Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1840

La bibliothèque libre.

Chronique no 209
31 décembre 1840
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
Séparateur



31 décembre 1840.


La chambre des députés, après ses longs et ardens débats sur le projet d’adresse, paraît frappée d’une sorte d’atonie. Les affaires la fatiguent sans l’intéresser ; une discussion paisible et approfondie l’effraie sans l’exciter ; aussi les députés sont-ils clairsemés sur les bancs de la chambre, et après un débat assez terne, le projet de loi sur le travail des enfans dans les manufactures a-t-il réuni avec peine le nombre de suffrages nécessaires pour le vote d’une loi. Il en faut 230 ; il y en avait 235. Parmi les votans, combien y en a-t-il qui aient prêté à la discussion une attention constante, suivie, propre à leur faire apprécier la loi dans son ensemble et dans ses détails ?

Quant à la loi elle-même, ce qu’on peut dire de plus favorable, c’est qu’au point où en étaient les choses, il fallait enfin adopter un projet quelconque et commencer l’expérience. En réalité, nul ne connaît suffisamment la matière, les faits qui s’y rattachent, les résultats qu’on peut produire par telle ou telle mesure. On généralise des faits particuliers sans savoir si la généralisation est physiquement possible ; on méconnaît, d’un autre côté, certains faits généraux, et on se jette arbitrairement dans un particulier auquel répugne le principe fondamental de notre droit ; on agit sous l’inspiration d’une philantropie (ne la confondons pas avec l’humanité et la justice) plus inquiète et ambitieuse de faire qu’éclairée, et l’on ne recule pas devant l’imitation servile de l’étranger, comme s’il y avait entre les pays dont on invoque l’autorité et la France analogie sous le rapport des principes fondamentaux du droit public, de l’organisation administrative, des conditions économiques, physiques et commerciales ! Tout cela est vrai, tout cela saute aux yeux. Qu’importe ? Puisqu’on veut décidément faire des essais à coups de loi et statuer législativement avant que l’observation et l’expérience aient fourni des faits suffisamment épurés et des formules savamment élaborées, puisqu’on fait au conseil d’état l’honneur incroyable de craindre que, si on le chargeait de faire ces expériences par voie de règlement, il pourrait un beau jour détrôner les deux chambres, il faut bien se résigner à l’esprit du temps et marcher sur la route qui nous est ouverte. Dès-lors l’essentiel est d’avoir une loi le plus tôt possible et de commencer l’expérience. Si la chambre des pairs touche à la loi, qui certes est loin d’être parfaite, après avoir perdu déjà une année, on en perdra une seconde, et en attendant le mal subsiste, les enfans souffrent, les mauvaises habitudes s’enracinent, et les intérêts égoïstes deviennent d’autant plus âpres, plus actifs, plus féconds en mauvais expédiens, qu’ils se sentent plus menacés. Nous espérons que la chambre des pairs ne discutera point la loi, ou que du moins elle n’y fera pas d’amendemens, encore une fois, non parce que la loi est bonne, mais parce qu’il importe avant tout, au point où en sont les choses, qu’une loi sur la matière soit mise à exécution.

Il est vrai, trop vrai, d’un autre côté, que ce sera là la première affaire de quelque importance dont la chambre des pairs aura cette année à s’occuper. Il y a deux mois que le parlement est assemblé, et on pourrait presque dire que la chambre des pairs n’a pas encore siégé. Le gouvernement n’a pas trouvé dans son portefeuille un projet de quelque valeur à lui soumettre. Aux derniers jours de la session, lorsqu’on aura fait ses adieux à la chambre des députés, qu’au su et vu de tout le monde messieurs les députés auront presque tous repris le chemin de leurs départemens, on ira à la chambre des pairs lui demander, par toutes sortes de mauvaises raisons, d’adopter, sans y changer un mot, une virgule, tous les projets qu’on aura pu obtenir de l’autre chambre. Que les hommes de certaines opinions trouvent cela bon et conforme à leurs vues, nous le concevons sans peine, et nous n’en sommes ni scandalisés ni surpris. Disons plus : les opinions sincères, conséquentes, qui, sans attenter violemment à ce qui est, profitent habilement des brèches qu’on veut bien leur ouvrir, si elles n’ont pas nos sympathies, ont du moins droit à notre respect. Ce que nous ne concevons guère, c’est que les conséquences de l’abandon qu’on paraît faire d’un des grands pouvoirs de l’état, ne soient pas vivement senties par les serviteurs les plus dévoués et les plus intelligens de la monarchie constitutionnelle. Il faut que la chambre des pairs fasse, sans humeur comme sans crainte, sentir son droit ; elle se le doit à elle-même, elle le doit à la chose publique. Mais, encore une fois, nous espérons qu’elle ne prendra pas pour point de résistance le projet de loi sur le travail des enfans dans les manufactures ; l’humanité commande d’en finir avec ce projet ; une loi imparfaite vaut mieux qu’un nouveau retard.

M. le ministre des finances vient de présenter à la chambre des députés le budget de 1842. Nous n’avons pas le temps de l’examiner avec l’attention qu’on doit à un travail de cette importance.

Seulement nous avons vu avec plaisir que notre situation financière, même en comptant les nouvelles dépenses, n’est pas, à beaucoup près, aussi mauvaise que quelques personnes paraissaient le craindre. En dernier résultat, l’équilibre pourra se rétablir dans notre budget au moyen d’un emprunt de 4 à 500 millions, emprunt qui n’est pas urgent et dont les produits seront consolidés sur notre sol par des travaux publics qui augmenteront notre puissance productive et la richesse nationale. Au fait, on ne demande à l’avenir que de payer une faible partie de l’immense accroissement de capital qu’on lui laisse.

Si la guerre devait éclater, nous entrerions dans une voie exceptionnelle à laquelle toute nation jalouse de sa dignité et de sa véritable grandeur doit savoir se résigner, lorsque le devoir et l’intérêt de l’état le lui commandent. Sans doute, nos finances, comme celles de tout pays qui supporte les énormes dépenses d’une guerre, éprouveraient alors quelque gêne. Nous devrions détourner des travaux publics et d’autres voies d’améliorations les sommes qui y sont maintenant consacrées ; nous devrions probablement grever l’avenir de charges plus considérables, tout en lui laissant un moindre capital. C’est le cas d’une famille laborieuse qu’une maladie vient de frapper ou qui se trouve impliquée dans un procès fort coûteux. Elle ne pourra pas faire face aux nouvelles dépenses avec son revenu ; elle le pourra encore moins si elle ne diminue pas ses dépenses ordinaires. Il y aurait sans doute folie à se donner la maladie pour le plaisir de l’avoir ; il y aurait folie à ne pas éviter un procès si l’honneur n’est pas engagé, s’il ne s’agit pas d’un de ces intérêts majeurs où l’on ne peut rien concéder, enfin si une transaction équitable et honorable est encore possible. Mais si la maladie nous atteint, si le procès est inévitable, à quoi bon les plaintes, les lamentations ? Il faut, avant tout, conserver sa vie, défendre son droit, maintenir son honneur.

Si la paix, ainsi que le pense M. Humann, est maintenue, nos petits embarras financiers ne tarderont pas à disparaître, même en ajoutant une centaine de millions par an à nos dépenses militaires. D’un côté, la prospérité publique augmentera naturellement d’année en année le produit des impôts actuels ; de l’autre, sans introduire un impôt nouveau, on pourra facilement, par quelques dispositions nouvelles, obtenir des impôts existans un revenu plus considérable.

M. Humann se propose de rendre au produit du timbre tout ce que la violation des lois et la fraude lui enlèvent. Nous ne pourrons qu’applaudir à cette mesure ; la morale, la justice, comme l’intérêt du trésor, nous le commandent. Ainsi que tous les autres impôts, celui du timbre doit être, conformément aux prescriptions des lois, payé par tous. Comment souffrir que, tandis que le timbre est une charge lourde et inévitable pour les uns, pour les plaideurs, les journalistes, pour ceux qui ont besoin d’actes authentiques, d’actes privés enregistrés, il puisse être impunément évité par un grand nombre de contribuables, par des hommes qui pourraient le payer beaucoup plus facilement que la plus grande partie de ceux qui le supportent effectivement ? On a beau se dissimuler la nature morale des faits, elle n’est pas moins repoussante pour tout honnête homme qui veut un instant réfléchir. Il en est de ceux qui violent les lois du timbre comme des contrebandiers ; qu’ils s’en doutent ou non, l’argent qu’ils gagnent ne sort pas du trésor public mais de la poche du voisin. Le trésor public demande aux uns ce que les autres lui refusent ; il lui faut sa somme bien ronde et bien comptée, et il la trouve, et il a raison de la trouver, car il sait fort bien qu’un pays comme la France, lorsque la moyenne de l’impôt n’y dépasse pas trente et quelques francs par tête, n’est pas un pays écrasé de contributions. Ainsi tout dépend de l’assiette de l’impôt, de la répartition, de la rentrée : il peut y avoir dans nos lois de finances quelques lacunes à combler, quelques défauts à corriger, nous le voulons bien ; mais ce qu’on doit vouloir avant tout, c’est que nul ne puisse, de son autorité privée, se décharger d’un impôt légalement établi et en rejeter la charge sur son voisin.

Au surplus, nous avons grande confiance dans les talens et dans la fermeté financière de M. Humann. Cette confiance, il l’inspire généralement, et c’est là, nous le reconnaissons, un point capital, surtout lorsque l’état peut être dans la nécessité de s’adresser au crédit public. Nous concevons sans peine, et nous sommes loin de lui en faire un reproche, que M. Humann désire vivement le maintien de la paix et l’économie dans les dépenses. Cela est très naturel dans l’homme dont les idées ont été principalement dirigées vers les affaires financières et industrielles ; cela est d’ailleurs fort séant pour l’homme qui est chargé de la garde du trésor public. Nous voudrions être également certains que ces vues et ces habitudes, fort louables en soi, de M. le ministre des finances, ne l’empêcheront pas d’envisager à leur point de vue le plus élevé les questions politiques qui doivent se décider dans les conseils de la couronne. M. Humann le sait sans doute ; il est des économies qui seraient une honte, et la honte est presque toujours l’avant-coureur d’un désastre.

Méhémet-Ali a dû passer par de nouvelles humiliations. Il a entendu l’amiral Stopford traiter avec un superbe dédain la convention conclue avec le commodore Napier. Il a pu croire un instant que l’Angleterre voulait lui enlever même l’Égypte. Il a dû, pour la conserver, souscrire à de nouvelles conditions, se prosterner de nouveau aux pieds du sultan la face contre terre. Dans nos idées et dans nos mœurs, il a passé et repassé sous les fourches caudines jusqu’à l’opprobre. C’est une chute profonde dont ne se relèveront ni lui ni les siens.

Ainsi le sultan est sans force ; Méhémet a perdu la sienne. Que peuvent devenir l’Égypte, la Syrie, si les Anglais ne se chargent pas de les garder, d’y comprimer le brigandage, l’insurrection, la révolte ? Ne désespérons pas de la générosité de lord Ponsonby et de lord Palmerston. Grace à leur intervention, l’ordre régnera en Égypte et en Syrie !

On dit que des ames pieuses demandent aux puissances de profiter de l’état actuel de la Syrie pour enlever Jérusalem à la domination turque et en faire une ville européenne, une ville libre sous le protectorat de l’Europe, une ville ouverte aux prières des chrétiens de tous les pays et de toutes les communions. Il serait en effet difficile qu’il pût sortir de l’intervention des signataires du traité du 15 juillet un établissement exclusivement catholique, mais il serait encore plus difficile de faire en sorte que les catholiques voulussent s’associer aux dissidens dans une fondation essentiellement religieuse. Ils regarderaient peut-être cette association comme une profanation plus déplorable que la domination des musulmans.

Mais ce n’est pas là, bien s’en faut, ce qui préoccupe dans ce moment les esprits et ce qui mérite toute l’attention des hommes politiques. La question des armemens et des fortifications de Paris, les observations adressées de Vienne et de Berlin à notre cabinet, enfin la dépêche que M. de Nesselrode vient de faire communiquer officiellement à M. le ministre des affaires étrangères, ce sont là les trois points essentiels de toute discussion politique dans ce moment.

Nous ne reviendrons pas sur le premier. Fortifier Paris et maintenir les armemens de précaution qu’on a appelés la paix armée, c’est pour nous une politique d’autant plus nécessaire que le contraire serait à nos yeux une honte et presque une trahison. Sans doute nous ne voulons pas dire par là que la France devra toujours avoir cinq cent mille hommes sur pied, mais elle doit les avoir aujourd’hui, dans la situation d’isolement qu’on lui a faite et qu’elle doit garder avec la fierté calme et prévoyante qui sied à une grande nation. Et sur ce point et sur celui des fortifications, le ministère déclare formellement que ses intentions sont tout-à-fait conformes aux projets qu’il a présentés, qu’il partage sur ces deux points les opinions que nous avons toujours défendues. Nous le croyons et nous sommes charmés qu’il en soit ainsi.

Il est donc deux grandes questions sur lesquelles, Dieu soit loué, tout le monde est d’accord : l’armement de précautions et les fortifications de Paris. Nous disons tout le monde, bien qu’il puisse y avoir quelques obscures et timides dissidences. On peut donc espérer qu’à l’occasion de ces grandes questions, la tribune ne retentira plus de ces violens débats qui substituaient les personnes aux choses, et rabaissaient les affaires du pays au niveau d’une querelle de club ou d’une haine de famille. On peut espérer qu’on ne sera plus forcé de s’écrier : Au nom de Dieu, messieurs, parlez-nous de la France, de ses intérêts, de ses affaires ; que nous importent vos personnes, vos antécédens, votre avènement, votre chute, les exploits de vos amis, les fautes de vos adversaires ? il s’agit bien de cela en présence de l’Europe, liée, si ce n’est pas tout-à-fait contre nous, du moins malgré nous et dans des intérêts qui ne sont pas les nôtres, en présence de l’Europe qui cherche à inspirer contre nous d’injustes alarmes, à rendre notre puissance suspecte, en profitant de l’ignorance où les gouvernemens sont parvenus à tenir les peuples sur leurs vrais intérêts.

Au reste, nous sommes convaincus que si tout devait se passer d’un côté entre l’illustre rapporteur de la loi des fortifications et quelques-uns de ses amis et de l’autre les chefs naturels de toutes les sections du parti conservateur, nous aurions enfin le spectacle digne et consolant d’une discussion toute politique, au point de vue le plus élevé, au point de vue national, sans retour sur les personnes, sans autre souci que de la chose publique. Nous aurions une discussion qui ne serait en réalité que la recherche animée et consciencieuse des moyens les plus propres à atteindre le but que tous les hommes politiques se proposent. Mais les chefs seront-ils imités, écoutés par tous leurs amis ? Les ambitions secondaires peuvent-elles se contenir comme les grandes et nobles ambitions, comme celles pour qui il n’est jamais question que d’opportunité et de temps ? Hélas ! nous ne l’espérons guère ; et tandis qu’il s’agit de montrer à l’étranger que, bien qu’amis sincères de l’ordre et de la paix, nous sommes et voulons être les maîtres chez nous, tandis qu’il importe de le lui montrer avec d’autant plus d’accord, de calme, de fermeté, qu’il affecte de s’inquiéter de nos affaires et de s’étonner et de s’alarmer des faits et actes qu’il a rendus nécessaires, nous craignons, disons-le, que les vanités de tribune et les haines personnelles n’enlèvent à ces débats une partie de leur grandeur, et aux mesures proposées quelque chose de leur importance et de leur efficacité morale.

Hier encore, n’avons-nous pas vu, dans l’enceinte des études les plus pacifiques, là où la politique ne devrait jamais pénétrer qu’à l’état de science et par ses plus hautes spéculations, un homme à qui il aurait été si facile de bien faire, céder à la tentation de l’épigramme, et consumer son esprit dans des allusions déplacées ? car il ne voudrait pas, en les niant, se laisser accuser de lieux communs et d’aphorismes trop vulgaires.

Et cependant avant lui un autre homme éminent s’était trouvé sur un terrain non moins glissant, et il y avait marché d’un pas noble et ferme, sans donner à ses amis un seul instant d’inquiétude, ni à ses ennemis, si par aventure il s’en était glissé dans cet auditoire où éclataient de si unanimes applaudissemens, une lueur d’espérance. Nous laissons à d’autres l’appréciation littéraire du discours de M. Molé, mais nous le remercions de ces belles et nobles paroles : « Pourquoi faut-il que cette sorte de justice mutuelle soit encore si rare ? Comment ce progrès des lumières dont nous sommes si fiers ne tourne-t-il pas davantage au profit de l’impassibilité des esprits, de la douceur des jugemens ? »

Si nous sommes bien informés, les observations des cabinets de Vienne et de Berlin sur nos armemens, observations du reste qui paraissent avoir été faites avec une parfaite mesure et dans les termes les plus convenables, avaient pour but, non de rien reprocher à la France ni de lui contester le moins du monde son droit, mais de lui représenter que malheureusement ses armemens mettraient les gouvernemens voisins dans la pénible et coûteuse nécessité d’accroître leurs forces et leurs dépenses militaires. Dépouillées de tout appareil diplomatique, ces modestes représentations revenaient à nous dire : Au nom de Dieu ! ne dépensez pas trop d’argent, car vous nous obligeriez alors à en dépenser aussi, et nous n’en avons guère. À quoi M. le ministre des affaires étrangères aurait fait une réponse qu’on pourrait abréger et traduire ainsi : Si nous armons, c’est votre faute, et nous ne devons pas, la position restant la même, désarmer ; si vous armez à votre tour, je ne vous demanderai pas d’explications, mais je serai charmé de voir que vos fautes vous coûtent cher. Du reste, quoi qu’il en soit des termes mêmes du dialogue qui a dû avoir lieu à cette occasion, le ministère persiste formellement dans les deux mesures projetées ; on a le droit et l’obligation d’en conclure que sa réponse a été telle que la dictaient l’honneur, la sûreté, la dignité de la France.

Maintenant, que les gouvernemens de l’Allemagne arment aussi, en vérité cela peu nous importe. Nous savons à quoi nous en tenir sur les efforts et les menaces (si menaces il y avait) de la confédération germanique. Elle ne pourrait tenter quelque chose de grand et de sérieux qu’en réveillant chez les Allemands des sentimens qu’on a trahis et une ardeur d’unité nationale qui est avant tout à redouter pour les princes de ce pays, et plus encore pour l’Autriche, pour le roi des Pays-Bas, pour le Danemark. Avant de songer à réaliser sur l’Alsace des rêves par trop absurdes, l’Allemagne, si jamais elle s’apercevait de son excessive bonhomie en fait de politique, aurait autre chose à faire : elle ne voudrait pas se brouiller sans rime ni raison avec nous et recommencer une lutte qui lui serait funeste en cas de revers, et qui ne ferait, dans le cas contraire, que river en Allemagne les chaînes du pouvoir absolu. Sans doute, les feuilles allemandes, toutes censurées, et les niais d’estaminets, race plus nombreuse dans les pays allemands que partout ailleurs, ont dit et se sont laissé dire que les Français voulaient repasser le Rhin, subjuguer l’Allemagne, porter les limites de l’empire sur l’Oder, sur l’Elbe, que sais-je ? De tous ces ridicules mensonges préparés à dessein, il en est résulté une petite fermentation dont les gouvernemens allemands se servent avec une habileté quelque peu grossière pour nous dire qu’eux aussi seront malheureusement obligés d’armer, afin de calmer chez eux cette opinion qu’ils ont faite et, pour ainsi dire, fabriquée à la main. Ils ont fait le mal pour avoir le prétexte d’administrer le remède. Qu’on leur réponde froidement ce que nous aimons à croire qu’on leur a dit, qu’on leur dise « Messieurs, armez tout à votre aise ; cela nous est fort égal ; nous voulons faire chez nous tout ce que bon nous semble ; imitez-nous si cela vous convient, et tout cet échaffaudage s’écroulera, et les gouvernemens allemands seront les premiers à dire à leurs dociles sujets : « Calmez-vous, les journaux se sont trompés, la France n’a aucune envie de nous dévorer ; le peuple français est un excellent voisin, plus patient, plus endurant qu’on ne le dit, et le gouvernement français un gouvernement loyal, honnête, pacifique. Ainsi, nul besoin d’armer, nul besoin de dépenser notre argent. » Alors, au lieu de nous parler de nos armemens, on nous parlera, avec plus de raison, du besoin qu’on a de la France pour assurer le repos du monde, et on fera des efforts sérieux pour réparer la faute qu’on a faite en apposant sa signature au traité du 15 juillet. Mais encore une fois, pour atteindre ce but, il faut du calme, de la suite, de la patience, et avant tout une armée de cinq cent mille hommes et les fortifications de Paris. C’est là notre delenda Carthago. Ces mesures sont excellentes. En veut-on la preuve, la meilleure des preuves ? Elles déplaisent souverainement à l’étranger ; ses conseils charitables sur l’état de nos finances, ses plaisanteries, son indifférence affectée, ne sont que des formes diverses du même sentiment, qui est un sentiment de déplaisir, de chagrin. Pourquoi ? parce qu’on ne pourra plus surprendre et tromper la France, parce qu’il faudra avoir pour une des premières puissances de l’Europe tous les égards auxquels elle a droit, lors même que cette puissance s’appelle et qu’elle veut s’appeler, la France de 1789, la France de juillet la France révolutionnée, la France qui veut à sa tête la dynastie de son choix.

Ayons de la force sans arrogance, du calme sans faiblesse, une persévérance froide et inébranlable dans les mesures qu’on a projetées, et tout ce qu’il peut y avoir eu de pénible pour le sentiment patriotique dans les évènemens qui viennent de s’accomplir, peut encore être réparé, réparé sans violentes secousses. L’Europe a plus besoin de la paix que nous-mêmes, infiniment plus, et l’Europe sait que la paix est compromise, si la France, armée et forte, est mécontente.

Les succès de l’Angleterre en Orient ont blessé la Russie, ses intérêts, son orgueil national ; il est impossible qu’il en soit autrement. Et il n’y a pas d’hommes de quelque valeur, en Angleterre, qui ne sache qu’en cas d’une lutte avec la Russie, l’Angleterre ne pourrait se passer du secours de la France.

La Russie à son tour, la Russie, qui ne peut pas ne pas prévoir une lutte avec l’Angleterre, peut-elle s’engager seule dans le combat avec quelque chance de succès, si la France était de nouveau l’alliée intime de la Grande-Bretagne ? Certes, non. La Russie le sait : de là, ses efforts pour briser l’alliance anglo-française. Ces efforts, grace à l’étrange politique de lord Palmerston et à la politique plus étrange encore de Vienne et de Berlin, ont été couronnés de succès au-delà de toutes espérances. L’alliance est brisée, et, ce qui plus est, on est parvenu de l’autre côté de la Manche à réveiller les vieilles antipathies des peuples par de pitoyables gaucheries et par un langage déplorable. La Russie doit être satisfaite ; mais ce n’est là cependant que la moitié de sa besogne.

Les esprits prompts et aventureux sont convaincus que la Russie vient de commencer l’autre moitié de son œuvre par la dépêche, conçue en termes très flatteurs pour la France, que M. de Nesselrode a fait communiquer à notre gouvernement. C’est la première fois, dit-on, que la cour de Russie tient au gouvernement de juillet ce langage ouvert, amical, et qui paraît faire pressentir le désir de plus d’intimité dans les relations des deux pays. Nous ne voulons rien hasarder ; nous voudrions encore moins rien précipiter. Il est très possible que cette dépêche ne soit au fond qu’une de ces politesses qui peuvent, au choix de celui qui les fait, être quelque chose ou n’être rien du tout, selon le sens qu’on leur donne après coup. Il se peut, c’est là ce qu’il y a de plus probable pour le moment, que la diplomatie russe n’ait eu d’autre but que de nous fourvoyer et d’élargir en même temps la brèche que lord Palmerston s’est plu à ouvrir entre son pays et le nôtre.

Quoi qu’il en soit, toujours est-il que, si la France ne s’empresse pas de quitter sa politique d’isolement, si on exécute en même temps les mesures de prudence et de vigueur que le gouvernement lui-même propose, notre position ne tardera pas à redevenir ce qu’elle doit être. La France choisira son allié, car, tout considéré, tout le monde a besoin d’elle et pour la paix et pour la guerre.

La pensée d’une nouvelle croisade contre la France n’est qu’un épouvantail. La France n’aurait contre elle l’Europe que le jour où elle voudrait décidément rompre en visière à l’Europe entière. Encore nous en doutons. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas là la pensée de la France ni de son gouvernement. Ce que la France veut, c’est son rang dans le monde ; avec la France humiliée, il n’y aurait de sûreté pour rien ni pour personne.


— La quinzaine a été marquée par deux évènemens littéraires sur lesquels l’attention publique s’était par avance vivement portée. On a eu au Théâtre-Français la reprise de Marie Stuart ; on a eu à l’Académie française la réception de M. le comte Molé. Nous reviendrons en détail sur l’une et sur l’autre de ces solennités. La première représentation de Marie Stuart, il y a plus de vingt ans, se trouve être l’un des chapitres littéraires les plus curieux de la restauration, et nous tâcherons de l’écrire. Avant de marquer aussi, avec quelque détail, les traits nobles et délicats qui appartiennent au personnage public et au talent oratoire de M. Molé, constatons seulement aujourd’hui le succès si légitime et si universel de son discours, l’intérêt tout singulier qu’il a excité et justifié. La réception de M. le comte Molé à l’Académie a été un jour de fête pour l’élite de la société française. De si purs, de si flatteurs témoignages sont bien la couronne de toute une vie.