatibilités sera prise en considération et mûrement examinée par une commission qui devra présenter à la chambre des conclusions positives. Ce que doit vouloir la chambre, c’est d’être la véritable expression du pays, en offrant une réunion d’élite de toutes les situations sociales. Il faut que le fonctionnaire siège à côté de l’agriculteur, et que de grands propriétaires soient mêlés à des membres du barreau. C’est ce qu’a indiqué avec justesse M. le garde-des-sceaux, et la chambre a été de son avis quand il a dit que le pays ne serait pas bien représenté s’il y avait dans le parlement quatre cent cinquante-neuf propriétaires ou quatre cent cinquante-neuf avocats.

En parlant de la présence des avocats dans la chambre, nous ne devons pas passer sous silence le brillant début de M. Paillet. Au premier rang dans le barreau de Paris, M. Paillet a voulu, dès son premier discours, conquérir une place parmi les orateurs de la chambre, et il y a réussi. La harangue était travaillée de longue main, bien apprise ; elle a été débitée avec un art d’autant plus grand, qu’il se cachait sous les apparences d’une sorte de bonhomie, bonhomie coquette et un peu prétentieuse. Quoi qu’il en soit, le succès a été complet. La majorité a su gré à l’orateur de la mesure avec laquelle il développait les théories de l’opposition, et la chambre tout entière de la peine qu’il s’était donnée pour rendre quelque nouveauté à un thème retourné en tous sens par des talens divers. Que dire, en effet, au sujet des incompatibilités, après les développemens ingénieux dont M. de Rémusat a accompagné sa proposition, après l’argumentation si substantielle de M. Duchâtel, et la spirituelle comparaison établie par M. Saint-Marc Girardin entre les fonctionnaires français et les fonctionnaires prussiens ? Cependant M. Billault a su réveiller l’attention de la chambre par la vivacité avec laquelle il a résumé tous les argumens, et surtout par les malicieuses provocations qu’il a adressées aux conservateurs progressistes. On eût dit que M. de Castellane les attendait, car il y a répondu sur-le-champ. Sa déclaration n’a point été ambiguë : il a annoncé qu’il voterait avec ses amis la prise en considération de la proposition de M. de Rémusat, non qu’il voulût toute la proposition ; à ses yeux, il faut la réduire et non pas la détruire.

La majorité qui a repoussé la prise en considération n’a été que de 49 voix. Cette différence avec la majorité qui avait rejeté la réforme électorale s’explique par plusieurs raisons. Beaucoup de députés appartenant à la majorité avaient, comme nous l’avons dit, pris des engagemens sur ce point avec leurs électeurs. La plupart de ces députés se sont abstenus au moment du vote ; c’était se déclarer à moitié satisfait des promesses du cabinet pour l’avenir. Quelques conservateurs progressistes n’étaient pas fâchés de faire acte d’indépendance à propos d’une question qui présentait un caractère bien moins tranché que la réforme électorale ; ceux-là ont voté avec l’opposition.

Il est donc constaté une fois de plus qu’au sein de la majorité il y a des esprits indépendans plus préoccupés de leurs propres tendances, de leurs propres opinions, que des intérêts du parti auquel ils appartiennent. Nous concevons que cette allure assez indisciplinée déplaise un peu à la majorité, à ses chefs, à ses soutiens les plus expérimentés, et que ces derniers ne consentent pas facilement à se laisser conduire par les fantaisies, par la pétulance des nouveaux-venus ; toutefois, si naturels que soient ces sentimens, il ne faudrait pas qu’ils fissent tomber la majorité dans deux fautes qui seraient graves, le dédain pour les personnes et l’immobilité systématique dans les choses. Ces membres nouveaux, ces conservateurs progressistes ne sont-ils pas un symptôme, qui veut être compris, des dispositions du pays et de sa véritable pensée ? À peine l’urne électorale avait-elle fait connaître tous ses secrets l’été dernier, que nous indiquions l’arrivée en grand nombre d’hommes nouveaux dans la chambre et dans les rangs du parti conservateur comme le fait culminant de la situation, et le germe de modifications inévitables dans la conduite et l’attitude de la majorité. Ce germe tend à percer aujourd’hui. Faut-il en contrarier, en étouffer les développemens ? Non, il faut les diriger. La majorité doit s’assimiler tout ce que les recrues de 1846 lui apportent de sang nouveau, de forces vitales ; c’est ainsi que les grands partis politiques s’affermissent et s’étendent. Nous voudrions aussi que la majorité, bienveillante envers ceux des siens qui ne siégent pas au milieu d’elles depuis plusieurs années, montrât sur plusieurs points plus d’initiative ; elle répondrait mieux ainsi aux instincts du corps électoral dont les suffrages ont si fort grossi ses rangs. N’y a-t-il pas quelques satisfactions habiles à donner à l’opinion ? Nous signalions dernièrement les questions administratives, les questions financières, comme appelant toute la sollicitude de la chambre ; C’est là un vaste champ qu’elle peut ouvrir à l’activité et à un sage esprit de réforme des conservateurs progressistes, de ceux qui sont sincères quand ils protestent de leur fidélité aux principes de la majorité, et qui veulent travailler dans ses rangs au bien général du pays. S’il n’y a pas de questions politiques proprement dites qui réclament une solution immédiate, il y a dans la sphère des intérêts et des affaires une situation lourde, inquiétante pour l’avenir ; il y a une crise financière qui n’est que trop attestée par l’état de détresse où sont tombées les compagnies de chemins de fer. Ces compagnies, nous parlons des plus considérables, celle du chemin de fer de Lyon par exemple, se trouvent réduites à une inaction mortelle à tous les intérêts. Il y a des efforts, il y a des sacrifices qui sont au-dessus des ressources de l’industrie privée. On a eu raison de dire qu’il n’y a pas en ce moment une compagnie en France qui puisse par elle-même se procurer 100 millions. L’intervention de l’état est indispensable ; c’est ce qui n’est pas, nous le croyons, méconnu par le gouvernement. S’il a hésité jusqu’à présent à saisir la chambre d’une pareille question, c’est qu’il a pressenti qu’il la trouverait peu disposée à de nouveaux votes financiers, surtout quand il s’agit de compagnies pour lesquelles la chambre croit avoir beaucoup fait. Cependant la chambre et le gouvernement ne sauraient penser que la solution de ces questions difficiles est dans l’inaction absolue, et la session ne se passera pas sans doute sans qu’on applique un remède à un mal qui n’est pas moins grave pour la fortune publique que pour les capitaux particuliers. Lorsqu’en décembre dernier nous signalions la rareté du numéraire et la perturbation générale dans les affaires, on espérait que les derniers jours de l’année seraient les plus mauvais, et que la situation commerciale s’améliorerait en s’éloignant de l’époque où les engagemens du commerce sont les plus nombreux. Nous regrettons de constater que, malgré l’apparence d’une bonne récolte annoncée de tous côtés, la position de la place ne soit pas plus favorable l’argent est toujours rare et cher. Il est vrai que la mesure adoptée par M. le ministre des finances de porter l’intérêt des bons du trésor à 5 pour 100 ne pouvait en diminuer le taux, et l’on a même lieu de se féliciter que la rente n’ait pas subi une plus forte dépréciation devant l’arbitrage que chaque porteur d’inscription devait naturellement chiffrer. Vendre sa rente à 4 et demi et placer à 5 pour 100 en bons du trésor était une opération qui pouvait faire tomber la rente à un taux beaucoup plus bas. La crainte de ne pouvoir reprendre ses titres au même cours que ceux où on aurait vendu a heureusement arrêté beaucoup de spéculateurs, et le trésor paraît avoir trouvé les fonds dont il avait besoin. Pour revenir à la question capitale des chemins de fer, il : appartient à l’état, à ses représentans, de donner le plus tôt possible aux compagnies les moyens de reprendre avec vigueur des travaux qui sont aujourd’hui une des principales conditions des développemens du commerce et de l’industrie.



REVUE LITTÉRAIRE
LE THEÂTRE. – LES LIVRES.

Il ne saurait y avoir entre l’art et le monde ni alliance absolue, ni rupture complète. Asservi aux conditions factices de la vie de salon, l’art risquerait de se maniérer et de s’amoindrir ; mais, en restant trop en dehors de cette influence que la société polie doit exercer autour d’elle, il s’expose à perdre ce sentiment des convenances et des mesures que rien en France ne peut remplacer. Il suffit de jeter les yeux sur la plupart des productions contemporaines, pour y reconnaître l’absence de cet enseignement des mondains lettrés, qui, sans prétendre à aucune initiative, pourrait du moins corriger et assouplir ce que les imaginations vigoureuses ont de raide et d’indompté. Que de fois, en lisant les plus beaux livres de la littérature actuelle, en coudoyant les renommées les plus bruyantes de notre époque, nous avons retrouvé la trace de certaines habitudes bohémiennes, au lieu de ce léger parfum de bonne compagnie qui une gâte jamais rien à ce qu’il touche ! Que de fois, au milieu de pages pleines de passion ou de rêverie, un mot malencontreux, une fausse note, sont venus arrêter le doux entraînement de notre lecture et nous prouver que l’auteur connaissait mieux le pays des chimères que celui des réalités ! Qui sait même si cette ignorance, cet éloignement volontaire, n’ont pas contribué pour beaucoup à ces bizarres écarts dont nos hommes célèbres nous donnent trop souvent le triste spectacle, et qui sont plutôt des inconvenances que des fautes ? Nous le croyons sincèrement : nos artistes ont eu tort de vivre trop entre eux, de se créer à eux-mêmes un monde singulier qu’ils habitent en insulaires, et qu’ils peuplent au gré de leur humeur et de leurs caprices. Qu’en arrive-t-il ? Lorsque cette société qui goûte leurs ouvrages veut faire connaissance avec leurs personnes, il y a méfiance réciproque ; on s’aborde avec une sorte de sauvagerie dénigrante ou de curiosité moqueuse. Au lieu de recevoir quelques leçons utiles en échange des jouissances qu’ils donnent, au lieu de rétablir ces relations amicales dont on profiterait de part et d’autre, les artistes ne s’occupent qu’à poser, comme des êtres exceptionnels, devant un public plus amusé que sympathique, ou à recueillir précipitamment quelques traits épars, inexacts, dont ils feront plus tard des caricatures blessantes.

Il serait donc opportun peut-être que les gens du monde, ceux du moins qui se trouvent, par hasard ou par goût, mêlés aux incidens journaliers de notre histoire littéraire, entreprissent, chacun pour sa part, et dans cette prudente mesure qu’ils doivent indiquer par leurs conseils comme par leurs exemples, de renouer les communications interrompues, de réconcilier ces deux élémens divers, mais non pas hostiles, enseignant ici ce goût des choses de l’esprit qui est la plus exquise des civilisations, prêchant là cette observation des lois sociales, cette urbanité des relations, ces habitudes de dignité et de tenue qui donneraient au talent plus d’autorité et plus de grace. Le moment ne serait-il pas propice aux tentatives de ce genre ? Il faut bien l’avouer, nous sommes arrivés à un de ces temps d’arrêt qui discréditent à la fois les nouvelles promesses et les nouvelles théories, en nous permettant de reconnaître le vide des théories et des promesses passées. Peu de siècles ont eu plus que le nôtre, des adolescens de génie ; mais bien peu de ces génies ; juvéniles sont arrivés à cette virilité forte et complète ; qui donne à la gloire d’une œuvre et d’un nom une consécration décisive. Il y a eu des jours de lutte et d’éclat, de bruit et d’espérance ; y a-t-il, eu une victoire ? Parmi les combattans, quelques-uns, plus heureux ou mieux avisés, se sont détachés du gros de l’armée pour se faire isolément leur petit fief, leur Yvetot où ils règnent en maîtres ; mais dans le fait l’anarchie est partout et l’autorité nulle part. Il ne s’agit donc plus maintenant de présenter des systèmes, de discipliner l’art, au nom de ces théories exclusives et magistrales qui sont tour à tour des chartes, des traités de paix et des déclarations de guerre ; il s’agit de ramener à un milieu de tolérances polies et de concessions, délicates les vainqueurs, s’il y en a, et les vaincus, s’il en reste. Des aperçus plutôt que des doctrines, des impressions plutôt que des jugemens, c’est là ce que les lecteurs spirituels et désabusés demanderont désormais à la critique ; c’est là, ce que je voudrais essayer aujourd’hui.

Le drame de M. Jules Barbier, joué au Théâtre-Français sous ce titre vague et séduisant : Un Poète est justement un de ces ouvrages qu’il convient de juger d’après les enseignemens de la vie pratique : l’auteur est très jeune, tout le monde l’a dit, et son drame le dit mieux que tout le monde. Une jeunesse sincère y déborde de toutes parts, et avec tant d’enthousiasme et d’ardeur qu’elle croit nouveau tout ce qu’elle éprouve : heureux âge où la naïveté même des imitations forme une sorte d’originalité pleine de candeur et de grace !

Le héros de M. Barbier s’appelle Richard : il a vingt ans, il est pauvre, il est poète, il est amoureux, il est aimé. Le front serein, l’œil rayonnant, la tête haute et le pas dégagé, tel est Richard au seuil de la vie. A lui cet univers si beau, ce ciel si pur, ces rayons si doux, toutes ces poésies de la nature qui se reflètent dans ses premiers vers comme dans une onde fraîche et transparente ! à lui cette jeune fille qui vient à sa rencontre avec tant de confiance et un si chaste abandon ! Que lui font, à cet heureux rêveur, la réalité, l’indigence, les lois sociales, les entraves matérielles, les perfidies d’une fausse amitié, le poignard qui reluit dans l’ombre ? L’étoile des amoureux et des poètes le guide vers sa bien-aimée. Qu’elle est charmante, cette Laetice, Laetitia, la joie du cœur et des regards ! Juliette à son balcon, Barberine dans sa tourelle, Kitty Bell à son comptoir, n’ont pas plus de fraîcheur idéale ! Si Roméo lui disait : « Voilà l’alouette qui chante, » je suis sûr qu’elle répondrait. : « C’est le rossignol. »

Mais le mélodrame (hélas ! pourquoi faut-il qu’il intervienne dans une si douce, élégie ?), le mélodrame, en costume de dandy, moitié civilisé, moitié sauvage, en a disposé autrement. Il a besoin de cette aimable Laetice pour être, quoi ? — vous ne le devineriez jamais, — pour être président d’une république mexicaine. Hélas ! oui, Lœtice, le poétique amour de Richard, n’est aux yeux de cet affreux dandy mexicain qu’une grosse dot au moyen de laquelle il deviendra le maître d’un certain nombre de nègres et de mulâtres. Il emmène donc la jeune fille, et Richard se croit trahi. Que lui reste-t-il à faire ? A chercher l’oubli dans la débauche, à étouffer dans l’orgie ce nom charmant qui murmure toujours dans son cœur. Cette tâche meurtrière est vite accomplie, et lorsqu’un soir Laetice revient, avec le sourire des amours fidèles, et dit à Richard : « Me veux-tu ? » il est trop tard. A la place de l’amant et du poète, elle ne retrouve qu’un sombre fantôme blasphémant tout ce qu’il a chanté. Elle s’enfuit, frémissante de douleur et d’effroi, et lorsqu’elle revient encore, prête à continuer l’amour dans le pardon, c’en est fait ! Richard s’est condamné et exécuté lui-même ; il a trouvé dans l’officine du drame moderne quelques gouttes de poison échappées à ses tristes héros ; il les a bues et il meurt.

Je ne me donnerai pas le stérile plaisir d’affirmer à M. Barbier que rien n’est nouveau dans son drame ; je ne m’amuserai point à le suivre pas à pas, montrant ici la trace de Sténio, là celle de Rolla, plus loin l’empreinte de ce pâle et mélancolique Chatterton, dont une muse discrète a su faire une des plus délicates figures de la poésie contemporaine. A quoi bon détailler tous ces pastiches, s’arrêter à chaque scène pour rendre à Shakespeare, à M. Hugo, à George Sand, à M. Alfred de Musset, à M. de Vigny, ce qui leur appartient dans ces emprunts d’un fils de famille qui a cru pouvoir s’enrichir sans scrupule en ne prenant qu’à ses parens ? M. Barbier n’a sans doute pas la prétention d’avoir trouvé une face nouvelle du drame moderne, ni même d’avoir donné à sa pensée une forme, constamment heureuse. Des élans d’une verve facile, une versification abondante, où reviennent trop souvent les images de l’élégie descriptive ; une inexpérience de la scène semblable à ces gaucheries naïves dont on augure bien pour l’avenir ; plusieurs traits heureux, surtout dans ce personnage de Laetice, le meilleur de la pièce, et qui nous représente assez bien la créole avec son gracieux mélange d’innocence et d’abandon, de mollesse insouciante et d’énergie passionnée ; d’inexcusables scènes de mélodrame qu’aurait dû interdire à M. Barbier cette poétique atmosphère où il paraît respirer à l’aise tel est ce drame que je comparerais volontiers à ces bruits confus qu’on entend le matin dans les champs ; ils n’ont pas de sens précis, mais ils promettent un beau jour.

Si la pratique du monde et de la vie avait révélé à M. Barbier le côté vrai de chaque chose, je crois qu’il aurait considéré son sujet sous un autre aspect. Au lieu de refaire une vingtième fois cet hymne de tendresse, de poésie et de désespoir, il aurait compris autrement cet être à part, étrange, contradictoire, cet assemblage de petitesse et de grandeur qu’on appelle le poète. Il l’aurait peint, non pas tel qu’il l’a vu à travers le prisme de ses vingt ans, versant de son cœur, comme d’un immense foyer, d’ardentes étincelles de dévouement et d’amour sur la création tout entière, mais ramenant tout à lui-même, comme à l’expression la plus complète, la plus sublime, de cette création qu’il résume. Qu’importe à ce naïf despote tout ce qui l’approche, tout ce qui souffre et pleure ? Les hommes ne sont que des points épars dans cette immensité dont il est le maître, des atomes qu’il absorbe et s’assimile dans ses splendides rayons. L’humanité, c’est son génie ; la société, c’est sa gloire. L’amitié, l’amour, la foi, l’enthousiasme, la prière, ne sont que des notes du divin clavier dont il a le secret, des formes offertes à sa pensée toute-puissante qui les assouplit à sa guise. Il marche ainsi, sans se douter des larmes qu’il fait répandre et qu’on lui cache sous des sourires. Maintenant, mettez cette destinée en contact avec les événemens qui doivent s’y mêler ; mettez-la aux prises avec l’illusion, la confiance et le sacrifice ; montrez, dans ses ivresses imprévoyantes et ses désenchantemens rapides, la femme assez crédule pour se confier à ce cœur sonore ; puis, lorsque vous nous aurez fait voir, dans cette lutte, quel est l’oppresseur et l’opprimé, représentez-nous votre héros, seul sur les ruines qu’il a faites, se débattant contre l’inexorable sentiment de son impuissance et de sa misère : une telle œuvre ne sera-t-elle pas plus originale et plus vraie, plus élevée et plus instructive que le drame de M. Jules Barbier ? Mais, pour comprendre et pour peindre ainsi, le talent ne suffit pas, il faut l’observation, il faut l’expérience.

Le dernier drame de M. Latour de Saint-Ybars, le Syrien, a de hautes prétentions et annonce de louables efforts. Parmi ces prétentions, il en est une que M. Latour partage, dit-on, avec toute une petite pléiade poétique. Est-il besoin d’avertir que nous ne saurions prendre au sérieux ces distinctions d’écoles qu’on essaie de ranimer aujourd’hui ? Qui de nous consentirait à se passer du bon sens ? Quel est l’écrivain, l’artiste, le poète, qui se résignerait sérieusement à appartenir à une autre école ? Notre époque, qui s’est permis bien des néologismes, n’en a point inventé de plus malencontreux que celui-ci : un fou de génie. Non, il n’y a pas plus de fou de génie qu’il n’y a de malade bien portant, d’athlète rachitique et poitrinaire. Vouloir loger, en même temps, sous le même front, cet immortel flambeau qui répand sur toutes choses la moins trompeuse des clartés, et ce décevant feu follet qui attire aux abîmes, c’est insulter à la fois au génie et à la raison. Le génie n’est, au contraire, que le bon sens élevé à sa plus haute puissance, et trouvant en lui-même, avec l’aide du goût et de la patience, la force d’atteindre cet idéal qui n’est ni le faux, ni l’absurde, ni l’impossible, mais qui est la face la plus belle de toute beauté, la portion la plus vraie de toute vérité. Évitons donc de rapetisser la critique par des catégories puériles, et occupons-nous du drame de M. Latour, en dehors de tout préjugé d’école.

Saisir, au milieu d’une des crises de son agonie, cette civilisation romaine que Juvénal et Tacite nous ont représentée succombant à ses propres excès ; opposer l’un à l’autre, dans cette société mourante, deux frères, l’un nourri dans les camps et professant encore les vertus républicaines, l’autre énervé par la débauche et dépravé par l’exemple du maître ; faire apparaître au-dessus d’eux la figure sérieuse et austère de la matrone romaine ; puis, pour dernière péripétie de cette lutte entre les vertus païennes et le vice païen, nous montrer à l’horizon, d’une part l’incendie de Rome, de l’autre l’aurore de la régénération chrétienne, pareille à ce rayon matinal qui, survenant tout à coup au milieu d’une orgie, mêle aux souillures du festin et à la pâleur des convives ses clartés vivifiantes et ses brises embaumées : certes, la tâche était grande, mais elle n’était pas nouvelle. Corneille dans Polyeucte, Châteaubriand dans les Martyrs, avaient déjà fixé en traits ineffaçables cette poétique transition du paganisme expirant dans la débauche au christianisme naissant dans les fers. Sur leurs traces, des imitateurs moins heureux avaient aussi cherché dans cet antagonisme, si riche en enseignemens et en contrastes, le sujet d’une œuvre dramatique. M. Latour, venant à leur suite, a-t-il mieux fait que ses devanciers ? Nous ne le croyons pas.

D’abord, où est l’action dans le Syrien ? Marcellus, le Romain vertueux, aime la jeune Émilie ; l’épousera-t-il ? Théagène, l’infame affranchi de Néron, veut enlever Émilie pour l’offrir à son maître ; l’enlèvera-t-il ? Le Syrien, esclave chrétien, veut convertir Marcellus ; y parviendra-t-il ? Voilà, ce me semble, trois actions bien distinctes. Ce Syrien, qui donne son nom à la pièce, y a-t-il quelque influence ? Pas la moindre ; son intervention se borne à faire mourir Marcellus en néophyte, au lieu de le laisser mourir en stoïcien. C’est ici qu’éclate, selon moi, l’infériorité de M. Latour. Dans les œuvres précédentes, puisées aux mêmes sources, on avait cherché à donner à l’avènement du christianisme une part puissante dans le drame. Que Polyeucte et Pauline restent païens, qu’Eudore et. Cymodocée ne brisent pas les idoles, à l’instant tous les événemens auxquels ils sont mêlés changent de face. Unir ainsi par des liens étroits, rendre responsables les uns des autres les événemens, les personnages et les caractères, c’est là vraiment l’art du poète, et c’est là ce qu’on néglige trop aujourd’hui. Lorsqu’on fait de l’archaïsme ou plutôt du bric-à-brac romain, on croit faire de l’histoire romaine ; lorsqu’on a logé, tant bien que mal, dans de bruyans alexandrins, le nom d’un meuble, d’un vêtement, d’un détail familier omis par Corneille et Racine, on s’imagine avoir fait faire un grand pas à la science historique. Hélas ! c’est tout simplement le procédé employé, il y a vint ans, à propos du moyen-âge : même prédilection pour les étoffes et les couleurs, même dédain pour la logique des événemens et des caractères. Le mannequin n’a pas changé : au lieu d’un justaucorps et d’un pourpoint de velours, vous lui mettez une tunique et un manteau de pourpre ; mais, sous la pourpre comme sous le velours, je ne sens pas le cœur battre. Je cherche en vain l’humanité et l’histoire, et je nie détourne de cet étalage que n’animent ni la vérité ni la vie.

M. Latour a donc manqué à cette loi qui doit dominer les divers systèmes. Chaque personnage, chaque incident de sa pièce est épisodique. On dirait des compartimens séparés, où il est allé chercher tour à tour des matières à hémistiches et à tirades : tantôt c’est le libertinage romain avec son appareil accoutumé d’amphores, de vins de Paterne et de coupes couronnées de fleurs ; tantôt ce sont les vertus républicaines avec les déclamations d’usage sur l’agonie de Rome ; tantôt enfin ce sont les vertus maternelles ou les prédications chrétiennes. Aucun de ses personnages n’agit réellement. Augusta déplore les excès de son mauvais fils ; elle bénit l’amour de Marcellus ; elle maudit le crime épouvantable de Sévère, devenu le délateur de son frère : en tout, trois scènes que Mme Dorval joue avec son énergie de lionne blessée ; mais pas la plus petite part dans le drame. Même inaction chez la jeune fille qui, tout en parlant très convenablement de son amour et de sa vertu, reste étrangère aux événemens. Quant au Syrien, s’il prêche à son maître une foi nouvelle, c’est pour ainsi dire in extremis ; et comme s’il ne s’agissait que de lui apporter les secours de la religion. Marcellus déclame, Sévère seul a quelques lueurs de vie ; mais que d’incohérences et que d’emphase !

Chose singulière ! c’est en remontant aux principes littéraires dont on voudrait aujourd’hui faire un programme d’école, que nous sommes amené à juger sévèrement le Syrien : unité, netteté, mesure, telles sont, j’aime à le croire, les qualités que recherche M. Latour, et ce sont justement celles-là qui manquent dans son drame. Le Syrien semble fait d’après la poétique des préfaces et des disciples de M. Hugo. Combinaisons d’élémens divers substituées aux développemens d’une donnée homogène, sources multiples d’intérêt se croisant sans se confondre, succession de tableaux dont il est impossible de saisir l’ensemble, grands mouvemens de scène, abus de couleur locale, feux du Bengale, emploi du grotesque, voilà ce qu’on trouve dans cet ouvrage, et voilà ce qui le rattache directement au drame moderne, dont il a l’agitation bruyante, le placage historique et les beautés clair-semées. Ces beautés même relèvent bien plus de Claudien que de Virgile ; on n’y sent point ce souffle de vraie poésie antique qui vivifie le moindre fragment d’André Chénier. Il y a, au contraire, du bas-empire dans ce manque absolu de simplicité, dans cette laborieuse recherche de la grandeur, dans cette façon de forcer les moyens pour multiplier les effets. Ce que je dis de la conception dramatique de M. Latour, on peut le dire aussi de son style. Son vers (qu’on me pardonne cette comparaison) cherche constamment l’ut de poitrine ; quand la note arrive, elle ne manque ni de sonorité ni d’éclat ; mais que de peines il a fallu prendre pour atteindre à cette poésie tendue, tourmentée, aussi fatigante dans sa force que dans sa faiblesse ! Pauvre muse moderne ! nos nouveaux poètes se vantent, dit-on, de redresser ses torts ; je croirais plutôt qu’ils la punissent de ses péchés.

Et cependant le théâtre moderne est-il si riche qu’on doive dédaigner des ouvrages tels que le Syrien ? Il y a là, sinon une vraie poésie, du moins une tentative poétique ; sinon de l’élévation réelle, au moins une intention élevée. On rencontre dans le rôle de la mère quelques accens vrais, dans celui de Sévère quelques traits brillans. Les deux premiers actes sont froids et ennuyeux, mais le troisième et le quatrième saisissent parfois l’imagination par ce pêle-mêle où passent l’amour et la débauche, la maternité et le blasphème, la vertu et le crime, le tout illuminé çà et là par quelques livides éclairs. Si l’auteur en était à ses débuts, si ses défauts pouvaient être attribués à cette sève exubérante que l’âge apprend à diriger ou à contenir, nous dirions que ce drame promet un poète. Arrivant après trois ou quatre grands ouvrages, et comme expression d’un suprême effort, le Syrien est assez difficile à définir : c’est l’œuvre d’un homme qui se croit probablement trop sûr d’avoir trouvé pour se donner le souci de chercher encore ; de qui on ne doit ni beaucoup attendre ni désespérer tout-à-fait, et dont le talent aurait plus d’avenir s’il avait un peu moins de passé.

En présence des imperfections de tout essai nouveau et de l’épuisement apparent ou réel des hommes sur lesquels on fondait les plus légitimes espérances, c’est un bonheur du moins d’assister à certaines reprises qui peuvent ramener les écrivains et le public à un sentiment plus élevé de l’art. La foule se porte avec empressement aux représentations d’Athalie ; elle applaudit avec transports à l’admirable talent de Mlle Rachel. Les relations sympathiques que noue entre les spectateurs et les acteurs d’élite la belle et savante interprétation des chefs-d’œuvre, tels sont les encouragemens vraiment utiles et féconds. En chercher dans la multiplication toujours croissante des théâtres prétendus littéraires, c’est commettre une fâcheuse méprise. L’industrie n’est pas l’art, la concurrence n’est pas l’émulation. C’est en lui-même, c’est dans le commerce intime et journalier des grands et beaux ouvrages, c’est dans l’émotion intelligente qu’il excite, que le véritable artiste trouve un noble et puissant mobile. La concurrence, au contraire, n’est bonne qu’à disperser et amoindrir encore les forces déjà si éparses de l’art actuel ; elle substitue aux excitations délicates qui sollicitent à mieux faire cette nécessité brutale qui force de chercher un appât grossier, un moyen vulgaire pour retenir la foule. La décadence de presque toutes les entreprises dramatiques, la gêne qui se cache sous les prospérités les plus apparentes, et, pourquoi ne pas le dire ? la curiosité publique tristement déçue par l’ouverture d’un théâtre qui semble, jusqu’à présent, décidé à vivre des restes du feuilleton-roman, voilà qui est plus concluant que toutes les assertions : insister, ce serait abuser de nos avantages.

Mais, si la concurrence industrielle mérite les anathèmes de la critique, il en est une qu’on ne saurait assez encourager : c’est celle qui consiste à mettre face à face les diverses littératures de l’Europe, et nous permet d’assister, sans quitter Paris, aux chefs-d’œuvre des théâtres étrangers. On comprend tout ce que cette initiation publique, animée, vivante, à des beautés originales, altérées ou ensevelies dans les traductions, peut avoir d’utile pour nos auteurs et nos artistes, et quel puissant auxiliaire doit y trouver ce droit international des littératures, précieuse conquête de notre siècle. Cette fois, c’est le théâtre espagnol qui est venu s’essayer sous nos yeux : si cette tentative n’a pas complètement réussi, c’est que, il faut bien le dire, la langue de Lope et de Calderon ne nous est pas encore assez familière pour que les beautés purement dramatiques des pièces espagnoles aient pu nous offrir un bien vif attrait. Le principal ouvrage qu’on a joué, Garcia del Castanar, est plein de scènes pathétiques. Malheureusement le débit saccadé et monotone des acteurs déroutait l’oreille, et une connaissance approfondie de la langue aurait à peine suffi pour bien saisir les détails du dialogue. Les danses, les chants, ne manquaient ni d’originalité ni de caractère ; mais l’effet de ces divertissemens avait été atténué d’avance par des contrefaçons innombrables, et il est arrivé à la cachucha elle-même ce qui arriva à Gibbon chez Mme Du Deffant : mystifiée successivement par deux faux Gibbon, elle tourna le dos au véritable lorsqu’il se présenta chez elle.

Les dernières représentations de Mme Stoltz ont attiré la foule à l’Opéra. Mme Stoltz n’appartenait pas à cette race d’artistes qui laissent une trace indélébile et impriment à chaque rôle une individualité assez puissante pour leur survivre et perpétuer leur souvenir ; elle n’eut ni la passion enthousiaste de la Malibran, ni le noble génie de Judith Pasta, ni ces délicates finesses, ces broderies mélodieuses qui font, du chant de la Persiani, une pure et transparente dentelle. Son talent manquait avant tout de naturel, de correction et de vérité ; mais elle avait je ne sais quelle énergie fébrile qui, à défaut d’une émotion réelle, agissait parfois sur les nerfs. Une certaine surexcitation, qui lui tenait lieu de force véritable, l’aidait à soutenir sans trop d’encombre le poids de ces grandes partitions modernes, cruelles machines qui ont brisé dans leurs rouages tant de fragiles gosiers. Cantatrice toujours imparfaite, jamais insignifiante, elle sera plus difficile à remplacer qu’à oublier, et il est à craindre que l’influence fâcheuse qu’on lui a attribuée sur le répertoire ne s’aggrave encore après elle. Le ballet d’Ozaï, joué l’autre soir, n’est pas de nature à consoler l’Opéra de l’absence de Mme Stoltz. La fable en est pauvre et l’exécution mesquine. Il nous semble qu’il y avait moyen de tirer un meilleur parti de ce contraste de la vie primitive de Taïti avec les splendeurs de Versailles. Pourquoi notre première scène lyrique accueille-t-elle des productions aussi médiocres, au moment où elle devrait faire de sérieux efforts pour compléter son personnel et fortifier son répertoire ?

Si quelque chose pouvait aplanir les difficultés contre lesquelles luttent nos principaux théâtres, ce serait assurément la bonne volonté du public à la fois si respectueux pour les gloires anciennes et si impatient d’applaudir des talens nouveaux. Notre société suit aujourd’hui tous les incidens de la vie littéraire avec une curiosité de bon augure. On aime à voir l’intérêt général qu’éveille une élection à l’Académie française ; on aime aussi à constater un choix qu’ont approuvé tous les amis de la vraie littérature. En nommant M. Ampère, l’Académie a rendu un juste hommage à un talent distingué auquel une érudition bénédictine ajoute plus de gravité en lui laissant tout son éclat. Par ses recherches littéraires, par ses leçons, par ses travaux sur les langues, par ses voyages scientifiques, M. Ampère avait depuis long-temps marqué sa place au premier rang. L’Académie a donc répondu cette fois au vœu général, et prouvé à ses détracteurs que les titres sérieux pouvaient être de quelque poids dans ses décisions et ses suffrages. Ces décisions, nous l’avons dit, semblent de plus en plus préoccuper l’opinion. On se demande quelles règles dirigeront l’Académie dans ses choix futurs ; on se demande surtout si elle n’appellera pas dans son sein les jeunes renommées que lui désignent les sympathies publiques. Bien des noms se présenteraient ici sous notre plume, si nous ne nous souvenions qu’aux yeux de l’Académie, comme aux nôtres, le succès et le talent même ne suffisent pas, séparés de ce respect des bienséances, de cette dignité de la vie privée, qui iraient si bien aux esprits d’élite et qui devraient faire partie de toute supériorité littéraire. Quel dommage que le roman, par exemple, ait compromis par de folles équipées la place d’honneur que lui assuraient les tendances, les prédilections contemporaines ! Livrée à des intérêts matériels qui l’agitent sans la satisfaire, privée de ces distractions charmantes qu’on trouvait autrefois dans des centres choisis, dans des causeries spirituelles ; ramenée par des déceptions positives à de secrètes aspirations vers la vie idéale, la société actuelle s’est décidément éprise de ces ouvrages où l’ingénieuse observation de nos travers, l’analyse du cœur humain dans quelqu’une de ses mille nuances, la description inépuisable des beautés de la nature et des émotions de la vie champêtre, s’entremêlent à ces aventures, à ces fictions attrayantes pour lesquelles nous serons toujours enfans. Le roman, la musique, le paysage, tout ce qui est vague, tout ce qui ouvre aux rêveurs une sorte de terrain neutre où ils mettent ce qu’ils veulent, doit offrir un irrésistible attrait aux ames que fatigue la discussion, qu’attriste la réalité ; et, comme il y a toujours une influence réciproque entre les variations du goût public et les transformations successives de l’art, ce sont ces genres, en faveur aujourd’hui auprès du plus grand nombre, qui produisent les œuvres les plus remarquables.

Parmi les romans récemment publiés, et en commençant par écarter ceux qui ne s’adressent qu’à la curiosité oisive des lecteurs de feuilletons, nous devons distinguer le Gentilhomme campagnard, par M. Charles de Bernard, les Roués innocens et Militona, par M. Théophile Gautier. Ce n’est pas tout-à-fait sans dessein que je rapproche les noms de ces deux écrivains ; il me semble en effet que chacun d’eux a de trop ce qui manque à l’autre. Ainsi, M. de Bernard, homme du monde, désabusé avec esprit, serait dans des conditions excellentes pour écrire le roman, s’il se préoccupait davantage de la forme, s’il donnait à ses inventions cet achèvement, cette précision de détails sans laquelle rien ne peut vivre ni durer. La nonchalance de sa manière, l’incorrection mondaine de son style, finissent par lasser l’attention et répandre sur ses romans une vulgarité apparente qui n’existe pourtant ni dans le point de départ, ni dans les observations piquantes qu’il recueille sur son chemin. M. Gautier, au contraire, se préoccupe si constamment du pittoresque, les habitudes de son talent lui ont inspiré une telle idolâtrie pour la forme et la couleur, que, dans ses ouvrages, les hommes n’ont pas plus d’idées que les choses. On dirait que l’ame humaine, comme le monde extérieur, est pour M. Gautier une palette immense, éblouissante, et non pas un livre dont chaque mot a un sens. Il cisèle à merveille ; il n’anime point. Cette faculté qui lui manque, cette science qu’il dédaigne, il l’atteindrait peut-être, si, au lieu de tant regarder, il observait davantage. M. Gautier est un artiste qui n’est pas assez homme du monde, M. de Bernard est un homme du monde qui n’est pas assez artiste. Aussi, malgré le spirituel développement d’une pensée vraie et instructive, le Gentilhomme campagnard ne laisse dans la mémoire aucune trace distincte. Malgré des détails d’une couleur charmante, Militona et les Roués ne présentent à la pensée qu’une sorte de fouillis splendide assez semblable aux heureuses ébauches de M. Diaz.

Ai-je-le droit de parler de Madeleine, de M. Jules Sandeau, de Carmen, de M. P. Mérimée ? Ne suffit-il pas de rappeler aux lecteurs de la Revue deux de leurs plus aimables souvenirs ? Madeleine a été, ici même, l’objet d’une appréciation trop judicieuse et trop décisive pour que je puisse y insister. Je constate avec bonheur le succès toujours croissant des romans de M. Sandeau, parce que j’y vois une victoire pour les idées morales, pour le sentiment sacré de la famille, sans que les lois immortelles de l’art aient à s’en effrayer ou à s’en plaindre. Grace à son exquise délicatesse, aux heureux dons de son style, à cet attendrissement sincère qui ne lui fait jamais défaut, M. Sandeau a su combattre les écarts de la poésie et de la passion, tout en restant passionné et poétique ; il a fait comme ces avocats intègres qui mènent à bien le procès de leurs cliens sans ruiner leurs adversaires.

Ce que je ne me lasse pas d’admirer chez M. Mérimée, c’est cet art, à la fois si caché et si réel, qui, du premier coup, caractérise si bien un personnage, qu’il n’y a plus à y revenir, et que les développemens qui suivent paraissent la conséquence inévitable de ce premier trait. Carmen n’est pas encore nommée, elle est à peine entrée en scène, qu’elle existe déjà, et qu’on sent respirer en elle cette séduction bizarre, cette fascination mystérieuse, principal élément du récit. Les premières pages sont d’une fraîcheur délicieuse, l’ensemble est d’une netteté magistrale. Pas une omission, pas une surcharge ; un trait fin, sobre, complet, ménageant les clairs et les ombres, et graduant, avec une incomparable sûreté de main, la valeur relative de chaque figure et de chaque objet. Heureux le critique, lorsqu’après avoir distribué de son mieux le blâme et l’éloge, il rencontre une de ces œuvres, comme Carmen, qui lui permettent d’achever la leçon par un exemple !

Quelles que soient les déviations de George Sand, aucun de ses romans ne doit passer inaperçu. A côté des traces trop visibles de l’improvisation quotidienne, on retrouve encore dans ses derniers récits quelque chose de son originalité, de sa physionomie d’artiste. Il en est de George Sand comme de ces princes déguisés que l’on reconnaît toujours sous leurs habits d’emprunt. On peut même remarquer à quel point ce mode de publication convient mal à son talent. Ses récits ont d’ordinaire une ampleur, un courant égal, profond, transparent, auquel il faut pour se développer un recueil ou un livre ; comment pourraient-ils se réduire à l’état de ces minces filets d’eau qui, pour avoir un peu de force et pour faire un peu de bruit, ont besoin de se heurter, chaque matin, au même obstacle ? Son dernier roman, Lucrezia Floriani, vient encore à l’appui de nos remarques ; on n’y trouve point de ces incidens, de ces péripéties adroitement ramenées au bout de chaque feuilleton par les maîtres du genre, et qui font dire au lecteur : — Comment s’en tirera-t-il ? — Lucrezia Floriani est une étude du désenchantement qui vient après I’amour, observé sous une face nouvelle et tout-à-fait paradoxale. Katol, jeune prince allemand, rencontre sur son chemin Lucrezia Floriani, artiste italienne. Karol sort à peine de l’adolescence ; il est pur et beau comme les anges ; élevé par une mère dévote, sujet à une maladie nerveuse qui fait de lui une sorte de visionnaire, il tombe des régions les plus éthérées du mysticisme dans les bras de Lucrezia, qui a trente-six ans, beaucoup d’antécédens et quatre enfans. On comprend sans peine qu’après les premiers jours d’extase cette situation si inégale amène entre Karol et Lucrezia bien des déchiremens et des orages. A force d’exaltation chaste et amoureuse, à force de vivre dans un monde idéal et d’échapper aux conditions de la vie positive, Karol réussit d’abord à se donner le change, et l’ivresse de la possession l’étourdit sur tout le reste ; mais bientôt les mauvais jours commencent : l’amour de Karol se débat contre l’impossible ; les échos de la gloire et des faiblesses de Lucrezia parviennent jusque dans la retraite où elle s’est cachée, où son amant voudrait la dérober à tous les regards ; ses enfans sont là, souvenirs vivans, inexorables commentaires, et d’ailleurs la diva déploie un luxe de maternité fait pour impatienter un amant plus résigné que Karol. Peu à peu le jeune prince devient jaloux, jaloux comme un maniaque, d’une ombre qui passe, d’une voix qui chante, des fantômes importuns qui se placent sans cesse entre sa maîtresse et lui. Sa jalousie a un caractère de souffrance débile, de puérilité maladive, qui tient plus, il faut le dire, de l’infirmité que de la passion. Cet enfant lunatique, fiévreux, que Lucrezia briserait dans une de ses étreintes, devient son tyran. Elle ne se plaint pas, mais elle succombe ; son cœur, plus dévoué qu’ardent, plus maternel qu’amoureux, ne peut résister à ces piqûres incessantes : elle meurt lentement, minée par ce désenchantement terrible qui s’empare des natures franches et vigoureuses en face d’une de ces maladies de l’ame qu’elles ne peuvent ni contenter ni guérir elle meurt comme l’infirmier que tue, à son insu, le malade qu’il soigne. Ainsi, Karol, jeune et chaste, enthousiaste et pur, est le bourreau ; Lucrezia, comédienne, Lucrezia, qui a peuplé l’Italie de ses faciles amours, est la victime. Voilà le paradoxe éloquemment développé par l’auteur. Comme je ne connais ni prince allemand qui ressemble à Karol, ni actrice qui ressemble à Lucrezia, je ne me permettrai ni de contredire, ni d’approuver George Sand.

Les descriptions de la nature, l’intelligence profonde des beautés du paysage, voilà ce qui saisit, dès l’abord, dans les ouvrages de cet écrivain. Ainsi, dans son nouveau roman, l’arrivée de Karol et de son ami chez Lucrezia, la peinture de cette habitation solitaire, le personnage du vieux pêcheur, père de la comédienne, tout cela forme un tableau digne de Claude Lorrain. Les premiers symptômes d’amour chez le prince, cet entraînement à la fois sensuel et mystique, contrastant avec la tendresse de Lucrezia, pleine d’énergie et de dévouement, donnent aux premières phases de leur passion une teinte originale ; mais l’ami de Karol ressemble trop à Joseph Marteau, de même que Karol lui-même rappelle, en grimaçant un peu, la frêle et rêveuse physionomie d’André. En général, ce livre attriste comme une ride sur un visage qu’on a connu jeune et rayonnant. Ainsi, Karol, c’est André avec des manies, c’est Sténio avec des maux de nerfs. Lucrezia, c’est Lavinia, Metella, Lélia, mais avec de l’embonpoint et quatre enfans autour d’elle. Poétiques héroïnes de George Sand ! voilà une sœur bien indiscrète : elle se dit votre cadette, et elle a près de quarante ans !

Si maintenant nous voulions résumer nos impressions générales et leur donner une conclusion précise, notre embarras serait grand. En ne s’attachant qu’à ce qui parait à la surface, en jugeant l’état de la peinture d’après l’exposition de cette année, celui de l’art dramatique d’après l’indigence de nos théâtres, l’ensemble de la littérature d’après la moyenne des livres qu’on publie, on est forcé de reconnaître que le mal l’emporte sur le bien, que la critique peut se montrer sévère sans s’exposer à être injuste. Et cependant que de talens réels, quoique gaspillés ! que de facultés éminentes auxquelles il ne faudrait qu’un plus sage emploi pour retrouver leur fécondité et leur vigueur ! Qu’on ne s’y trompe point, le malaise général tient à des causes morales plutôt qu’intellectuelles, sociales plutôt que littéraires : chez la plupart de nos célébrités hasardeuses, c’est l’homme qui compromet l’artiste. Avec plus de réserve, avec un soin plus scrupuleux de leur dignité, ceux que l’on croit aujourd’hui en décadence retrouveraient le sentiment de leurs forces et songeraient sérieusement à les appliquer à des œuvres durables. C’est là que doivent tendre désormais nos conseils. Il faut aux époques enthousiastes une critique rigoureuse, aux époques désenchantées une critique réparatrice. Il y a quinze ans, des voix mécontentes se mêlaient aux cris prématurés de triomphe, et leurs prédictions sinistres ne se sont que trop réalisées. Aujourd’hui il vaut mieux affermir ceux qui doutent et relever ceux qui chancellent. A. DE PONTMARTIN.


— Il vient de paraître chez Silvestre (rue des Bons-Enfans, 30) la première partie du catalogue de la bibliothèque de M. L***, dont la vente commencera à Paris, le 28 juin 1847. Cette première partie, qui contient les belles-lettres, se compose de plus de trois mille articles pour la plupart rares et précieux. Les bibliophiles seront étonnés des richesses que contient ce catalogue qui était annoncé depuis long-temps et impatiemment attendu, et dans lequel on remarque les premières et plus rares éditions des classiques grecs, latins, italiens et français ; des volumes imprimés par Alde sur peau vélin ou sur papier bleu ; des livres annotés par Rabelais, Montaigne, Galilée, Michel-Ange, le Tasse, etc. Ces livres sont tous dans une magnifique condition ; ils sont reliés par les plus habiles relieurs (tels que Bauzonnet-Trautz, Duru, Clarke, etc.), et plusieurs de ces volumes sont à la reliure de Grolier, de Diane de Poitiers, etc. Ceux qui s’occupent de la littérature italienne trouveront dans cette bibliothèque la collection la plus complète de livres italiens qui ait été jamais mise en vente. Ce catalogue, rempli de notes curieuses et instructives, sera lu avec intérêt par tous ceux qui aiment à ne pas séparer la bibliographie de l’histoire littéraire.