Chronique de la quinzaine - 14 décembre 1843

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Chronique no 280
14 décembre 1843
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 décembre 1843.


L’Espagne a ranimé les espérances des hommes d’agitation et de désordre, et frustré encore une fois l’attente des amis d’une liberté régulière et progressive. Le fait le plus singulier, le plus bizarre, le plus incroyable, est venu tout à coup briser l’accord des partis constitutionnels, et donner le signal d’une lutte nouvelle. Toutes les combinaisons de la sagesse politique ont été dérangées, et l’homme qui paraissait appelé à réaliser enfin en Espagne les bienfaits du gouvernement représentatif en est réduit à se justifier, de quoi ? d’un fait à la fois énorme et ridicule.

À Dieu ne plaise que nous élevions la voix contre M. Olozaga menacé d’accusation. Que ses juges, si l’accusation est admise, l’acquittent ou le condamnent, nous accepterons leur verdict avec le respect qui est dû à la chose jugée. Est-il moins vrai, dans toutes les hypothèses, que M. Olozaga soit innocent ou coupable, que la marche des affaires politiques, que le développement régulier du gouvernement constitutionnel, ont été arrêtés en Espagne par un expédient de mélodrame ? car c’en est un que de forcer la main d’une reine à signer un décret ; c’en est un aussi que de perdre un ministre en lui imputant faussement une semblable violence. Nous ne voulons pas prononcer entre M. Olozaga et Mme de Santa-Cruz ; mais, certes, l’un des deux peut se vanter d’avoir ajouté un imbroglio des plus inattendus aux imbroglio du théâtre espagnol.

Laissons ce qui pourrait être matière d’accusation. Il reste un acte politique dont M. Olozaga se reconnaît l’auteur, et dont il est permis de parler sans manquer aux égards dus à un accusé.

D’une manière ou d’une autre, sans délibération du conseil des ministres, à l’insu de ses collègues, il avait obtenu de la reine la signature d’un décret de dissolution, d’un décret sans date, d’un décret qu’il voulait garder dans sa poche comme un en-cas. Qu’on éloigne de ce fait toute idée de crime, nous le voulons bien ; qu’on nous dise que la religion de la reine a été surprise, qu’à treize ans on ne se tient pas suffisamment en garde contre de perfides serviteurs, que M. Olozaga a été victime d’une intrigue infernale, qu’il est facile à des courtisans de donner aux vives instances d’un ministre la couleur d’une violence criminelle, encore une fois, nous pouvons tout concevoir, et nous ne voulons aujourd’hui rien exclure, rien admettre ; mais ce que nous disons sans hésiter, c’est qu’en prenant tout au mieux, M. Olozaga a commis une faute politique qui devait nécessairement briser le cabinet qu’il venait de former et tout remettre en question.

Comment imaginer de dissoudre brusquement une assemblée qui est en ce moment la force et l’espoir de l’Espagne ? Comment rendre à un pays où les flammes de la guerre civile sont à peine éteintes toutes les chances et tous les périls d’une élection générale ? M. Olozaga voulait-il ne pas se servir du décret ? c’était une faute que de le demander. Voulait-il s’en servir ? la faute n’était que plus grave.

La dissolution de la chambre n’est pas une résolution qu’un ministre, quel qu’il soit, fût-il le président du conseil, puisse prendre tout seul. Elle doit être un fait collectif, un acte du cabinet. En obtenant le décret de dissolution sans consulter ses collègues, M. Olozaga brisait le ministère, car, à moins de supposer que ses collègues ne fussent des hommes sans aucune dignité, sans le moindre respect d’eux-mêmes, il est certain qu’ils devaient se séparer de lui dès qu’ils auraient appris qu’une mesure de cette importance avait été résolue sans leur concours.

Enfin il n’est pas moins vrai qu’il est contraire à tous les principes de se faire livrer par la couronne des décrets éventuels, des en-cas. La dissolution de la chambre est une résolution des plus graves ; nécessaire dans certains cas, à un jour donné ; elle pourrait être funeste un autre jour, dans d’autres circonstances. Quel est le droit de la couronne ? C’est de pouvoir librement apprécier ces circonstances, c’est de pouvoir opter entre le ministère et la chambre, entre un appel au pays et le renvoi des ministres. En livrant d’avance un décret de dissolution, la couronne abdiquerait une de ses prérogatives les plus essentielles, ou bien elle se placerait dans la nécessité de reprendre le jour suivant, par une sorte de subterfuge, ce qu’elle avait imprudemment livré. Ce serait manquer à la fois de sagesse et de dignité.

Quoi qu’il en soit, la paix n’existe plus en Espagne entre les progressistes et les modérés. C’est là le fait grave, le déplorable résultat de ces étranges incidens. Il est sans doute difficile, au milieu des violentes récriminations des partis, de faire la juste part de chacun. Si M. Olozaga a été la cause immédiate, l’auteur direct de la rupture, il n’est pas moins évident pour nous que de son côté le parti modéré montrait de l’humeur et laissait déjà percer son mécontentement. Peu satisfaits du lot qui leur était échu dans la distribution des pouvoirs, ayant dans leurs forces une confiance excessive peut-être, les modérés s’essayaient à la lutte et préparaient dans le parlement la défaite du ministère. De là la nomination du président de la chambre des députés. De là aussi les alarmes et l’irritation de M. Olozaga, qui, en homme d’imagination plutôt que de sens, a cru que dès ce moment tout était perdu pour lui et pour son parti, et qu’il fallait se mettre en mesure de répondre à la première attaque par une sorte de coup d’état. Tout a marché dans sa tête beaucoup plus vite que cela n’aurait marché dans la réalité. Il a cru être à la veille d’une bataille, tandis que l’ennemi commençait seulement à organiser son armée. S’il lui eût été donné de rester à la fois calme et résolu, actif et modéré, il aurait pu éloigner la crise, la prévenir peut-être. Le mécontentement des modérés, il fallait s’appliquer à l’apaiser, sans avoir l’air de le remarquer ; leurs intrigues, il importait de les connaître sans les proclamer ; leur président, on devait l’accepter de bonne grace, et c’était, disons-le, un enfantillage que de s’élever contre ce choix dans un système de coalition : il fallait, ce nous semble, dire tout haut que quel que fût le président nommé, s’il n’était ni carliste ni républicain, il était des amis du cabinet.

Bref il fallait contraindre les modérés à prendre, s’ils l’osaient, l’initiative et la responsabilité de la rupture. Ils y auraient pensé à deux fois. En attendant, le cabinet aurait invité vivement les chambres à s’occuper de mesures importantes, à discuter ces grandes lois d’organisation et de réforme qui sont si nécessaires à l’Espagne ; il aurait ainsi gagné du terrain dans l’opinion publique et embarrassé de plus en plus ses adversaires.

Enfin il fallait, sans perdre une minute, conclure le mariage de la reine. Tout délai à cet égard est une faute politique des plus graves, une faute pour le pays, une faute pour le cabinet. Le ministère Lopez avait accompli sa mission en faisant proclamer la majorité d’Isabelle ; le ministère Olozaga devait accomplir la sienne en donnant à la reine un mari, et au pays des lois organiques et un gouvernement régulier. C’est là ce que l’Espagne et l’Europe attendaient ; c’est là ce dont les adversaires de M. Olozaga auraient été désolés. Ils ne voulaient pas que le prince appelé à partager les destinées d’Isabelle pût se croire en quelque sorte l’obligé des progressistes. M. Olozaga a oublié que souvent il n’y a pas de règle plus sûre en politique que de faire ce que redoutent vos adversaires et ce qui leur déplaît le plus. L’inimitié est clairvoyante, et ses instincts se trompent rarement. Aussi, c’est un excellent conseiller qu’un ennemi, si on sait le comprendre.

Au lieu de suivre la marche que tout semblait lui prescrire, M. Olozaga, par un singulier mélange d’emportement et de finesse, a tout embrouillé et tout précipité. La guerre a recommencé entre les progressistes et les modérés et il est difficile de penser que la paix puisse être promptement rétablie entre les deux partis. Si M. Olozaga était mis en accusation, la lutte n’en deviendrait que plus acharnée et plus violente. Les progressistes se regarderaient comme poursuivis dans la personne de l’ex-ministre ; il y aurait guerre à mort, et nul ne peut dire quelles en seraient les conséquences.

On concevait à la rigueur qu’une jeune princesse pût exercer sans inconvénient les hautes prérogatives de la royauté, lorsque son gouvernement reposait sur un vaste système de coalition, lorsque la lutte des partis se trouvait suspendue, et que le pouvoir n’était plus au milieu de l’arène comme une proie qui excite au combat. Mais aujourd’hui les partis sont de nouveau aux prises ; les chambres seront des foyers d’agitation, la cour un foyer d’intrigues. Ajoutez que les forces des partis rivaux sont trop balancées pour que l’un se résigne au rôle de vaincu, et que l’autre puisse effectivement prendre possession du pays. Si la coalition ne se reforme pas, si la perspective des maux dont l’Espagne est de nouveau menacée n’arrête pas les partis sur le bord du précipice, la reine peut se trouver tous les jours au milieu des situations politiques les plus graves et les plus compliquées, obligée à chaque instant de prendre des résolutions qui exigeraient toute la sagacité, toute l’expérience, toute la fermeté d’un homme d’état consommé. Ministres, hommes influens des deux chambres, généraux, diplomates, courtisans, dames de la cour, tout nous semble déjà s’agiter autour du trône, et on ne sait que trop ce que la royauté peut courir de dangers dans cette mêlée de conseils, d’avis, d’insinuations, d’alarmes, de vaines terreurs, de mensonges, d’absurdités de toute espèce.

Redisons-le : la reine Isabelle ne peut rester ainsi sans appui et sans conseil. La monarchie et la dynastie s’en trouveraient également compromises. Les factions subversives sont toujours aux aguets. Ici elles attendent avec impatience les jours de deuil, là les erreurs de l’inexpérience et de la jeunesse. Que les Espagnols s’empressent de rendre vaines ces coupables espérances ; qu’Isabelle trouve un appui moral dans un prince digne du trône, dans un prince qui, sans prendre part au gouvernement du pays, garantira la reine des piéges où son inexpérience pourrait l’entraîner. Le choix est renfermé dans des limites assez étroites, par cela seul que l’Espagne est hautement intéressée à ne pas accepter un prince qui ne pourrait en quelque sorte se présenter que comme le chef d’un parti, un prince qui, au lieu de clore la révolution, ne ferait que la recommencer pour son compte, qui, au lieu d’apporter à la reine conseil et appui, ne ferait que l’entourer d’embarras et de périls. C’est ainsi que les Espagnols ne peuvent songer ni à un fils de don Carlos ni à un Cobourg. L’un serait la contre-révolution incarnée, l’autre serait, à tort ou à raison, regardé comme le représentant d’Espartero. Les Espagnols peuvent perpétuer leur dynastie sans placer sur le trône l’homme de la contre-révolution. Il ne manque pas de descendans de Philippe V à Naples, à Lucques, à Madrid. C’est à l’Espagne qu’il appartient de choisir.

La révolution grecque a pris le bon parti : elle ne fait pas parler d’elle. Jusqu’ici, du moins, tout se passe paisiblement, et les Grecs paraissent avoir entrepris l’œuvre de leur constitution en hommes graves et sérieux. Il est juste d’ajouter que le roi Othon n’a rien fait qui puisse alarmer le pays. Il persiste à se montrer prêt à accepter toute constitution qui conciliera dans une juste mesure les libertés publiques avec les prérogatives de la couronne.

Les troubles des légations semblent définitivement apaisés. On attend sous peu l’arrêt de la commission chargée de juger les hommes qui ont pris part à l’insurrection. Tout commande au gouvernement pontifical une extrême indulgence. Il ne peut pas ne pas reconnaître ce qui est notoire en Europe : les désordres sont dus presque exclusivement aux vices et aux abus de l’administration locale. Ces vices, ces abus, ont disparu dans les autres états d’Italie, et tous ces pays sont parfaitement tranquilles ; ce qu’on avait dit du Piémont n’était qu’une fable grossière. Il n’y a pas eu dans les états sardes l’ombre même d’agitation politique. Ce serait trop pour le gouvernement pontifical que de s’obstiner à ne pas réformer l’administration locale et de punir cruellement les désordres dont elle est la cause principale. Au surplus il faut le répéter, c’est là un point qui intéresse également tous les gouvernemens de la péninsule, et on peut dire tous les gouvernemens de l’Europe, car l’Italie ne serait pas profondément agitée sans que la paix générale s’en trouvât plus ou moins compromise. Il faut sans doute respecter l’indépendance de chaque état quelles qu’en soient l’étendue et les forces, le droit est le même pour tous ; mais il est une influence morale, amicale, qui n’est nullement interdite entre voisins. Lorsque notre maison peut en être incendiée, il est certes permis de prier le voisin de mieux régler les feux de la sienne. Les gouvernemens des grands états n’épargnent pas aux gouvernemens des états de second et de troisième ordre les insinuations, les avis, les conseils, disons même les conseils les plus pressans, les plus influens, ces conseils qui, à la forme près, ressemblent fort à des injonctions, lorsqu’il s’agit de prévenir un trouble ou de réprimer une insurrection. On ne dit pas alors que ces démarches portent atteinte à l’indépendance des états. Pourquoi tant de délicatesse et de retenue lorsqu’il importe de faire cesser d’autres désordres qui donnent ensuite naissance aux insurrections ? Pourquoi tant de colère et de sévérité pour les effets, et tant d’indulgence et de respect pour les causes ?

Les affaires d’Irlande en sont toujours au même point. Après ces petits débats judiciaires, ces questions de procédure qui nous ont fait tout à coup assister à une représentation des Plaideurs, lorsque nous pensions être conviés aux solennelles grandeurs et aux profondes émotions de la scène tragique, nous assistons maintenant à une querelle que nous sommes hors d’état de juger, à un débat qui est également sans grandeur et sans dignité. Est-il vrai que le gouvernement anglais ait cherché à pactiser avec O’Connell pour le déterminer à renoncer à l’agitation ? Que penser des déclarations d’O’Connell et du violent démenti que lui donnent les journaux ministériels de Londres ? La question irlandaise ne peut que se traîner jusqu’à la rentrée du parlement. C’est dans la chambre des communes qu’elle se déroulera tout entière ; c’est là que la vérité jaillira sans doute du choc de la discussion, c’est là aussi que les agitateurs et le gouvernement devront à la fin nous laisser connaître s’ils sont disposés à mettre un terme à cette lutte déplorable par une transaction sérieuse et loyale, ou s’ils préfèrent courir les chances d’un combat décisif.

L’approche de la session n’a point encore altéré à l’intérieur le calme profond des esprits. L’opposition n’a pas encore poussé le cri de guerre et donné le mot d’alarme. Il serait sans doute ridicule d’imaginer qu’il n’y aura pas de combats, de grandes journées ; mais le défi n’est pas encore porté, le terrain n’est pas encore choisi. Les habiles disent que c’est là pour l’opposition une tactique convenue, une tactique qui, en effet, ne manquerait pas de prudence. Au lieu d’user et peut-être d’éparpiller ses forces dans des escarmouches préalables, l’opposition fera bien d’attendre l’initiative du pouvoir. Elle espère voir ainsi toutes ses forces se rallier sur le même point et avoir meilleur marché d’un ennemi qui ne pourra pas espérer de diversion ni évaluer au juste les forces de l’armée qu’il aura à combattre. Le gouvernement, de son côté, garde un profond silence sur ses projets. Il semble même que, depuis quelques jours, ce silence s’applique aux matières dont on parlait quelque peu auparavant. Bref, ce n’est, à ce qu’il paraît, que par le discours de la couronne qu’on pourra chercher à prévoir si la session sera une session politique ou une session d’affaires, si elle présentera quelque grand débat, quelque débat extraordinaire, ou si elle se renfermera dans le cercle modeste de quelques chemins de fer et du budget.

Sans doute, les chambres se trouveront nanties d’une grave et importante question par la présentation du projet de loi sur l’instruction secondaire. Sans doute encore, les efforts n’ont pas manqué jusqu’ici pour envenimer cette question et pour la livrer aux passions politiques, en représentant l’enseignement officiel sous les couleurs les plus fausses et les plus odieuses. Nous ne sommes pas moins convaincus de l’inutilité de ces efforts. La question retrouvera au sein des chambres toute la gravité, toute la dignité qu’elle doit avoir. Les exagérations disparaîtront à la lumière d’une discussion sérieuse et solennelle. Le débat se maintiendra à la hauteur où doit le placer M. Villemain en présentant le projet de loi. Il importe de rétablir dans toute leur pureté, dans toute leur force, les principes et les faits, les principes, qu’on se plaît à mettre en oubli, les faits, qu’on a étrangement dénaturés. L’exposé des motifs, en posant des bases inattaquables, donnera à la question une direction régulière ; c’est ainsi que le débat sera à la fois simple et efficace.

On annonce que plus d’une compagnie se présente pour concourir à l’achèvement et à l’exploitation des diverses lignes de chemins de fer qui sont en voie d’exécution. M. le ministre des travaux publics, qui a profité de l’intervalle des sessions pour activer les travaux, pour compléter les études, pour mettre toutes les questions pendantes en état de recevoir leur solution, saisira sans doute les chambres de plusieurs projets de loi d’une grande importance pour la prospérité du pays ; mais en cette matière, le débat restera difficilement dans les limites de l’impartialité et de la modération. Les intérêts individuels y apporteront toute leur ténacité, toute leur âpreté ; on pourrait même aller jusqu’à craindre qu’ils n’élèvent des résistances invincibles, et qu’ils ne rendent vains les efforts de l’administration. Le débat s’établira d’un côté entre Troyes et Sens, entre Dijon et Châlons, de l’autre entre Boulogne et Calais. Nous n’avons qu’un vœu à émettre, c’est que l’exécution de la loi ne se trouve pas arrêtée, c’est que les capitaux déjà employés ne restent pas trop long-temps improductifs. Ce que le pays perd par les retards apportés à l’achèvement des grands travaux, chemins de fer ou autres, est incalculable. Il n’y a pas de particulier qui ne se crût en état d’être interdit, s’il dépensait des sommes énormes pour les laisser dormir, pendant de longues années sans le moindre profit. Malheureusement, en fait de travaux publics, ce qui est déjà dépensé est en quelque sorte oublié ; on dirait que les législateurs, de même que la loi, non habent oculos retro : déplorable système en matière de finances, car il faut se demander surtout ce que les capitaux qui dorment auraient rapporté, ce qu’ils auraient vivifié d’entreprises et de travail, si on leur avait imprimé un mouvement plus rapide. Peut-être serait-ce là une considération de quelque efficacité sur ces esprits moroses et chagrins qui s’obstinent, pour une économie de quelques écus, à retarder des travaux importans et paralysent des capitaux énormes déjà dépensés.

Les nouvelles d’Afrique sont des plus favorables. Nos généraux déploient tous une rare énergie, et sont admirablement secondés par nos troupes. Il est certain que dans ce moment la puissance d’Abd-el-Kader n’est plus qu’une ombre. Ses troupes régulières sont défaites, ses alliés l’abandonnent ; il est aujourd’hui plutôt un chef de bande qu’un général d’armée. On ne peut certes avoir que des éloges pour notre administration militaire de l’Algérie : elle a été aussi habile qu’énergique.

L’armée et ses chefs ont conquis de nouveaux titres à la reconnaissance du pays. Est-ce à dire que cette lutte touche décidément à son terme ? Qui pourrait l’affirmer ? L’esprit de ces tribus est si mobile, et nous sommes si peu en état d’apprécier au juste les influences qui les dominent, qu’on peut craindre à chaque instant de voir la guerre se renouveler. La puissance de nos armes est sans contredit fortement établie dans l’opinion des tribus africaines. Tout ce que la crainte peut obtenir nous est acquis. La question est de savoir s’il faut désespérer de tout autre moyen d’influence, s’il est possible de fonder entre ces peuples et nous, malgré les différences de langue, de religion, de mœurs, d’habitudes, des relations plus intimes, des rapports plus solides, plus durables que ceux qui ne reposent que sur la force du vainqueur et sur la crainte qu’il inspire. Si cela était impossible, notre conquête serait à tout jamais bien coûteuse, car les moyens de faire face au danger devraient être alors permanens comme le danger lui-même.

Au surplus, cette impossibilité de rapports plus sincères et plus intimes entre nous et les Arabes ne nous paraît plus démontrée. Quelque énormes que paraissent les difficultés à vaincre, quelque long que puisse être le temps nécessaire pour les surmonter, il est évident pour nous qu’une administration habile et éclairée doit trouver plus d’un point de contact entre les intérêts arabes et les intérêts français. C’est là le joint qu’il faut étudier et qu’il serait ensuite facile de consolider, si nous apportions de la sagacité dans nos recherches et une inébranlable persévérance dans l’application des mesures opportunes. Par la conquête, on acquiert ; on ne consolide que par les institutions et les lois. La guerre a fait son œuvre ; la législation, ce nous semble, n’a pas encore commencé la sienne. Faudra-t-il donc ne posséder l’Afrique que pour y guerroyer éternellement ? Cette vaste conquête ne doit-elle être qu’un camp d’exercices pour nos troupes ? Si, comme nous le pensons, c’est là une terre décidément française, notre plus belle colonie, qu’on nous dise donc une fois quel en est le système, l’organisation. Treize années de provisoire, c’est assez. Que sont devenues les études que le gouvernement avait faites ? que sont devenus les travaux de ses commissions ? M. le ministre de la guerre a là une grande et noble tâche à remplir. Nous comptons sur son activité, sur son énergie ; il a l’habitude des grandes choses. Il ne quittera pas les affaires sans nous en donner une nouvelle preuve.


Ce que Vico disait de la vie des empires, on peut le dire également des fortunes littéraires : là aussi il y a des ricorsi, là aussi se retrouve ce grand mouvement de va-et-vient qui est toute l’histoire des choses humaines. Il y a des noms pourtant qui sont de force à résister à tous les caprices de l’opinion, aux engouemens fantasques comme aux boutades dégoûtées de certains siècles et de certains esprits. Heureusement aux grandes intelligences qui ont servi par leur œuvre la cause de la civilisation, une sorte de sphère sereine est réservée, asile immortel et inaccessible où rien ne saurait les atteindre. Ainsi, quelque jugement suprême qu’on porte sur la vie et les travaux de Bacon, on ne saurait disconvenir que le nom de l’illustre chancelier est de ceux qui seraient sûrs de compter encore en histoire politique, quand bien même il leur serait refusé de compter en histoire littéraire. On n’exerce une grande et décisive influence sur le mouvement des esprits, on ne donne le branle et le signal à tout un siècle, on n’est le premier en date sur la liste des novateurs d’un âge révolutionnaire qu’à la condition d’être une vaste intelligence, un original et puissant génie. Les bouillantes colères de Joseph de Maistre n’y feront rien, et nous soupçonnons même que l’éloquent pamphlétaire n’aurait pas déployé tant d’efforts, n’aurait pas mis ainsi en jeu toute sa verve et toutes ses ressources, s’il n’avait pas senti lui-même qu’il s’attaquait à forte partie. Bacon a sa place marquée avant Descartes dans l’histoire de la pensée humaine : le monde nouveau est en fermentation dans ses livres, et c’est à ce titre surtout qu’il nous intéresse et que nous l’aimons. Oui, il est de ceux dont les ouvrages sont demeurés élémentaires. Le Nouvel Organum a sa place marquée à jamais tout à côté du Discours de la Méthode. Jusqu’ici on n’avait, du régénérateur de la philosophie, que des traductions lourdes, inexactes, très souvent fautives. Dans le choix judicieux qu’il vient de donner des œuvres de Bacon[1], M. F. Riaux, au contraire, a suivi pas à pas le texte sévèrement établi par M. Bouillet dans son édition originale. En bien des endroits, M. Riaux a rétabli le vrai sens, trop souvent altéré ; à chaque ligne, il a substitué la pensée véritable et nue de l’auteur aux équivalens vagues dont s’étaient contentés les précédens interprètes. Ce travail, poursuivi dans ses détails avec sagacité et conscience, servira la vraie cause philosophique, et fera honneur à celui qui l’a menée à bout avec cette passion de la science et du sujet qui seule fait les bons travaux. L’introduction approfondie que M. Riaux a mise en tête de son édition est un morceau étendu et remarquable qui résume les jugemens portés sur Bacon depuis deux siècles, et qui maintient avec fermeté à l’auteur du Nouvel Organum sa place légitime et glorieuse dans l’histoire des révolutions philosophiques.


— Parmi les travaux récens qui méritent d’être signalés aux amis des études archéologiques, il faut placer la traduction française, avec le texte latin en regard, de l’ouvrage du moine Théophile, intitulé : Essai sur divers arts[2]. Cette traduction est due à M. le comte de l’Escalopier, conservateur honoraire de la bibliothèque de l’Arsenal. À quelle époque vivait le moine Théophile ? De quel pays était-il ? Ce sont des questions auxquelles il est difficile de faire une réponse certaine et précise. Dans l’opinion de M. de l’Escalopier, et d’après une dissertation de M. Guichard qui accompagne cette publication, Théophile a dû écrire vers la fin du XIIIe siècle, et tout porte à croire qu’il était d’origine germanique. Son Essai est consacré à la description des procédés, usités au moyen-âge dans les arts qui servaient à orner les églises. Ainsi la manière de broyer et de mêler les couleurs, la fabrication du verre, la fabrication des objets nécessaires pour le culte, y sont longuement et minutieusement indiquées. L’auteur n’a pas la prétention de donner aux artistes de son temps des vues nouvelles sur les différens genres de beauté que l’art aspire à reproduire ; il ne disserte pas en philosophe : il énumère les meilleures méthodes à employer pour tout ce qui concerne la décoration des édifices religieux. Ce sont des détails techniques où il ne faut chercher ni l’originalité des idées ni la grace du style. À part les préfaces que Théophile a placées en tête des trois livres de son ouvrage, et dans lesquelles il échappe par momens à l’aridité habituelle du sujet, l’Essai sur divers arts n’est qu’un manuel didactique généralement dénué d’intérêt littéraire ; mais ce livre n’en a pas moins son importance, et c’est à juste titre que plusieurs historiens le citent comme une autorité. On y trouve en effet l’explication des ingénieuses méthodes à l’aide desquelles ont été exécutés il y a plusieurs siècles, ces monumens de l’art chrétien que l’art profane des temps modernes n’a jamais pu surpasser. Qui ne sait les efforts qu’on a faits pour retrouver les procédés appliqués autrefois à la peinture sur verre ? Les plus habiles chimistes de nos jours ont multiplié les expériences, et rien ne prouve qu’ils aient retrouvé le secret des merveilleuses couleurs si bien conservées sur les vitraux de nos anciennes cathédrales. Supposez que l’écrit de Théophile traduit aujourd’hui pour la première fois, nous révèle quelques-unes de ces méthodes, soigneusement cachées par la jalousie des ouvriers du moyen-âge, et perdues aujourd’hui : ce serait un véritable service que ce travail aurait rendu à la science contemporaine. En tête de cette publication, le traducteur a mis une préface où l’on reconnaît, comme dans les notes, la variété et la sûreté de l’érudition. Il n’y a pas une assertion, pas un détail qu’il n’appuie sur des témoignages authentiques. M. de l’Escalopier, qui aime et qui a profondément étudié l’art catholique, a laissé dans toutes les parties de cet ouvrage la trace de ses recherches à cet égard.

Dans peu de temps, les érudits pourront rapprocher du livre de Théophile un livre analogue, retrouvé en manuscrit dans la bibliothèque de la faculté de médecine de Montpellier, et qui doit, dit-on, figurer dans les analecta du premier volume du catalogue général des manuscrits publié par les soins de M. le ministre de l’instruction, publique. M. Libri, parlant de ce manuscrit de Montpellier dans une séance de la commission du catalogue général, a pu, à ce propos, citer avec éloge la publication de M. de l’Escalopier, comme un document utile pour l’histoire des arts, et comme un répertoire curieux de mots latins du moyen-âge omis dans le glossaire de Du Cange, et qu’il serait important de réunir dans un supplément de ce glossaire.

  1. Deux vol. in-18, Bibliothèque-Charpentier.
  2. Paris, 1 vol. in-4o, chez Techener.