Chronique de la quinzaine - 14 décembre 1871

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Chronique n° 952
14 décembre 1871


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 décembre 1871.

Le retour de l’assemblée nationale, ce retour si impatiemment et si justement attendu, aura-t-il l’heureuse influence de dissiper tous ces troubles, ces équivoques, ces fantasmagories, que des passions implacables et d’incorrigibles frivolités s’obstinent à entretenir à la surface du pays ? N’aura-t-il au contraire pour conséquence que de perpétuer et d’aggraver ces agitations factices en leur donnant la forme de conflits parlementaires ? L’assemblée, en d’autres termes, se laissera-t-elle aller au courant des vaines excitations ou bien trouvera-t-elle en elle-même la prudence et la force nécessaires pour dégager la politique de la France de tout ce qui l’altère et l’obscurcit, pour ramener cette politique à ce qui nous intéresse véritablement, à la réalité qui nous presse et nous submerge de toutes parts ? La question est là, elle n’est que là aujourd’hui ; tout dépend de l’esprit qui prévaudra dans l’assemblée, de la manière dont on comprendra la situation et les intérêts du pays.

Le message par lequel M. Thiers inaugurait l’autre jour cette session nouvelle, et qui n’a peut-être étonné un instant que parce qu’il parlait à la raison au lieu de parler aux passions, ce message a un caractère essentiel : c’est l’exposé sérieux, minutieux et sincère de la condition laborieuse de notre patrie, des épreuves qu’elle vient de traverser, des difficultés qui lui restent à vaincre ; c’est l’acte courageux d’un patriote fidèle et infatigable qui est à la peine depuis dix mois, qui peut certes revendiquer l’honneur d’avoir été le premier ouvrier de cette reconstruction nationale, entreprise dans le double désastre de l’invasion étrangère et de la guerre civile, — qui sent lui-même que pour mener cette œuvre jusqu’au bout « il faut encore beaucoup de travail, de constance, de dévoûment. » Il y a dans ce message un mot singulièrement significatif et qui suffirait pour caractériser une situation. Au moment où, après avoir embrassé toutes les affaires du pays, M. le président de la république arrive à ce qu’il appelle le « sujet grave, délicat, brûlant, » à ce qu’on est convenu d’appeler plus particulièrement la politique, il s’arrête avec une sorte de surprise et se demande si toutes ces choses dont il vient de parler, la diplomatie, l’armée, l’administration, les finances, ne sont pas de la politique. Assurément c’est la vraie politique et la meilleure, puisque seule elle peut offrir un terrain d’action commune à toutes les volontés honnêtes et sincères. C’est justement le mérite du message de s’arrêter là où finit cette politique, là où commence le domaine des conflits orageux, des agitations infécondes. Tout ce qui peut aigrir ou diviser, il l’omet volontairement, par une préméditation de patriotisme ; il donne un exemple de prudente réserve qui devrait servir de mot d’ordre. Quant à toutes ces questions sérieuses, pratiques, de finances, d’administration, d’organisation militaire, que M. le président de la république traite avec sa supériorité séduisante, sur lesquelles on l’accuse de se prononcer avec trop d’ardeur, elles ne sont pas nécessairement résolues par un message ; elles restent livrées à la discussion, qui, entre des hommes également dévoués à leur pays, amène toujours des transactions profitables. Puisque ces questions sont là, pressantes, impérieuses, il serait au moins étrange, on en conviendra, que celui qui porte le fardeau des affaires, qui remplit ce grand devoir du gouvernement dans les heures les plus difficiles, que celui-là seul n’eût point le droit de dire son opinion avec toute l’autorité d’une expérience fortifiée par l’étude, d’une conviction relevée par la vivacité d’un esprit toujours jeune. — On confond les temps. Le message de M. Thiers est un programme, ce n’est point un ukase. M. le président de la république expose ses idées avec sa lucidité merveilleuse et son entraînante éloquence, il ne les impose pas, et, s’il laisse entrevoir le souci de sa responsabilité, ce n’est point à coup sûr pour mesurer un dévoûment nécessaire au pays, ou pour enchaîner la liberté parlementaire. Il avertit, il dit franchement et nettement son opinion sur des intérêts publics qu’il a étudiés avec passion, qu’il met au-dessus de tout, qui devraient avoir toujours la première place dans l’esprit de ceux qui ont la généreuse préoccupation de l’avenir de la France.

Ce qui fait notre malheur, ce qui est notre danger, ce n’est point que des questions comme celles que soulève le message soient discutées sérieusement et même vivement. Il n’y a au contraire que des garanties pour le pays dans ces sincères et fortes contradictions, dans ces échanges d’idées ou ces émulations qui s’établissent entre un gouvernement intelligent et une assemblée bien intentionnée poursuivant ensemble le même but. Notre danger et notre malheur, c’est cette impatience brouillonne, souvent coupable, qui se détourne justement des plus hautes questions d’intérêt public pour se jeter dans toutes les luttes irritantes, qui se plaint sans cesse des inquiétudes et des agitations qu’elle s’ingénie elle-même à propager, qui trouble le peu de sécurité que nous avons sous prétexte de nous donner un régime définitif, — qui fait des affaires de tout, du moindre incident, de l’entrée des princes d’Orléans à l’assemblée ou de la plus légère dissidence dans une commission parlementaire.

Sans doute il n’est point sans importance de savoir si M. le duc d’Aumale et M. le prince de Joinville, élus par les départemens de l’Oise et de la Haute-Marne, pourront exercer leurs droits comme tous les autres députés. Jusqu’ici les deux princes se sont abstenus de paraître à l’assemblée ; ils s’étaient engagés à ne point siéger, ils ont tenu leur engagement. Le moment ne serait-il pas venu de mettre fin à cette situation exceptionnelle ? C’est une question de conduite au sujet de laquelle M. le duc d’Aumale et M. le prince de Joinville ont eu une entrevue avec M. le président de la république. Que s’est-il dit dans cet entretien ? Il y a des gens qui naturellement n’en savent pas un mot et qui ne sont pas moins empressés à raconter la scène avec toute sorte de détails. On peut être certain, sans le savoir, que tout s’est passé simplement, courtoisement, de la part des princes, aussi bien que de la part du chef de l’état. Les princes ne peuvent avoir la pensée de créer un embarras quelconque au gouvernement, M. Thiers de son côté ne peut songer à suspendre indéfiniment un droit qui en somme est le droit des électeurs, La vérité est qu’on a fait beaucoup de bruit pour rien. Quand le bruit sera tombé, on s’apercevra qu’il n’y a plus réellement aucune difficulté sérieuse. Les princes iront ou n’iront pas à l’assemblée, le mieux sera vraisemblablement qu’ils y paraissent le moins possible, et dans tous les cas la prudence qu’ils ont montrée, dont ils sont intéressés eux-mêmes à ne point se départir, cette prudence est le gage le plus sûr pour M. le président de la république. Ce qu’il y a de plus singulier, ce qui devrait un peu étonner, si on pouvait encore s’étonner de quoi que ce soit aujourd’hui, c’est qu’un incident aussi simple ait pu éveiller les ombrages d’un certain nombre de républicains modérés. Avec un peu plus de prévoyance ou de sens politique, ils comprendraient que la présence de M. le duc d’Aumale et de M. le prince de Joinville dans l’assemblée est une sûreté bien plus qu’un danger, parce que, s’il y a des races princières qui sont fatalement prédestinées aux coups d’état, aux tristes victoires et souvent aussi aux désastres de la force, il y a d’autres races qui ne sont pas faites pour les mauvaises besognes, qui ne sauraient pas violenter le droit et la dignité nationale par des attentats nocturnes ; elles ne le voudraient pas d’abord, et elles ne le pourraient pas. Que les bonapartistes, devenus subitement les zélateurs ardens du droit et de la liberté, ne parlent qu’avec effroi des coups d’état sournoisement prémédités par M. Thiers ou des conspirations des princes d’Orléans, ils font leur métier. C’est assez grotesque de leur part, mais le tour est joué, ils le croient du moins ; ils pensent avoir détourné l’attention de tout ce qu’ils ont fait, de ce qu’ils feraient encore, s’ils le pouvaient. Au pis aller, ils ont toujours réussi tant bien que mal à semer une certaine inquiétude, aidés qu’ils sont dans cette étrange campagne par les radicaux, peut-être même par quelques légitimistes, complices fort inattendus de leurs haines, et c’est ainsi que l’esprit de parti se sert de tout, se joue de tout, prodigue les exagérations, propage les défiances, pour arriver simplement à une confusion dont il espère profiter.

M. Thiers l’a dit l’autre jour à l’assemblée avec le sentiment sérieux de la vérité des choses : « le pays dans son ensemble, sauf quelques exceptions peu nombreuses, le pays est sage ; il sent ses malheurs, veut les réparer… Les partis seuls ne voudraient pas être sages ; c’est d’eux, d’eux seuls qu’il y a quelque chose à craindre, c’est d’eux seuls qu’il faut vous garder, contre lesquels il faut vous armer de sang-froid, de courage, d’énergie. » Rien n’est plus vrai que ce contraste, signalé par M. le président de la république entre un pays qui sent son mal, qui ne demanderait pas mieux que d’être sauvé de ses propres incertitudes, qui n’aspire qu’à retrouver son activité sous un gouvernement prévoyant, et des partis qui s’agitent, qui se démènent, fatiguant la France de leurs ambitions impuissantes. Ils ne comprennent pas, tous ces partis extrêmes, nés de toutes les révolutions, que pour le moment ils ne peuvent rien comme partis, que leurs passions, leurs préjugés ou leurs impatiences jurent en quelque sorte avec une situation nouvelle. Ils ne peuvent que se livrer des combats qui sont tout au plus des diversions dangereuses ou inutiles. On vient de le voir dans un des derniers incidens de l’assemblée. Au moment où il s’agit de savoir si on aura le temps de préparer le budget de 1872 avant le 1er janvier et si on sera obligé de recourir à l’expédient des douzièmes provisoires, survient un député de l’extrême droite, M. Dahirel, qui s’élance à la tribune pour rappeler, au cas où on l’aurait oublié, qu’on ne sera sauvé que par la royauté légitime. Les républicains répondent naturellement par la proclamation de l’éternité de la république, et un député de la gauche, M, Langlois, s’écrie impétueusement à son tour : « le provisoire, c’est le définitif, et c’est le définitif qui serait le provisoire. » Ce que dit M. Langlois est bien possible, c’est dans tous les cas le résumé des mobilités de nos révolutions. Et à quel propos cette escarmouche plus bruyante que sérieuse ? À propos de quelques joyaux de la couronne qu’un économiste prévoyant propose d’aliéner pour nous faire des ressources, et dont le produit ne grossira pas sans doute notablement le budget, d’autant plus qu’on réserve les objets qui ont un intérêt pour l’histoire ou pour l’art, et qu’en fin de compte on ne vendra probablement rien du tout. N’importe ! c’est le moment de mettre en présence la république et le roi. Là-dessus, on perd quelques heures à s’échauffer, puis à voter, et au demeurant tout s’évanouit. Il n’y a que du temps perdu et des passions inutilement ravivées.

C’est fort bien de disputer sur le provisoire et le définitif. A quoi cela répond— il toutefois en ce moment ? Pendant qu’on se défie, pendant qu’on s’évertue à relever tous les drapeaux sous lesquels la France a vécu, il y a en vérité bien autre chose à faire aujourd’hui, et l’assemblée n’a pas trop de toutes ses forces, de son bon esprit, de son patriotisme pour accomplir l’œuvre qui s’impose à elle, qu’elle ne peut plus désormais éluder. Il y a le prochain budget à préparer, — un budget normal qui ne s’élèvera pas à moins de 2 milliards 750 millions, — et plus de 200 millions d’impôts nouveaux à trouver après ceux qui ont été votés dans la session dernière. Il y a la situation de la Banque à étudier, et le chiffre de sa circulation fiduciaire à augmenter, de façon à tempérer au moins les malaises d’une crise monétaire qui n’en est plus à se produire, qui ajouterait à toutes nos difficultés, si on n’y portait quelque remède. Il y a l’organisation de l’armée, sur laquelle M. le président de la république et l’assemblée ont visiblement des idées différentes qu’il s’agit de concilier en refondant les propositions du gouvernement et les propositions de la commission parlementaire dans un projet unique. Il y a la loi sur l’instruction primaire, dont M. Thiers ne parle pas, que M. Jules Simon n’a point présentée encore, et au sujet de laquelle on peut lire avec fruit un discours d’une éloquence hardie et élevée que le chancelier de l’échiquier d’Angleterre, M. Lowe, prononçait récemment au Mechanic’s institute d’Halifax. Il y a enfin ce qui est dans la réalité de la situation sans être dans le programme de M. Thiers, ce que M. le président de la république n’a pu prévoir et que les événemens de tous les jours peuvent imposer à chaque instant. Ah ! si pour résoudre toutes les questions qui se pressent devant nous, en face desquelles les volontés les plus fermes s’arrêtent quelquefois étonnées et intimidées, si pour résoudre ces questions il suffisait de décréter la république définitive ou le rétablissement d’un roi, nous n’affirmons pas que ce problème de la reconstitution d’un peuple serait encore des plus faciles. Ce serait au moins assez simple au premier abord : il n’y aurait qu’à rassembler la nation française autour de l’urne fatidique, autour de la boîte à surprises, en l’engageant à mettre un mot, un tout petit mot, sur un bulletin ; tout serait dit. Et après ? Parce que la république serait définitivement proclamée aujourd’hui, serait-elle plus certaine de vivre demain ? Parce qu’on aurait rétabli sans plus tarder un roi, la monarchie serait-elle mieux garantie contre des révolutions nouvelles ? C’est qu’en effet, avant tout, c’est la France qui est à relever, à refaire dans son tempérament moral en quelque sorte aussi bien que dans son organisation publique, — et ici les partis ont beau faire, ils sont impuissans par leurs propres divisions, par leur multiplication autant que par la force d’une fatalité supérieure qui les domine. Celui qui triompherait seul aurait tous les autres contre lui, et il laisserait la France divisée en face de cette fatalité supérieure qui a un nom douloureusement connu, qui s’appelle l’étranger, campé dans nos provinces pour plus de deux années encore.

La raison d’être la plus évidente du régime actuel et ce qui fait sa force sous cette apparence de faiblesse qu’on lui reproche assez souvent, c’est justement cette situation d’où il est sorti dans un jour de malheur, c’est aussi ce caractère indéterminé et anonyme qu’il doit aux circonstances. Son mérite est d’être l’administrateur de « l’infortune publique, » le mandataire innomé du péril public, de ne porter l’effigie et les couleurs d’aucun parti, et par suite de pouvoir rallier toutes les volontés dans une même œuvre de réparation et de réorganisation. Sans doute, c’est un régime provisoire, il est provisoire et exceptionnel comme les circonstances ; encore ne faudrait-il pas trop abuser de ce mot dans un pays où il y a souvent si peu de différence entre le provisoire et le définitif. En fin de compte, c’est la souveraineté nationale réalisée dans ce qu’elle a de plus simple, de plus élémentaire et par conséquent de plus fort, avec des pouvoirs poussés hors des entrailles de la nation dans im effroyable déchirement. L’assemblée est le produit le plus libre et le plus spontané d’un pays en proie à l’invasion et à la révolution. M. Thiers, quelque titre qu’on lui donne, est M. Thiers ; il a pour lui l’élection de vingt-cinq départemens, le choix unanime de l’assemblée, l’autorité de cette carrière dont M. Jules Favre, dans le plus curieux chapitre de son dernier livre sur le gouvernement de la défense nationale, rajeunit ou rappelle un des plus douloureux et des plus intéressans épisodes, — la mission que le chef actuel du pouvoir exécutif est allé remplir en Europe aussitôt après le 4 septembre. C’est bien là M. Thiers, La veille, il est malade, accablé sous le poids de nos désastres ; le lendemain, il est debout, séduit par la perspective d’un service à rendre au pays, aspirant l’action, prêt à courir l’Europe, et ses premières dépêches datées de Londres, publiées aujourd’hui par M. Jules Favre, montrent qu’il a fait tout ce que le dévoùment sans illusion et sans défaillance pouvait faire. Il apparaît déjà comme l’homme désigné dans ce grand naufrage, et, lui aussi, il est sorti de la situation.

Que plus d’une fois entre l’assemblée et M. Thiers il y ait des divergences, des froissemens ou des malentendus qui rendent le provisoire plus sensible, c’est bien évident ; il y a toujours un intérêt supérieur qui les rapproche, qui leur fait un devoir de vivre ensemble, parce qu’ils sont nés ensemble, parce qu’ils ne peuvent pas se séparer. Sait-on ce qu’il faudrait pour que cette situation, avec ses inconvéniens inévitables, eût toute son efficacité ? C’est la question éternelle et invariable : il faudrait que les partis eussent pour le moment le courage de s’oublier eux-mêmes, qu’on cessât de se livrer à des récriminations rétrospectives qui ne servent à rien, que les hommes, au lieu de suivre toutes leurs fantaisies, au lieu de s’abandonner à leurs antipathies ou à leurs préférences personnelles, pussent se résigner à se grouper, à se discipliner, et que dans les régions moyennes de l’assemblée il se formât une majorité fortifiant, stimulant ou contenant tour à tour un gouvernement avec qui elle n’est pas toujours d’accord et qu’elle n’a pas envie de changer. Il faudrait aussi que le chef du pouvoir exécutif lui-même aidât à ce travail par les ménagemens, par les directions, par une intimité habilement entretenue avec l’esprit général de l’assemblée. C’est cette majorité sensée, libérale, appuyant le gouvernement et appuyée par lui, qu’un de nos collaborateurs, député lui-même, M. Émile Beaussire, appelle de ses vœux dans la conclusion d’un livre sur la guerre étrangère et la guerre civile, et il est certain que cette majorité, sans changer le caractère de notre situation, lui donnerait aussitôt une sécurité et une force d’action qui suffiraient aux nécessités les plus impérieuses, les plus immédiates, de notre œuvre nationale.

Une des plus étranges illusions est de croire que ce qui manque de sécurité à la France tient au caractère provisoire du régime actuel. Le provisoire y est pour quelque chose, c’est possible, puisqu’il est vrai que les apparences ne sont pas sans valeur en politique. Ce qui fait surtout que la France est incertaine et inquiète, qu’elle se défie de l’avenir, qu’elle a tant de peine à surmonter ses perplexités, c’est que dans cette vie laborieuse qui nous est infligée il y a des hommes, des partis toujours prêts aux insurrections et aux brutalités de la force, qui ne connaissent que la tyrannie de leurs passions de sectaires, qui ont pour premier dogme le mépris cynique de toute loi, le dédain injurieux de tout ce qui n’est pas leur domination. Les plus effroyables événemens, les plus redoutables périls nationaux ne peuvent ni les éclairer ni les désarmer, ils continuent ; tant qu’ils ne régneront pas ils conspireront, ils ne cachent pas qu’ils n’attendent qu’une occasion de se jeter de nouveau sur cette belle et infortunée société française, à laquelle ils s’attachent comme à leur victime. Le suffrage universel lui-même à leurs yeux n’a de valeur que s’il se fait le servile complice de leurs desseins. Ils sont, malgré eux, instinctivement, la révolte vivante. Vous l’avez vu récemment dans cette malheureuse question du retour de l’assemblée à Paris. Une indication assez vague d’ailleurs est donnée sur les mesures qu’on pourrait prendre pour protéger l’indépendance de la représentation nationale, pour défendre l’enceinte législative contre l’approche des rassemblemens tumultueux. Aussitôt les coryphées du radicalisme, du ton le plus dégagé, se hâtent d’intervenir pour rappeler qu’il y a déjà des lois sur les attroupemens, qu’elles n’ont pas empêché le 4 septembre, que des lois nouvelles n’empêcheront pas les 4 septembre que le peuple, leur peuple à eux, pourra faire encore, et c’est ainsi qu’on promet la sécurité au pays, qu’on se comporte avec les lois, même sous la république !

Chose plus grave, même au sein de l’assemblée il se trouve un député innomé qui insulte quelques-uns de ses collègues jusque dans l’indépendance de leur conscience, qui appelle une commission parlementaire une commission d’assassins, parce qu’elle n’a pas gracié des condamnés. Ainsi maintenant les assassins, ce ne sont plus ceux qui ont fait exécuter les otages, qui ont multiplié les victimes sans jugement : ce sont ceux qui, dans le sentiment incorruptible d’un douloureux et grand devoir, se croient obligés de laisser la loi s’accomplir. Des journaux ont l’indignité de signaler avec affectation les noms des membres de la commission des grâces, un député les insulte. L’assemblée inflige la censure au député, il s’en fait une cocarde, il s’en vantera devant ses électeurs, et voilà comment on respecte la souveraineté nationale, la justice, les lois ! L’assemblée, pour les radicaux, ce n’est pas la souveraineté nationale ; la souveraineté nationale, à leurs yeux, est à Lyon, dans un club de la rue Grolée d’où est sorti ce député obscur, digne de son obscurité, et qui, ne pouvant rien faire de mieux, aspire à la notoriété de l’outrage ! Et quand le pays voit cela, croit-on qu’il puisse être bien disposé à se rassurer, qu’il n’ait pas quelque raison de s’inquiéter, de se demander ce qui arriverait si ce monde injurieux et violent, aidé par des organisations clandestines, parvenait à triompher dans un moment de surprise ? Pense-t-on qu’une dissolution de l’assemblée actuelle, qui offrirait une issue à ces menées agitatrices, soit fort opportune pour le bien public, pour l’intérêt national ?

C’est là ce qui entretient l’inquiétude dans le pays bien plus que toutes les distinctions théoriques entre les systèmes de gouvernement, ou que la défiance d’un régime qui lui a déjà donné, avec la paix, un commencement de réorganisation. Oui, ce qui trouble la France, c’est la menace de cette invasion de barbares intérieurs faisant suite à l’invasion étrangère, espérant se frayer un chemin à travers les agitations que l’esprit de parti provoque, et voilà pourquoi il faut que toutes les volontés, que tous les patriotismes s’unissent pour maintenir la situation actuelle, pour la défendre contre les fauteurs d’une dissolution intempestive aussi bien que contre ceux qui, par impatience du provisoire, se laisseraient aller à tenter d’autres aventures. Cette situation, nous ne sommes même pas les maîtres de la changer, nous devons encore moins songer à l’affaiblir ou à la déconsidérer, tant que les Allemands sont en France, tant qu’au moindre incident ils peuvent mettre six de nos départemens en état de siège comme ils viennent de le faire, tant qu’ils gardent jusqu’à cette faculté cruelle de réoccuper des départemens déjà libres, s’il survenait des circonstances de nature à diminuer à leurs yeux les gages de leur sûreté, tant que nous n’avons pas enfin reconquis notre indépendance et la liberté de nos mouvemens par l’acquittement complet et définitif de notre indemnité. Au lieu de disputer à notre malheureux pays le droit de vivre, la sécurité relative qu’on lui ménage, on ferait beaucoup mieux de songer à cette libération nécessaire, d’aller au-devant de tous les sacrifices d’opinion pour offrir au crédit européen, que nous pouvons avoir à invoquer, les garanties d’une nation unie et paisible.

Qu’on ne l’oublie pas, c’est la vraie question ; pendant que nous en sommes à nous disputer sur le définitif et le provisoire, les Allemands nous regardent. L’éventualité de nouvelles agitations révolutionnaires et même d’un triomphe du radicalisme ne leur a point échappé ; ils y comptent peut-être, ils attendent, et de même qu’avant la guerre ils faisaient des cartes de l’Alsace et de la Lorraine, ils en sont aujourd’hui dans leur infatuation à faire des cartes de la Franche-Comté, qu’ils travestissent en ancienne province de l’empire germanique. Ils nous livrent à la dérision de leurs lourdes caricatures, qui représentent la France comme une arène où tous les partis se déchirent. Sans attacher plus d’importance qu’il ne faut à ces forfanteries, voilà ce qui devrait rester présent à toutes les mémoires. M. Thiers n’avait-il donc pas éloquemment et patriotiquement raison lorsque l’autre jour il demandait à l’assemblée de se mettre au-dessus des partis, de s’élever « à une suprême justice, à une suprême modération, à une suprême fermeté ? »

Cependant l’Europe, sans détourner son regard de la France, sans se désintéresser de nos agitations, où elle sent bien que son propre avenir est engagé, l’Europe s’occupe de ses affaires. L’Italie voyait il y a quelques jours son parlement se réunir pour la première fois à Rome, et le roi Victor-Emmanuel, en inaugurant les chambres, saluait cet événement par un discours où, à la satisfaction patriotique d’une grande œuvre accomplie, se mêlait le sentiment libéral du devoir qu’a contracté la nation italienne d’assurer la liberté, l’indépendance spirituelle du saint-siége. Le gouvernement italien tiendra sans nul doute sa promesse, c’est la seule chose que lui demande la France.

L’Angleterre est tout entière aujourd’hui à ses émotions. Elle n’a de préoccupation que pour le prince de Galles, pour l’héritier de la couronne du royaume-uni, dont une maladie des plus graves met la vie en péril. Par une coïncidence douloureuse, le prince de Galles est atteint du même mal qui emportait son père il y a quelques années, et en ce moment même on touche à l’anniversaire de la mort du prince Albert. Le prince de Galles a trente ans à peine, et sa mort prématurée, en ouvrant la perspective d’une longue régence, serait assurément une épreuve pour les institutions britanniques. À voir cependant l’anxiété universelle qui règne au-delà de la Manche, les marques d’attachement réfléchi que reçoit la royauté, on ne se douterait guère que tout à côté il se poursuit une sorte de campagne républicaine, qu’on a eu même déjà la prévoyante précaution de donner à la future république anglaise un président qui n’est autre qu’un membre du parlement, sir Charles Dilke, fait autrefois baronnet par la bienveillance du prince Albert, Il est à croire que sir Charles Dilke restera longtemps président in partibus.

En Belgique, le ministère d’Anethan, si étrangement compromis par les affaires Langrand-Dumonceau, est définitivement tombé. Il est remplacé par un cabinet formé sous la présidence de M. de Theux, avec le concours de M. Malou, de M. Delcour, professeur à l’université de Louvain. C’est un ministère catholique succédant à un ministère catholique ; seulement le nouveau cabinet ne traîne point à sa suite les compromettantes solidarités qui ont perdu son prédécesseur, et l’émotion publique s’est calmée. Assurément le roi Léopold s’est conduit avec prudence en sacrifiant son ministère plutôt que de subir la cruelle nécessité de tirer des coups de fusil dans les rues de Bruxelles. Ce n’est pas moins une étrange façon de pratiquer les institutions libres, qui à ce jeu-là ne tarderaient pas à perdre leur efficacité et leur prestige.

Les crises politiques qui se succèdent en Autriche ont toujours un caractère particulier qui tient à la situation la plus laborieuse, la plus compliquée, à la divergence des élémens dont se compose l’empire austro-hongrois. Un instant, elles semblent tout menacer, et elles finissent le plus souvent ou du moins elles ont l’air de finir sans rien ébranler, sans rien résoudre non plus, il est vrai. Il y a un mois à peine, les trois cabinets qui se partagent le gouvernement des affaires de l’empire étaient en pleine dissolution et en pleine reconstitution. C’était une crise universelle qui atteignait le ministère commun, le ministère cisleithan, le ministère hongrois, et la crise semblait d’autant plus grave qu’elle se liait visiblement, directement, à un de ces problèmes avec lesquels l’Autriche est obligée de vivre, la nécessité et la difficulté, pour ne pas dire l’impossibilité, d’arriver à réconcilier la Bohême comme on a déjà réussi à réconcilier la Hongrie. Les Tchèques se sont montrés incontestablement un peu absolus, un peu impatiens de se jeter sur la victoire qui paraissait s’offrir à eux. C’est sur cette question qu’est venu échouer le ministre Hohenwarth, qui avait tout fait pour signer la paix avec la Bohême, et M. de Beust lui-même a été entraîné dans la chute de M. Hohenwarth. Qu’allait-il sortir de cette confusion d’un moment où la politique autrichienne tout entière pouvait se trouver en jeu ? Encore une fois, tout a bien fini au moins pour le moment. Le comte Andrassy, sans avoir encore le titre de chancelier, a pris la direction des affaires de l’empire à la place de M. de Beust, M. de Lonyay, qui était chargé des finances communes, est passé à Pesth, et succède au comte Andrassy dans la présidence du conseil de Hongrie ; le ministère cisleithan s’est reconstitué à son tour sous la présidence du prince Auersperg. En même temps, quelques diètes ont été dissoutes pour tâcher de fortifier dans le prochain Reichsrath le parti de la constitution de décembre, qui était sorti fort affaibli des dernières élections faites sous l’influence du système fédéraliste de M. de Hohenwarth. La politique autrichienne n’est point radicalement changée ; elle s’est quelque peu déplacée, elle cherche son équilibre dans d’autres conditions et avec d’autres hommes. La maladie aiguë redevient l’éternelle maladie chronique, et l’empereur François-Joseph appelle un nouveau médecin, le comte Andrassy, qui, après avoir été un des auteurs du compromis pacificateur de la Hongrie, a présidé pendant cinq ans avec succès le cabinet de Pesth.

Ce qu’il y a de significatif, de caractéristique dans les derniers changemens accomplis à Vienne, c’est en effet cet avènement du comte Andrassy à la direction des affaires communes de l’empire. Depuis le prince Félix Schwartzenberg, aucun homme d’état peut-être n’a excité autant d’espérances ou donné une plus haute idée de sa valeur politique. Le comte Jules Andrassy est jeune encore, brillant et populaire dans son pays. Par ses manières autant que par la supériorité de son esprit, il exerce autour de lui une véritable fascination. Sous un extérieur de dandy et de grand seigneur, il cache une volonté forte, une nature bien trempée, une sagacité à la fois hardie et précise. Quand même il n’y aurait pas entre le comte de Beust et le comte Andrassy toute la différence de l’Allemand et du Magyar, on ne pourrait imaginer encore un plus frappant contraste que celui de ces deux hommes. M. de Beust était le vrai type du diplomate avisé, du politique à expédiens, se plaisant aux demi-mesures et aux atermoiemens, évitant toute résolution tranchée. Le comte Andrassy est au contraire un caractère fort entier, un homme de décision qui ne craint pas d’aller droit au but sans se préoccuper des obstacles. Il a une certaine hauteur de franchise qui n’est point sans doute de la ruse ou du calcul, comme chez M. de Bismarck, mais dont il sait au besoin se faire une force de plus, et il se peignait lui-même tout récemment en disant à ses amis du parti Deak, dont il prenait congé à Pesth : « Je ne suis pas de ceux qui croient que la parole a été donnée à l’homme pour déguiser sa pensée ; je n’ai qu’une parole pour tout, je la dis quand je vois clair, quand je suis convaincu, et je ne change plus ; je me tais dans le cas contraire. » Le comte Andrassy joint à ces traits de caractère une grande confiance en lui-même et du bonheur. Il n’en faut pas plus pour expliquer la confiance illimitée que le parti Deak avait mise en lui, et qui pendant cinq ans ne s’est pas démentie.

Que fera-t-il maintenant de ces qualités supérieures dans la situation nouvelle où il est placé ? Quelle direction imprimera-t-il à la politique autrichienne ? Il faudrait d’abord savoir dans quelle mesure le comte Andrassy a été mêlé aux pourparlers de Salzbourg, aux négociations engagées pour amener un rapprochement entre l’Autriche et l’Allemagne. Dans ses récentes circulaires diplomatiques, le nouveau ministre de François-Joseph déclare avec netteté que rien n’est changé dans la marche des affaires de l’empire, que ce qu’il poursuit c’est la paix. Au fond, il n’y a pas à s’y tromper, surtout en France, le comte Andrassy dit vrai quand il affirme qu’il veut la paix, et par son origine, par sa manière d’entendre les intérêts de la Hongrie, par ses idées politiques, il est peut-être conduit à moins avoir de préjugés que n’en ont les vrais Autrichiens contre un système de bonne intelligence avec l’Allemagne. Le nouveau ministre des affaires étrangères de l’empereur François-Joseph était dans une situation plus délicate vis-à-vis de la Russie. Le parti allemand de l’Autriche, croyant être fort habile, et les journaux russes du parti panslaviste se sont empressés de représenter l’avènement du comte Andrassy comme une menace pour la Russie. L’envoyé du tsar à Vienne, M. de Nowikof, semble avoir éprouvé lui-même au premier instant une certaine inquiétude qu’il n’a pas déguisée. Le comte Andrassy ne s’est point ému, il a marché droit sur la difficulté pour la faire disparaître. Le grand-duc Michel se trouvait justement de passage à Vienne en ce moment ; un des premiers actes du comte Andrassy a été de rendre une longue visite au grand-duc, puis de paraître dans une soirée donnée par M. de Nowikof. Il a fait des frais de séduction, et ces ombrages, qui commençaient à poindre, se sont dissipés pour le moment. Il est bien certain qu’en fait de politique extérieure les vues du comte Andrassy sont tournées surtout vers l’Orient, et que là peut toujours éclater l’antagonisme de l’Autriche et de la Russie ; mais ce n’est point la question la plus pressante : la question pour l’Autriche aujourd’hui, c’est de vivre et de se reconstituer, et cette question suprême se débat dans l’intérieur de l’empire.

Bien que d’après la constitution de l’empire, telle qu’elle existe, le nouveau ministre des affaires communes n’ait rien à voir directement dans les pays qui forment la Cisleithanie, il n’aura pas moins certainement une influence décisive par son esprit politique aussi bien que par l’ascendant dont il jouit auprès de l’empereur, qui s’est confié entièrement à lui. Or ici le comte Andrassy paraît arriver avec des idées très nettes, très arrêtées sur toutes ces questions intérieures qu’il trouve devant lui ou qui s’agitent à côté de lui. Sa pensée depuis 1868 est que le régime constitutionnel ne peut se maintenir que par l’entente des Hongrois, des Allemands et des Polonais. Il est convaincu que le parti centraliste allemand, qui ne représente que la bourgeoisie libérale des villes, c’est-à-dire incontestablement une minorité, et qui a contre lui les Slaves, les fédéralistes, les catholiques, l’empereur lui-même, ne peut prétendre gouverner seul. Pour qu’un ministère cisleithan quelconque ait une majorité réelle, pour que le Reichsrath lui-même puisse se réunir et fonctionner avec une certaine efficacité, il faut que les Allemands finissent par s’entendre avec les Polonais en faisant à ceux-ci des concessions raisonnables. Le premier point du programme du comte Andrassy, c’est donc un accord avec la Galicie, et ce programme, accepté avec empressement par l’empereur lui-même, s’impose nécessairement aujourd’hui aux hommes chargés de la direction des affaires dans la Cisleithanie. C’est pour avoir reculé devant cette politique que le baron Kellersperg, appelé d’abord à former un cabinet, a définitivement échoué. Le baron Kellersperg voulait s’appuyer exclusivement sur le parti allemand centraliste, qui, s’exagérant ses forces et se croyant maître de la situation, a manifesté des prétentions démesurées. Le prince Adolphe Auersperg s’est montré plus conciliant et a réussi à former son cabinet, de sorte que pour le moment on peut dire qu’une certaine harmonie est rétablie, dans les pouvoirs de l’Autriche, entre tous ces ministères de Vienne et de Pesth. Dans toutes ces combinaisons, on le voit, il n’est point question de la Bohême et des Tchèques, qui se réfugient plus que jamais dans leur hostilité contre Vienne. C’est là un inconvénient qui n’a rien de nouveau, et le comte Andrassy, en négociant l’accord de toutes les autres parties de la Cisleithanie, espère précisément amener les Tchèques à une transaction équitable qui, sans rien coûter à leurs droits, sauvegarderait l’intégrité de l’empire. L’Autriche se sauvait et s’agrandissait autrefois par les mariages des princes ; les mariages entre provinces ou entre races diverses sont un peu plus difficiles, et le comte Andrassy sera un habile négociateur, s’il arrive à sceller l’alliance de la Bohême et de l’Autriche.

CH. DE MAZADE.


THEATRE DU GYMNASE.
Une Visite de noces, comédie en un acte, — La Princesse George, drame en trois actes, par M. Alexandre Dumas.

La nouvelle œuvre de M. Al, Dumas nous oblige de revenir sur son avant-dernière pièce. Le silence de la Revue sur la Visite de noces, représentée il y a deux mois, n’était pas un oubli, mais une concession patiente qu’il convient d’accorder quelquefois à un homme d’un talent au-dessus de la mesure ordinaire. C’est la seule marque d’intérêt que, dans un cas de ce genre, la vérité permette de donner : on se tait parce que l’erreur est tellement évidente que nul ne peut s’y méprendre ; on se tait parce qu’on espère que la seconde rencontre sera une revanche. La seconde rencontre s’est présentée, et, nous regrettons d’avoir à le dire, il n’y a pas eu de revanche. Les mêmes fautes s’y reproduisent sur des points de haute importance ; il en résulte que nous ne pouvons exprimer toute notre pensée sur la Princesse George, sans parler de la Visite de noces.

De cette pièce donnée au mois d’octobre et qui est allée, nous le craignons, rejoindre les fleurs d’automne, en deux mots voici le fond. Un homme, un gentilhomme, s’il en faut croire l’auteur, M. de Cygneroi, est fatigué des marquises et des bourgeoises qui se mettaient à sa discrétion, quoiqu’il n’ait qu’un esprit assez commun. Avec des expressions qui ne rappellent ni le gentilhomme ni la justesse habituelle du style de M. Dumas, il ensevelit tout ce monde féminin dans un oubli dédaigneux. Il se marie non par amour, mais pour connaître une émotion d’un autre genre. Sa dernière maîtresse, la comtesse Lydie, se présente elle-même comme une personne qui a passé, depuis le Cygneroi, par de nombreuses vicissitudes : elle a beaucoup appris depuis un an ; même avant l’époque où ce don Juan régnait sur son cœur, elle en savait plus qu’elle n’en voulait dire. C’est du moins ce qu’elle réussit à persuader à son ancien amant avec l’aide de Lebonnard, — encore un ami des femmes. Ensuite ils lui persuadent avec non moins de succès qu’elle est tout à fait digne de son estime. Entre ces deux persuasions entièrement opposées, Cygneroi se trahit et propose à la comtesse un voyage à Paphos (textuel). Quand il est tiré définitivement de son erreur, il change d’itinéraire ; il se met en route non pour Paphos, mais pour rentrer dans son ménage : « S’il s’agit de vivre avec une femme honnête, dit-il, je n’ai pas besoin de Mme Lydie, j’ai la mienne. » Voilà la pièce.

Cette petite comédie consiste en des aveux fictifs, en des confidences mensongères. Ce mot seul prouve que l’invention n’est pas nouvelle ; nous avions déjà l’emploi de ce moyen dans une comédie suffisamment connue, les Fausses confidences. Il montre aussi par le rapprochement à quel point un homme d’esprit et de conceptions quelquefois originales peut renverser les traditions les plus sûres, les plus indispensables de l’art et de la morale du théâtre. Dans les Fausses confidences, un valet sert les intérêts de son maître en racontant à celle qu’il aime des histoires faites à plaisir. Dans la Visite de noces, un ami des femmes, ce qui très souvent ne vaut pas beaucoup mieux qu’un valet, forge des récits trop cyniques et par malheur trop vraisemblables pour rendre un service assez inutile à une femme qui n’a rien à espérer, rien à désirer, si ce n’est de se convaincre une fois de plus qu’un homme qui ne veut pas d’elle est purement vicieux.

Quelle que soit la distance entre l’auteur des Fausses confidences et celui de la Visite de noces, le hasard d’une ressemblance dans les moyens employés n’est pas l’unique motif du rapprochement que nous venons de faire. Comme Marivaux, M. Dumas ne connaît d’autre sujet que les femmes ; mais à la place des Aramintes et des Silvies, il a mis les Marguerite Gautier et les Albertines. Marivaux faisait la métaphysique éthérée de l’amour, M. Dumas en fait la chimie ; on trouve dans la Visite de noces une tirade sur la mixture de l’adultère qu’on nous exemptera de qualifier. Il y avait dans Marivaux un certain art de conquérir le cœur et l’esprit des femmes dont les auditeurs allaient-apprendre la tactique. Ce que M. Dumas s’efforce d’apprendre à ses auditeurs est tellement rebutant qu’il faudrait le cacher. Pour tout dire en un mot, tandis que Marivaux analyse le cœur, M. Dumas étudie les mystères du corps ; il a le marivaudage du tempérament.

Il est d’autant plus nécessaire de ne pas ménager à M. Dumas la vérité, que sa bonne foi dans l’erreur nous semble entière. Il unit à bien de la finesse une rare naïveté. Par exemple, nous ne serions pas étonné qu’il s’imagine avec quelque mot mystique purifier de véritables gravelures. On a rarement abusé au même degré des noms sacrés, et en quelle matière! Que dire de cette plaisante excuse d’une femme qui a sur la conscience une kyrielle d’amans? « Oh! cœur humain! corps humain! Mystère! — La nature humaine a ses évolutions successives, et Dieu a eu la prévoyante bonté, voulant nous amener jusqu’à la mort sans trop de fatigue pour nous, d’échelonner tout le long de la route certains étonnemens, certaines surprises qui nous redonnent envie de vivre au moment où nous ne nous croyions plus bons qu’à mourir. » Que pensez-vous de cette idée de Dieu échelonnant des surprises pour ces dames? Il y en a, et ce ne sont pas les moins avisés, qui prétendent que M. Dumas se moque. Nous croyons à sa bonne foi, et nous tenons ces paroles et bien d’autres du même genre pour sérieuses.

Nous n’hésitons pas à nous ranger au nombre de ceux qui regardent la Princesse George comme un effort tenté par l’auteur pour offrir une revanche aux bons sentimens. Les applaudissemens à peu près unanimes accordés au premier acte prouvent que le public a rendu justice aux intentions primitives de l’auteur. Une femme honnête et fidèle réclamant les droits qui lui appartiennent, laissant un libre cours aux plaintes de sa dignité offensée, et cependant incapable de soutenir le combat contre un mari qui la trompe, parce qu’elle est moins forte que son amour; voilà une situation vraie, touchante, à laquelle nous félicitons M. Dumas de s’être livré d’abord. Il a trouvé là des mots d’une véritable éloquence. Il faut seulement que cette situation se développe en se transformant, qu’elle ne s’affadisse pas en des redites qui ne font que l’affaiblir. D’autre part, il faut bien songer que tout le monde n’est pas disposé à se laisser gagner par cette entrée en matière du genre honnête, peu familier, nous l’avouons, aux comédies de M. Dumas. Que cette revendication de la morale et des attachemens légitimes produise une lutte sérieuse, les spectateurs qui demeurent sur la réserve seront bien obligés de se rendre. Ils ne craindront pas d’être dupes quand ils verront que l’auteur s’est engagé de bon cœur et avant eux dans cette voie où le premier acte les invitait à entrer; mais si par hasard cette belle énergie de la femme légitime ne produisait rien, si, dans le combat des bons et des mauvais sentimens, l’auteur restait, ce qu’il paraît être trop souvent, un sceptique, si, entre telle manière de sentir et telle autre tout opposée, il avait l’air de tirer son épingle du jeu, s’il continuait comme par le passé et plus peut-être que par le passé de recourir à ses moyens de succès faits pour un autre monde, que pourrait-il en résulter si ce n’est qu’il donnerait raison à ceux qui se seraient défendus des émotions pathétiques du commencement? Nous craignons bien qu’il n’en soit ainsi de l’impression définitive de la pièce nouvelle.

A quoi se réduit en effet la lutte de la princesse George de Birac contre cette Mme de Terremonde qui est son amie on ne sait pourquoi? car il est impossible de comprendre comment cette femme si vaillante dans la vertu aime, voit tous les jours et tutoie une créature ayant fait du vice son élément, qui ne recule devant rien pour se satisfaire, qui ne s’en cache pas, puisqu’elle prend plaisir à le raconter dans une soirée à un notaire. A quoi se réduit cette lutte? La princesse George ne se doute de rien, ne sait rien, ne voit rien par elle-même : les domestiques sont chargés de l’instruire, de la faire agir; les domestiques et un notaire, qui tient lui-même quelque chose de la domesticité, font la destinée du maître et de la maîtresse de la maison. Tel est le train des choses dans le monde que prétend nous décrire l’auteur. Le mal est déjà fait quand la princesse est entrée en défiance. Elle a su par sa femme de chambre que le prince de Birac est allé à Rouen, où rendez-vous lui était donné par la belle Mme de Terremonde. M. Dumas excelle dans ces sortes de narrations; pourquoi en inventer d’autres? Elle apprend par son notaire que M. de Birac s’empare de deux millions de sa fortune à elle pour les donner à cette femme; consentir à cette spoliation, c’est se montrer généreuse, ainsi qu’il convient à une héroïne de roman, c’est moins que jamais lutter, puisque ces deux millions ne lui arrachent pas un regret. Elle saisit un billet de son mari encore par les soins de son notaire, qui en est instruit lui-même grâce à un domestique. Alors elle prend à part la comtesse dans sa propre maison pour lui dire tout bas : « Va-t’en » ’à quoi la comtesse répond : « Adieu. » Pour être juste, n’oublions pas de dire qu’elle dévoile à M. de Terremonde la conduite de sa digne épouse. Ce n’est peut-être pas de bonne guerre, c’est de la guerre pourtant, et lorsqu’il lui demande le nom de l’amant: « Cherchez! » dit-elle. Le mot est beau; mais cela ne suffit pas pour faire un drame.

Voilà tous les combats fournis par cette femme pleine de courage en paroles. Un moment on a pu croire que la lutte dramatique s’engageait au moins dans le cœur de la princesse. Elle a été avertie par un domestique que M. de Terremonde s’est embusqué à la porte de chez lui pour tirer sur l’amant qui viendrait à la franchir. Dira-t-elle ou non à son mari le sort qui l’attend? Qu’elle se taise, et la voilà vengée de ses mensonges répétés, de ses perfidies, de ses lâchetés. Un coup de pistolet retentit; c’est un autre amant de Mme de Terremonde qui est frappé. Celui-là est bien la plus innocente entre les victimes que firent jamais les auteurs dramatiques dans l’embarras. Il n’avait rien obtenu, si ce n’est, pour la première fois, un rendez-vous qui est un piège. Que signifie ce coup de pistolet? Nous ne demandons pas, suivant la formule banale, que le vice soit puni et la vertu récompensée, nous exigeons seulement que le drame ait une fin logique. M. de Birac sait désormais qu’il était trompé par sa maîtresse. Je ne suis pas sûr qu’une Mme de Terremonde ne lui fasse pas prendre ce guet-apens pour un sacrifice qu’elle a fait accomplir en vue de le sauver. Je suis certain du moins que M. de Birac détrompé ne cessera pas d’être aveugle. Nous sommes à l’heure de minuit : ne voyez-vous pas que tout va recommencer demain matin? Entre Mme de Terremonde et M. de Birac le cœur n’est pas de la partie; il n’y a pas la moindre trace, pas un mot de passion. Soit que M. Dumas se défie de ses forces, soit qu’il ait eu peur des habitudes de son talent, il ne nous a pas montré une fois M. de Birac avec Mme de Terremonde. Non, ce n’est pas là un homme qui aime; c’est un homme qui achète une femme. Les 2 millions qu’il donne en sont une preuve palpable. On l’a bien pu voir aux murmures qui ont accueilli ses paroles, quand il ose dire à sa femme dans la dernière scène : « Vous la calomniez, je dois la défendre. » Il veut dire apparemment que tout ne peut pas finir ainsi, et qu’il ne veut pas perdre entièrement ses 2 millions. Vous voyez bien que tout doit recommencer, et qu’il n’y a pas de dénoûment. Ni lutte réelle, ni solution; mais un rôle touchant, passionné, admirablement joué, du moins tel qu’il est écrit, par Mlle Desclée, voilà le drame nouveau de M. Dumas. Ce rôle est toute la pièce ; une simple analyse suffit pour montrer que les autres agissent peu; sans la princesse George le drame n’existe pas.

Si l’absence de combats soutenus de part et d’autre donne à penser que l’auteur n’a pas apporté à la cause de la femme légitime une conviction assez décidée, le doute augmente encore quand on songe aux ressources qu’il emploie pour amuser les curiosités complaisantes. C’est ici que la Princesse George, toute remplie qu’elle semble de l’idée du mariage, se rattache étroitement à une Visite de noces et à toutes les pièces du même genre dont M. Dumas a tant de peine à se détacher. Nous l’avons déjà fait entendre, beaucoup de personnes ont jugé la nouvelle pièce plus risquée encore que la précédente : celle-ci du moins bravait franchement les bienséances; la seconde prétend nous mener en bonne compagnie, et elle nous jette dans un monde dont il est impossible de répéter les discours. Quelle opinion M. Dumas a-t-il donc de son public? et à quel point celui-ci l’a-t-il gâté, pour qu’il ait à supporter de sa part de telles fantaisies? Il n’est pas rare aujourd’hui que l’on divise un auditoire en deux parts et que l’on offre à chacune l’aliment qui est supposé lui plaire. On dirait que l’auteur a écrit le drame de la femme légitime, dans le premier acte, qui est le meilleur; le troisième qui est le moins bon serait pour les femmes auprès desquelles il voulait rentrer en grâce. En revanche il aurait ménagé le second acte pour amuser les maris, qui sans doute lui paraissent peu faits pour s’amuser aux billevesées des sentimens sincères et profonds. Qu’il nous pardonne de le lui dire : il a parfois de singulières idées, M. Dumas! N’affirme-t-il pas dans la préface de la Dame aux Camélias « qu’il a dévoilé le secret de tous? » C’est à peu près la pensée de Beaumarchais. Un tel souvenir n’est pas désobligeant, je pense. L’auteur du Barbier de Séville nous a laissé un autre mot que M. Dumas a pris au pied de la lettre : « Qui dit auteur dit oseur, » cependant

Sur l’exemple des gens quand on veut se régler,
C’est par les bons côtés qu’il leur faut ressembler.

Beaumarchais était audacieux, mais il ne prenait pas l’audace pour un

supplément de talent. Avec son habitude de tout oser, de juger du goût des autres par le sien, M. Dumas régale les maris de plaisanteries qu’il n’avait pas risquées même dans le Demi-Monde. Sous prétexte de peindre le faubourg Saint-Germain, il remplit son deuxième acte de caquetages dont le moindre défaut est de rappeler le monde galant. Le faubourg Saint-Germain n’a pas besoin d’être défendu. Le sang de ceux qui viennent de se battre si bravement pour le pays ne peut mentir ; les hommes qui ont prodigué leur vie, et souvent le dernier espoir d’un nom sur le champ de bataille, afin de sauver du moins l’honneur, ces hommes-là ont laissé chez eux pour le garder et y veiller religieusement des femmes qui valent mieux qu’il ne plaît à M. Dumas de l’inventer.

Que M. Dumas ait meilleure opinion des maris et en général des hommes ; pourvu qu’on ne leur débite pas des pauvretés édifiantes ou d’hypocrites moralités, ils goûteront la vérité courageusement proclamée. Ce qui manque aujourd’hui, c’est le courage ; celui de la dire fait plus défaut aux écrivains qu’aux auditeurs celui de l’entendre. Nous ne voulons pas être trompés, flattés, amusés au prix même de notre honneur et de notre salut. Que ne dit-on pas en ce moment à l’étranger des nouvelles pièces de M. Dumas ? En y songeant, nous trouvions que les sifflets qui se mêlaient aux applaudissemens étaient des sifflets patriotiques. Et cependant le premier acte nous avait subjugué par l’expression vraie et passionnée des sentimens. Si M. Dumas ne sait représenter qu’un seul genre de vie, qu’il renonce aux peintures de mœurs, qu’il abandonne du même coup les théories et les prétentions doctorales que nous voyons s’étaler dans ses comédies depuis quelque temps. Il aura toujours dans la passion vraie un vaste champ, nouveau pour lui, et les bonnes parties de la Princesse George prouvent déjà peut-être qu’il est capable de s’y mouvoir à l’aise.


LOUIS ETIENNE.



ESSAIS ET NOTICES.

Rome. — Description et Souvenirs, par Francis Wey. Hachette, 1872.


La plus ancienne des descriptions illustrées de la ville de Rome est un petit volume intitulé Mirabilia urbis Romæ, qui s’est multiplié dès avant l’invention de l’imprimerie jusqu’au XVIIe siècle par d’innombrables éditions. Les curieux paient aujourd’hui d’un prix énorme, quand ils se rencontrent dans les ventes, les exemplaires incunables de cet ouvrage aux gravures sur bois longtemps populaires. À l’aide des indications topographiques données par les Mirabilia, M. de Rossi a retrouvé plusieurs catacombes. En observant la série des éditions diverses, on voit, sous la plume des rédacteurs anonymes, les souvenirs de l’antiquité classique s’effacer peu à peu, se mélanger d’une façon bizarre avec les légendes chrétiennes, puis s’éclairer d’un nouveau jour quand renaissent, au milieu du XVe siècle, la critique et la science. Malgré cet intérêt qu’ils offrent au bibliophile et à l’érudit, les Mirabilia n’étaient, à vrai dire, que d’humbles guides à l’usage des pèlerins ; il y a loin de ces modestes catalogues de reliques et d’indulgences à tout ce que nous promet aujourd’hui un livre qui s’annonce sous un titre tel que celui-ci : Rome. Description et souvenirs.

M. Francis Wey s’est fort heureusement acquitté d’une tâche difficile. La première et la plus précieuse condition était sans doute d’avoir le sentiment de la grandeur de Rome et de son charme puissant. Ce n’était plus un guide pour les pèlerins qu’il s’agissait d’écrire ; mais il fallait emprunter aux rédacteurs anonymes des Mirabilia quelque chose de leur sympathie religieuse et de leur curiosité sincère. Il est aisé de voir que M. Francis Wey a répondu à cette première nécessité en se passionnant pour la ville qu’il se proposait de décrire ; il a vécu la vie romaine pendant des années, il a respiré cet air chargé de souvenirs, il s’est assimilé l’esprit qui se dégage de cet assemblage inoui de merveilles de tout temps et de tout genre. Son éditeur a donné à ce curieux livre la forme et les belles apparences qui doivent le faire rechercher, surtout au renouvellement de l’année.

Pour ne citer que quelques exemples de la sérieuse attention avec laquelle il est composé, nous ne connaissons pas d’autre livre, — en dehors des recueils spéciaux, — où se trouve un compte-rendu exact et raisonné, avec des représentations figurées des dernières découvertes archéologiques faites à Rome sur le mont Palatin et dans l’église souterraine de Saint-Clément. Si M. Francis Wey ne paraît pas avoir eu à sa disposition la rare série de photographies de M. Parker, que nous avons vue quelque temps exposée à Paris, et qui contenait des images prises jusque dans les plus profondes ténèbres des catacombes grâce à des procédés nouveaux et à une lumière factice, il a profité directement du moins des recherches de MM. de Rossi et Pietro Rosa, ainsi que des conseils de M. Léon Renier. Je ne vois dans son livre nulle trace des découvertes de M. Henzen ; il est possible du reste que ces découvertes, si importantes pour l’épigraphie, et qui nous rendent une notable partie des actes des frères arvales sous l’empire, ne lui aient rien offert au point de vue pittoresque : il ne faut pas oublier (on en serait tenté quelquefois, à voir le zèle de ses recherches) qu’il ne s’est pas proposé d’écrire un pur livre d’archéologie. Il n’a pas manqué de nous faire connaître la villa de Livie, récemment mise au jour, mais la représentation de la statue d’Auguste qu’on y a trouvée ne montre pas assez le détail des scènes sculptées, ou plutôt sans doute ciselées d’abord (car l’original de cette statue devait être un bronze), qui font de la cuirasse tout un poème : le texte même de M. Wey est à cet égard peu complet. Je m’arrête dans cette voie de critique, parce qu’il serait évidemment trop facile de signaler, le livre de M. Fiorelli et les publications de l’Institut archéologique de Rome à la main, des lacunes dans l’œuvre dont nous parlons. Ce qui subsiste, c’est, parmi un si grand nombre d’objets à décrire, un choix très habile, très éclairé, et, dans l’exposition d’un sujet vaste et multiple, un droit sens, une humeur vive et alerte, — en même temps une expérience qu’on était en droit d’attendre de l’auteur des Remarques sur la langue française au dix-neuvième siècle. L’érudit se retrouve, dans cette ample description de Rome, aux abondans détails sur les bibliothèques; l’homme de goût, à une série d’appréciations réfléchies sur l’ordonnance des musées, aux peintures de mœurs qui prennent sur le vif le caractère romain.

Le même esprit d’exactitude, de choix raisonné, d’intelligente exécution, a présidé aux nombreuses illustrations de ce livre. Les trois cent cinquante gravures qui viennent à l’appui du texte sont signées par d’éminens artistes. Il y a là jusqu’à vingt-sept dessins, les seuls qu’il ait faits en ce genre, du regrettable Henri Regnault, et quelques-uns peuvent compter au nombre des plus vivantes études sur les mœurs romaines : par exemple son Cortège pontifical à la fête de la Madone avec la mule blanche au riche harnais, comme dans les Stanze', et ses quatre magnifiques scènes du carnaval. La Vue du mont Aventin et de Sainte-Sabine avec le jardin du prieuré à gauche est une planche excellente de M. Hubert Clerget; celle des Cascatelles de Tivoli est fort bien venue. Je nomme celles-là au hasard; mais M. H. Leroux, l’auteur bien connu du Columbarium des affranchis d’Auguste et de tant d’études délicates sur Pompéi, M. Anastasi, M. Français, M. Cél. Nanteuil, Mlle Jaquemart, vingt autres encore des plus distingués, ont fourni leur contingent à cette galerie pittoresque. Nulle description illustrée n’a certainement réuni un si grand nombre d’images intelligentes et fidèles. Dirai-je toutefois que la vue de la Santa Scala ne donne pas une idée suffisamment exacte de la réalité, que la Pastucci, bien connue des artistes à Rome, a une certaine physionomie sauvage qu’on ne retrouve pas ici, que les reproductions de statues enfin ne sont pas toutes également heureuses? Ce qu’il faut signaler avec insistance, à côté du talent des artistes qui ont enrichi ce volume, c’est le remarquable usage que l’on a fait de la photographie. A la condition d’être bien interprétée, — et l’on trouvera dans cette Description de Rome des modèles en ce genre, — on comprend de quel secours elle peut être pour des illustrations consciencieuses. C’est par ce moyen qu’ont pu être reproduites des fresques antiques qui n’étaient saisissables qu’au moment o ù les fouilles savantes des antiquaires les rendaient au jour après des siècles de ténèbres et d’oubli, et que de précieux détails, jusque-là négligés, dans la décoration sculpturale des églises de Rome ou de ses monumens antiques, nous sont comme révélés à nouveau. Il faut bien que nos archéologues, nos épigraphistes, nos érudits, nos sérieux artistes, voient se produire au grand jour les fruits de leurs travaux. Ce n’est pas pour rien qu’ils ont substitué à ce qui les précédait un esprit plus attentif et plus critique, une science plus scrupuleuse ; à la suite de leurs dissertations, de leurs mémoires, de leurs études patientes, vient un homme de zèle intelligent et de goût, qui les interroge tour à tour, inscrit leurs réponses, y donne, après se les être assimilées, un tour plus général, joint à cela sa propre expérience, et introduit dans le domaine public, sous les plus attrayans dehors, ce qui semblait n’appartenir qu’aux privilégiés de la science et de l’étude assidue,


A. GEFFROY.



LES COLONIES BELGES EN HONGRIE
Essai historique sur les Colonies belges qui s’établirent en Hongrie et en Transylvanie aux XIe, XIIe et XIIIe siècles, par M. Em. de Borchgrave.


Dans l’immense mélange de la société slave, il est un petit point qu’il ne semble pas qu’on ait jamais aperçu, et que M. de Borchgrave a mis récemment en lumière, c’est la présence, aux XIe, XIIe et XIIIe siècles, de colonies belges en Hongrie et en Transylvanie, Les Belges, si sédentaires aujourd’hui, ont été au moyen âge un des peuples les plus aventureux. La marine était alors dans l’enfance, la voie de mer n’était encore ouverte à aucun peuple, et ne devait jamais beaucoup l’être aux Belges, qui n’avaient de ce côté pour débouchés qu’Anvers et Ostende ; tout le commerce se faisait par terre, et les Belges n’hésitaient pas à promener dans l’Europe entière les produits d’une industrie sans rivale. La douceur du caractère, des habitudes rangées, leur attiraient beaucoup de cliens et aussi beaucoup de protecteurs. Les rois tenaient assez à garder au milieu de leurs sujets des modèles de soumission, d’ordre et de travail.

Ce fut une famine qui noua des relations plus étroites entre la Hongrie et la Belgique. Réduits par le fléau, si commun en ces temps de guerres perpétuelles, à quitter leur patrie, des Hongrois allèrent demander à d’autres pays le pain que leur refusaient des terres ravagées. L’évêque de Liège, Beginhard, les accueillit avec bonté ; ils se fixèrent près de lui en 1025, Ce bienfait ne devait pas être perdu, Liège eut à son tour à souffrir de la famine ; les Hongrois emmenèrent alors les Liégeois qui voulurent les suivre dans leur pays, devenu florissant sous le sage et habile gouvernement de saint Étienne (1046-1061), Cette colonie belge se fixa en Agrie, aux lieux où s’élève aujourd’hui Erlau. Cent ans plus tard, on reconnaissait à leur accent wallon des descendans de ces colons parmi les pèlerins innombrables venus à Aix-la-Chapelle pour adorer les reliques qui y étaient exposées. Quelques documens du temps désignent sous le nom de loca gallica la colonie belge d’Agrie, mais elle disparaît au XVIe siècle, décimée peut-être par les Turcs. Dans la Haute-Hongrie et dans la Zips, contrée que traversent les Karpathes et appelée communément district des Montagnes, les historiens hongrois porteraient à 1147 la première colonisation belge. Les colonisateurs de la Zips furent-ils appelés par Hélène, femme de Geiza II, roi de Hongrie? Étaient-ils les débris des croisés qui, avec Conrad et Louis VII, voulurent aller en Palestine? ou bien n’étaient-ils, comme ceux d’Erlau, que de simples marchands? Les historiens ne peuvent constater que leur existence, ils les appellent Flandrenses, Saxones; ils nomment vingt-quatre villes qu’ils habitaient. M. de Borchgrave ne néglige aucun détail qui puisse préciser ses recherches; il interroge les récits allemands et hongrois, les légendes locales, une des bonnes sources de la géographie historique. Un seul document établit qu’il y avait des Flamands au XIIe siècle dans le district de Batar; il l’exhume, et complète ainsi les données que l’on possède sur le sujet.

Plus nombreux furent les colons qui s’arrêtèrent en Transylvanie au XIIe siècle. Lorsqu’on arrive aux versans orientaux du 4binsgebirge, la vallée s’abaisse graduellement pour laisser passer l’Aluta, affluent de gauche du Danube; cette déchirure s’appelle le Défilé de la Tour-Rouge. C’était la route indiquée au commerce de l’Europe et de l’Orient; aussi est-il sûr que ce fut le commerce qui amena les Flamands en cet endroit. La colonie dut toutefois ses développemens au zèle des cisterciens, des bénédictins et des prémontrés. Les ordres religieux s’étendaient partout alors en Europe; il est curieux de les voir pénétrer jusque dans les Karpathes, et encourager ceux qui leur semblent dans ces régions sauvages les plus industrieux, les plus aptes à propager la civilisation. M. de Borchgrave sait les noms de bon nombre de ces colons; et comme cette fois la colonisation doit durer et que les Flamands obtiennent des chartes conservatrices de leurs privilèges, par exemple la bulle d’or d’André II, roi de Hongrie, il est plus à l’aise pour citer les documens. On doit le remercier de s’être livré à d’aussi actives recherches, recherches d’un patriote érudit, et qui ajoutent une petite pierre à l’édifice de l’histoire. Ces colonies limitrophes ont été morcelées et absorbées par les invasions des Magyars, des Kumans, des Petchenègues, comme le flot montant ronge et détruit petit à petit les bords de la Seine voisins de la mer; les rares débris qui ont surnagé se sont fondus avec le gros de la population dominante. Deux choses pourtant ont subsisté, qui rappellent le souvenir de cette lointaine colonisation : les habitans de la 4ps parlent aujourd’hui une langue qui se rapproche extrêmement du flamand, et avec ceux du Burzenland, situé à l’extrémité de la Transylvanie, des descendans probables aussi d’une colonie belge, ils ont gardé les mœurs douces, aimables, hospitalières, de la mère-patrie.


A. BOURGOUIN.


G. BULOZ.