Chronique de la quinzaine - 14 décembre 1840

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Chronique no 208
14 décembre 1840
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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14 décembre 1840.


Méhémet-Ali a fait sa soumission. Que vouliez-vous qu’il fît contre trois ou pour ne pas sortir de la prose, contre cinq ? Qu’il mourût ? Cet expédient n’est pas dans les mœurs des Orientaux. Ils se résignent à leur perte avec un calme stoïque, mais ils ne vont pas au-devant du coup qui les doit frapper, ils ne l’appellent pas, ils n’y ajoutent rien. Nos susceptibilités européennes ne les irritent pas ; c’est tout simple ; ceux qui n’attribuent à la liberté humaine qu’une faible part dans les choses de ce monde, n’aperçoivent pas de déshonneur dans les revers ; ils les acceptent comme nous nous soumettons à une opération chirurgicale. Qui voudrait se tuer ou se faire couper le bras droit, parce qu’un accident, un malheur le forcerait à livrer à la scie de l’opérateur le bras gauche ?

On se demande encore pourquoi la résistance des Égyptiens a été si faible en Syrie ! pourquoi Ibrahim a laissé fondre son armée sans rien tenter de considérable, sans une action d’éclat, sans rappeler en rien l’élan, la vigueur du conquérant de la Morée et du vainqueur de Nézib. Y a-t-il eu d’autres raisons de cette chute peu glorieuse que les difficultés réelles de sa position, privé qu’il était de tout secours, tandis que la Porte lançait contre lui les boulets et les soldats de l’Angleterre et de l’Autriche, et lui montrait en réserve les bataillons de la Russie ; lorsqu’on avait, en semant l’or et en envenimant les dissidences religieuses, séduit les populations de la Syrie, encouragé leur révolte, fourni les armes, tourné contre lui à la fois les forces physiques et les influences morales de l’Asie et de l’Europe, de l’Évangile et du Coran ? On a dit qu’Ibrahim n’occupait la Syrie qu’à contre-cœur, que depuis long-temps il était convaincu que cette conquête était impossible à défendre, qu’en mésintelligence avec son père, ce qu’il voulait avant tout était un prétexte pour abandonner la Syrie et rentrer en Égypte ; on a même ajouté que le vice-roi avait à craindre au Caire une révolte excitée par son fils aîné, qui ne voit pas de bon œil la tendresse du vieillard pour les enfans qu’il a eus d’autres femmes que la mère d’Ibrahim. Il y a du vrai et quelque exagération aussi dans ces renseignemens. On sait depuis long-temps qu’Ibrahim ne croyait pas pouvoir tenir tête en Syrie à une coalition qui mettrait au service de la Porte de grandes forces européennes et appellerait en même temps à la révolte les populations aguerries, turbulentes, toujours prêtes au combat, de la chaîne du Liban et des districts qui l’avoisinent. Il est également vrai que le vaillant et habile Ibrahim s’est livré, trop peut-être, aux idées, aux goûts, aux habitudes de l’Europe. Il aime nos usages, nos repas, la vie sédentaire, par-dessus tout l’agriculture. On dirait un de ces vieux généraux qui sous le poids des années n’aiment plus que les batailles qu’on raconte au coin du feu. Ibrahim cependant n’est pas dans l’âge de l’impuissance ; mais son contact avec l’Europe l’a transformé, trop transformé peut-être. Nous craignons pour lui qu’il n’ait perdu de sa puissance orientale plus qu’il n’a acquis de force européenne. Un chef d’armée, à plus forte raison l’homme chargé du gouvernement d’un pays, ne peut sans s’affaiblir se mettre trop en dehors, par ses habitudes, par ses idées et ses désirs, de l’armée qu’il doit conduire, du pays qu’il doit gouverner. Ibrahim n’est plus le même homme que nous avons connu en Morée ; cela est vrai. Les autres conjectures qu’on a faites sur son compte sont hasardées ; nous les croyons dépourvues de tout fondement. Rien n’autorise à douter de la fidélité, du dévouement d’Ibrahim pour son vieux père, ni de l’attachement, de la tendresse de Méhémet pour ce fils qui a été son bras droit, l’instrument principal de ses plus belles entreprises. Ils ont pu ne pas envisager du même point de vue la situation dernière de leurs affaires ; mais de là à la trahison, à la révolte du fils contre le père, il y a loin.

Quoi qu’il en soit, la soumission de Méhémet-Ali suspend, pour le moment, le cours naturel, les développemens inévitables de la question orientale. Si les vainqueurs ne cherchent pas de vains prétextes pour abuser de la victoire, si la Syrie est remise à la Porte et occupée exclusivement par ses forces, si l’Égypte est effectivement laissée à Méhémet-Ali à titre héréditaire, et avec les pouvoirs qu’il y exerce aujourd’hui, si les signataires du traité du 15 juillet, les champions de la Porte, ne songent pas à imposer soit au suzerain, soit au vassal, des conditions, des stipulations onéreuses ou blessantes pour les puissances qui sont restées étrangères au traité, la paix peut reparaître en Orient et s’y maintenir peut-être jusqu’à la mort du pacha. C’est là tout ce que peuvent espérer de mieux les amis de la paix.

Cette espérance elle-même, quelque modeste qu’elle soit, peut être facilement trompée. Les évènemens qui viennent de s’accomplir ont en réalité ébranlé toutes choses plus que les amis ardens du repos et de l’inaction ne l’imaginent. Qu’on ne s’y trompe pas, nous aimons la paix autant que personne, la paix honorable s’entend, la paix d’une grande nation, la paix digne et fière ; mais encore faut-il voir les choses de ce monde telles qu’elles sont : changeraient-elles parce qu’on se dispenserait de les regarder ?

La soumission, disons le mot, l’abaissement du pacha, est un fait qui au fond, en réalité, n’est bon pour personne. Il faut cependant en excepter ceux qui, à l’endroit de l’Orient, ont besoin de pêcher en eau trouble.

Méhémet-Ali en reste meurtri, mutilé, et cela dans ses vieux jours, lorsque rien ne peut le relever aux yeux des populations qu’il est obligé de rudoyer pour les plier à son régime, à son administration. On vient de briser en ses mains le ressort principal de sa puissance ; l’habileté, le succès, lui ont manqué. Dieu n’est pas pour lui. Ce n’est pas Ibrahim, nous sommes loin de l’en soupçonner, qui peut un jour ensanglanter les rues du Caire et y commettre un grand crime. Mais ce qu’Ibrahim est loin de penser, d’autres le peuvent faire. Méhémet est au bord d’un abîme.

Il faut bien le dire ; quelque utile, quelque commode que cela soit d’ailleurs pour l’Europe, la politique du pacha a été subalterne et timide. Il a prêté l’oreille à nos conseils de modération et de sagesse. Il lui en coûte tout ce qu’il possédait, hors l’Égypte ; il lui en coûtera peut-être un de ces jours l’Égypte et la vie. Un homme nouveau, un conquérant qui recule, qui n’est pas prêt tous les jours à jouer le tout pour le tout, ne fait plus son métier. Réussir ou tomber avec éclat, il n’y a pas d’autre issue honorable pour lui. Il n’y a pour lui de chances de salut que dans l’audace. Louis XIV pouvait négocier à Utrecht ; Napoléon ne le pouvait pas à Châtillon. Il devait vaincre ou tomber, ayant l’Europe entière sur les bras. Il le savait, il ne se trompait point ; il ne pouvait pas lui, Napoléon, rentrer paisiblement aux Tuileries avec une France mutilée, une couronne dépenaillée, des blessures à soigner, des dettes à payer ; il n’y a pas d’homme nouveau, de conquérant malheureux, qui puisse braver à la fois les imprécations de son pays et les sarcasmes de l’étranger. Les rois qu’a faits la gloire militaire ne peuvent vivre que par elle : elle ne leur permet pas d’accepter l’abaissement ; elle ne leur permet que de tomber avec éclat, sous un effort gigantesque. Ils vivent alors dans la mémoire des peuples, des peuples qui, dans les élans de leur admiration, oubliant les pertes qu’ils ont faites, les maux qu’ils ont soufferts, se rappellent seulement les joies du triomphe, les émotions de la gloire, la grandeur de la patrie.

Méhémet-Ali n’avait que deux grandes choses à faire : franchir le Taurus, pour chercher une chance de salut dans un bouleversement général qui lui aurait permis peut-être de vendre chèrement ses services à ceux-là même qui aujourd’hui l’ont attaqué ou abandonné ; s’il n’osait pas marcher sur Constantinople, il devait du moins, après avoir perdu la Syrie, se défendre à outrance en Égypte, et contraindre ainsi notre gouvernement à dire nettement à l’Europe ce qu’il entendait faire de la note du 8 octobre. Encore une fois, l’Europe doit savoir gré au pacha d’avoir préféré la petite politique à la grande : il nous a épargné à tous de cruels embarras. Mais a-t-il pris pour lui-même le parti le plus raisonnable ? S’il voulait se courber sous le traité du 15 juillet, mieux valait le faire tout de suite qu’attendre des revers trop probables, presque certains pour lui qui connaissait le fond des choses en Syrie. On dirait qu’en voulant nous cacher la vérité, il se l’est cachée à lui-même, et s’est laissé acculer au plus mauvais de tous les partis pour lui.

Ibrahim, de son côté, va rentrer en Égypte battu, vaincu, plus abaissé encore, plus amoindri que son père. Est-ce là le chemin du trône ? le moyen de succéder à Méhémet-Ali ?

Est-ce dans l’intérêt de la Porte qu’il faut se féliciter de la soumission du pacha ? La Porte ressemble à un impotent qui se réjouit de voir briser une de ses béquilles par des voisins officieux qui, sous prétexte de le mieux soutenir, lui mettent chacun une main sous les aisselles, et l’autre dans les poches. La Porte, ainsi qu’on l’a vu en Grèce, pouvait au besoin compter sur l’armée égyptienne, elle est dissipée ; sur deux flottes, nous verrons ce qu’elles deviendront. En détruisant le pacha d’Égypte, le sultan se fait lui-même pacha, pacha de l’Angleterre et de la Russie ; jamais la Porte n’a été plus bas placée, plus à la merci d’autrui. Ses destinées s’accomplissent.

Le cabinet anglais se félicite sans doute de ses exploits en Syrie et de la soumission du pacha. Est-il moins vrai que ces évènemens ont en réalité rapproché le jour de la grande lutte en Orient, le jour où l’Angleterre et la Russie ne signeront pas des traités, mais des manifestes l’une contre l’autre ?

Les Russes se résigneront-ils long-temps au rôle tout-à-fait subalterne, presque ridicule que les antipathies toutes personnelles de Nicolas à l’égard de la France ont fait jouer à la Russie dans cette occurrence ? L’alliance anglo-française, on peut la tenir pour dissoute, c’est là un bénéfice réalisé pour la Russie ; il faudrait bien du temps et beaucoup plus de sagesse et de modération qu’on ne peut en espérer de notre juste susceptibilité nationale et de la morgue britannique pour que l’alliance anglo-française pût être renouée sincèrement et de manière à garantir la paix du monde. Maintenant le cabinet russe voudra-t-il avoir mis un si grand prix à la rupture de cette alliance, uniquement pour le plaisir de la rompre ? Renoncera-t-il au protectorat de Constantinople, à ses anciens projets sur l’Orient, à sa tendance constante vers le sud, uniquement parce que cela fait de la peine à l’Angleterre, et que l’Angleterre a bien voulu prouver à la France le peu de cas qu’elle faisait de son alliance ? Lui cédera-t-elle comme récompense de cette rupture la haute main dans les affaires de l’Orient, le protectorat de la Syrie et de l’Égypte, la domination des rives de l’Euphrate et de l’isthme de Suez, car c’est là le fond de la question, et l’Angleterre ne sera jamais l’amie de quiconque aura la pensée de lui enlever une partie de sa puissance, de son influence, de ses espérances en Orient. Que cette pensée soit russe ou française, qu’importe ? L’Angleterre, par sa situation économique et commerciale, est entrée dans une carrière où il est impossible de s’arrêter sans se perdre.

Bon gré mal gré, il lui faut s’étendre, s’ouvrir de nouveaux marchés, s’en assurer le monopole, conquérir, subjuguer : l’Inde, l’Australasie, la Chine, la Turquie, l’Égypte, directement ou indirectement, l’Angleterre a besoin d’être la maîtresse partout, d’en faire partout à sa fantaisie, d’établir partout son commerce, son industrie, sa prépondérance. Qu’on ne dise pas que nous exagérons. On aurait sans doute fait le même reproche à l’homme prévoyant qui aurait dit, il n’y a pas bien long-temps : « L’Angleterre sous peu possédera dans l’Inde des territoires immenses et cent millions de sujets. » On l’aurait sans doute traité de rêveur et de maniaque. Il n’aurait cependant dit que l’exacte vérité. Encore une fois, il est en politique des situations où il est impossible de s’arrêter. L’Angleterre se trouve dans une de ces situations ; elle ne s’arrêtera pas. Dès-lors il est impossible que ses prétentions se concilient avec les prétentions de la Russie ; dès-lors la chute de Méhémet-Ali n’est autre chose que l’enlèvement d’un des obstacles qui s’interposait entre les deux rivales et prévenaient le choc immédiat ; dès-lors ils se sont évidemment trompés ceux qui voient dans la soumission de Méhémet-Ali le gage du rétablissement d’une paix durable. C’est tout juste le contraire.

Quant à la France, sans doute cette soumission a écarté une question gouvernementale des plus sérieuses. Le gouvernement a pu dire : la Syrie est perdue, l’Égypte est respectée, la paix est rétablie, la Porte est satisfaite, Méhémet aussi ; les parties belligérantes se retirent, il n’y a plus rien à faire.

Nous en convenons, tout le monde en convient, on ne peut pas courir aux armes pour faire du pacha ce qu’il ne peut plus être. Il ne faut pas se féliciter de sa chute, mais elle est un fait irréparable. Il ne s’agit plus du pacha aujourd’hui. Il gardera l’Égypte tant qu’il le pourra ; soit. Ce n’est pas de lui qu’il faut s’occuper, c’est de la France, de la France, qui ne peut pas, sans se mentir à elle-même, se dissimuler que son influence en Orient a reçu un rude échec, que sa voix n’a pas été comptée dans les conseils de l’Europe lorsqu’il s’agissait de régler des questions qui intéressaient vivement notre dignité et notre rang dans le monde ; de la France enfin, qui, oubliant même tout ce qui s’est passé jusqu’ici, peut se trouver demain en présence d’évènemens nouveaux plus graves encore et plus décisifs.

S’il y a quelque vérité dans nos remarques, il ne peut rester dans les esprits sérieux le moindre doute sur la solution des deux questions importantes et pratiques qui résument en ce moment toute la politique du jour. Nous voulons parler de nos négociations avec l’étranger, et ensuite de l’armement et des fortifications de Paris.

Le traité du 15 juillet s’est accompli sans nous, disons-le, malgré nous. Aujourd’hui Méhémet-Ali accepte l’Égypte, rend tout le reste, et, à je ne sais quelles conditions, les alliés et la Porte garantissent au vice-roi l’hérédité du pachalik qu’on veut bien lui octroyer. Il se peut (c’est une pure conjecture de notre part, les faits nous sont inconnus), il se peut, disons-nous, qu’on propose à la France je ne sais quelles conventions, je ne sais quel conclusum, un acte final, un traité général qui l’associerait aux autres puissances pour la ratification et la garantie des résultats obtenus en Orient. Notre gouvernement doit-il se prêter à une négociation de cette nature et venir après coup, à choses faites, faites sans lui et malgré lui, corroborer de sa signature les arrangemens de l’alliance anglo-russe ? Nous ne le pensons pas. On nous a fait une position d’isolement, gardons-la, gardons-la sans faiblesse comme sans humeur ; que les autres terminent et garantissent, si bon leur semble, ce qu’ils ont fait sans nous. Pourquoi perdrions-nous l’avantage de l’isolement, la liberté d’action ? Pourquoi, après avoir subi les inconvéniens d’une situation, en perdrions-nous les profits ? Et quelle utilité y aurait-il pour la France à venir ainsi tardivement, après coup, ajouter sa signature à celle des quatre puissances ? Il n’y aurait ni avantage ni dignité. Laissons faire, et sachons une fois nous confier au temps, aux évènemens et à cette force, à cette puissance que nul ne peut nous enlever. L’étranger n’a tenu aucun compte de notre dissentiment ; qu’il ne puisse pas du moins se targuer de notre adhésion. Il n’est qu’une hypothèse où la France pourrait la donner, mais cette hypothèse ne se réalisera pas ; car toutes ces négociations et toutes ces conventions ne sont au fond que les jalons que la Russie et l’Angleterre placent chacune sur leur route. Qu’on stipule formellement, par un traité solennel, européen, que l’empire ottoman est désormais un territoire absolument neutre, comme la Suisse, comme la Belgique, que sous aucun prétexte nulle force étrangère ne pourra y pénétrer, que toute atteinte à ce principe sera considéré ipso facto comme un casus belli européen, et alors peut-être nous aussi nous pourrions apposer notre signature au traité, l’y apposer avec avantage, surtout avec dignité.

Mais c’est assez insister sur un rêve. Ce n’est pas la neutralité et par là la conservation de l’empire ottoman qu’on veut ; on veut l’abaisser d’abord, l’envahir et le démembrer plus tard.

La seconde question nous paraît également simple et facile à résoudre. La France doit-elle désarmer ? Nous l’avons dit tout d’abord et avec bonne foi : entre les projets du 1er  mars et ceux du 29 octobre il ne pouvait y avoir à nos yeux qu’une seule différence pratique et digne d’arrêter des esprits sincères et sérieux. Le 1er  mars avait conçu un armement de près d’un million d’hommes en y comprenant trois cent mille gardes nationaux mobilisés ; c’était un système qui avait son principe, son but, un système qui, réalisé, amenait nécessairement d’honorables concessions à la France ou bien la guerre. On n’armait pas un million d’hommes comme pied de paix. Ce n’était pas la guerre certaine, à tout prix, c’était la guerre en perspective.

Nous avons compris sans peine que ce système, plausible avant les évènemens de la Syrie, c’est-à-dire pendant l’administration du 1er  mars, pouvait paraître excessif, inutile, lorsque les évènemens sont venus, sans qu’on puisse en faire reproche à personne, modifier profondément la situation et mettre fin pour le moment à la lutte qui pouvait faire naître les incidens les plus graves. Nous avons compris qu’en cet état de choses, ce qu’il y avait de plus sage était de maintenir dans toute leur plénitude les armemens déjà ordonnancés, c’est-à-dire une flotte formidable et une armée au complet de près de 500 mille hommes. C’est là ce qu’on a appelé la paix armée ; c’est là le verdict que les chambres ont prononcé en délibérant leur adresse ; nous l’avons accepté avec respect comme étant le verdict du pays.

La France ne veut déclarer la guerre à personne, ni prendre capricieusement l’initiative d’un immense bouleversement. Elle ne veut donc qu’un pied de paix. Mais la France n’est aujourd’hui l’alliée de personne ; la France de juillet ne peut méconnaître tout ce qu’il y a à son égard de froideur et de mauvais vouloir dans plus d’un cabinet étranger ; elle ne peut pas fermer les yeux sur les manœuvres qu’on emploie pour exciter contre nous les gouvernemens et les peuples ; enfin elle sait que la question d’Orient est à peine assoupie, et qu’elle peut se réveiller demain plus ardente que jamais. Il nous faut donc, ce n’est pas seulement un droit, c’est un devoir, un devoir sacré envers le pays, il nous faut la paix armée ; il nous faut un état militaire que les chambres ont évidemment eu en vue, et auquel elles ont applaudi.

Il faut pourtant se le rappeler, se le dire ; si on s’est conduit sans façon à notre égard, si on a traité la France en puissance de second ordre, ce n’est pas que notre gouvernement ne fût dignement représenté à Paris et à Londres ; c’est qu’on savait que nous étions désarmés, c’est qu’on connaissait comme nous l’état de notre cavalerie, de notre artillerie, de nos places fortes, de nos arsenaux ; c’est qu’on était certain qu’il nous faudrait dix mois avant de pouvoir parler, négocier à la tête d’une armée prête à entrer en campagne. On a osé passer outre en présence de la France désarmée ; on y aurait pensé à deux fois si le télégraphe avait pu porter à trois cent mille hommes l’ordre de marcher à la frontière.

Notre désarmement en l’état actuel de l’Europe fausse notre politique et fourvoie nos hommes d’état. Qu’on confie nos affaires aux hommes les plus calmes, les plus sages, les plus pacifiques, nous le voulons bien ; les questions de personnes sont en seconde ligne pour nous. Mais quels que soient nos ministres, qu’ils puissent sérieusement opter, selon les circonstances et les droits du pays, entre les concessions et la résistance, entre la paix et la guerre. Il n’y a pas d’option possible aujourd’hui pour un pays désarmé ; surtout, il faut bien le reconnaître, dans un pays de démocratie, et de démocratie bourgeoise.

D’un côté, les démocraties n’ont point de secret, rien de caché. Amis et ennemis, ils connaissent tous également tout ce qu’elles sont, tout ce qu’elles pensent, tout ce qu’elles font, tout ce qu’elles se proposent de faire.

D’un autre côté, la bourgeoisie (certes nous n’avons pas l’envie d’en médire), lorsqu’on laisse refroidir ses premières impressions, lorsque les blessures de sa nationalité commencent à se cicatriser par l’effet du temps, par le courant des affaires, sent bientôt les flots de sa colère s’abaisser ; l’esprit de calcul la saisit, avec ses chiffres ; le foyer domestique l’endort par son calme, et au milieu de ses bonnes et douces pensées bourgeoises, la chose publique risque de se trouver quelque peu oubliée, quelque peu rapetissée.

Le gouvernement du pays n’a toute la liberté d’action qui lui est nécessaire pour les intérêts et la dignité de la France, que lorsque la paix est armée, lorsqu’il peut, d’un jour à l’autre, jeter dans la balance européenne l’épée de la France. Tant qu’il y aura à l’horizon les nuages qui depuis quelque temps ne cessent de s’y amonceler, la paix armée n’est pas une convenance, c’est une nécessité, c’est la vie même, la vie politique de la nation.

C’est une nécessité qui coûte cher, nous le savons ; mais, ces dépenses ne sont pas moins une économie, une économie parce que des armemens précipités seraient, au jour du besoin, une dépense bien autrement considérable, une économie grace à l’adage toujours vrai : Si vis pacem, para bellum

D’ailleurs, que nous importe ? Est-ce au poids des écus que nous pourrions mesurer tout ce qui touche aux droits du pays, à l’honneur national, à la dignité de la France vis-à-vis de l’étranger ? Nous aimons de tout notre cœur la liberté, la bonne administration, la bonne justice, la prospérité du pays ; mais, disons-le hautement, nous aimons plus encore sa dignité et sa grandeur, ou, à mieux dire, nous ne concevons pas, pour une grande nation, une chose sans l’autre. En s’abaissant, une grande nation s’anéantirait dans le monde politique, et il défendrait mal ses libertés le pays qui aurait le malheur de faire, par économie, bon marché de son honneur. Empressons-nous de le dire, nous ne craignons pas ce malheur pour la France. Nous sommes profondément convaincus que les chambres ne voudront à aucun prix prendre sur elles de renoncer à la paix armée pour retomber dans la paix désarmée. Elles ne veulent pas renoncer à l’espérance d’une longue paix, et moins encore provoquer à la guerre ; mais elles ne voudront pas davantage nous exposer aux procédés discourtois de l’étranger : elles savent que la France a le droit, en étant juste, d’être fière, et il n’y a pour les grandes nations de fierté digne et noble que celle qui s’appuie largement, solidement sur la force, sur la puissance nationale.

Les fortifications de Paris sont à la fois la base et le complément de nos armemens. Nous ne concevons pas deux opinions sérieuses sur cette question : Paris doit-il être fortifié ? Sans doute, les hommes de guerre pourront nous éclairer de leurs lumières et de leur vieille expérience sur la question d’exécution. Nous nous inclinerons devant leur autorité ; nous nous reconnaissons juges fort peu compétens sur ce point. Mais quant à la question principale, elle n’est pas militaire, elle est toute politique, de haute politique, et, l’histoire à la main, il est impossible de ne pas la résoudre affirmativement. Vous voulez la paix, la paix éternelle, s’il se peut, mais cependant une paix honorable, digne. Nous aussi. Fortifiez donc Paris ; ôtez à l’étranger tout espoir d’abreuver de nouveau ses chevaux aux rives de la Seine, et vous verrez les rêves insensés dont pourraient encore se bercer les ennemis de notre monarchie se dissiper comme de légers nuages au souffle du vent.

Enceinte continue, forts détachés, encore une fois c’est là une question sur laquelle nous pouvons reconnaître notre incompétence. Mais d’un autre côté, il nous est démontré qu’à tort ou à raison le système des forts détachés échouerait à la chambre des députés. Repoussé par la gauche dans une vue politique, il le serait en même temps par ceux qui ne veulent en aucune manière fortifier Paris. Dès-lors il n’y a pas à hésiter pour nous. Quel que soit le mérite intrinsèque du système mixte, nous le préférons par cela seul qu’il est possible, et seul possible aujourd’hui.