Chronique de la quinzaine - 14 décembre 1867

La bibliothèque libre.

Chronique n° 856
14 décembre 1867


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 décembre 1867.

Nous ne nous trompions point quand nous prédisions, il y a quelques jours, que l’interpellation sur les affaires d’Italie produirait des orages parlementaires. Ce débat devait être la manifestation de toutes, les positions fausses qu’ont dévoilées, aggravées ou créées les dernières perturbations italiennes. Tous les désappointemens, tous les ressentimens, toutes les irritations chagrines excitées par les incohérences de la politique générale de l’Europe, trouvaient là l’occasion de s’exhaler et de s’entre-choquer. La discussion s’ouvrait sur un acte de volonté et de force accompli par le gouvernement français, qui venait imposer violemment un ajournement à la controverse des principes contraires d’une souveraineté nationale et d’une légitimité théocratique. Il y avait en présence des vainqueurs et des vaincus tout agités des émotions que font naître les coups suprêmes de la force. La dernière intervention de la France à Rome venait de mettre en action et en lumière le conflit que la révolution italienne a suscité dans les âmes. A l’égard des affaires étrangères, tout le monde en France est de mauvaise humeur. C’était pour l’Italie une chance malheureuse que de s’être maladroitement offerte comme point de mire à l’explosion de notre mélancolie concentrée. On sait qu’en France toutes les assemblées, quand l’émotion s’empare d’elles, sont peuple, comme disait déjà le cardinal de Retz, et s’emportent facilement aux violences des foules tumultueuses. Notre corps législatif est formé d’ailleurs d’élémens qui devaient être particulièrement impressionnés par les derniers, accidens de la lutte politique et religieuse dont la puissance, temporelle de la papauté est le prétexte. La majorité de la chambre est si considérable qu’elle équivaut à l’unanimité. Elle est recrutée sous l’influence du gouvernement. Elle ne s’est guère modifiée depuis quinze ans. Le corps législatif de 1867, dans son immense majorité, est encore à peu près le corps législatif de 1852. A l’époque de sa formation primitive, au lendemain du coup d’état, la fonction de la représentation nationale avait été départie aux hommes qui faisaient volontiers le sacrifice de la liberté aux intérêts de l’autorité en matière de politique et de religion. Une coalition s’était spontanément produite entre l’esprit de conservation outrée et le cléricalisme. Malgré sa constante docilité, le corps législatif, composé toujours à peu près des mêmes hommes, a conservé les préoccupations et les préjugés de 1852, et n’a jamais au fond accepté avec une approbation intime la conduite et les résultats de la politique étrangère pratiquée par le gouvernement depuis la guerre d’Italie. La récente expédition de la France contre les garibaldiens, notre seconde intervention à Rome, la sévérité, l’énergie, l’impétuosité de la répression exercée contre les corps francs italiens, ont soulagé d’un poids immense la conscience inquiète et si longtemps torturée des conservateurs cléricaux de la chambre. C’est à l’explosion naïve et fougueuse de ces sentimens, aigris par de longues contrariétés et tout à coup exaltés par le succès imprévu d’une réaction soudaine, que nous venons d’assister. Nous dirons tout de suite qu’à nos yeux cette bruyante agitation sera éphémère, et n’empêchera point, si même elle réussit à la retarder, la solution logique et naturelle de l’antagonisme qui existe entre la constitution politique de l’Italie et le vieux système de la puissance temporelle du saint-siège.

Quoique devant les démonstrations violentes du corps législatif la cause libérale, compromise par les dernières étourderies italiennes, ait éprouvé une sorte d’échec apparent, l’épreuve de la discussion n’a point été sans profit pour elle. Jamais les organes de l’opinion libérale dans la chambre n’avaient exposé avec plus de méthode et une philosophie plus élevée le principe de la séparation du pouvoir civil et du pouvoir religieux, si fortement établi par la révolution française. Dans son grand exposé de la question romaine, M. Jules Favre a démontré avec une autorité suprême que la politique adoptée par le gouvernement français envers la constitution de la nationalité italienne ne pouvait longtemps retarder, sans se démentir elle-même, la fin de l’union à Rome du pouvoir, politique et du pouvoir religieux dans les mêmes mains. M. Jules Simon a, lui aussi, défini avec une parfaite équité d’esprit, avec un accent généreux, les conditions où dans l’avenir les religions et par conséquent les hiérarchies sacerdotales devront trouver les garanties de leur indépendance. L’asile sacré, inexpugnable, est dans la liberté du droit commun. Les cultes ne peuvent chercher leur liberté légitime que sous la sanction des institutions qui assurent les libertés générales. On voit ainsi s’ouvrir dans l’avenir la perspective d’une conciliation loyale, spontanée, naturelle, entre les conditions de la société civile moderne, et les développemens de l’esprit religieux. Les partisans obstinés du pouvoir temporel sont d’aveugles, de faux, d’injustes logiciens, qui fondent ce qu’ils appellent leur liberté particulière sur l’oppression permanente d’une population sacrifiée. Quand M. de Cavour a prononcé sa grande parole, l’église libre dans l’état libre, il a pensé et s’est exprimé comme une intelligence française, car c’est la France de 1789 qui, la première, a eu la conception claire et pénétrante du principe qui peut faire vivre en paix les croyances religieuses et la liberté. L’exercice complet du catholicisme à la faveur des libertés de droit commun n’est plus à notre époque une visée théorique, c’est un fait d’expérience pleinement réalisé maintenant en Angleterre et aux États-Unis. Et c’est à la France qu’on ose conseiller d’opposer à ce noble idéal de l’émancipation de la conscience religieuse un veto perpétuel ! C’est pour prolonger un conflit impie et barbare entre un grand culte et les franchises de la liberté moderne qu’on voudrait sacrifier l’existence d’un peuple dont la résurrection a été un des efforts les plus louables de notre temps ! On peut dire de la majorité de la chambre, qui a semblé prononcer contre les aspirations de l’Italie vers Rome une interdiction absolue, ce que Pascal disait des délibérations de la Sorbonne : Les moines ne sont pas des raisons.

Au point de vue des idées, deux conséquences résultent du débat de l’affaire romaine : si nous nous engagions dans le système absolu de la conservation du pouvoir temporel par la force de la France, la première de ces conséquences serait que nous nous mettrions en contradiction avec les principes de la révolution française, la seconde que nous nous mettrions en dissentiment avec les sociétés politiques les plus vivaces et les plus puissantes de l’ancien et du nouveau monde. Nous nous diviserions contre nous-mêmes ; nous nous isolerions de la marche générale de l’humanité civilisée. Au dedans et au-dehors, le résultat serait funeste. Au dedans, nous donnerions pour un temps la prépondérance politique à ce mélange de traditions, de routines, de prétentions d’ancien régime et d’esprit clérical qui subsistent toujours en France, et dont des succès imprévus auraient bientôt ranimé la présomption infatuée ; au dehors, nous n’aurions plus d’alliés. Ces conséquences sont effrayantes ; elles découlent de l’esprit qui a prévalu dans la discussion législative. Cependant nous nous refusons à croire qu’elles aient été aperçues et qu’elles soient voulues par les orateurs, séduits par l’entraînement des circonstances. Aussi, suivant nous, serait-il impolitique de prendre trop vivement à partie et de pousser par une contradiction véhémente dans une obstination plus irritée les défenseurs exagérés du pouvoir temporel. Il faut admettre pour quelques-uns de ces ardens apologistes de la papauté des circonstances atténuantes. M. Thiers, par exemple, est irréfutable quand il signale le décousu de la conduite du pouvoir, quand il manifeste l’état d’esprit éperdu où nous ont amenés ses mécomptes et les incohérences de la direction des affaires, quand il demande avec angoisse au gouvernement quelle est sa politique, quand il déclare en gémissant que la France n’a plus de politique. Bien que la route qui nous est montrée par M. Thiers ne soit point la bonne, il est impossible de n’être point touché de ces anxiétés patriotiques exprimées avec cet esprit et cette éloquence. De même M. Rouher perd le sang-froid gouvernemental, et avec son tempérament d’orateur se laisse dominer par l’électricité maladive d’une assemblée exaltée. Il prononce des paroles formidables, il prend des engagemens improvisés qui mettent presque en désarroi toute diplomatie, il plonge hardiment dans l’avenir et déclare que le pouvoir temporel ne sera jamais enlevé par l’unité italienne ; mais au milieu de ces protestations hautaines M. Rouher, il faut lui en tenir compte, défend toujours le maintien de l’unité de l’Italie contre ceux qui vont jusqu’à vouloir la détruire, et son « jamais » redoublé n’est adressé qu’aux entreprises de la violence. A y regarder de près, et quoique M. Rouher ait dédaigné les précautions oratoires employées par M. de Moustier avec une discrétion professionnelle, le langage du ministre d’état est moins absolu qu’il ne semble. Puisque M. Rouher maintient l’unité de l’Italie et ne lance l’anathème qu’à la violence employée contre le pouvoir temporel, il n’a point brûlé ses vaisseaux autant qu’on l’a prétendu. Le gouvernement italien ne poursuit que l’unité nationale et désavoue les moyens violens. Il n’est donc point impossible de s’entendre encore.

La maladresse des conduites aboutissant au conflit intempestif et imprévu des principes, voilà le mal et le danger de la crise actuelle. Est-il encore temps de redresser les conduites et d’obtenir par l’ajournement du conflit des principes le maintien du statu quo ? Voilà l’affaire pratique du moment. Il faut revenir modestement au terre à terre. Par la promptitude avec laquelle la moitié des troupes de notre expédition dans l’état romain a été rapatriée, il est visible que le gouvernement n’a aucun goût à recommencer l’occupation française. A voir l’attitude du cabinet italien et le commencement des discussions parlementaires de Florence, il paraît certain que l’Italie n’a point la pensée de s’emparer de Rome par la force. Les étourderies de Garibaldi, les finesses mal calculées de M. Rattazzi, ont appris à tous les hommes d’état patriotes de l’Italie que le vœu national ne peut être satisfait par la brusquerie d’une agression armée contre Rome. Nous sommes persuadés également qu’aucun politique italien sérieux ne peut méconnaître que la tentative de Garibaldi et l’impuissance alléguée par M. Rattazzi devant la prise d’armes des volontaires plaçaient le gouvernement français dans une position fausse et intolérable. Il y avait là une de ces flagrantes questions d’honneur, un de ces cas de dignité et de bienséance qu’un gouvernement ne peut, en dépit des principes dont relève sa politique, laisser résoudre contre lui-même. Les politiques italiens ne peuvent point aborder l’examen des difficultés actuelles sans apprécier la délicatesse des susceptibilités françaises froissées par le coup de main garibaldien. De même les politiques français qui ne sont point hostiles à l’Italie, qui n’ont point la pensée impie de replonger ce pays dans ses vieilles misères, ne peuvent méconnaître la blessure que lui infligerait une nouvelle occupation prolongée d’une portion de territoire italien. Un sentiment de justice réciproque devrait donc rapprocher dans une commune entente les hommes intelligens et équitables des deux pays. Une bonne volonté et une prudence communes devraient trouver facilement le moyen de prolonger le statu quo qu’on avait voulu asseoir dans la convention du 15 septembre. Une grande raison de sympathie personnelle, celle de la sécurité morale de Pie IX, devrait inviter les politiques de France et d’Italie à une patiente conciliation.

C’est une étrange et dramatique destinée que celle du pape régnant. Aucun souverain vivant n’a donné le branle en sens contraire à des mouvemens politiques plus divers. Il a fait tourner bien des têtes. Nous rappelions naguère l’influence qu’il avait eue au début de son règne sur le mouvement révolutionnaire européen commencé vers 1846. L’air d’initiative libérale qu’eurent ses débuts remua vivement les partis cléricaux dans les pays catholiques. Nous fûmes surtout en France témoins de ces tressaîllemens généreux. Le souvenir nous revenait, il y a quinze jours, des applaudissemens que les cléricaux légitimistes donnèrent, dans leur brigue électorale, à la révolution de février en se plaçant sous l’invocation de l’initiative prise par le nouveau pape. À ce sujet, nous faisions allusion à une phrase écrite le 25 février 1848 par M. de Falloux, où il était parlé d’une façon curieuse du pouvoir temporel. « M. de Falloux, écrivions-nous, montrait le pape prêt à sacrifier son pouvoir temporel aux vœux qu’on formait alors pour le bonheur de l’Italie, de la France et du genre humain. » Nous notions en passant un signe d’un temps déjà reculé ; nous n’avions point l’intention d’insister sur une critique littérale. M. de Falloux, dont nous ne partageons point les opinions, mais qui n’a jamais eu, il le sait, le droit de nous reprocher aucune malveillance personnelle, fait passer sous nos yeux le texte exact de la phrase écrite par lui : « Pie IX dit, depuis le commencement de son règne, qu’il est prêt à sacrifier son état temporel plutôt que la moindre de ses obligations comme pape ? . Prions Dieu qu’il ne soit pas mis à cette épreuve ; mais appliquons-nous plus que jamais à méditer les enseignemens prodigieux qui ressortent du langage et des exemples de Pie IX. » A merveille ! nous avions pris par mégarde la liberté d’interpréter les devoirs du pape d’une façon qui certes n’a rien d’offensant. On n’en trouvera pas moins curieuse cette préoccupation du pouvoir temporel et cette exhortation à méditer sur le langage du pape à cet égard, arrivant au lendemain d’une révolution que le parti qui comptait M. de Falloux parmi ses chefs saluait pieusement comme bénie par une initiation pontificale. Mais Pie IX fit naître ailleurs, dans ces commencemens des illusions bien autrement surprenantes. Au risque de nous attirer une réclamation de M. Mazzini, nous oserons rappeler qu’en septembre 1846 le célèbre agitateur écrivit au pape pour le féliciter et abdiquer entre ses mains son rôle de chef de parti. C’est ce que nous venons de lire dans un recueil : La question romaine devant l’histoire, où sont réunis, de 1846 à 1867, les actes officiels, les débats législatifs, les documens diplomatiques relatifs à la question romaine. Les malheurs qui ont suivi l’aube du règne de Pie IX ne sont, hélas ! que trop connus. Puisque ses scrupules rendent impassible sa réconciliation avec l’Italie, on voudrait que l’Italie fût douce et patiente envers cette vieillesse vénérée, on voudrait que la suprême infortune de la déchéance politique fût épargnée au pieux pontife.

L’avantage qu’on trouverait de tous côtés dans une résignation temporaire au statu quo serait de ne point soulever des débats irritans sur de vaines et stériles formules. La politique expectante serait moins périlleuse qu’une tension imposée aux relations internationales par des combinaisons artificielles de diplomatie. Il ne nous semble guère possible, après la déclaration de M. Rouher, que la conférence se réunisse. L’engagement impérieux de la France annoncé par M. Rouher est un programme absolu ; les cabinets qui demandaient, avant de répondre à notre invitation, communication des bases d’arrangement qui seraient proposées par nous connaissent maintenant notre ultimatum, et ne doivent plus attendre d’éclaircissemens de la part du cabinet des Tuileries. Il est hors de doute que les trois plus grandes puissances de l’Europe ne pourront s’associer à une garantie absolue de l’existence et de l’intégrité de la souveraineté pontificale. Ni l’Angleterre, ni la Russie, ni la Prusse, ne peuvent, en conformité avec leurs religions nationales, devenir les tuteurs perpétuels de la puissance temporelle du chef de la catholicité. Au lieu d’assurer la durée de l’énorme privilège ecclésiastique qui existe à Rome, les hommes d’état anglais songent sans doute avec une prudence intelligente à atténuer, sinon à complètement abolir encore les bénéfices temporels que leur propre église épiscopale possède avec tant d’injustice en Irlande. Le protestantisme et la philosophie ont, dans la confédération allemande du nord, l’immense majorité des populations et des classes éclairées, et se garderont bien de sacrifier l’Italie à un soi-disant intérêt catholique. Quant à la Russie, elle persécute les catholiques chez elle ; on ne peut se promettre de la placer parmi les protecteurs du pape, qui proteste contre ces persécutions avec une fermeté et une persévérance dignes d’éloges. Si l’on ne parvient point et si l’on renonce a rassembler une conférence, sur quelles bases les rapports de la France avec l’Italie seront-ils réglés ? La convention du 15 septembre conserve-t-elle sa validité ? Après l’expérience faite, il ne semble pas que ni l’Italie ni la France aient intérêt à rendre la vie à cet arrangement. L’Italie préférera évidemment une politique d’attente au renouvellement des responsabilités dont elle vient de faire l’épreuve. Quant à la France, elle n’a pas besoin d’une convention pour obtenir de l’Italie sa résignation à l’existence du patrimoine de saint Pierre. L’ascendant de la force française et l’amitié de l’Italie suffisent, en dehors des liens étroits et artificiellement combinés d’une convention, pour maintenir l’ordre existant dans l’Italie centrale pendant le temps qui sera nécessaire. Il est des charges que l’Italie s’était imposées après la convention du 15 septembre, par exemple l’incorporation dans la dette italienne de la portion de la dette pontificale proportionnelle à l’étendue des provinces de l’ancien état ecclésiastique annexées à l’Italie. Le cabinet de Florence, après avoir acquitté plusieurs annuités arriérées de la portion de l’ancienne dette romaine qui lui a été attribuée, voulut s’entendre avec le saint-siège pour le règlement définitif de ce transfert. Un agent italien fut dans ce dessein envoyé à Rome. La négociation échoua il y a quelques mois ; la cour de Rome ne voulut rien conclure. Tant que l’obstination prévaudra dans le conseil du saint-père, l’Italie sera exempte des charges que le traité rompu lui avait imposées, et le budget de l’état de l’église sera obéré d’une dépense supérieure à ses ressources. Il est commode d’alléguer une prétendue nécessité proscrite par les intérêts de la foi en faveur de la puissance temporelle du pontificat des catholiques. Pour être ecclésiastique, un état n’échappe pas davantage aux charges et aux obligations des gouvernemens ordinaires. Il est vraisemblable, si l’épreuve d’une nouvelle prolongation du pouvoir temporel est faite avec le consentement scrupuleux de l’Italie, que cette dernière expérience mettra dans une évidence incontestable l’impuissance de vivre par elle-même qui est inhérente de notre temps à la souveraineté d’un prince ecclésiastique.

Le peu que nous connaissons des premiers actes et des premiers débats du parlement italien n’est point fait pour décourager ceux qui espèrent que les rapports des cabinets des Tuileries et de Florence se détendront. M. Lanza, le candidat du ministère, a été porté par la majorité à la présidence de la chambre, et dans plusieurs discours déjà prononcés sur la question romaine on a pu voir s’exprimer avec une franchise virile le regret de l’entreprise des volontaires et des difficultés créées par cette fâcheuse mésaventure. Personne cependant n’abdique l’aspiration à Rome, devenue aujourd’hui le symbole plus vivant que jamais de l’indépendance nationale. M. Rattazzi ne s’est point expliqué encore sur la politique téméraire où il s’est laissé engager, et que les documens diplomatiques du livre vert sont loin de justifier. On ne doit attendre de la part des chambres italiennes que la répétition cal nie et digne du droit qu’a L’Italie de placer Rome à sa tête. L’alliance de la France sera traitée avec respect par tous les hommes importans du parlement, et l’élite des représentans de l’Italie n’oubliera point les sympathies nombreuses et persévérantes que la cause de l’émancipation italienne a éveillées parmi nous. Les Italiens commettraient une fatale erreur, s’ils confondaient les sentimens de nos populations libérales avec des déclamations qui ont éclaté dans nos assemblées représentatives, formées par des circonstances électorales qui nous sont particulières. Nous avons remarqué avec satisfaction dans les premières conversations des chambres italiennes que les meilleurs esprits placent les finances dans leurs plus graves préoccupations. Le premier devoir pour le patriotisme italien, c’est de se rendre fort, et la véritable force des états modernes réside dans leurs ressources financières et les applications raisonnables qu’ils en savent faire. Il ne faut pas que l’Italie laisse dire qu’une nation de vingt-cinq millions d’hommes placée dans une des plus belles régions du monde est incapable de faire face honorablement aux charges financières que la crise vitale de sa destinée politique lui impose.

Chez nous, les discussions importantes ne chômeront point cette année. La première question dont l’opinion publique et les chambres vont avoir à s’occuper est le remaniement de nos institutions de guerre. Il y a un peu plus d’un an que, par une surprise des événemens, la France a été mise en demeure d’aviser à l’état de son organisation militaire. La nécessité était inexorable. La Prusse agrandie se révélait à l’Europe comme disposant de la plus grande force numérique en soldats qu’il y eût sur le continent. La révélation fut d’autant plus saisissante qu’elle avait été moins prévue. C’est d’ordinaire par le péril et le malheur que les peuples virils apprennent la nécessité de réformer leurs systèmes militaires. La France en 1792, affrontant la coalition de toutes les armées régulières du continent, se sauva après quelques tâtonnemens par la levée en masse. Ce grand effort militaire de la France étonna le monde, assura notre indépendance et bientôt notre suprématie ; il était sans doute resté dans la mémoire de Stein et des officiers prussiens qui conçurent le plan de la réorganisation des forces de la Prusse après les revers écrasans subis par ce pays sous notre premier empire. Le système prussien, qui éclata avec une efficacité si funeste contre nous en 1813, était déjà et est devenu depuis, grâce aux réglementations successives, une levée en masse complètement et savamment organisée et toujours prêté. Cette organisation frappait peu les esprits tandis que la Prusse demeurait restreinte dans son territoire et dans sa population. On la vit cependant, l’année dernière, fournir des centaines de mille hommes et assurer tout de suite la prépondérance des armes prussiennes sur les forces coalisées de l’Autriche et de la vieille confédération germanique. Le résultat de cette supériorité a été de donner un accroissement prodigieux à la force de guerre de la Prusse. Cette monarchie s’est agrandie elle-même par l’annexion de royaumes et de provinces ; elle s’est placée à la tête d’une confédération à laquelle elle applique ses institutions de guerre, et elle a conclu des traités militaires avec tous les états de l’Allemagne du sud. En présence de la manifestation subite de cette puissance et de l’extension miraculeuse qu’elle prenait sous nos yeux en quelques semaines, les Français, qui ont le sentiment des conditions de l’indépendance nationale, et qu’offense la seule pensée d’une déchéance, furent contraints de regarder à notre armée et de rechercher les moyens de la porter au niveau des forces offensives et défensives de l’Allemagne. On sait à quelles belles et intéressantes études ce souci patriotique entraîna des intelligences d’élite. Il fut pourvu avec une grande activité, dont on a vu les effets lors de l’incident du Luxembourg, à l’augmentation des approvisionnemens, à l’amélioration de notre armement, à l’appel des réserves dans le service actif. Quant aux systèmes d’organisation de l’armée, les avis furent contradictoires. Après une controverse qui dure depuis une année, on s’est rapproché de la grande loi sortie de l’expérience militaire de la France, la loi de 1832. On a renoncé au système d’exonération établi par la loi de 1855, qui rouillait dans notre armée les cadres si précieux des sous-officiers, et exposait nos troupes à un engourdissement contraire à notre tempérament national. On a songé aussi à augmenter par l’organisation, peu lourde pour ceux qui en feront partie, de la garde nationale mobile la masse des forces préparées où l’on pourrait puiser dans le cas d’une circonstance extrême. Sans doute les innovations dans les organisations militaires remuent les intérêts les plus vitaux du pays, et ne peuvent être adoptées qu’après des discussions d’où sort avec une clarté souveraine l’évidence du devoir patriotique. Nous souhaitons que les débats qui vont prochainement s’ouvrir au corps législatif soient complets, approfondis, et apportent cette évidence sur la loi qui sera votée. On peut dire d’ailleurs dès à présent que la sécurité militaire de la France est pleinement assurée. La France pourra disposer en très peu de mois d’une armée imposante par le nombre, magnifique par la préparation et superbement armée. Il importe que le sentiment de la sécurité sur les difficultés extérieures se raffermisse en France par le sentiment de notre force, que la solidité et la puissance de notre établissement militaire soient connues à l’étranger. Ce bon état de l’armée française, connu et apprécié au dedans et au dehors, aura sans doute une très heureuse influence. L’idée que la France ne pourra point être impunément contrariée dans ses intérêts légitimes sera une garantie certaine de paix.

Convaincus que l’esprit civique est l’âme véritable de la force militaire, nous voudrions que le gouvernement et la majorité de la chambre fissent coïncider la révision du système de notre armée avec un développement libéral conçu avec l’intelligence des idées de notre temps et dirigé avec une loyale droiture. Les lois sur le droit de réunion et sur la presse seront une épreuve où le gouvernement et la majorité parlementaire se feront juger par l’opinion publique. Les projets présentés par le gouvernement sur ces deux agens de la vie politique, les réunions des citoyens et la propagande des idées par la presse, ne donnent que de bien maigres espérances. Il ne saurait y avoir de garanties pour la presse, si elle reste, soumise à des définitions vagues et exceptionnelles de délits, si elle est soustraite au jury, si elle est entravée par d’avares et mesquines exigences fiscales. La liberté des réunions serait flétrie, s’il dépendait d’un ; commissaire de police de dissoudre une assemblée de citoyens. Nous voudrions que l’illustre apologiste des libertés nécessaires, M. Thiers, prît a cœur ces lois dites libérales, et usât du crédit qu’il vient d’acquérir sur la majorité pour rendre ces lois dignes de la dénomination que dans leur forme présente on leur applique fort improprement.

Les réclamations que nous avions fait entendre depuis longtemps sur la situation financière de la ville de Paris viennent enfin d’être prises en considération. Le dernier rapport adressé par M. le préfet de la Seine à la commission municipale annonce la conclusion d’un traité entre la ville et le Crédit foncier pour la consolidation de cette partie de la dette flottante de la ville qui était-formée des délégations à termes prochains sur les excédans probables des revenus annuels de Paris. Tant que ce travail de l’escompte des délégations se faisait mystérieusement par l’émission des obligations communales du Crédit foncier, on ne pouvait connaître toute l’étendue de la dette ainsi contractée pour l’exécution des opérations de grande voirie ; ces opérations, comme les charges financières, échappaient, malgré l’esprit et la lettre des lois positives, à tout contrôle des représentans véritables des contribuables et du pouvoir législatif. La nécessité de mettre fin à un état de choses très irrégulier et fort compromettant a déterminé l’administration municipale à faire sa confession publique. Les travaux de grande voirie, les voies magistrale, ainsi que s’exprime M. Haussmann, récemment établies, ont coûte à la ville des sommes énormes, et les dépenses ont dépassé prodigieusement les prévisions avec lesquelles on s’est embarqué dans les trois campagnes entre lesquelles le préfet de la Seine partage la série de ses travaux. La seconde campagne, décidée en 1858, ne devait coûter à la ville que 130 millions et à l’état 50 millions ; elle a coûté en réalité 410 millions en mettant à la charge de la ville un excédant de dépenses de 230 millions. M. Haussmann attribue ce mécompte considérable à des causes secondaires et indirectes. La cause dominante, dont il ne parle point, est le renchérissement perturbateur qu’il a produit lui-même dans les prix des propriétés immobilières de Paris par l’ampleur et la simultanéité de ses demandes sur le marché des propriétés foncières. En dernier résultat, M. Haussmann porte à 900 millions le prix de revient des destructions opérées pour l’embellissement de Paris. L’avenir sera étonné qu’un fonctionnaire ait pu avoir la faculté d’employer en si peu d’années une telle somme et d’exercer sur les variations de la richesse générale à Paris une si vaste influence sans que ces ressources lui aient été accordées, après une délibération et un contrôle préalables, par un corps quelconque représentant les contribuables, qui ont fait et qui auront à faire dans l’avenir les frais du milliard des embellissemens de Paris. On parle beaucoup depuis quelque temps des inconvéniens et des périls du gouvernement personnel. Il paraît que ce procédé gouvernemental a une influence contagieuse et trouve d’ardens imitateurs chez certains agens de l’administration. Il n’y a pas d’acte de gouvernement plus excessif que celui dont M. Haussmann vient de nous révéler les résultats. Dans le plan primitif du préfet, tous les excédans annuels des revenus de Paris étaient, dans une période de dix ans, absorbés d’avance par les dépenses soldées à terme. Aujourd’hui cette dette flottante, à laquelle subvenaient les ressources réunies par le Crédit foncier au moyen des obligations communales, va être consolidée en un emprunt considérable et amortissable à long terme. Cet emprunt sera soumis au corps législatif. Il fournit à cette assemblée une rare occasion de montrer le degré d’attention qu’elle est capable d’appliquer aux affaires positives du pays. La méthode de travail que M. Haussmann vient de nous dévoiler surprendrait fort les hommes d’état financiers de l’Angleterre, si attentifs à s’entourer de toutes les précautions légales, si résistans à escompter les ressources futures. M. Gladstone, l’homme d’état financier le plus estimé de notre temps, pousse sur ce point le scrupule aux dernières limites. Si par impossible la chambre des communes était prise un jour du délire de la dépense, et voulait, en engageant l’avenir, satisfaire à grand prix les fantaisies des contemporains, M. Gladstone n’hésiterait point à défendre contre de pareils entraînemens la probité de la politique financière, qui n’admet point que l’avenir soit sacrifié au présent pour l’agrément et même pour l’utilité de celui-ci. Entre deux pays si voisins, associés sur tant de points à la même civilisation, qui pourra expliquer des différences si notables d’esprit, de caractère, de conduite ? C’est que la liberté a fait depuis longtemps les mœurs en Angleterre, et y a en même temps redressé le dérèglement des initiatives envahissantes du pouvoir. Quant à nous, Français, grâce aux fréquentes éclipses de nos libertés, nous en sommes restés à nos insouciances, à nos frivolités, à nos folies de l’ancien régime. Les excès de pouvoir sont un jeu chez nous, et deviennent une habitude contre laquelle on ne songe plus à se récrier. Les étourderies et les jactances de nos ancêtres les ont conduits à de terribles réveils. Dieu fasse que nous apprenions à une école moins sévère les égards dus aux droits de tous et le loyal respect des lois ! e. forcade.

ESSAIS ET NOTICES.

POLITIQUE ALLEMANDE DE LA PRUSSE.
Preussens deutsche Politik par Adolphe Schmidt. Leipzig, Veit et Comp., 1867.

Tant d’auteurs sont venus, depuis que la Prusse a vaincu, proclamer après coup sa mission historique, qu’il n’est plus guère possible de prendre un bien vif intérêt à ces tardives apologies. Cependant une place à part est due, parmi ces apologistes de la victoire, à M. A. Schmidt, ancien membre du parlement de Francfort, professeur à l’université d’Iéna. Dans un écrit publié dès 1850, à une époque trop féconde en utopies, il appelait de ses vœux une volonté hardie qui coupât court aux rêves et y substituât l’action rapide et forte ; au fond, il adressait à la Prusse l’invitation de doter à ses risques et périls l’Allemagne de l’unité. Cet homme résolu s’est rencontré, et M. A. Schmidt s’applique aujourd’hui, dans un ouvrage qui est le développement du premier, à donner aux plans réalisés par M. de Bismarck une généalogie ; il montre que les événemens de 1866 sont le couronnement d’une politique qui date de quatre-vingts ans. Pour conquérir à la Prusse la place qui lui appartient en Allemagne, et lui permettre de se constituer dans son indépendance, M. A. Schmidt dirait volontiers dans sa suprématie naturelle, il fallait d’abord évincer l’Autriche et sa clientèle. Or trois fois depuis un siècle ce plan d’exclusion et celui d’une fédération tout allemande avaient été conçus et adoptés comme principe de la politique prussienne, par Frédéric II en 1785, par Frédéric-Guillaume III en 1806, par Frédéric-Guillaume IV en 1849 ; l’honneur de voir cette grande pensée réalisée sous son règne était réservé à Guillaume Ier. Ce sont ces quatre épisodes que M. Schmidt retrace longuement en s’appuyant sur force documens peu connus ou inédits pour en tirer une éclatante justification de la Prusse et en inférer la politique qu’il convient de suivre aujourd’hui.

En l’année 1784, Frédéric II avait écrit de sa main un projet de ligue entre les princes d’Allemagne calquée sur le modèle de celle de Smalcade. Le 23 juillet de l’année suivante, il formait sous le nom inoffensif d’association pour le maintien de la constitution de l’empire une alliance des trois électorats évangéliques de Brandebourg, de Hanovre et de Saxe. Plusieurs états de l’empire, protestans ou catholiques, ne tardaient pas à y entrer, et l’accession du prince électeur de Mayence, archichancelier de l’empire, achevait de donner à cette union un caractère essentiellement conservateur. De quoi s’agissait-il en effet ? d’opposer une digue à l’ambition envahissante de l’Autriche et plus spécialement d’enlever la Bavière aux mains de l’empereur Joseph II, déjà étendues pour la saisir. Rien donc de moins révolutionnaire en apparence que cet acte de la diplomatie prussienne ; en réalité, il devait avoir une portée immense. Le but dissimulé, mais direct, auquel il tendait, n’était rien moins que l’affranchissement des états de l’Allemagne et l’anéantissement de la prépondérance autrichienne ; il assurait à la Prusse un légitime ascendant, il en faisait la protectrice et le refuge des petits états ; en mettant à sa disposition la pluralité des voix dans la diète des électeurs, il faisait dépendre de sa volonté la conservation de l’empire, la déchéance de la maison d’Autriche, et, s’il lui plaisait, l’élévation de la maison de Brandebourg à la dignité impériale. Bref, il s’agissait de subordonner l’empire à la Prusse, sinon de le lui transférer ou de le détruire, et dans tous les cas de substituer à la suprématie de l’Autriche une confédération sous la direction souveraine de la Prusse. Ces conséquences étaient voulues et prévues par Frédéric ; des documens pleins d’intérêt, cités par M. Schmidt, et en particulier le texte des articles secrets que Frédéric II avait fait signer séparément aux trois électeurs, ne laissent à cet égard aucun doute. Cette alliance suscita une polémique des plus vives. Un chevalier de Gemmingen publia, dans l’intérêt de l’Autriche, une brochure à laquelle Frédéric crut devoir répondre ; Dohm fut chargé de rédiger une autre brochure, et le ministre du cabinet, Hertzberg, en revit lui-même les épreuves. Frédéric travaillait à conclure des conventions militaires avec chacun de ses confédérés, lorsqu’il mourut. Quoiqu’un nouveau membre, l’état de Mecklembourg-Strélitz, fût encore entré dans l’association le 1er juillet 1789, elle languissait depuis la mort de son fondateur et fut définitivement enterrée en 1791. Les projet ne fut repris qu’en 1806, et, chose curieuse, il le fut par Napoléon Ier.

Si ennemi qu’il soit des chimères, M. A. Schmidt a la sienne ; il est entiché plus que de raison de la beauté du titre impérial. On le voit assez au regret mal caché qu’il éprouve que dès 1785 Frédéric II ne se fût pas emparé de l’empire, surtout à la candeur avec laquelle il prend au sérieux les avances de Napoléon à Frédéric-Guillaume III et l’invitation qu’il lui adresse au mois de juillet 1806, en lui notifiant la dissolution de l’empire germanique et la formation de la confédération du Rhin, d’en former une des états du nord et de faire entrer dans sa maison la couronne impériale. Il faut en vérité plus que de l’ingénuité pour compter parmi les antécédens de la politique de M. de Bismarck et parmi les titres de la Prusse un projet mis en avant par un vainqueur tel que Napoléon. Que le roi de Prusse se soit trompé à ces ouvertures et qu’il ait pu se croire sauvé, on le comprend ; mais s’appliquer aujourd’hui sérieusement à supputer les chances que ce plan avait de réussir, c’est une peine vraiment superflue. M. Schmidt voit là une occasion de détourner sur les autres états du nord la responsabilité de la catastrophe qui allait abattre la Prusse et l’Allemagne ; il ne veut point la laisser échapper. Le chevalier de Stein écrivait en 1804 au prince de Nassau-Usingen qu’il n’y avait de salut que dans l’absorption des petits états par les grandes monarchies ; M. Schmidt, en admirant ce que cette vue atteste de pénétration, s’étonne et se fâche que les petits états aient fait alors tant de façons et montré beaucoup de répugnance à se laisser absorber par la Prusse. Comment n’ont-ils pas vu ce qu’il y avait d’honneur et d’avantage pour eux à se laisser ainsi dévorer ? Il accable de reproches la Hesse et la Saxe, il les accuse avec amertume d’ambition, de convoitise, et leur impute la honteuse pensée d’avoir voulu s’enrichir des épaves de l’empire. Il trouve ridicule que la Hesse électorale rêvât la dignité royale et prétendît se grossir des principautés de Waldeck et des deux Lippe, plus ridicule encore que la Saxe ne vît pas sans inquiétude l’élévation du nouvel empire allemand, et qu’elle osât proposer la division de la confédération du nord en trois cercles, le cercle de Prusse, le cercle de Saxe, le cercle de Hesse. Je l’avouerai, cette mauvaise volonté dont M. Schmidt se montre si fort irrité m’étonne peu. La Saxe savait depuis la guerre de sept ans ce que vaut la protection prussienne ; il ne faut pas en vouloir aux gens si, avec tout le patriotisme du monde, ils y regardent à deux fois avant de se dévouer comme Décius. On nous dit que la Hesse et la Saxe, déjà punies en 1815, le sont plus justement encore aujourd’hui. Soit ; mais si elles se fussent prêtées aux plans de la Prusse ; dès 1806, leur sort en eût-il été beaucoup meilleur ? Mourir pour mourir, c’est quelque chose après tout, même pour un état, de gagner soixante années.

M. A. Schmidt se console des conséquences de la défaite d’Iéna. « Jamais la Prusse n’avait été plus haut qu’après son abaissement. Alors commence une de ces périodes de parfaite harmonie entre roi et peuple, une de ces périodes si rares de bonheur monarchique, où les princes ne sont et ne veulent être autre chose que les guides du peuple dans la voie commune du libre développement intellectuel et civil ; ce temps avec tous ses malheurs est le plus beau de l’histoire intérieure de la Prusse. » On serait tenté de trouver M. Schmidt vraiment trop consolé. Ce dont il se montre indigné, c’est qu’après la victoire, au lieu de prendre la haute main en Allemagne, de revendiquer au nom des services rendus par elle la direction des destinées de la patrie, la Prusse, s’humiliant devant l’Autriche, ait laissé retomber l’Allemagne sous le joug de la politique de Metternich ; c’est qu’au lieu d’une renaissance de l’empire au profit de la Prusse, fruit naturel de l’affranchissement, la victoire n’ait amené que l’établissement d’une diète caduque dès sa naissance, vaine ombre qui ne sert qu’à masquer les intrigues et la tyrannie autrichiennes. Heureusement l’esprit national commence aussitôt contre elle une lutte qu’une série de défaites parvient à peine à décourager. Cette lutte a d’abord un caractère démocratique ; on réclame ardemment une représentation des peuples pour faire équilibre à la représentation des princes. A partir de 1820, les idées prennent un autre cours, ce sont les sentimens particularistes qui se soulèvent, c’est l’esprit d’indépendance qui proteste dans les divers états. A mesure que se fait sentir davantage dans la politique allemande l’action de l’Autriche, la lutte contre la diète se confond avec l’effort instinctif de tous contre cette odieuse tutelle. La réaction poursuit sa route souterraine, l’antagonisme de l’Autriche et de la Prusse prend un caractère plus marqué ; l’ardeur des peuples contre le joug nouveau qu’ils subissent s’affaiblit avec leurs espérances. Cependant, de 1828 à 1834, la Prusse forme cette alliance économique, le Zollverein, qui constitue dans la vie fédérale une si étrange anomalie. Depuis l’avènement de Frédéric-Guillaume IV, comme si la nation était enfin réconciliée avec la diète, on songe à réformer celle-ci, non plus à la détruire, et ces essais inutiles conduisent jusqu’en 1847. La diète est emportée l’année suivante dans le torrent qui balaie toute l’Europe, et la couronne impériale est offerte encore une fois au roi de Prusse, qui la repousse. « Je jure devant Dieu que je ne veux renverser aucun trône, je ne veux rien usurper, je ne veux point de couronne ; je ne veux que servir l’unité et la liberté de l’Allemagne sur la base d’une constitution. » Cette profession de désintéressement couvrait des peurs de plus d’un genre ; on sait comment Frédéric-Guillaume IV servit l’unité et la liberté ! Cependant il forma avec la Saxe et le Hanovre cette alliance des trois rois dont le but était de veiller à la sécurité intérieure et extérieure de l’Allemagne. On se rapprochait ainsi, comme sous l’empire d’une tradition irrésistible, des plans formés en 1785 et en 1806. L’intervention de l’Autriche, l’entrevue de Pilnitz, dissipèrent ces rêves, et marquèrent encore une fois le commencement de la réaction.

La dernière partie du livre de M. Schmidt résume les événemens de l’année 1866 et expose la politique qui les avait préparés ; elle est écrite à la gloire du vengeur, du sauveur, de l’homme que tant de cœurs appelaient sans l’espérer, que tant de gens très sagaces ont méconnu pendant longtemps lorsqu’il s’est rencontré. M. de Bismarck a eu, comme tout le monde, de la peine à se faire accepter pour prophète en son pays ; il y a lieu de craindre qu’il n’y fût point parvenu, si la fortune ne s’était prononcée pour lui. M. Schmidt a fort à cœur de repousser, au nom de tous ceux qui, après avoir partagé les préjugés communs, se déclarent aujourd’hui les admirateurs de M. de Bismark, la qualification d’adorateurs du succès. Il serait injuste en effet de les ranger parmi ceux qu’un vil intérêt prosterne indifféremment devant tous les vainqueurs : ils n’adorent en M. de Bismarck que le succès de leurs idées ; mais ce succès a été obtenu par une politique qu’ils ont repoussée pendant longtemps comme une politique d’arbitraire, de ruse et d’oppression. On ne voit pas que le succès dont ils s’applaudissent ait pu changer le caractère de cette politique, et qu’il les autorise à la proclamer maintenant légitime et profonde. Ce qui nous intéresse bien plus que ce plaidoyer, ce sont les lettres particulières de M. de Bismarck à l’aide desquelles l’historien explique la métamorphose qui s’est accomplie dans les idées de cet homme d’état et retrace les phases diverses de sa conduite. Au premier rang parmi les champions des privilèges féodaux, un des chefs de la droite dans ce qu’elle avait de plus rétrograde et soutenant avec une vivacité voisine de la violence la politique extérieure de son parti, M. de Bismarck mérite par son zèle la reconnaissance de M. de Manteuffel, et entre en 1851 dans la carrière diplomatique. C’est alors seulement qu’il commence, à vrai dire, M. Schmidt nous l’affirme, son éducation politique, et c’est à l’Autriche qu’il la doit ; je regrette de ne pouvoir citer les termes d’une lettre de M. de Bismarck, écrite pendant qu’il était ambassadeur à Saint-Pétersbourg, et dans laquelle il raconte lui-même ce changement. Désormais adversaire décidé de l’Autriche, il entre en 1862 au ministère avec la pensée invariablement arrêtée d’arracher l’Allemagne intelligente à son joug. On se rappelle comment dès le début il excita l’espérance de quelques-uns et l’attente de tous, mais inspira en même temps une vive défiance au plus grand nombre. On put douter pendant plusieurs années si c’était un brouillon ou un homme d’état. L’année 1866 l’a fait passer en cinq jours au rang des grands politiques : la déchéance de l’Autriche dépouillée de toute influence en Allemagne, la confédération du nord fondée, la suprématie de la Prusse assurée sans conteste, des pierres d’attente qui promettent un prompt achèvement de l’édifice solidement posées, voilà sur quoi M. Schmidt et tant d’autres s’appuient pour lui décerner tout couramment un brevet de grandeur et de génie.

M. Schmidt termine, comme on devait s’y attendre, par un de ces appels à la concorde qui ne coûtent rien aux gens satisfaits. Il morigène comme il faut tous ceux qui se plaignent des procédés de M. de Bismarck ; les populations annexées, auxquelles il a d’une main qui n’est pas toujours légère appliqué le compelle intrare, n’ont qu’à se taire ou plutôt à s’applaudir. Nous voyons figurer ici le personnage merveilleux et souverain qui joue un si grand rôle dans l’argumentation des publicistes allemands, la Divinité, qui intervient au bon moment pour trancher tous les nœuds, dissiper tous les scrupules, vaincre toutes les résistances, il n’est question chez M. Schmidt que de la justice de l’histoire, du droit de l’histoire, de l’arrêt de l’histoire ; il est même parlé de devoir historique, c’est-à-dire apparemment du devoir de s’incliner sans murmure devant le fait accompli. Voilà un devoir de nouvelle espèce. L’histoire n’est plus simplement cette trame éternelle des événemens qui se fait et se défait sans cesse, cette suite variable de succès et d’insuccès, issus de mille causes bonnes ou mauvaises, qu’on ne saurait confondre avec le droit, car ils n’ont rien à faire avec la moralité. Non, l’histoire, c’est-à-dire le fait d’hier, est une puissance sacrée, à laquelle il faut obéir dès qu’elle a parlé, sans délai et sans discussion : prescription embarrassante, car l’histoire change souvent de langage et se dément parfois du jour au lendemain ; à moins, ce qui est fort probable, qu’il n’y ait, selon ces messieurs, deux sortes d’événemens, les uns qui sont de l’histoire, les autres qui n’en sont pas, les premiers étant, bien entendu, tout ce qu’ils estiment conforme à leurs désirs, les seconds tout ce qui les contrarie.

M. Schmidt ne cache pas qu’à ses yeux l’unité est le premier besoin de l’Allemagne, le but à la poursuite duquel tout doit être sacrifié, et il déroule dans un véritable sermon sur l’unité des théories et des vues qui n’ont pas tout à fait le mérite de la nouveauté. Ce sermon est d’ailleurs assez superflu, puisque M. Schmidt voit d’avance l’histoire et la volonté nationale élever de concert le pont qui va bientôt supprimer cette ligne illusoire du Mein, et que tout le monde en Allemagne aspire à l’unité ; mais il somme quiconque veut l’unité d’en vouloir aussi les moyens. On devine aisément ce que cela veut dire : c’est que tout véritable Allemand doit effacer dans son cœur jusqu’à la dernière trace d’un sentiment particulariste, dépouiller cette fatale idolâtrie, renoncer à réclamer pour aucune portion de la race allemande une prééminence quelconque ou le titre de race élue de Dieu. Voilà qui est parler d’or ; mais le conseil, qui est excellent, surprend un peu à la fin d’un livre qui d’un bout à l’autre n’a pour objet que de prouver la mission de la Prusse, d’établir par la politique constante de ses princes et les qualités de son peuple qu’elle a véritablement reçu le dépôt des destinées de la patrie, qu’elle est depuis un siècle, ou plutôt depuis son origine, l’axe autour duquel tourne l’histoire nationale tout entière.

L’ancien député au parlement de Francfort n’a pas perdu la mémoire de ce qui fut un des rêves de cette assemblée comme de bien d’autres ; il se souvient de la liberté, il s’en souvient pour dire qu’il en sacrifierait jusqu’à la dernière étincelle à la consommation de l’unité nationale, et pour soutenir en même temps que l’unité est une partie, la meilleure partie de la liberté. Ces deux pensées peuvent sembler un peu contradictoires, car si l’unité est une partie de la liberté, comment pourrait-on sacrifier l’une à l’autre ? M. Schmidt n’en a pas moins une théorie toute prête pour montrer, par l’exemple des États-Unis, de l’Angleterre et même de la France, que l’unité a été dans tous les temps l’acheminement nécessaire à la liberté. Soyons francs : quelque indestructible que soit, selon lui, la liberté, dont les germes remplissent aujourd’hui l’espace et ne sauraient être étouffés, elle est bien près de lui paraître une idée, et les Allemands ont pris depuis quelque temps les idées en grand dédain ; ils ont la fièvre de l’action, ils en sont possédés jusqu’à la manie, jusqu’à la rage. Ils devraient être satisfaits du ministre suffisamment actif que la Providence leur a donné. Point : il leur faut une main plus puissante, plus agissante encore et plus irrésistible. M. Schmidt disait en 1850 : « L’Allemagne a besoin de l’unité, non des pompes impériales. » Il reprend ce mot aujourd’hui, et il dit : « L’Allemagne n’a pas besoin de pompes impériales, mais elle a besoin d’un empereur. » M. Schmidt est décidément sous le charme, les noms d’empire et d’empereur sont un philtre qui l’enivre, comme beaucoup d’Allemands, et dont je ne me chargerai ni d’expliquer la puissance ni de dissiper les effets. Il n’y a qu’à renvoyer M. Schmidt à une conseillère à laquelle il se vante de déférer toujours ; l’histoire le convaincra peut-être que la liberté a rarement prospéré à l’ombre des couronnes impériales.

Nous n’en voulons nullement à M. Schmidt d’adresser, dans les dernières lignes de son livre, un conseil de sage défiance à ses compatriotes. Que tous les partis aient l’œil sur l’étranger, qu’ils soient prêts à se réconcilier et à se donner la main au premier signe de mauvais vouloir qu’ils pourront apercevoir chez des voisins que M. Schmidt ne nomme pas ; ce patriotisme ombrageux ne nous blesse nullement. Nous voudrions seulement que les patriotes allemands y joignissent une autre espèce de défiance ; nous voudrions que, satisfaits à cette heure d’être une nation forte, inattaquable, on les vit moins avides d’action à tout prix, moins prompts à tout abjurer entre les mains du Chef qui les mène, et à faire fi des humbles garanties de la liberté. S’ils aiment la paix, comme ils le disent, ils devraient moins vanter la force et être un peu plus nos complices dans la poursuite de la liberté, seul moyen de condamner à la rouille le fusil à aiguille et le Chassepot. Qu’ils le sachent bien, la liberté sera toujours plus pacifique que l’empereur.


P. CHALLEMEL-LACOUR.



Gros, sa Vie et ses Ouvrages, par J.-B. Delestre. Paris, J. Renouard, 1867.


Otez de ce livre ce qu’il renferme de rhétorique hors de saison, d’apostrophes aux détracteurs de Gros, morts comme lui depuis longtemps, d’appels intempestifs à la postérité qui ne les a pas attendus pour rendre justice au grand artiste ; supposez-le aussi écrit d’un style moins prétentieux et plus correct, vous aurez une biographie étudiée, riche de documens précieux et d’une lecture attachante. L’auteur a réuni plusieurs lettres de Gros qui font bien connaître cette nature tendre, cet esprit peu cultivé, mais vif et original ; il en donne une entre autres où Gros raconte à sa mère qu’il vient d’être présenté par Mme Faitpoult, femme de l’envoyé de la république française à Gênes, à la citoyenne Joséphine Bonaparte. Cette présentation, qui eut lieu en 1797, décida de la carrière de Gros et de la direction de ses travaux. On ne se douterait pas que jusque-là Gros, l’artiste au pinceau aventureux et rapide, le peintre épique des grandes batailles, n’avait guère fait que de la miniature. Ce don de concevoir largement des sujets compliqués, le sentiment profond répandu dans ses vastes pages des batailles de Nazareth, d’Eylau, d’Aboukir, et surtout dans la Peste de Jaffa, cette exécution savante et libre, cet éclat de coloris, qui était chose rare à cette époque dans l’école de David, toutes ces qualités ne se manifestèrent qu’à partir du jour où il fut attaché à Bonaparte et à l’armée d’Italie. Gros interprète la nature avec une indépendance, une variété de formes, quelquefois un excès de force qui touche à la violence, et l’a fait justement compter parmi les devanciers de l’école romantique. David, son maître, qui pourtant l’admirait, trouvait secrètement qu’il marchait hors de la vraie voie ; il lui écrivait en 1822 à propos de je ne sais quel tableau mythologique : « Je suis content que l’on vous tire des habits brodés, des bottes, etc. ; vous vous êtes assez fait voir dans ces sortes de tableaux, où personne ne vous a égalé. Livrez-vous actuellement à ce qui constitue vraiment le peintre d’histoire ; vous voilà sur la route, ne la quittez plus. » Ainsi Ariane et Bacchus était vraiment une toile historique ; la Peste de Jaffa n’en était pas une : singulières illusions de l’esprit de système. Gros, rempli pour David d’une affection filiale qui allait jusqu’au dévouement et d’une admiration qui ne se démentit jamais, n’était pas éloigné de penser comme lui. Le jour de l’enterrement de Girodet, comme on s’entretenait dans la chambre du mort de la perte que faisait l’école et de la pente sur laquelle on voyait la peinture entraînée, Gros dit avec émotion : « Je dois m’accuser d’avoir été l’un des premiers à donner le mauvais exemple que l’on a suivi, en ne mettant pas dans le choix et dans l’exécution des sujets que j’ai traités cette sévérité que recommandait notre maître. »

il faut féliciter M. Delestre d’avoir enrichi son travail de nombreuses gravures, dont quarante-quatre fac-similé de compositions et de dessins inédits du maître. Ces coups de crayon rapides, ces premiers linéamens de la pensée naissante, rendent au vrai l’impression que l’artiste recevait de la nature ; ils nous font pénétrer plus avant que tout commentaire dans le secret atelier où s’élaboraient, presque sans tâtonnemens, ses immenses compositions. M. Delestre analyse en grand détail et en homme qui sait voir toutes les œuvres du maître. Ces analyses pèchent par le défaut de critique, par l’excès d’une admiration trop uniforme. En revenant, pour le refondre et l’étendre, sur un ouvrage publié une première fois il y a plus de vingt ans, l’auteur aurait dû, quels que soient sa reconnaissance et son culte pour l’artiste qui fut son maître, ou plutôt à cause de cette reconnaissance même, ramener ses jugemens à la juste mesure ; ils en auraient plus d’autorité. Il y a, quoi qu’il en dise, bien des tableaux faibles dans l’œuvre de Gros et dans ses toiles les plus admirées bien des disparates, Sa gloire a commencé et fini avec l’empire, elle est tout entière ou à peu près dans ses batailles ; « ces sortes de tableaux » sont les vrais monumens de son génie. Le portrait seul, par où il avait débuté, lui a encore porté bonheur dans la suite. Hors de là, il n’a terminé sous la restauration qu’un seul grand ouvrage qui soit digne de lui : c’est la coupole du Panthéon, dont l’histoire curieuse rappelle celle de nos vicissitudes politiques et mit à si longue épreuve la patience et la docilité de l’artiste. Elle lui avait été commandée par Napoléon Ier en 1811. Elle devait, dans le premier projet, représenter sous une forme religieuse (car il est certain que Napoléon avait pris la résolution de faire du Panthéon une église) les héros des quatre dynasties qui avaient successivement occupé le trône de France. Malheureusement la coupole n’était pas achevée lorsque Napoléon tomba ; il était naturel que le représentant unique de la quatrième dynastie, exilé du trône et de la France, le fût également du monument, où il avait voulu inscrire « l’acte de baptême de sa race, » et se placer à son rang dans la série des souverains légitimes. Le 10 août 1814, un chef de division du ministère, M. Neuville, informait Gros au nom du roi que la quatrième place dans la coupole devrait être occupée non par Napoléon, mais par Louis XVIII et son auguste nièce, la duchesse d’Angoulême. Bientôt Napoléon, rentrait en France, et le 31 mars 1815 M. Neuville, toujours chef de division, annonçait à l’artiste qu’il eût à rendre à Napoléon la place qui lui était destinée ; il l’invitait à mettre dans l’achèvement de son travail toute l’activité possible : invitation prudente, qui se trouva pourtant inutile, car peu de mois après Louis XVIII était remis définitivement en possession du trône et de la quatrième place de la coupole. Elle lui est restée malgré la révolution de 1830 et le retour de la quatrième dynastie, par suite, la composition peinte sur la coupole a jusqu’à un certain point changé de sens : au lieu de rappeler les gloires historiques de la France par le souvenir des plus grands hommes de chacune des dynasties qui ont régné sur elle, la coupole semble célébrer plutôt la gloire de l’église et les services que lui ont rendus Clovis, Charlemagne, saint Louis et la restauration. M. Delestre raconte longuement et avec une émotion qui se comprend la mort de Gros ; elle soulève encore l’indignation dans son cœur et lui inspire, à l’égard de la critique, des paroles amères. De telles catastrophes sont faites en effet pour rappeler à la critique ce qu’elle se doit de respect à elle-même jusqu’au milieu des plus justes rigueurs, la faire souvenir que la politesse fait partie de la justice, et lui interdire les mots qui blessent, car la blessure est d’autant plus profonde qu’elle atteint une âme plus sincère et plus haute. Cela dit, je crois qu’il n’est pas possible d’imputer seulement à l’injustice et à la violence de certains critiques le suicide de Gros ; il ressentait depuis longtemps cette fatigue, il nourrissait en lui ce désespoir qui produit, à la moindre occasion, les résolutions fatales. Ce n’était pas une âme forte. Tout jeune à l’âge où l’on ne connaît guère la prudence et la peur, une plaisanterie que lui avait jetée sans y penser un de ses camarades : « Gros, on dit que tu vas émigrer, » l’avait rempli de terreur et lui avait fait fuir Paris en toute hâte. Il a donné plus tard bien d’autres signes d’une certaine mollesse d’organisation. Il n’avait pas à se plaindre de la fortune ; la gloire lui était venue de bonne heure, abondante et facile ; il y eut de sa part une faiblesse maladive à se laisser accabler par une critique qui devait perdre bientôt tout crédit, dès qu’elle s’abaissait à l’outrage. Il serait absurde et contradictoire de demander que les artistes fussent insensibles à la critique. De nos jours cependant, la fermeté leur est indispensable et doit compter parmi leurs vertus. Dans la société actuelle, où la publicité est ouverte à tous et où chacun peut en user au gré de ses caprices, de ses préjugés ou de ses rancunes, l’artiste, comme tous ceux qui relèvent de l’opinion, comme l’écrivain et l’homme politique, doit être préparé à tous les excès, bronzé contre toutes les violences. Il faut qu’il sache écouter la presse sans se laisser troubler par ses injustices ; il faut qu’il ose juger ses juges, et qu’il domine, par l’énergie de son attachement aux principes, ces fluctuations de l’opinion, prompte à s’égarer, mais prompte aussi à revenir.


P. CHALLEMEL-LACOUR.


L. BULOZ.