Chronique de la quinzaine - 14 décembre 1839

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Chronique no 184
14 décembre 1839
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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14 décembre 1839.


L’horizon politique ne s’est guère éclairci dans les derniers quinze jours. Le ministère se flattait de pouvoir annoncer aux chambres quelque fait éclatant de sa politique extérieure ; il devra se borner à lui faire part de ses espérances et à lui parler de ses bonnes intentions.

On dit, il est vrai, que la Russie est enfin décidée à faire bon marché du privilége qu’elle avait prétendu s’attribuer par le traité d’Unkiar-Skelessi. Après avoir essayé de briser l’alliance anglo-française, en offrant à l’Angleterre seule le passage des Dardanelles pour quelques-uns de ses vaisseaux, elle reconnaîtrait aujourd’hui que si une intervention armée devenait nécessaire à Constantinople, l’entrée de la mer sacrée devrait être également libre aux flottes de la France, de la Russie et de l’Angleterre. On assure que le même envoyé russe qui a déjà été à Londres sonder la fidélité du cabinet de Saint-James à l’alliance française, ne tardera pas à y reparaître avec cette importante déclaration. C’est là sans doute un fait considérable pour l’honneur et les intérêts de notre politique ; c’est reconnaître que, le cas échéant, ce n’est pas le protectorat de la Russie, mais le protectorat de l’Europe qui servira de bouclier à la Porte contre les attaques du pacha ; c’est avouer que la question de Constantinople n’est pas une question russe, mais une question européenne ; que nul ne pourrait essayer de la décider tout seul, dans son intérêt particulier, sans prendre en même temps une attitude hostile envers les autres puissances, et en particulier envers la France.

C’était là, nous le reconnaissons, le but des efforts constans du cabinet français : soustraire la question d’Orient à la juridiction exclusive de la Russie pour la soumettre aux décisions de la politique européenne. Il appartient d’autant plus à la France de maintenir à tout prix cette politique, que nous ne pouvons pas être soupçonnés dans la question d’Orient des arrière-pensées d’envahissement et de conquête qu’il est si facile, si naturel de supposer à la Russie. Nous soutenons un intérêt européen, et nullement un intérêt exclusivement français. Que nous importe la forme de la nouvelle civilisation qui paraît s’élaborer pour l’Orient ? Ce que nous voulons avant tout, c’est qu’aucun pachalick ne devienne ni un comptoir anglais, ni une province moscovite.

La déclaration russe serait une reconnaissance implicite du principe français. Aussi faut-il l’accueillir avec une satisfaction qui n’exclut point le doute et la surveillance. Ce n’est pas facilement, de gaieté de cœur, que la Russie donnerait ainsi une sorte de démenti officiel à sa vieille politique. L’attitude calme et imposante de la France, le froid accueil que les offres de M. Brunow trouvèrent à Londres, l’y ont sans doute déterminée. Mais on peut être certain que le cabinet russe, d’un autre côté, ne se donnera ni trêve, ni repos, qu’il n’ait enlevé à cette déclaration tout ce qu’il pourra d’efficacité et d’importance. Peut-être se réserve-t-il des explications, des restrictions, des chicanes sur la forme, sur le moment, sur le nombre de vaisseaux ; peut-être la déclaration est-elle liée à des conditions et des hypothèses que la France ne saurait admettre. Que sais-je ? Il serait téméraire de rien affirmer à cet égard : ce sont là les secrets, les subtilités, les habiletés de la diplomatie ; nous sommes loin de les connaître. Seulement le bon sens nous dit qu’il est permis, au cabinet français surtout, de se méfier d’une concession de Saint-Pétersbourg. À coup sûr, la Russie essaiera pour le moins de faire en sorte que les Osmanlis n’aient point l’occasion de voir flotter devant les murs du sérail les pavillons de l’Angleterre et de la France. Dans ce but, elle pourrait bien seconder de tous ses moyens une transaction immédiate entre la Porte et le pacha. Le protectorat européen, n’ayant plus l’occasion de se réaliser, n’aurait ainsi d’autre titre que quelques phrases diplomatiques, que les ambages de quelques notes bien embrouillées ; il ne serait point solennellement constaté aux yeux du monde entier par un précédent. Nous ne voudrions cependant pas nous plaindre d’un pareil résultat, si toutefois Méhémet-Ali obtenait par le traité toutes les concessions que réclament impérieusement l’intérêt bien entendu de l’Orient, de la Porte elle-même, ainsi que la paix de l’Europe ; qu’il obtienne par une stipulation directe avec le sultan tout ce que la France a démontré ne pouvoir lui être enlevé, et nous applaudirons au traité. Nous savons trop bien que, malgré toutes les conventions et tous les précédens, la Russie, un nouveau cas échéant, ne reconnaîtrait le protectorat européen à Constantinople qu’autant que des flottes formidables sorties de Malte et de Toulon sillonneraient la Méditerranée ; et nous avons confiance dans l’avenir de notre pays. Au bruit d’une nouvelle crise orientale, le pavillon français ne s’endormirait pas dans ses ports.

L’Espagne attend, avec autant d’anxiété que le caractère espagnol en peut éprouver, le résultat des nouvelles élections. L’apathie des classes modérées, — l’apathie, c’est leur maladie chronique, la maladie du juste-milieu, — semble céder à la gravité des circonstances ; le flegme espagnol paraît s’émouvoir des périls dont la fougue radicale menace le pays ; il n’y a pas jusqu’à des grands d’Espagne qui ne se donnent quelque peu de mouvement pour diriger les nouvelles élections dans un esprit de conservation et de liberté régulière.

Le succès n’est pas moins incertain. Le ministère est faible, et L’Espagne est, de l’aveu général, si pauvre d’hommes politiques de quelque valeur, qu’il serait difficile à la reine de s’entourer de ministres influens et capables. Le petit nombre d’hommes habiles qu’on pourrait citer se sont placés, par leurs antécédens, dans une position telle qu’il serait presque impossible de les rappeler au pouvoir. La reine règne et gouverne ; fort heureusement pour les Espagnols, car à elle seule elle a plus de sagacité et surtout plus de résolution que tous les hidalgos de la Castille. Il faut demander grace pour elle à nos publicistes ; une exception pour le beau sexe ne tire pas à conséquence pour nous, abrités derrière la loi salique.

Si une majorité révolutionnaire rentrait, par la grace des électeurs, dans la salle des cortès, que deviendrait l’Espagne ? Que ferait le gouvernement espagnol ? Les gens qui prétendent résoudre toutes les difficultés par des souvenirs, et calquer le présent sur le passé, disent tous que l’Espagne chercherait alors son salut dans un 18 brumaire. Sans discuter ici le fond des choses et la moralité du fait, ils oublient que derrière le 18 brumaire il y avait le général Bonaparte, le conquérant de l’Italie, le vainqueur de l’Autriche, le poétique représentant de la civilisation européenne en Orient, l’homme fatal que quarante siècles avaient admiré du haut des pyramides. Qu’y a-t-il en Espagne ? Espartero, Espartero tenu en échec par Cabrera, Espartero ne marchant jamais qu’à pas comptés, et croyant, comme la plupart des Espagnols, qu’en toutes choses les mois et les années ne font rien à l’affaire. C’est une race à qui la Providence aurait dû, en bonne justice, accorder une existence individuelle dix fois plus longue que la nôtre ; alors seulement on pourrait dire qu’ils vivent autant que nous. Espartero, brave sur le champ de bataille, oserait-il briser de son épée les institutions légales de son pays ? Trouverait-il dans son armée le dévouement personnel, fanatique des généraux et officiers qui, le 18 brumaire, encombraient la modeste maison de la rue Chantereine, de ces grenadiers qui, après avoir soustrait leur général à la fureur des cinq-cents, les poussèrent avec une insouciance du droit et une goguenarderie toute soldatesque hors du lieu de leurs séances ? Et le coup d’état accompli, qu’arriverait-il après ? Ce qu’il y a de moins difficile et de moins laborieux dans les coups d’état, c’est l’enfantement ; mais il est rare que le nouveau-né soit viable, et le serait-il qu’il faudrait, pour l’élever et le mener à bien, des soins, une persévérance, une suite, difficiles à concevoir dans un pays aussi désuni, aussi peu éclairé, et d’habitudes aussi nonchalantes que l’Espagne.

Nous croyons qu’Espartero est au fond de notre avis, et que tout en désirant conserver le commandement d’une grande armée, tout en reconnaissant que cette armée peut être un en cas formidable et salutaire pour son pays, il désire avant tout ne pas être appelé à jeter son épée dans la balance des destinées de l’Espagne. Il ne peut pas ne pas sentir que dans la plus favorable des hypothèses pour lui, dans l’hypothèse du succès, la victoire serait un embarras pour lui, et lui un embarras pour l’Espagne.

La Suisse, agitée par des principes hostiles qui n’ont pas encore trouvé dans les complications du système fédératif un moyen plausible de conciliation, lutte avec effort contre les difficultés de sa situation, et cherche un état régulier qu’elle est encore loin d’atteindre. À Zurich, les idées par trop spéculatives du parti démocratique, dirigé par des hommes honorables sans doute, mais qui pensaient pouvoir réaliser, comme chefs d’un canton suisse, les utopies des étudians de Gœttingue, ont amené une contre-révolution qui ne s’est pas accomplie sans effusion de sang. C’était un singulier mépris des faits que de vouloir brusquement plier aux idées philosophiques, par un système révolutionnaire d’instruction publique, une population aussi profondément religieuse, disons-le, aussi accessible aux idées mystiques et au fanatisme que celle du canton de Zurich. Des faits aussi bizarres que cruels avaient donné plus d’une fois la mesure de la vivacité de ses impressions religieuses.

Dans le Valais, le haut et le bas pays, c’est-à-dire les vieilles idées et les nouvelles, le privilége et l’égalité de droit, la Suisse de 1815 et la Suisse de 1830, sont aux prises. La diète était intervenue et avait donné son appui à une reconstitution équitable du canton ; mais la contre-révolution de Zurich, canton directeur, ayant enlevé dans la diète une voix puissante au parti réformateur, le parti rétrograde a relevé la tête dans le Valais, et tout arrangement est indéfiniment ajourné.

Dans le canton du Tessin, après la réforme politique de 1830, la contre révolution, poussée par le clergé et appuyée par la police subalterne de Milan, s’était peu à peu glissée aux affaires et avait fini par s’emparer du gouvernement. Il y avait dans le corps législatif plus de trente curés, c’est-à-dire que l’évêque autrichien de Côme, dont ils dépendent, y avait plus de trente voix. Il paraît que leur empire réactionnaire et leurs corps d’état n’étaient pas du goût de la population ; une révolution a replacé les hommes de la réforme à la tête des affaires : reste à savoir s’ils sauront ne pas abuser de la victoire et retenir leur parti dans les limites du droit.

Au milieu de tous ces faits, la position de l’ambassade française n’est pas sans difficultés. Peut-être l’inaction et le silence sont-ils dans ce moment, vu l’état de nos relations avec la Suisse, le seul parti compatible avec l’intérêt bien entendu de la France. Il est cependant deux points que nous devons surveiller attentivement : le Valais, traversé par une des principales routes stratégiques de l’Europe, et le Tessin, qui, placé au-delà des Alpes, est plus particulièrement exposé à l’influence autrichienne, et dont les commotions pourraient donner à l’Autriche des prétextes que la France ne saurait accueillir.

Le gouvernement français vient de nommer des commissaires chargés de négocier avec M. Rochussen un traité de commerce entre la Hollande et la France. Sans jeter aucun blâme sur le choix des personnes, il nous semble cependant indiquer que le ministère ne regarde pas cette négociation comme devant embrasser des projets d’une haute importance.

Il se passe d’étranges choses à Rome. Le duc de Bordeaux, mal accueilli d’abord et à peine toléré, s’y est ensuite établi avec le faste et l’étiquette d’un prétendant. Reçu par le pape, par le souverain de Rome, la haute société italienne et étrangère n’a plus hésité, dès-lors, à franchir le seuil du palais Conti, et à s’y réunir à nos légitimistes. On dit que les ministres de Naples, de Sardaigne, d’Autriche, ont suivi la foule ou lui ont donné l’exemple, ce qui place notre ambassadeur dans une position peu conforme à la grandeur, à la dignité, aux droits de la France. Les espérances des ennemis de la royauté de juillet sont hautement proclamées à Rome ; le duc de Bordeaux s’y est rendu pour se rapprocher des côtes de France ; la duchesse de Berry colporte les espérances du parti d’un bout à l’autre de la péninsule ; elle ne trouvera pas d’obstacles à Naples ; elle trouvera aide et faveur à Modène, et peut ainsi nouer une chaîne d’intrigues qui s’étende du centre de la France à l’extrémité méridionale de l’Italie.

Nous aimons à croire que notre gouvernement n’est pas demeuré les bras croisés et la bouche close en présence de tous ces faits. Sans doute il a demandé à sa sainteté, avec toute la fermeté qui appartient à un gouvernement qui parle au nom de la France, des explications sur ce brusque changement de conduite, sur ces étranges condescendances envers les ennemis avoués et toujours actifs de notre révolution. Quand le pape ne sera plus que le premier des évêques, que le pontife supérieur de l’église catholique, il pourra accueillir dans sa demeure tous les fidèles qui désireront se prosterner devant leur chef spirituel ; mais tant qu’il sera en même temps le prince temporel d’un état, qu’il aura un territoire, des ports, des côtes maritimes, des sujets, il devra tenir compte des relations politiques de nation à nation, et ne pas donner dans ses états, placés à quelques heures de navigation de la France, asile et protection à un prétendant servi par un parti actif et incorrigible. Ce serait là une singulière récompense de notre loyale évacuation d’Ancône. Voudrait-il la faire regretter même à ceux qui, comme nous, l’ont hautement approuvée ? Car, certes, nul ne croira qu’il fût aujourd’hui permis au duc de Bordeaux de jouer publiquement à Rome le rôle de prétendant, si le drapeau tricolore flottait encore sur la citadelle d’Ancône. Quant à nous, nous ne changeons point d’avis. Le drapeau tricolore peut flotter de nouveau là où il a flotté un jour, et la France est d’autant plus fondée à réclamer énergiquement la stricte observation des principes du droit des gens à son égard, qu’elle s’est montrée, elle forte et puissante, exécutrice scrupuleuse des traités.

Au surplus, Rome n’est pas seule le siége des intrigues et des machinations des ennemis de notre gouvernement. Les factions s’agitent de nouveau ; bonapartistes, républicains, carlistes se donnent la main, unanimes sur un point, le renversement de ce qui est.

Certes il y aurait trop de bonté à réfuter encore cette vieille accusation qui fait de la police l’auteur de ces crimes. Ce misérable expédient n’a plus de valeur.

Les complots ne sont que trop réels ; le mal existe, et il est grave au point que tous les hommes honnêtes, sincères, parmi ceux que de longues habitudes d’opposition avaient accoutumés à rapetisser et à mépriser ces dangers, ont été frappés, eux aussi, de l’opiniâtreté, de l’audace, de la perversité des conspirateurs.

Loin de nous la pensée d’exagérer le péril. Nous ne voulons ni fermer les yeux pour ne pas le voir, ni le grandir à dessein ou par imprudence. Nul n’a une foi plus vive que la nôtre dans le triomphe définitif de la cause que nous défendons, dans la stabilité du trône de juillet et des institutions dont il est à la fois le centre et la garantie.

Mais, en politique du moins, la foi seule ne sauve pas ; il faut être moliniste. S’il est absurde et lâche de trop s’alarmer, faut-il donc s’endormir dans le péril et attendre niaisement que de profondes perturbations et de violens attentats exigent des mesures extraordinaires et des remèdes extrêmes ?

Oh ! alors c’est à qui criera plus fort, à qui demandera davantage, à qui fera meilleur marché de toutes nos libertés !

Nous aimons trop la véritable liberté pour vouloir qu’on s’expose à de pareilles nécessités, en négligeant aujourd’hui des avertissemens salutaires, et en s’abandonnant à cette mollesse, à cette apathie, à cette nonchalance qui détend d’une manière déplorable tous les ressorts réguliers du pouvoir.

Le ministère lui-même, nous ne voulons rien déguiser, a paru avoir cédé, sous ce rapport, à de trop petites considérations.

Il n’a d’abord rien dissimulé de la gravité des dangers dont nous sommes menacés ; nous ne voulons pas dire qu’il les a grossis. Il en concluait ou laissait conclure la nécessité d’un pouvoir fort. La conclusion était juste.

Mais on lui a dit : Ce pouvoir nécessaire, imposant, capable de tenir tête aux factions ou de prévenir leurs écarts, ce n’est pas en vous qu’il peut résider. Il est sans doute, parmi vous, plus d’un homme digne du portefeuille ; mais le ministère du 12 mai, par son origine et dans son ensemble, manque de force, d’unité, et n’est pris au sérieux par personne, pas même par ceux des ministres qui seraient les plus dignes de faire partie d’un ministère fort et parlementaire.

Alors on a découvert tout à coup que le danger n’était pas aussi grave qu’il l’avait paru de prime-abord. Peu de force, un peu d’adresse, quelques précautions suffisent pour nous mettre à l’abri d’un coup de main. À quoi bon appeler dans le cabinet les hommes d’expérience, les sommités parlementaires ? On dirait d’un médecin qui, redoutant une consultation qui appellerait auprès du malade des hommes célèbres, s’attache à lui persuader qu’il n’est atteint que d’une légère indisposition.

Les symptômes cependant ne manquent pas de gravité. Nous avons vu au sein de la capitale, dans un arrondissement populeux, commerçant, le gouvernement ne pas savoir opposer un concurrent aux candidats de l’opposition. Il ne s’est pas trouvé dans Paris, au siége du gouvernement, un homme assez habile et assez courageux pour lutter avec l’opinion républicaine dans une assemblée électorale convoquée au nom de la charte de 1830. On n’a pas été suffisamment affligé d’un si douloureux spectacle. Nul n’y a bien joué son rôle que M. Michel de Bourges.

Les hommes les plus habiles ne cessent de jeter dans le public des écrits que nul ne réfute, et qui font pénétrer dans les ateliers et dans les chaumières des opinions qui grandissent à vue d’œil, des enseignemens qui porteront leur fruit.

Il est évident que le parti révolutionnaire, au lieu de se dissoudre, s’organise, s’instruit, se prépare à de nouveaux combats. Au lieu de l’abandonner, des hommes capables vont à lui, et s’en font les précepteurs et les chefs.

Ces faits, qui pourrait aujourd’hui les révoquer en doute ? Aussi la révolution ne peut plus se maintenir dans un accord apparent avec les opinions libérales qui ne sont pas révolutionnaires, qui ne veulent pas le renversement de l’établissement de juillet.

De là cette lutte et ce schisme dont la réforme électorale a été le prétexte, et qui éclatent et se renouvellent tous les jours. C’est qu’à mesure qu’on veut approcher du but, il se découvre un abîme entre les opinions qui paraissaient contiguës, entre les hommes qui les représentent.

En présence de ces faits, peut-on envisager sans quelques alarmes l’avenir qui paraît s’annoncer ? Une chambre divisée, fractionnée, dominée par de petits intérêts, par des sympathies et des antipathies de coterie, sans organisation et sans chefs ; un cabinet trop éclairé pour avoir confiance en lui-même, dans sa situation, pour ne pas comprendre que loin de pouvoir rallier autour de lui une forte majorité, il devra se contenter de vivre, si Dieu lui donne vie, au jour le jour, faisant un peu la cour à toutes les opinions, à toutes les nuances de la chambre, plus occupé d’étudier les fantaisies journalières d’une assemblée désorganisée, que de lui faire adopter des principes fixes de conduite, un système de gouvernement.

Eh bien ! nous le disons du fond de notre conscience, le ministère vaut mieux que le rôle que son origine, les circonstances, la situation, le condamnent invinciblement à jouer. M. Villemain et M. Dufaure, M. Passy et M. Duchatel, sont fort au-dessus de ces misères, et il est triste de voir ainsi de beaux talens s’user en pure perte. Il est impossible que l’illustre maréchal ne commence pas à se sentir mal à l’aise dans la rue des Capucines. Le jour des combats approche, mais ce n’est pas la baïonnette ni le canon qui donnera la victoire. Des occupations nouvelles, insolites, la curiosité qui s’y rattache et ce désir que nous avons tous, dans une certaine mesure, de nous montrer aptes à toutes choses, ont pu faire un moment illusion à M. le président du conseil. Nous ne savons pas si l’illusion continue ; mais ce qui est certain à nos yeux, c’est que la France doit regretter de plus en plus que son grand homme de guerre n’ait pas établi ses pavillons dans l’hôtel de la rue Saint-Dominique.

Voyez l’Algérie. Nous ne voulons ni récriminer sur le passé, ni décourager sur l’avenir. Nous affirmons seulement, et c’est là un inconvénient qu’on peut faire cesser à l’instant même, qu’un maréchal en Afrique, célèbre par une récente victoire, et n’ayant pas sans doute une petite opinion de lui-même, et à Paris, un ministre de la guerre, simple lieutenant-général, d’une célébrité militaire qui ne parait pas s’élever au-dessus de celle de cinquante autres lieutenans-généraux, c’est là une position fausse et pour le supérieur et pour le subordonné, mais plus encore pour la France, sur qui en retomberont toutes les fâcheuses conséquences. Sans doute le maréchal Soult siége dans le conseil et le préside ; on disait même dans le temps que M. Schneider ne devait être que son lieutenant au département de la guerre. On l’a moins dit plus tard : le goût de faire à sa guise, de commander, prend à tout le monde. Quoi qu’il en soit, c’est entre le ministre titulaire de la guerre et le maréchal Valée qu’ont lieu ces rapports ordinaires, inévitables, qui placent le second sous les ordres du premier, qui doivent déplaire au gouverneur-général, et qui expliquent ce qu’on a souvent dit : — que M. le maréchal Valée règne et gouverne en Afrique, qu’il en fait à sa tête, et que sa subordination se borne à demander des secours et à raconter ce qu’il a fait. Il importe à la France qu’il y ait dans la guerre d’Afrique unité de pensée et de direction ; il importe que toutes les instructions qui arrivent à M. le gouverneur-général portent une signature devant laquelle il n’est pas de gloire militaire qui ne s’incline. Nous ne savons pas si nos désirs sont d’accord avec les dispositions de ceux qui peuvent les satisfaire ; mais nous avons l’intime conviction que ces désirs sont conformes aux intérêts de la France et du pouvoir.

À propos de la levée de boucliers d’Abdel-Kader, on s’est beaucoup occupé du vif désir qu’a le prince royal de rejoindre sur le champ de bataille cette armée d’Afrique dont il a déjà partagé la gloire et les dangers. Tout a été dit sur ce point, et nous ne voulons pas revenir sur une question qui n’en est pas une. Le prince royal, nous le dirons brutalement, ne s’appartient point. — Il ne voudrait pas qu’un coup de fusil fût tiré contre des Français, sans y être et avoir sa part de danger. — La France le sait, elle applaudit à son courage, à son ardeur, à sa passion des belles et grandes choses ; elle se rappelle son désespoir de cette expédition de Constantine où il voulait être, et où, bien malgré lui, il ne put se rendre, le ministère du 15 avril s’étant, avec justice et fermeté, refusé à pareille responsabilité. À plus forte raison son départ serait aujourd’hui une question de cabinet. Père d’un enfant au berceau qui doit être roi, le prince royal ne peut exposer la France aux dangers d’une régence, pour se donner le plaisir d’échanger des coups de fusil avec les Arabes, et de galoper sur les traces des hordes errantes d’Abdel-Kader. Dans l’expédition de Constantine, du moins, il y avait un but fixe et déterminé, une ville forte, une ville renommée qui nous attendait. Quelle sera notre lutte avec les Arabes révoltés ? Qui le sait ? Notre armée aura-t-elle le bonheur de pouvoir atteindre l’ennemi en forces, de pouvoir lui livrer une bataille ? C’est fort douteux. C’est une campagne dont le succès définitif est sans doute certain, mais qui n’est pas moins pleine d’inconnu. Elle peut se terminer dans quelques jours, comme elle peut se prolonger pendant plusieurs mois. Peut-être y aura-t-il de gros combats, peut-être aussi n’y aura-t-il que des escarmouches, des marches et des contre-marches, des villages brûlés, des douairs ravagés, et quelques villes abandonnées, désertes, à occuper.

Quoi qu’il en soit, la place de l’héritier de la couronne est en France, et non dans les marais de l’Algérie ; elle est ici, entre le trône de son père et le berceau de son enfant ; par sa présence, il les défend l’un et l’autre. C’est aussi du courage : si ce n’est le courage instinctif des combats, c’est le courage de la réflexion, de l’homme d’état, d’un prince habile, marchant d’un pas ferme sur les traces de son père, subordonnant ses passions les plus généreuses aux intérêts de l’état et à l’avenir de la France.


— Nous achevons de lire l’écrit que notre ami et collaborateur M. Lerminier publie sous le titre de Dix ans d’enseignement. Il nous semble impossible qu’un seul esprit qui sera assez impartial pour prendre connaissance de cette réponse de M. Lerminier à tant de violentes attaques et d’inconcevables injures, ne sente pas tout ce qu’il y a d’équitable et de noblement calme dans sa réclamation et dans son appel au public. M. Lerminier a vu ses idées se modifier et mûrir avec l’âge ; il a eu vingt-cinq ans, puis trente ; voilà son crime. La modification d’idées qu’on a voulu travestir en apostasie datait, chez lui, de 1836, et il l’avait publiquement exprimée par écrit dans cette Revue même, dès l’avénement du ministère du 22 février. Le ministère du 15 avril l’a trouvé dans cette disposition de retour ; le titre de maître des requêtes en service extraordinaire n’apporta à M. Lerminier aucun bénéfice matériel et ne coûta pas un sou au budget ; il ne lui valait que le droit de prendre part à des travaux où l’esprit se forme aux affaires ; cet avantage même lui a été retiré depuis : telle est l’histoire de cette grande corruption que trop de journaux n’ont pas craint d’exploiter pour servir de récentes rancunes. Insulté, menacé dans sa chaire, il y a un an, M. Lerminier a fait face avec courage et modération à une scène devant laquelle bien d’autres auraient pâli. Cette année, il est monté de nouveau dans cette chaire encore une fois périlleuse et menacée : il ne demandait qu’à être entendu. Quelques perturbateurs en petit nombre ont imposé leur mauvais vouloir à une jeunesse faite pour être juste et pour ne pas prêter la main à des haines si peu généreuses. Qu’elle lise M. Lerminier, et qu’à la prochaine rentrée du professeur dans sa chaire (car il y remontera) elle l’entende.


M. Saint-Marc Girardin a ouvert, il y a quelques jours, son cours à la Faculté des Lettres devant un auditoire si nombreux, que l’amphithéâtre habituel le pouvait à grand’peine contenir. Le spirituel professeur, après quelques paroles de début, s’est excusé, bien à tort selon nous, des charmantes digressions morales, des aperçus pratiques pleins d’à-propos, qu’il avait mêlés les années précédentes à son brillant enseignement. C’est un reproche que lui seul songeait à se faire, et auquel le public a répondu par des applaudissemens unanimes qui étaient la meilleure et la plus flatteuse contradiction. En effet, au milieu de la chute ou de la dégradation successive de toutes les puissances morales, le devoir de chacun est de sauver pour sa part les débris du feu sacré. C’est ce que M. Saint-Marc Girardin a parfaitement établi. Dans l’état de la société actuelle, ce n’est plus le clergé, a-t-il dit, ce n’est plus la magistrature, ce n’est plus l’Université qui a charge d’ames, c’est tout le monde. Il n’y a plus, pour la jeunesse qui sort des colléges, ni directeur, ni arbitre de conscience ; elle ne fait nulle part un cours de morale. Son éducation littéraire est l’objet de soins perpétuels ; il y a pour cela des établissemens, des institutions, des règles, des épreuves. Quant à son éducation morale, elle se fait comme elle peut, au hasard, prenant çà et là quelques principes, et souvent des principes contradictoires, ici dans un sermon, là dans la conversation d’un homme du monde, ou d’un camarade plus osé qui se dit homme du monde, ailleurs dans un article de journal, ailleurs au théâtre ; et il faut avoir la main heureuse pour rencontrer un principe de morale dans nos drames modernes ! Voilà comme se fait notre éducation morale, au hasard, tant bien que mal ! Mêlez à ces maximes, prises de droite et de gauche, les leçons de l’expérience, leçons qui ne sont souvent que le regret d’une faute irréparable, ou le dépit d’avoir été méchant sans succès : voilà le fond de la morale de notre temps. » Après un brillant développement, où sont intervenus bien des conseils utiles, bien des traits piquans pour la présomption des jeunes amours-propres, M. Saint-Marc Girardin a terminé sa lecon au milieu de marques répétées d’assentiment. Jamais il n’avait montré plus de verve facile et détachée, une parole plus vive et plus pénétrante. Le sujet élevé et difficile indiqué pour cette année (des Causes de la renaissance des lettres au XVe siècle) ne peut qu’intéresser de plus en plus un auditoire dont la juste faveur est depuis long-temps acquise à M. Saint-Marc Girardin.


M. Hugo, se portant décidément comme candidat pour le fauteuil vacant à l’Académie française, nous n’avons pas besoin de dire que tous nos vœux sont pour lui. L’Académie des Inscriptions vient de nommer aux deux places d’académicien libre, vacantes par la mort de MM. Michaud et Salverte, MM. Vitet et Eyriès. Ce sont deux honorables choix. Le nom de M. Libri, qui a réuni plusieurs suffrages, nous eût semblé également une adjonction fort désirable, et qui n’est qu’ajournée, nous l’espérons. On doit se féliciter particulièrement de voir l’Académie des Inscriptions ne pas reculer, depuis quelque temps, devant des noms jeunes encore et célèbres à divers titres ; l’admission au sein de l’Académie d’hommes tels que M. Vitet, qui unissent l’agrément et les lumières au savoir, est propre à renouveler l’esprit du docte corps avec à-propos et mesure.


Plusieurs de nos amis ont paru s’alarmer de quelques passages de l’Essai sur le Drame fantastique, qui atteignent le catholicisme. Cet éloquent manifeste, qui est devenu, on l’a dit, l’évènement littéraire de la quinzaine, soulevait bien assez de sources puissantes d’intérêt, de passion littéraire et philosophique ; la Revue eût pu désirer qu’il n’y eût en tout cela que Goethe de plus particulièrement blessé. On aime à rappeler à ce propos le très beau mot de Montesquieu (qui d’ailleurs ne l’a pas lui-même toujours observé) d’éviter, autant que possible, de blesser le genre humain à l’endroit le plus tendre. Nous rappellerons aussi pourtant à nos honorables amis qu’une expression plus mitigée n’eût rien changé au fond et n’eût été qu’un égard apparent pour une respectable, mais dominante idée, qui ne se contente pas d’égards. Et puis George Sand est de ces écrivains, ce semble, qu’on accepte et qu’on veut désormais dans leur entier, avec leur énergie d’éloquence dans tous les sens. Ses tendances sont connues ; son nom dit tout ; c’est comme un étendard qui mène avec lui toutes ses armes.