Chronique de la quinzaine - 14 décembre 1842

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Chronique no 256
14 décembre 1842
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 décembre 1842.


Le gouvernement espagnol se donne en spectacle à l’Europe. Il veut se montrer aussi barbare qu’incapable, et rien ne manque à la représentation. Un pouvoir qui se prétend régulier et qui a toujours à la bouche, dans son langage boursoufflé, les mots de loi, de justice, de constitution, d’humanité, de progrès, a traité une ville espagnole, la ville la plus riche, la plus industrieuse de l’Espagne, comme un général qui se respecte n’ose pas traiter une ville ennemie. Pour mettre à la raison des insurgés, il bombarde Barcelone ! Pendant treize heures, les soldats d’Espartero ont ravagé sans pitié cette ville florissante : rien n’a été respecté, ni les hospices ouverts à la souffrance, ni les édifices publics, ni la maison du consul français. Il fallait à tout prix venger l’invincible duc, dont les Barcelonais avaient troublé le superbe repos et dérangé les combinaisons diplomatiques. Bombarder une ville, l’accabler de projectiles incendiaires, la couvrir de ruines, c’est la vengeance la plus brutale qui puisse être exercée. Mieux vaudrait prendre une ville d’assaut : on peut alors ne frapper que ceux qui résistent ; on n’enveloppe pas nécessairement dans le même désastre les innocens et les coupables, les hommes et les femmes, les vieillards, les enfans, les malades. Si du moins cette violente exécution eût été nécessaire ! Mais la ville ne demandait qu’à capituler. Le parti révolutionnaire était dissous ; les chefs s’étaient embarqués. Le pouvoir était remis en des mains qui, certes, ne songeaient pas à le garder. Un peu de capacité, un peu de dignité, auraient écarté jusqu’à la pensée de cette odieuse catastrophe.

Mais si le bombardement est chose horrible, il n’y a pas de mots pour qualifier les actes qui l’ont suivi. La lecture des bandi soulève le cœur. Quel mépris de la vie humaine ! quel dédain de toute justice ! Quiconque, dans les vingt-quatre heures, ne livrera pas les armes appartenant à la milice nationale ou extraites des magasins de l’état, sera fusillé. Quiconque commettra un vol ou tout autre crime contre l’ordre public sera puni de mort. Les dénonciateurs seront largement récompensés. Tout militaire, tout marin ou employé civil ayant prêté obéissance à la junte révolutionnaire sera jugé par une commission militaire. S’il ne se présente pas de lui-même, il sera passé par les armes. Tout maître de maison qui lui donnerait asile serait également fusillé. Et pour que le ridicule ne manque pas à ces incroyables ordonnances, on termine en prescrivant aux Espagnols, militaires et bourgeois, de jeter le voile de l’oubli sur les évènemens passés et de s’embrasser comme des frères ! C’est probablement pour sceller cette paix touchante que, ne pouvant pas saisir les chefs de l’émeute, on s’est jeté sur les miliciens qu’on a trouvés sous sa main, qu’on en a arrêté deux cents, et qu’on a commencé par en fusiller quelques-uns !

Les cortès n’avaient donc pas tort d’insister auprès du régent sur le respect de la légalité. Elles avaient le pressentiment des énormités qu’on allait commettre à Barcelone. Le régent, de son côté, s’empressait de proroger les cortès. Il ne se dissimulait pas que, si le bruit du bombardement eût retenti au sein de l’assemblée, il y aurait soulevé ce cri d’indignation qu’il a soulevé dans l’Europe entière ; il savait bien que les bandi de Van Halen auraient probablement provoqué de la part des cortès une réponse fort sévère. Au reste, il sera curieux de voir ce que l’Espagne va faire, en présence de ces excès. Si elle les approuve ou les souffre, nous en conclurons que don Carlos a seul bien jugé ses concitoyens, qu’il leur faut en effet un rey netto entouré d’inquisiteurs et de bourreaux.

Ce qu’on ne peut assez louer, c’est la conduite de notre consul et de notre marine à Barcelone. Sans se mêler aux querelles politiques de l’Espagne, ils ont rempli tous les devoirs de l’humanité, sans distinction de personnes, avec un dévouement, un courage, une intelligence, une persévérance admirables. Tandis que Van Halen pénétrait dans Barcelone comme dans une ville conquise, à travers les ruines qu’il avait faites et les incendies qu’il avait allumés, trois cents marins du Jemmapes, envoyés par M. Gatier, officier des plus distingués et qui commande la station, parvenaient à se rendre maîtres de ces feux que d’autres plus encore que nous auraient dû s’empresser d’éteindre. M. Gatier, par son activité, sa prudence, sa fermeté, a pu arracher aux flammes les plus beaux quartiers de la ville, accorder un asile à la famille de Van Halen, soustraire les chefs de l’insurrection aux instigations tardives de leur parti et aux vengeances du vainqueur, et protéger en même temps de la manière la plus efficace la vie et les propriétés de nos nationaux. La flotte française a été pour tous un asile toujours ouvert et inviolable. Le drapeau tricolore a été le drapeau de l’humanité ; rien de plus, rien de moins. C’est là la véritable neutralité, honnête, franche, désintéressée, généreuse. Ce n’est pas ainsi que l’a entendue et pratiquée le consul d’Angleterre à Barcelone. Plaignons-le, et espérons, pour l’honneur de notre époque, qu’il ne sera pas approuvé par son gouvernement ; il ne le sera certes pas par son pays. Nous ne sommes plus en 1799, et on n’était pas dans la rade de Naples.

En attendant, les évènemens qui viennent de se passer ont dû dessiller bien des yeux de l’autre côté des Pyrénées. L’Espagne doit reconnaître qu’on ne gagne jamais rien à s’écarter de la politique naturelle, car la politique naturelle c’est le bon sens. Quoi qu’on en dise, nous avons pris le meilleur moyen pour éclairer sur ses vrais intérêts un peuple aussi ombrageux et aussi lent dans ses retours que l’est le peuple espagnol. Nous l’avons laissé à lui-même, à ses réflexions, comme nous avons laissé son gouvernement à ses intrigues et à ses misères. Le gouvernement est aux abois, car il ne peut plus vivre que de violences. Une action calme et régulière lui devient de plus en plus impossible. La nation, de son côté, se demandera ce qu’on a gagné à se brouiller avec la France et à se priver des conseils désintéressés d’une nation qui n’a rien à craindre de l’Espagne, comme elle n’a rien à lui faire craindre ni à lui imposer. C’est là un enseignement que le temps achèvera. Ne nous pressons pas. Imitons cette fois la lenteur espagnole ; quand elle n’est pas poussée à l’excès, qu’elle n’est appliquée qu’aux choses qui la comportent, et qu’elle est animée d’une grande pensée, au lieu d’être un défaut, elle est une qualité. C’est de l’inertie en apparence ; en réalité, c’est de l’action : c’est un moyen à l’usage de la bonne et grande politique.

Nous oublions quelquefois ces préceptes d’une école qui a eu cependant de si grands maîtres en France. Si la France doit beaucoup à son courage, à son esprit militaire, à ses instincts de nationalité et d’unité, elle ne doit pas moins au génie politique de ses hommes d’état. Par leur admirable sagacité et par une persévérance d’autant plus habile et efficace qu’elle se cachait sous les formes les plus mobiles et les plus variées, ils ont créé la plus belle, la plus forte, la plus compacte des unités nationales. S’il est des empires plus vastes, des pays plus peuplés, des nations plus riches, il n’est point d’état mieux assis, mieux organisé, plus un que la France. Elle est, sous ce rapport, un modèle qui n’a pas d’égal dans l’histoire.

Les grandes choses (pourquoi ne le dirions-nous pas ?) nous sont plus difficiles aujourd’hui. L’histoire prouve que la politique des classes moyennes a presque toujours manqué de deux qualités essentielles, les longues prévisions et l’inébranlable patience. Il y a une grande politique et une petite politique, comme il y a un grand commerce et un commerce de détail. L’un médite, combine, sait attendre et quelquefois hasarder ; l’autre achète aujourd’hui, vend demain ; il veut promptement réaliser ; il se croit seul positif, parce qu’il ne pense pas ; il s’estime seul prudent, parce qu’il n’ose rien risquer ; il tient pour inactifs tous ceux qui attendent patiemment le lendemain et qui ne se fatiguent pas tous les jours aux petites choses. La grande politique est nécessairement l’œuvre d’un petit nombre de personnes ; la petite politique est le fait de tout le monde. Voyez l’Angleterre ! Avec un parlement si nombreux, peu d’orateurs touchent à la politique extérieure, et cette politique ne forme pas la partie la plus détaillée et la plus longue de leurs débats parlementaires. Ils savent que l’éclat en pareille matière nuit d’ordinaire au succès, et qu’on s’expose à briser les ressorts d’une machine délicate, si on les étale souvent aux yeux du public.

Convenons-en, nous sommes moins réservés, moins prudens. Nous voulons tout dire, tout savoir, tout entendre. Les causeries politiques à la tribune, même les indiscrétions nous enchantent. Nous en sommes flattés comme si un ministre nous donnait à lire dans son cabinet des dépêches réservées. Au fond, nous voulons deux choses assez contradictoires : nous voulons que le gouvernement nous parle beaucoup de sa politique, et qu’il n’en fasse point. C’est là le problème qu’on a proposé à tous les cabinets. Parlez-nous de politique, car cela nous amuse et nous flatte, et nous serons bien aises de vous dire notre avis, de vous faire sentir que nous en savons plus que vous. Ne faites point de politique, ne vous mêlez de rien, car toute action pourrait troubler le cours de nos affaires, nous imposer quelque sacrifice, déranger notre bilan ; seulement, il est bien entendu que, pour l’honneur du pays et pour sauver les apparences, nous vous blâmerons, de temps à autre, de cette inaction que nous vous aurons imposée. Cela a bon air aux yeux de l’étranger.

C’est là l’histoire du projet de l’union franco-belge. Supposons que la Belgique ayant fait à notre gouvernement des propositions raisonnables, il les eût rudement repoussées, qu’il n’eût pas même voulu en entendre parler ; que serait-il arrivé ? Le cabinet aurait encouru le blâme le plus sévère, je ne dis pas seulement de la part de l’opposition, cela est tout naturel, d’autant plus naturel que l’opposition, une grande partie du moins, est sincèrement convaincue de l’utilité de la mesure ; mais le cabinet, n’en doutons pas, aurait été blâmé même par des conservateurs, peut-être par le plus grand nombre. On aurait trouvé là un moyen de popularité qui ne coûtait rien, et, ces moyens-là, on ne les laisse pas échapper.

Au lieu de le repousser, le cabinet a accueilli, ou du moins il a paru accueillir le projet avec quelque faveur. L’opposition, celle qui était persuadée des avantages de l’union, n’a point failli à ses convictions. Elle ne s’est pas faite ministérielle, mais elle n’a pas repoussé le projet par cela seul qu’il paraissait ne pas déplaire à un cabinet qu’elle n’aime pas. Elle a dit au ministère : Je ne vous tiens pas pour apte à conclure, c’est une trop forte tâche pour vous ; mais elle ne lui a pas dit : L’affaire que vous négociez n’est pas bonne. C’est surtout des rangs des conservateurs qu’est venue, énergique, violente, l’opposition sur le fond. Ce sont des conservateurs qui ont dit à la France, à son commerce, à son industrie : Voilà vos limites, vous n’irez pas plus loin ; car il nous convient à nous que vous ne dépassiez pas ces bornes ! Le marché français nous appartient ; il est notre chose. Bon gré mal gré, c’est de nous seuls que vous achèterez ; en conséquence, c’est à nous seuls que vous vendrez !

Ainsi, point de politique, pas même de politique commerciale, qui est certes de toutes les politiques la plus humble, la plus modeste. Non ; la France, grace aux puissans du jour, est devenue un pays de l’Orient. Sa devise doit être l’immobilité. La France, entendez-vous ? elle qui était le type vivant du génie européen, la France, si mobile, si progressive, si variée, la France, par décret de messieurs tels et tels, deviendra la Chine de l’Europe. Il est vrai que, par une sorte de compensation, on vient de briser les portes de la Chine asiatique.

Ce qui blesserait le plus dans cette affaire, ce serait d’entendre des hommes vous dire gravement, sans rougir : L’union franco-belge déplairait aux puissances. Eh ! messieurs, pourrait-on leur répondre, connaissez-vous quelque chose de vraiment utile à la France qui ne déplaise pas aux puissances ? si ce n’est à toutes, à quelques-unes d’entre elles ? La révolution de juillet a déplu ; le rétablissement de l’ordre a déplu ; la prospérité de la France déplaît ; les fortifications de Paris déplaisent on ne peut plus ; la séparation de la Belgique a déplu, et l’union franco-belge déplairait. Qu’est-ce à dire ? qu’on renoncera à tout ce qui pourrait être avantageux à notre pays, à sa prospérité, à sa grandeur, pour ne pas déplaire à l’étranger ! Ne faisons rien d’illégitime, rien d’injuste : donnons l’exemple, qu’on n’imite guère, de la modération et de l’équité, mais ne renonçons pas à nos droits les plus évidens, au sentiment de notre force et de notre dignité. L’opposition des puissances, si elle existait, ne serait qu’une misérable chicane. La Belgique pour être neutre n’est pas vassale. Et lorsqu’on a permis à la Prusse de briser la confédération germanique à l’aide de l’union commerciale, il serait plus qu’étrange qu’on trouvât à redire sur l’union franco-belge, et il serait plus étrange encore qu’une semblable chicane pût faire fortune en France !

Au surplus, nous ne serions pas étonnés d’apprendre un jour qu’il y a quelque chose de vrai dans ce qu’on raconte de l’opposition des puissances. Ce qui nous porte à le croire, c’est la conduite de ces puissances à l’égard des pays qui pourraient, par leur adhésion morale et leur organisation sociale, fortifier le système politique de la France. Les puissances du Nord n’aiment pas ces pays tels qu’ils sont aujourd’hui. Nous voulons parler de l’Espagne, de la Suisse, de la Belgique. On n’a pas osé les attaquer pour les ramener de force sous le joug, pour y tenter des restaurations. On s’est résigné de mauvaise grace au nouvel état des choses ; mais on a toujours conservé une arrière-pensée : on a l’espérance de les arracher un jour aux idées nouvelles, au système dont la France est le représentant le plus actif et le propagateur le plus assidu. Sans les attaquer, on fait tout ce qu’on peut pour les empêcher de s’organiser, de se consolider, de prendre une marche ferme et régulière. Ici on entretient l’esprit de parti, les divisions intestines, en ne reconnaissant pas le gouvernement nouveau ; là on suscite toute sorte de difficultés, d’embarras, on cherche à se mêler aux questions intérieures, et Dieu sait si c’est pour les arranger, pour en rendre du moins la solution plus facile !

Quant à la Belgique, on a fait tout ce qu’on a pu pour en retarder l’établissement définitif, pour qu’en tout cas cet établissement fût loin d’être parfait. Aujourd’hui le royaume des Belges est enfin constitué, son existence politique est reconnue ; par une pensée dont nous ne voulons pas discuter la valeur, on a imaginé de lui appliquer le principe de politique extérieure qui régit la Suisse, le principe de neutralité. Nous le voulons bien. Qu’une guerre venant à éclater on respecte le territoire belge, la France ne manquera pas de le respecter à son tour ; elle le respectera mieux que les ennemis de la France ne respectèrent le territoire de la Suisse en 1814. Voilà pour la politique.

Mais un état ne vit pas seulement de politique ; il doit aussi songer à ses conditions économiques, c’est-à-dire à sa vie de tous les jours, à sa vie matérielle. C’est là un tout autre ordre de faits et d’idées que ceux de la politique proprement dite. C’est ce que n’ignorent pas probablement ceux qui ont plus d’une fois sollicité la Suisse, la Suisse neutre, de s’associer avec eux sous le rapport des intérêts commerciaux et des douanes.

Or, les conditions économiques de la Belgique sont intolérables. On le sait bien, et c’est parce qu’on le sait qu’on désire, avant tout, que la Belgique demeure dans son état actuel. On se flatte que ces enfans d’une révolution seront ainsi ramenés à la raison par la famine ; on se flatte du moins de les voir toujours mécontens, inquiets, prêts à tout, comme gens qui étouffent et qui veulent à tout prix respirer. C’est comme pour la Suisse, comme pour l’Espagne. « Vous êtes malades, malheureux, nous le savons bien ; mais aussi pourquoi en faire à votre tête ? pourquoi vous écarter de notre ligne ? pourquoi repousser nos conseils ? N’exagérons rien. Ceux qui parlent de la sorte n’ont aucun but déterminé, aucun projet formé à l’égard de ces pays. Il y a plus : il se présenterait demain l’occasion de faire quelque chose, de tenter un grand coup, qu’ils ne la saisiraient pas, car la paix européenne est un besoin impérieux pour tout le monde ; elle est, comme on dit aujourd’hui, une nécessité de notre temps. Il ne faut jamais oublier que nous sommes loin d’être les seuls qui désirions la paix et qui en ayons besoin. La paix durera long-temps encore, quoi qu’en pensent les gouvernemens, parce que les peuples la veulent, et qu’aujourd’hui on ne peut nulle part, pas même sous les gouvernemens absolus, entreprendre une grande guerre sans avoir pour soi l’opinion publique. Or, certes, l’opinion publique n’aurait que des anathèmes pour quiconque imaginerait de troubler la paix du monde par cela seul que la Belgique aurait préféré le tarif français au tarif allemand, et qu’elle aurait signé une union purement commerciale avec nous.

Encore une fois cependant, s’il n’y a point de projet arrêté, point de but déterminé, à l’égard des pays que nous venons de mentionner, on aime du moins à les inquiéter, à les décourager, à les savoir malheureux. C’est toujours quelque chose ; on ne sait pas ce que cela peut amener un jour. Dès lors nous ne serions pas surpris d’apprendre qu’il y a quelque chose de vrai dans les représentations qu’on dit avoir été faites par telle ou telle puissance. C’est toujours le même système : essayer de troubler, d’inquiéter, d’arrêter. Mais que nous importe ? ces faits, fussent-ils réels, n’ont aucune portée sérieuse. C’est de l’humeur ; il faut la laisser passer sans colère comme sans crainte, et faire ses affaires. Restons dans les limites de la justice, du droit, et faisons peu d’attention au reste. Malheur à la France le jour où les grands seigneurs de la diplomatie seraient tous, du premier au dernier, enchantés d’elle, de sa conduite, de sa politique ! Elle serait alors bien humble, bien faible, bien à plaindre. Ce n’est qu’à ce prix que la France nouvelle pourrait également leur plaire à tous. Rappelons-nous le royaume des Belges, la prise d’Anvers, les fortifications de Paris, que sais-je ? Si la France ne savait pas, en se renfermant dans son droit, s’y maintenir, quels que soient d’ailleurs les désirs et les insinuations de l’étranger, aucun de ces faits n’honorerait son passé, et rien de bon, rien de grand, rien de glorieux ne serait possible pour elle dans l’avenir.

Le gouverneur-général d’Afrique vient d’entreprendre une nouvelle expédition. Il veut, dit-on, enlever au chef arabe son dernier refuge. Abd-el-Kader avait formé une sorte d’établissement dans les monts Ouenséris, qui sont une des parties les plus élevées du grand Atlas. Il y a là plusieurs tribus de Kabyles, plus sauvages et par cela même plus fanatiques peut-être que les habitans des parties moins inaccessibles de ces hautes montagnes. Jusqu’ici aucun fait d’armes n’est connu. L’ennemi, s’il nous attend, concentrera probablement ses efforts dans la portion la plus difficile du pays dont nous voulons l’expulser. Le temps favorisait l’expédition. Faisons des vœux pour que nos braves soldats échappent au seul ennemi que leur courage ne peut dompter, aux pluies africaines. Si Abd-el-Kader est chassé de ce dernier asile et que nous parvenions à former quelque liaison avec les populations, barbares sans doute, mais sédentaires, de ces montagnes, tout retard dans l’œuvre d’une grande et vigoureuse colonisation n’aura plus ni motif ni prétexte. La possession de l’Afrique doit amener un résultat, et ne peut se borner à n’être qu’un camp d’exercices, un moyen d’excursions militaires. Ce serait là donner des armes bien puissantes aux adversaires de l’occupation étendue et progressive. Il faut que le gouvernement s’explique une fois devant les chambres catégoriquement et définitivement, qu’il apporte ses projets, qu’il leur soumette ses travaux. Qu’est devenue une grande commission qui s’est, dit-on, pour mieux travailler, divisée, subdivisée, subdivisée encore en fractions ayant chacune sa mission, son rapporteur, ses explorateurs ? Est-ce pour cette commission que M. Laurence vient d’entreprendre un voyage en Algérie ? Si tous les pairs, députés, savans, fonctionnaires publics, qui ont eu ou qui se sont donné la mission de visiter l’Algérie, lui eussent apporté chacun un élément quelconque d’amélioration, elle serait à cette heure le pays le plus riche et le plus civilisé de notre hémisphère. M. le président du conseil, homme éminemment pratique, esprit positif, peut mieux que personne se tenir également en garde, au sujet de l’Algérie, et contre les romans des enthousiastes, et contre les dénigremens des hommes timides ou prévenus. Nous espérons que M. le maréchal Soult nous dira sous peu quelle est, selon ses idées, la solution que la France doit donner à ce problème si compliqué de l’Afrique, problème qui jusqu’ici nous a coûté des sommes énormes uniquement pour l’étudier.

Une ordonnance royale vient de supprimer les droits établis par l’art. 15 de la loi de février 1832, sur les marchandises étrangères expédiées en transit à travers le royaume. Ces droits étaient de 25 c. pour 100 kilog. ou de 15 c. pour 100 fr. de valeur au choix du déclarant. Quelque peu sensibles que fussent ces droits, nous ne pouvons qu’applaudir à la mesure. L’industrie du transit est une des plus utiles au pays et mérite à tous égards d’être débarrassée des obstacles qui l’entravent. La suppression de tout droit est, sans doute, un encouragement au transit par la France ; mais ce qui effraie plus encore les expéditeurs et les détourne de nos frontières, ce sont les formalités auxquelles nous sommes contraints de les soumettre pour ne pas annihiler de fait notre système protecteur : c’est aussi l’imperfection et la cherté de nos voies de communication. C’est sur ces deux points que doivent maintenant se concentrer les sollicitudes du cabinet, s’il veut réellement assurer à la France une industrie aussi importante que celle du transit, une industrie que la situation géographique appelle tout naturellement sur le sol français.

L’exécution des chemins de fer paraît se développer, depuis quelque temps, avec plus d’activité et d’énergie. L’opinion aussi se montre plus favorable à ces entreprises. Les chemins d’Orléans et de Rouen exerceront une grande influence sur les esprits. Si, comme tout le donne à penser, ces deux lignes produisent des résultats positifs et satisfaisans, le courage reviendra aux spéculateurs et aux capitalistes qu’avaient effrayés les désastres de quelques compagnies. Nous aurons alors des chemins de fer qui ne serviront pas seulement aux promeneurs d’une grande ville. Il n’y a aucune conséquence générale à tirer des chemins de fer de la banlieue de Paris. Les profits comme les pertes de ces entreprises ne sont que des faits particuliers, exceptionnels. Un chemin de fer de Paris à Versailles était une entreprise dont la réussite était certaine ; il n’était pas moins certain qu’un second chemin de fer entre ces deux points était une folie, surtout s’il fallait, pour l’exécuter, surmonter d’immenses difficultés, entreprendre de grands ouvrages d’art, payer les terrains fort cher, bref dépenser douze ou quinze millions au lieu de cinq ou six millions. Encore une fois, ces faits et ces résultats, le bien comme le mal, étaient dus aux circonstances particulières à la ville de Paris, à son immense population, aux habitudes de cette population, à la configuration du sol et au prix élevé des terrains situés aux environs d’une grande capitale. Les chemins de fer d’Orléans et de Rouen seront des chemins de voyageurs et d’affaires. Ils pourront ainsi nous servir, dans une certaine mesure du moins, de règle pour connaître jusqu’à quel point se pourra développer chez nous ce moyen de locomotion. Il faudra sans doute tenir toujours compte du voisinage de Paris. Il sera toujours absurde de juger des autres chemins, d’en apprécier les résultats par une simple règle de trois. Mais en faisant les corrections nécessaires au calcul comparatif, on pourra, sans tomber dans des erreurs grossières, avoir un aperçu suffisant des probabilités qu’offrent chez nous les entreprises de cette nature.

La lutte continue en Syrie entre les Turcs d’un côté, les Druses et les Maronites de l’autre ; cependant il paraît que les chrétiens et les Druses ont peine à s’entendre et à se concerter entre eux contre l’ennemi commun. Probablement l’hiver tout entier s’écoulera sans évènement décisif ; mais tant de causes de perturbation et de trouble s’accumulent en Orient, soit dans les parties intégrantes de l’empire, soit dans les provinces qui en dépendent par des liens plus ou moins étroits de vasselage, qu’il est difficile de croire que des évènemens graves n’éclateront pas au printemps. Il est certain du moins que la diplomatie aura devant elle une tâche compliquée et délicate, si réellement elle se propose de prévenir toute crise et d’arranger les affaires de l’Orient d’une manière satisfaisante et durable. Au fait, il est juste de le reconnaître, tout arrangement définitif est impossible, car nul ne peut aujourd’hui faire vivre en paix le Koran et l’Évangile, là où l’un ou l’autre se regarde comme le maître absolu du pays. Ce monstrueux accouplement n’est plus de notre temps ; le divorce est nécessaire. Il ne reste qu’une question, c’est la question de savoir si le nœud sera délié ou coupé.


Depuis bientôt douze ans qu’il enseigne à la Faculté des Lettres avec un goût persistant, avec une passion, on peut le dire, que le temps n’a fait qu’aiguiser, M. Saint-Marc Girardin est trop habitué au succès pour que l’empressement du public et ses bruyantes sympathies le surprennent. Jamais cependant le spirituel et caustique professeur n’a mieux réussi qu’à sa dernière leçon d’ouverture ; jamais il n’a avec plus de charme, avec une verve plus décidée, avec une parole plus entraînante, excité ou plutôt surpris les applaudissemens de son nombreux auditoire. Je dis surpris, car ce sont des jeunes gens qui écoutent M. Saint-Marc, et, assurément, M. Saint-Marc leur prodigue bien plutôt les conseils et les épigrammes que les madrigaux et les complimens. Aucun succès n’est plus légitime que celui-là. Dans un temps où personne ne se fait scrupule de flatter, pour réussir, les passions de la foule, et où les lettres sont devenues des vassales du caprice et de la mode, il faut assurément quelque courage, il faut sans aucun doute beaucoup de talent pour fustiger de la sorte, et devant le public, tous les mauvais penchans du public, pour fronder tous ses ridicules, pour railler sans pitié tous ses engouemens. D’autres ont introduit dans l’enseignement de la littérature l’esthétique ou l’érudition ; M. Saint-Marc y a introduit précisément ce qui manque le plus à la littérature de ce temps-ci, la morale. Dans l’ordre intellectuel, c’est un criterium qui en vaut un autre, et il se trouve même par là que, le beau n’étant guère distinct du vrai ni du bien, le goût et le bon sens ont à profiter de ces leçons tout comme la morale. Cette année, M. Saint-Marc Girardin a pris une donnée piquante, un cadre ingénieux, qui se trouve être en même temps le plan d’un livre qu’il prépare : ce sera double profit. Traiter des passions au théâtre depuis Corneille, c’est tout simplement faire l’histoire de la scène française et de ses destinées diverses ; c’est aussi retrouver, expliquées par les plus grands génies, toutes les questions qui intéressent la société et la famille ; c’est mettre enfin aux prises le passé et le présent, c’est embrasser dans son plus noble développement notre littérature nationale. Personne n’est plus fait que M. Saint-Marc Girardin pour une pareille tâche, et le public qui lit confirmera bientôt, nous l’espérons, les jugemens du public qui écoute.


Parmi les publications nouvelles, il faut remarquer les Petites Misères de la vie humaine, par Old-Nick et Grandville[1]. Old-Nick est le pseudonyme bien connu sous lequel se cache le nom d’un des critiques les plus distingués de la presse quotidienne ; quant à Grandville, voici bien long-temps déjà que sa verve défraie avec un continuel bonheur la caricature contemporaine. La plume incisive et le crayon moqueur se sont unis pour nous donner une œuvre étourdissante d’aperçus bouffons et de physiononies drolatiques. Chaque phrase est traduite par un dessin où l’artiste rend dans ses finesses les plus cachées la pensée de l’écrivain. Ainsi que l’indique le titre de leur ouvrage, les auteurs des Petites Misères de la vie humaine se sont proposé de nous faire passer en revue toute cette série de poignantes et mesquines infortunes dont se compose l’existence journalière. Je ne sais aucune tribulation qu’ils aient oubliée. L’humanité tout entière a dans ce livre l’histoire de ses grotesques douleurs. L’art des illustrations, poussé de nos jours à un si haut degré de perfection, n’a jamais rien produit de plus piquant que les gravures des Petites Misères de la vie humaine. Vous avez sous une forme sensible les pensées les plus extravagantes, les plus capricieuses fantaisies de l’imagination. C’est une cervelle d’artiste qui vous laisse pénétrer dans tous ses rêves. Le succès du livre d’Old-Nick et de Grandville est assuré par l’heureuse alliance des deux talens que ces deux noms représentent. Ordinairement, quand deux arts concourent à une même œuvre, il en est un qui se sacrifie à l’autre. Le libretto s’efface devant la partition. Là y a complète égalité entre le mérite du texte et celui des vignettes. La phrase fait chercher le dessin, mais le dessin ne fait pas oublier la phrase. Depuis la première page jusqu’à la dernière, c’est entre l’artiste et l’écrivain une émulation de gaieté qui se traduit en plaisantes boutades de style et de coups de crayon.


La Duchesse de Mazarin[2] est une gracieuse et intéressante étude des mœurs du XVIIe siècle. Saint-Évremond, Mme de Sévigné et Saint-Simon ont inspiré à M. Alex. de Lavergne la pensée d’un roman écrit avec enjouement et élégance, qui est appelé, nous n’en doutons pas, à obtenir un légitime succès. Tout le monde se souvient de cette belle Hortense de Mancini, qui poussait contre son mari le cri de guerre dont les frondeurs poursuivirent si longtemps le successeur de Richelieu : Point de Mazarin ! point de Mazarin ! C’est la vie de cette impétueuse beauté que M. de Lavergne a entrepris d’écrire. Quoique je soupçonne un peu le romancier d’être favorable à la révolte de son héroïne contre les droits du mariage, il a mis tant de bonne grace et d’aimable discrétion dans son livre, qu’il a tout-à-fait esquivé le reproche d’immoralité. D’ailleurs ce duc de Mazarin, qui, suivant Saint-Simon, voulait faire casser les dents de sa fille pour la soustraire aux périls d’une beauté trop accomplie, ce duc de Mazarin était, pour me servir d’une expression de Molière, un mari loup-garou. Il est donc de bonnes et valables excuses à la guerre que lui fit sa femme. Enfin, juste ou non, cette guerre est des plus piquantes. Le caractère d’Hortense de Mancini, pétulant, capricieux, irréfléchi, mais d’une grace conquérante, forme un contraste du meilleur effet avec le caractère morose, faible, jaloux et repoussant du duc de Mazarin. À côté de ces deux personnages, M. de Lavergne a trouvé moyen d’en dessiner un troisième qui joue un rôle fort important dans son livre. M. le maréchal-de-camp de Saint-Évremond nous a laissé lui-même avec beaucoup de complaisance des documens fort abondans sur sa personne. M. de Lavergne a su puiser avec discernement, dans les volumes de vers et de prose qu’écrivit ce courtisan lettré, tout ce qui pouvait lui servir à composer une physionomie vivante. Les œuvres de Saint-Évremond paraissent un peu longues à des gens qui n’ont plus dans leurs bibliothèques les romans de Mlle de Scudéry ; mais cependant on y rencontre maintes fois des pensées fines et des saillies heureuses. Voltaire n’a point dédaigné de citer en matière littéraire l’opinion de cet esprit galant et cultivé. Nous sommes donc persuadés qu’on prendra plaisir au portrait tracé par M. de Lavergne d’un écrivain que les dimensions extravagantes de ses canons n’empêchèrent point de raisonner juste. En résumé, la Duchesse de Mazarin peut satisfaire et les gens qui lisent les romans avec des préoccupations littéraires, et les gens qui lisent sans autre désir que celui de s’amuser. C’est un divertissement instructif et de bon goût.


— Un écrivain distingué, M. A. Renée, vient d’entreprendre une publication intéressante, celle des lettres de lord Chesterfield[3]. Le nom de lord Chesterfield est un de ces noms qui rappellent les noms les plus célèbres du XVIIIe siècle, Frédéric, Voltaire, Horace Valpole. Tous ceux sur lesquels l’esprit étincelant de cette époque exerce encore quelque prestige, liront avec curiosité et bonheur les élégantes épîtres du gentilhomme anglais. C’est au XVIIIe siècle que la société se mit à être vraiment cosmopolite. Paris, Londres, Berlin et Saint-Pétersbourg renfermèrent un même monde. À la cour de la reine Anne comme à celle de Catherine, à la cour de Catherine comme à celle de Louis XV, vous retrouvez toujours des personnages qui vous sont connus et un langage qui vous est familier. Lord Chesterfield se met donc tout de suite en communication avec vous. Il n’a de l’excentricité anglaise que ce qui est nécessaire à un homme de goût pour se composer une physionomie distincte et non pas tranchée au milieu des physionomies d’un salon. On sent qu’il a soupé avec la bonne compagnie de tous les pays. Ses lettres ont le charme infini qu’offre la correspondance de Mme du Deffant. C’est une de ces lectures qui peuplent votre solitude. Au fur et à mesure que vous parcourez chacune de ces gracieuses pages, vous voyez un cercle d’aimables causeurs se former autour de vous. Et n’allez point croire que l’attrait de la politesse et de l’esprit mondain soit le seul qui recommande ce livre : lord Chesterfield écrit à son fils, à un fils qu’il aime comme Mme de Sévigné aimait sa fille, d’une affection dont la sublime candeur forme le plus intéressant de tous les contrastes avec ses habitudes d’élégante rouerie. Ce sentiment paternel, dont la vivacité est encore augmentée chez lui par les instincts aristocratiques, est exprimé dans toutes ses lettres avec une grace forte et touchante qui émeut profondément le cœur. Au reste, dans une notice placée en tête de cette publication, le caractère du comte de Chesterfield est apprécié avec une extrême délicatesse d’intelligence. M. Renée, en nous racontant la vie de cet écrivain de qualité, nous indique chez le noble lord, avec un coup d’œil plein de sûreté et de finesse, tout ce qu’un homme qui entreprend de se peindre laisse toujours à dessein dans l’ombre, quelle que soit sa sincérité. La notice complette les lettres et montre avec quelle heureuse facilité le traducteur s’est inspiré des agrémens de son original.

  1. Chez Fournier, rue Saint-Benoît, 7
  2. Deux volumes, in-8o, chez Dumont, Palais-Royal.
  3. Deux volumes, chez Jules Labitte, quai Voltaire.