Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1871

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Chronique n° 951
30 novembre 1871


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 novembre 1871.

Au moment où l’assemblée nationale, reposée et retrempée, va se trouver de nouveau réunie pour reprendre son œuvre interrompue, il faudrait bien pourtant savoir ce qu’on veut, ce qu’on peut et ce qu’on doit faire. Ces vacances de près de trois mois, qui vont maintenant finir, étaient sans doute nécessaires après les plus dures épreuves et les plus cruels labeurs qui aient été jamais infligés à un parlement. Nos députés, dispersés dans les provinces, ont pu respirer un instant, étudier les sentimens et les besoins les plus pressans du pays, écouter jusqu’au murmure des opinions. Les conseils-généraux récemment élus ont tenu leur session, qui s’achève à peine ; ils sont entrés à pleines voiles, avec plus ou moins de bonheur, dans cette expérience d’une loi nouvelle qui aggrave leur responsabilité en étendant leurs droits. Le gouvernement de son côté, sans cesser de veiller sur la paix intérieure, sans se détourner du mouvement régulier des choses, a eu le temps de préparer tout ce qui doit être l’objet des plus prochaines délibérations publiques, la loi militaire, les lois de finances, la loi sur l’enseignement. On a repris haleine en quelque sorte ; aujourd’hui cette trêve a duré assez, et elle aurait même trop duré, si on n’en avait pas profité. Dans quatre jours, comme il y a trois mois, gouvernement et assemblée vont se retrouver en face des redoutables problèmes d’une situation qui ne s’est point aggravée sans doute, qui n’a pas sensiblement changé non plus, où tout est à créer, à reconstituer, à remettre en ordre et en équilibre. Maintenir partout les garanties de la paix publique, agir libéralement, résolument dans toutes les sphères, rouvrir devant le pays un chemin où il puisse s’avancer sans découragement et sans impatiences meurtrières, se sentant protégé et conduit par les pouvoirs qui le représentent, ramener sans cesse les esprits à la réalité en dissipant les fantasmagories des ambitions intéressées et des passions agitatrices qui n’ont aucune pitié des malheurs nationaux, voilà bien, si nous ne nous trompons, quelques-uns des traits essentiels et généraux d’un programme qui s’impose à tous, à l’assemblée, au gouvernement, à tous ceux qui tiennent une plume ou qui ont une action par la parole. Cependant ce programme n’est rien, si l’on n’en vient pas à l’aborder dans ce qu’il a de substantiel et de pratique, et avant tout il y aurait certes à oublier beaucoup, à se défaire de bien des habitudes funestes, à redevenir sérieux et sévères comme les circonstances mêmes dans lesquelles nous vivons, à répudier les déclamations et les préoccupations de partis. Oui, avant tout, il y aurait à s’occuper de la France pour la France elle-même, et à commencer par se dire qu’on aurait déjà fait quelque chose pour le pays en évitant tout ce qui est inutile ou dangereux, tout ce qui ne peut avoir d’autre effet que de jeter des complications factices de plus dans une situation déjà bien assez compliquée.

L’esprit de conduite, le sentiment viril des choses, la haine des excitations ou des inutilités périlleuses, c’est là ce qui devrait dominer, et c’est là malheureusement ce qui ne domine pas toujours. On dirait quelquefois en vérité, à certains symptômes, que nous n’avons pas pu arriver encore à nous avouer les cruels changemens qui se sont accomplis, que nous ne pouvons nous décider à entrer en quelque sorte dans notre vraie situation. On dirait que rien ne s’est passé, que nous avons fait tout au plus un mauvais rêve, et qu’il n’y a qu’à revenir à nos goûts, à nos habitudes, à nos jeux d’esprit, à nos luttes désastreuses d’autrefois. Les vieilles polémiques recommencent, déployant ce qu’elles ont de plus suranné et de plus violent. On ne néglige rien pour réveiller les curiosités malsaines par des récits de toute sorte qui seront démentis le lendemain. Jamais le commerce des inventions et des fables n’a été plus actif. Il faut à tout prix imaginer une histoire pour chaque jour et ajouter à l’inépuisable chapitre des informations de haut goût. On organise des fusions et des confusions, ou bien l’on met la diplomatie en mouvement ; on fait voyager le pape, et on divulgue les plans les plus secrets de M. de Bismarck, qui va nous rendre Metz pour acheter la neu tralité de la France dans la guerre qu’il médite contre la Russie ! On discute à perte de vue sur la république et la monarchie, sur le provisoire et le définitif, sur la dissolution de l’assemblée et le plébiscite, sur la prochaine restauration impériale ou sur le prochain avènement du radicalisme, sur l’amnistie et le droit de punir. On finit par créer une sorte d’atmosphère artificielle où les esprits s’étourdissent, où le sens de la réalité s’émousse, et pendant que tous les matins on se livre à ces oiseux passe-temps, le fait, le fait cruel et brutal, le voilà : à trente lieues de Paris, pas plus loin que cela, à Épernay, il y a des Français qui vivent sous le sabre prussien, et pour que ces Français puissent sortir de leurs maisons à huit heures du soir, pour qu’ils puissent se livrer à leur commerce ou à leur industrie, il faut négocier avec ceux qui campent en maîtres dans leur ville. Voilà le fait qui à lui seul devrait suffire pour caractériser notre condition actuelle, pour nous rappeler l’inexorable réalité. Ceriainement on s’arrêterait si, au moment de se lancer dans ces polémiques de fantaisie qui ressemblent à un jeu sur des ruines, on se sentait ressaisi par cette idée, si on voyait passer devant ses yeux toutes ces visions funèbres d’une année de deuil, si l’on se replaçait en face de la situation de la France.

Cette situation n’a rien sans doute qui doive décourager le patriotisme, et dont une volonté énergique ne puisse avoir raison avec de la patience et du temps ; mais la première condition apparemment est de savoir oi ! i nous en sommes, et de ne pas recommencer ce qui nous a perdus. La vérité est que, dans ces deux événemens, la guerre et la commune, dont nous avons à réparer les conséquences désastreuses, la France a été doublement frappée, qu’elle n’a pas souffert seulement dans son orgueil militaire, qu’elle a été atteinte plus durement encore dans son orgueil d’esprit. Ouvrez ce petit livre qu’un médecin, M. le docteur Laborde, vient de publier sur les hommes et les actes de l’insurrection de Paris devant la psychologie morbide, ouvrez ce curieux et instructif petit livre de médecine morale et politique, vous y verrez que, parmi ces hommes qui ont été un moment des dictateurs, bon nombre étaient atteints d’affections mentales plus ou moins caractérisées, soit par une triste loi d’hérédité, soit par suite de surexcitations personnelles dues à une multitude de causes. Ils étaient littéralement fous, et l’un d’eux, conduit à Charenton, où il s’est éteint, disait naïvement : « Pourquoi n’y conduit-on pas aussi les autres ? » Ainsi voilà une ville renommée pour l’éclat de sa civilisation et pour son esprit, réputée dans le monde comme la cité reine de l’intelligence et des arts, qui a pu rester deux mois sous le joug de quelques fous surexcités jusqu’au crime ! Assurément c’est une des plus sanglantes humiliations que la mauvaise fortune puisse infliger à une grande ville et même à une nation, elle dépasse toutes les déceptions de l’orgueil militaire, et le mal dont de tels événemens sont le symptôme, ce n’est pas avec des infatuations, des frivolités, des polémiques oiseuses ou violentes, qu’on peut le guérir. On ne peut y remédier que par un énergique retour sur soi-même, par le désintéressement du patriotisme et du bon sens, par une coopération volontaire, dévouée, sans parti-pris et sans arrière-pensée, à tout ce qui peut préparer le rajeunissement du pays.

Lorsqu’on vivait dans des temps plus heureux et qu’on n’avait pas traversé tant d’épreuves qui ne sont que le tragique résumé d’une multitude de déviations et d’nntraînemens, on pouvait encore se faire illusion ; dans les combats que se livraient les partis, la fortune nationale n’était point directement et ostensiblement en jeu. On pouvait à la rigueur affronter des crises sans craindre d’y périr. Ce n’était point assurémens d’une grande prévoyance, on n’avait pas du moins sous les yeux l’Alsace démembrée par la guerre étrangère, une partie du territoire occupée, les monumens de Paris incendiés par la guerre civile. Aujourd’hui considérez bien ceci, qu’on ne peut plus oublier désormais : les Allemands sont en Champagne, et ils ne s’en iront que lorsqu’on aura épuisé jusqu’à la lie l’amertume des traités qu’on a signés avec eux, c’est-à-dire lorsqu’on leur aura payé jusqu’au dernier centime l’indemnité qu’ils ont imposée. De quelque façon qu’on procède, qu’on ait recours à une contribution extraordinaire ou au crédit, on ne peut certainement payer que si le travail, sous toutes les formes de l’industrie et du commerce, reprend son énergie et son essor, et cette fécondité renaissante du travail, on lèsent bien, elle n’est possible que par la sécurité dans la paix intérieure. De bonne foi, en présence d’une telle situation, quelle est l’unique et vraie politique à suivre ? Le plus simple bon sens indique évidemment que la première préoccupation doit être de réduire au silence les passions perturbatrices, de ne pas rendre impossible ou même trop difficile l’action régulière des pouvoirs publics, de ne point aller à tout propos et sans une nécessité impérieuse au-devant de crises nouvelles. Qu’arrive-t-il cependant, surtout depuis quelques jours ? Il n’y a pas une occasion ou un prétexte qu’on ne saisisse pour exciter les méfiances et propager de sourdes inquiétudes, pour multiplier ou envenimer les difficultés qui sont la conséquence d’une douloureuse logique des choses. On ne se refuse pas la satisfaction de donner des leçons et de se passer des fantaisies, au risque même de desservir les intérêts qu’on croit avoir le privilège de représenter.

L’esprit de parti se mêle à tout et finit par tout compromettre. Voyez ce qui se passe au sujet de cette affaire toujours incertaine de la rentrée de l’assemblée et du gouvernement à Paris, À coup sûr, c’est là une des plus délicates et des plus graves questions, dont la solution a une importance de premier ordre pour Paris, comme pour la France tout entière d’ailleurs, À observer certains signes, on pourrait dire que dans ces derniers temps il y avait un progrès sensible, l’idée du retour à Paris faisait son chemin ; les résistances semblaient faiblir, et il était peut-être permis de prévoir le moment où la question se dénouerait d’elle-même par un assentiment général dans l’assemblée, Pense-t-on avoir bien servi cette cause en donnant tout justement ces jours passés aux dernières élections municipales de Paris le caractère d’une victoire du radicalisme ? C’était pourtant bien facile de choisir tout simplement des hommes sensés, bien intentionnés, dévoués aux intérêts municipaux. Non, il a fallu mettre sur l’élection le sceau radical, grossir dans le conseil parisien le contingent du parti. Sans doute, nous l’espérons, les esprits réfléchis et prévoyans de l’assemblée ne s’arrêteront pas devant cet incident fort secondaire ; ils verront ce qu’il y a de supérieur dans la question, et ils ne méconnaîtront pas d’un autre côté que le conseil municipal de Paris, même tel qu’il est composé, a montré une assez méritoire modération, qu’il s’est occupé des affaires de la ville en évitant de s’occuper des affaires de l’état. M. Thiers lui-même, dans son prochain message, pourrait bien se prononcer, sans prétendre exercer aucune pression, pour la rentrée à Paris, et s’il ne prend pas l’initiative d’une proposition, il est vraisemblable que des membres de l’assemblée donneront à la pensée de M. le président de la république la forme d’une motion législative, qui ne sera point cette fois sans quelque chance de succès. Tout fait présumer qu’on voudra en finir avec cette question, qui pèse sur tous les intérêts ; mais enfin, si certaines inquiétudes mal apaisées se réveillaient, si les dernières élections donnaient des armes à ceux qui ne veulent pas revenir, qui en souffrirait ? Le radicalisme a sa victoire, c’est vrai, mais Paris serait le premier à payer les frais d’un vote surpris à son indifférence ou à ses vieilles habitudes d’opposition. Voilà le résultat. Eh quoi ! dira-t-on, Paris n’est-il donc pas libre de voter comme il l’entend, de se donner un conseil municipal à sa manière ? Paris est certainement libre, personne ne conteste son droit ; seulement, s’il avait réussi à provoquer une décision contraire de l’assemblée qui, elle aussi, est libre, il aurait tout simplement agi contre lui-même, et nous touchons ici à un point curieux de notre hygiène politique. La liberté, pour certaines personnes, consiste à ne tenir ’compte de rien, à jeter dans la politique un vote anonyme et irresponsable, à faire ce qu’on veut ou plutôt ce qui passe par la tête de quelques meneurs, sans s’inquiéter des conséquences, et c’est ainsi que l’esprit de parti sacrifie à son propre orgueil, à ses propres calculs, les intérêts qu’il ne sert pas, dont il se sert et dont il se fait le compromettant défenseur.

Il y a une question bien autrement importante. Certes, s’il y a aujourd’hui pour la France une nécessité manifeste, impérieuse, c’est celle d’éviter les agitations, les mobilités, les aventures. La France a devant elle une période pendant laquelle elle est en quelque sorte enchaînée à son existence actuelle ; elle n’est pas libre de courir les hasards, de braver les chances d’une dissolution de l’assemblée, d’un renouvellement des pouvoirs dont elle a fait dans un jour de péril sa représentation et son bouclier, et M. Littré, dans une récente lettre, en donne la raison avec une frappante justesse. « Tant que notre sol sera occupé par l’étranger et que notre contribution de guerre ne sera pas acquittée, dit-il, une objection péremptoire écarte la proposition d’une dissolution immédiate. Les Allemands ont traité avec l’assemblée actuelle, ils savent ce qu’elle veut et ce qu’elle peut. Si on les mettait en face d’une assemblée nouvelle à esprit inconnu, ils soulèveraient à leur gré des difficultés de garantie et rendraient plus épineuse notre libération en argent et en territoire… Il faut que l’assemblée qui a signé la paix à Bordeaux mène à terme le paiement des cinq milliards et l’évacuation du territoire. » C’est là l’intérêt évident, supérieur, national, auquel tout reste subordonné ; mais non, l’esprit de parti ne s’arrête pas à de telles considérations. Délivrer le sol national d’une lourde occupation étrangère n’est, à ce qu’il paraît, que la moindre des choses. L’essentiel est de poursuivre un triomphe de parti sous prétexte de donner à la France un gouvernement définitif. Le bonapartisme et le radicalisme, qui ne sont en réalité que deux frères ennemis, sont du même avis, et ils font ensemble l’édifiante campagne de la dissolution. Quel est leur vrai motif ? Il n’y en a certainement qu’un, c’est que l’assemblée nationale n’est ni bonapartiste ni radicale. Le bonapartisme poursuit la dissolution pour avoir son plébiscite sur lequel il compte pour nous ramener aux gloires de l’empire ; le radicalisme demande à hauts cris la retraite immédiate de l’assemblée, parce qu’il espère que les populations fatiguées, troublées, lui donneront la majorité qui fondera la république définitive, la république de M. Gambetta, à moins que ce ne soit la république de la commune, et il est vraiment touchant de voir entre le radicalisme et le bonapartisme cette émulation, cette entente pour en appeler au pays.

Le pays, le pays, c’est toujours à qui le fera parler, c’est à qui aura la prétention de le représenter mieux que tout le monde, et en fin de compte c’est à qui réussira le mieux à exploiter sa crédulité et sa bonne foi. Le pays, il a sans doute ses perplexités et ses inquiétudes ; au fond, il ne veut qu’une chose, c’est qu’on le laisse respirer, qu’on lui donne la tranquillité et le repos, qu’on ne soit pas sans cesse occupé à l’agiter sous prétexte d’invoquer son opinion, et en se réservant de demander au besoin le lendemain un vote nouveau qui démente le vote de la veille. Le bonapartisme veut consulter le pays, qu’a-t-il donc à lui offrir ? Ne l’a-t-il pas suffisamment comblé en lui donnant le Mexique et Sedan ? Le bonapartisme aurait bien des raisons d’être plus modeste, il devrait se souvenir que, dans l’espace d’un peu plus d’un demi-siècle, il y a eu trois iavasions, et que c’est par lui, par lui seul, que ces invasions ont été attirées sur la France. Oui, par deux fois depuis la révolution française, le bonapartisme a offert le spectacle d’un régime naissant d’un coup d’état et finissant par les plus effroyables désastres nationaux. Croit-on la France disposée à recommencer l’expérience ? Et le radicalisme, qu’a-t-il de son côté à offrir au pays ? Des agitations, des conflits de classes et d’intérêts, des violences suivies de réactions, une série de crises enfin conduisant par lassitude, par épuisement, à quelque despotisme césarien à l’intérieur, à l’impuissance devant l’étranger. Le radicalisme ne peut pas même arriver à formuler un programme qui puisse faire illusion, M. Gambetta s’épuise en manifestes, il écrit des circulaires, il prononce des discours à Saint-Quentin ; il n’a réussi qu’à provoquer, à propos de ses théories sur l’instruction du peuple, une lettre vigoureuse, éloquente, de M. l’évéque d’Orléans, qui montre ce qu’il y a d’équivoque dans ce langage d’un homme qui sent le besoin d’être modéré et qui n’ose pas l’être, ce qu’il y a de vide dans toutes ces sonorités d’une parole tribunitienne. Et c’est pour cela qu’on demande une dissolution ! Le pays le sent bien, et c’est parce qu’il le sent qu’il est si peu pressé de répondre aux excitations des agitateurs de toute nuance, qu’il entoure d’une confiante estime ce pouvoir qui depuis huit mois l’a tiré d’un abîme, lui a donné la paix, qui représente à ses yeux l’expérience, le patriotisme et le dévoûment.

Tout est là ; depuis huit mois, ce qui existe représente pour le pays non un régime définitif si l’on veut, mais un régime qui répond à une nécessité de patriotisme, qui est en somme l’expression de la souveraineté nationale toujours en action, manifestée par l’alliance intime, indissoluble, d’une assemblée librement élue et d’un gouvernement qui est l’émanation de cette assemblée. Rien n’est venu altérer ces conditions, telles qu’elles apparaissent au moment où se rouvre la session parlementaire. L’assemblée revient avec les impressions qu’elle a recueillies dans le pays, et bien certainement avec l’intention de ne point reculer devant les problèmes qui s’imposent à elle. Le gouvernement de son côté n’est point resté inactif. Il a eu la bonne fortune d’atténuer l’occupation étrangère, d’en diminuer l’étendue. Il n’a point hésité, quand il l’a fallu, à maintenir toutes les garanties d’ordre public, même au risque de braver cette impopularité qui s’attache assez souvent aux sévérités qui frappent la presse. Un nouveau ministre de l’intérieur, M. Casimir Perier, a porté dans le gouvernement un esprit résolu et ferme en même temps que libéral, très préoccupé, comme il l’a montré récemment, d’introduire dans son administration la simplicité et l’économie. Le gouvernement, en un mot, a fait son devoir de gouvernement autant que les circonstances le permettaient, de telle sorte qu’après ces trois mois, la situation créée à Bordeaux, affermie et régularisée à Versailles, se retrouve telle qu’elle était, avec ses faiblesses et ses difficultés sans doute, mais aussi et surtout avec sa force essentielle qui est dans l’alliance de M, Thiers et de l’assemblée. Cette situation, y a-t-il quelque raison de la changer ? On le voudrait qu’on ne le pourrait peut-être pas, et en l’essayant on s’exposerait au danger de raviver ce sentiment même d’instabilité qu’on chercherait à rassurer. Ce qu’il y aurait de plus désirable, ce serait qu’à côté du pouvoir exécutif il se formât enfin dans l’assemblée ce que nous appellerions une force de gouvernement, une majorité moins mobile, moins flottante, mieux reliée par des habitudes d’action commune. Les élémens de cette majorité existent dans l’assemblée, ils sont dans cette masse sensée, honnête, patriote, libérale, qui se compose d’anciens constitutionnels et de républicains modérés, qui se tient entre tous les camps extrêmes. C’est ainsi, c’est par le concours actif, permanent, de cette majorité et du gouvernement, qu’on arriverait à résoudre toutes ces questions qui sont devant nous et qui se résument dans un seul mot, celui de réorganisation nationale. On ferait la loi militaire, les lois de finances, la loi sur les municipalités, la loi organique des élections ; certes le programme est vaste. La situation générale elle-même prendrait évidemment dans ce travail une fixité croissante. Rien n’empêcherait alors d’en venir à des mesures qui étendraient et régulariseraient les institutions, le renouvellement partiel de l’assemblée, la création d’une seconde chambre. Que les bonapartistes continuent à réclamer leur plébiscite, que les radicaux discutent sur toutes les nuances du droit constituant, pendant que les uns et les autres se livreront à des disputes inutiles, la France marchera, s’organisera avec une patiente résolution. Cela serait peut-être nouveau dans un pays accoutumé jusqu’ici aux coups de théâtre constitutionnels ; ce ne serait pas sans doute moins efficace, ce serait peut-être le commencement d’une transformation de nos mœurs publiques, et dans tous les cas rien ne pourrait affaiblir sérieusement l’autorité d’une semblable politique, puisque ce serait la souveraineté nationale se régularisant, se gouvernant elle-même. Il est vrai que les partis extrêmes seraient toujours fondés à dire que ce n’est pas la vraie souveraineté nationale, puisqu’elle ne donne ni l’empire ni la république radicale ; mais enfin la France pourrait s’en consoler en se sentant revivre après tant de malheurs, et ceux qui auraient conduit cette œuvre simplement, honnêtement, sans usurpations et sans coups d’état, ceuxlà pourraient assurément passer pour des patriotes dignes de l’estime publique. La France a sans doute bien des défauts et a commis bien des erreurs ; elle a tout expié cruellement, et peut-être a-t-elle payé assez cher ses faiblesses passées pour mériter aujourd’hui cette fortune nouvelle, qu’elle ne devrait qu’à ses propres efforts sagement dirigés. Ce n’est pas en France seulement que la vie publique est pleine d’épreuves aujourd’hui. Les crises ne conduisent pas partout aux mêmes désastres heureusement. Les pays les plus favorisés, les mieux accoutumés à la liberté, ne sont pas moins exposés quelquefois eux-mêmes à des secousses, à des coups de vent qui ne sont pas sans péril. Quel est le pays plus paisible d’habitude, plus libre que la Belgique ? Voici cependant que depuis quelques jours tout est en émoi. Le feu est dans le parlement, les manifestations courent les rues, les violences même éclatent, et la foule va briser les vitres de certains personnages à Bruxelles. C’est là vraisemblablement une émotion passagère, peut-être fomentée ou aggravée et exploitée par des agitateurs qui restent derrière le rideau. Il n’est pas moins vrai que les scènes de Bruxelles ont quelque chose de grave, que le caractère même des institutions représentatives y est intéressé, puisqu’il s’agit de savoir si, dans un pays où l’opinion règne en souveraine et peut se manifester en toute liberté par les élections, les pouvoirs publics, qui s’appuient sur une majorité incontestée, doivent fléchir devant les passions d’un moment et les agitations de la rue. Sous ce rapport les scènes de Bruxelles ont une certaine couleur révolutionnaire assez accentuée.

De quoi s’agit-il dans ces troubles ? Par malheur, si l’esprit de parti se mêle à tout, la religion aussi se mêle à tout bien souvent. Elle s’est trouvée mêlée dans ces derniers temps, en Belgique, à une multitude d’affaires de finance et d’industrie dirigées par M. Langrand-Dumonceau. Ces affaires n’ont pas eu de bonheur, elles ont fini par un effroyable cataclysme, et ce qu’il y a de fâcheux, c’est que dans cette débâcle se sont trouvés plus ou moins compromis un certain nombre de personnages considérables du parti catholique, — M. Nothomb, M. Dechamps, M. de Decker, M. Malou, qui avaient accepté d’être les administrateurs de toutes ces entreprises de M. Langrand-Dumonceau. Sans être impliqués dans l’instruction judiciaire qui se poursuit en ce moment, ces personnages n’ont pas moins reçu les éclaboussures de la débâcle. On en était là, lorsque tout récemment le ministère catholique, qui exerce le pouvoir à Bruxelles sous la présidence de M. d’Anethan, a cru devoir nommer gouverneur de la province de Limbourg un des hommes engagés dans les affaires Langrand, M. de Decker. De là tout le bruit. Un ancien ministre libéral, M. Bara, n’a pas manqué de saisir l’occasion pour attaquer le cabinet catholique ; il l’a fait avec âpreté, avec passion. L’émotion a passé immédiatement dans la rue, comme à un mot d’ordre ; les manifestations sont bientôt devenues violentes, et on a fini par réclamer la démission du ministère, qui a pourtant la majorité dans les chambres. Comment sortir de là ? Pour dégager le ministère, M. de Decker s’est décidé à donner sa démission de gouverneur du Limbourg, et cet acte de renoncement a pu jusqu’à un certain point détendre la situation. L’émotion populaire ne semble pas moins persister, et par le fait il y a un véritable conflit entre l’opinion légale, représentée par la majorité parlementaire, et l’agitation de la rue, portant M. Bara sur le pavois. Sans doute le ministère belge a montré peu de tact en choisissant aujourd’hui M. de Decker pour une haute fonction, ce n’était pas le moment ; mais enfin, si le cabinet de Bruxelles en venait maintenant à être obligé de se retirer, quelle serait la situation de M. Bara, qui pourrait être appelé à prendre le pouvoir, puisqu’il a donné le signal du mouvement ? Il entrerait au ministère par la toute-puissance de l’émeute, par une violence faite au parlement. Est-ce bien là le moyen le plus digne, le plus légitime de conquérir le pouvoir, et d’assurer l’intégrité, l’avenir des institutions libérales de la Belgique ?

Les agitations ont cela de triste qu’elles sont le plus souvent infécondes, elles ne profitent ni à la liberté ni à la sécurité d’un pays. Les révolutions se suivent et se ressemblent, elles voient presque invariablement se produire les mêmes choses sous d’autres noms et dans d’autres conditions. Où en est aujourd’hui l’Espagne après toutes les commotions qui se sont succédé depuis la dernière révolution de 1868 ? Il y a un an à peine qu’un nouveau souverain, élu par les cortès, Amédée Ier de Savoie, règne à Madrid, il y a un an qu’on est entré dans la pratique d’un régime qui est un mélange de démocratie et de monarchie. Tout est changé, la dynastie, la constitution, le personnel politique ; il n’y a qu’une chose qui n’a pas changé aussi complètement, c’est l’essence même de la vie publique espagnole, et, à y regarder de près, on pourrait dire que l’Espagne n’est sortie de la crise aiguë en retrouvant une royauté que pour retomber dans une crise chronique, entretenue par toutes les agitations des partis. Le fait est que la monarchie nouvelle n’est pas précisément sur des roses, et que le roi Amédée ne laisse pas d’être embarrassé rien que pour trouver des chambellans ; à plus forte raison est-il dans de singulières perplexités lorsqu’il est réduit à chercher un ministère dans une assemblée où il y a des républicains, des carlistes, des alphonsistes, des progressistes-démocrates ou des démocrates-progressistes, des radicaux enfin de toutes les nuances qui se fractionnent et forment des camps différens. Le roi Amédée s’est tiré jusqu’ici de toutes les difficultés avec beaucoup de tact, en restant strictement constitutionnel, en suivant autant que possible le courant parlementaire tel qu’il s’est manifesté dans le congrès, car le sénat joue en tout ceci un rôle assez effacé. La crise semble se compliquer aujourd’hui et aboutir à une impasse d’où l’on ne pourra peut-être sortir que par une dissolution des cortès, qui ne fera qu’ajouter le danger d’une agitation électorale à l’impuissance des agitations parlementaires.

À vrai dire, c’était assez facile à prévoir. Il arrive au-delà des Pyrénées ce qui arrive à peu près partout après les révolutions. Les vainqueurs se divisent, tandis que les vaincus cherchent à rassembler leurs forces, à se recomposer pour recommencer la guerre. Les vaincus en Espagne, le jour où un nouveau roi montait au trône, c’étaient les républicains, les carlistes, les partisans du prince Alphonse, héritier de la dernière dynastie renversée ; ces divers groupes n’ont pas déserté la lutte et ne laissent pas d’avoir une certaine importance embarrassante dans le congrès. Les vainqueurs, c’étaient les partisans de l’ancienne union libérale, les progressistes, les radicaux, qui avaient fait la révolution de 1868, et qui se ralliaient à la royauté nouvelle. C’est dans ce camp des vainqueurs que la division n’a pas tardé à se mettre. Le premier ministère du roi Amédée arrivant à Madrid était presque naturellement indiqué : il avait pour chef celui qui jusque-là avait exercé la régence, le général Serrano, duc de la Torre. C’était en quelque sorte le premier ban de la révolution ralliée à la royauté, et c’était le plus conservateur des ministères possibles en ce moment. Le ministère du général Serrano, qui a été l’inaugurateur de cette ère nouvelle, tombait faute d’une majorité suffisante dans les cortès, et il était remplacé, il y a quelques mois à peine, par un cabinet radical qui avait pour chef un homme qui a joué un certain rôle pendant la révolution comme président de l’assemblée constituante, M. Ruiz Zorrilla. C’était un pur cette fois. Au premier instant, M. Ruiz Zorrilla s’est donné certes beaucoup de mouvement, et a fait ce qu’il a pu pour entourer le roi Amédée d’une certaine popularité pendant un voyage à travers les provinces espagnoles ; mais il s’agissait toujours de se présenter devant les cortès, et c’est là que la division a éclaté dans le camp du radicalisme lui-même. Le président du conseil, M. Ruiz Zorrilla, a tenu obstinément à faire accepter comme président du congrès M. Rivero, démocrate de vieille date, qui a été un instant ministre de l’intérieur et qui s’est rallié au roi Amédée. Une autre fraction radicale a soutenu la candidature de M. Sagasta, qui a été ministre des affaires étrangères avec le général Serrano. C’est M. Sagasta qui a été élu à quelques voix de majorité, et le cabinet Ruiz Zorrilla a disparu ; il a été remplacé par un ministère dont le chef est l’amiral Malcampo, un officier de marine qui avec l’amiral Topete a eu une certaine initiative dans la révolution de 1868. C’est ce ministère qui dure encore, il est vrai qu’il n’a qu’un mois d’existence.

Pourquoi les radicaux espagnols se sont-ils divisés ? On ne le voit pas bien clairement. Les explications, les manifestes se sont multipliés, et plus on s’est expliqué, plus la division s’est envenimée ; tous les essais de réconciliation n’ont abouti jusqu’ici qu’à une rupture plus éclatante, si bien qu’à tous les partis qui existent déjà en Espagne sont venus s’ajouter deux nouveaux partis, les zorrillistes et les sagastistes. Tout ce qu’on peut distinguer, c’est que M. Sagasta et ses amis inclineraient plus volontiers vers les conservateurs, tandis que M. Ruiz Zorrilla, tout en continuant à se dire dynastique, tient à ne pas se brouiller avec les républicains. Quant à l’amiral Malcampo, il reste en équilibre entre les deux camps avec son cabinet, qui, lui aussi, veut être un cabinet radical et qui acertainement depuis quelques jours l’existence lapluslaborieuse, la plus disputée. Il est appuyé par M. Sagasta et ses amis, il est combattu ou tout au moins fort menacé par les radicaux, dont M. Zorrilla est le général. Ce qui est curieux, c’est que cette guerre contre le cabinet Malcampo ne s’est point engagée directement, elle s’est poursuivie à la dérobée en quelque sorte dans deux discussions d’un ordre presque théorique. La première de ces discussions n’a pas duré moins de trois semaines, elle avait trait à l’Internationale, qui a trouvé des défenseurs dans le congrès espagnol, qui a été aussi fort éloquemment combattue par des jurisconsultes et des orateurs éminens tels que M. Alonso Martinez, M. Rios Rasas, par le gouvernement lui-même. Il s’agissait au fond de savoir si l’Internationale était protégée par l’article de la constitution qui garantit les droits individuels, ou si elle tombait sous le coup des lois pénales ordinaires. Le gouvernement, qui n’admet pas la légalité de l’Internationale, est sorti victorieux de ce premier débat ; il se croyait déjà en sûreté lorsqu’une discussion nouvelle est venue lui ménager un autre piège. Il s’agissait ici encore des garanties individuelles réclamées pour les jésuites et pour la société de Saint-Vincent-de-Paul, qui, au commencement de la révolution, ont été frappés d’un décret de suppression sommaire. Pour le coup, il y a eu une séance des plus vives, qui a duré un jour et une nuit, qui n’a fini qu’à sept heures du matin. Le gouvernement a été battu, et ce qu’il y a de tout aussi curieux que la nature même de ces discussions successives, c’est que dans les deux cas ce sont les conservateurs qui en se déplaçant ont fait et défait la majorité. Ce sont les conservateurs qui ont aidé à la victoire du gouvernement dans le vote sur [’Internationale malgré l’abstention de M. Ruiz Zorrilla et de ses amis, ce sont les carlistes qui en se coalisant avec les républicains ont aidé à sa défaite dans l’affaire des jésuites. Cette fois du moins on croyait en avoir fini avec le ministère, et M. Zorrilla se croyait déjà près de reprendre le pouvoir ; mais ici survenait une péripétie nouvelle. A la fin de cette séance de dix-huit heures qui se terminait par un vote hostile, l’amiral Malcampo se levait tranquillement pour lire un décret de suspension des cortès.

Maintenant qu’arrivera-t-il de toutes ces péripéties parlementaires ? Les dernières discussions ont laissé voir dans le congrès de Madrid un tel morcellement de partis et de telles animosités entre les diverses fractions radicales ou progressistes, qu’il est à peu près impossible de découvrir dans cette confusion les élémens d’une majorité. Il semblerait dès lors que la suspension des cortès dût conduire inévitablement à une dissolution ; mais, s’il y a des élections prochaines, est-ce le ministère Malcampo qui les fera ? Ces élections mêmes, en agitant le pays, ne donneront-elles pas des forces nouvelles aux partis qui ne dissimulent nullement leur hostilité contre la monarchie récemment fondée ? Ce résultat dépendra sans doute de ceux qui les dirigeront. Pour le moment, l’Espagne n’aura pas du moins perdu tout à fait à ces discussions sans issue sur l’Internationale ou sur les jésuites, et même à la suspension des cortès, puisque cette crise parlementaire a brusquement arrêté en chemin un projet qui pouvait porter un rude coup au crédit espagnol. Il ne s’agissait de rien moins que d’établir une taxe de 18 pour 100 sur la rente, sans excepter la dette extérieure. L’Espagne a besoin d’argent pour mettre son budget en équilibre, c’est possible ; mais le meilleur moyen pour elle de s’en procurer n’est point assurément de se fermer les principaux marchés financiers de l’Europe, comme elle l’a fait il y a quelques années. Puisqu’elle s’est donné l’occupation d’une prochaine crise électorale, elle aura le temps de réfléchir et de comprendre que la meilleure économie est celle qui garantit les intérêts, de même que la meilleure politique est celle qui donne la sécurité à un pays fatigué de révolutions,

CH. DE MAZADE.




ESSAIS ET NOTICES.

L’ABOLITION DE L’ESCLAVAGE AU BRÉSIL.

La comtesse d’Eu, régente du Brésil pendant le voyage en Europe de son père l’empereur don Pedro II, a promulgué le 28 septembre 1871 une loi importante en faveur de l’émancipation des esclaves. Sans mettre en liberté immédiatement les 1,500,000 esclaves du Brésil, cette loi fait faire un pas considérable à l’abolition de la servitude dans le dernier et le plus vaste territoire de l’Amérique du Sud où se soit perpétuée l’odieuse institution transportée d’Afrique en Europe et du vieux monde au nouveau par les navigateurs et les souverains portugais et espagnols. Après la guerre du Brésil avec le Paraguay, le comte d’Eu avait déjà eu l’honneur de prononcer l’abolition de l’esclavage dans cette dernière contrée, et son nom demeure ainsi deux fois associé à une si noble entreprise.

L’esclavage n’existe plus au Chili, au Pérou, dans les anciennes colonies séparées de l’Espagne, L’empereur du Brésil, publiquement et constamment favorable à l’émancipation, n’avait pas cessé de seconder le mouvement de l’opinion libérale qui depuis longtemps, à Rio-Janeiro et dans tout l’empire, sollicitait ce grand progrès de la justice et de l’humanité. En 1864, il avait affranchi des esclaves à l’occasion du mariage de la princesse impériale et de la princesse Léopoldine. En 1866, il félicitait les bénédictins qui, dans un chapitre général, avaient déclaré libres tous les esclaves, au nombre de 1,600, appartenant à leur ordre. Il répondait, en 1867, à une adresse pressante du Comité français d’émancipation que la réalisation de ses vœux était juste et n’était plus au Brésil qu’une affaire d’opportunité et de forme, et il accordait la liberté aux esclaves qui prenaient du service militaire. Enfin il avait fait présenter par le président du conseil, le vicomte de Rio-Branco, le projet de loi décisif que les représentans du pays, après une longue discussion, très habilement soutenue par le ministre, notamment à la séance du 14 juillet, ont adopté, et que la comtesse d’Eu vient de promulguer à la date du 28 septembre 1871.

Certes il est glorieux de voir un souverain, un gouvernement, une assemblée, sanctionner ensemble une grande mesure d’humanité malgré la résistance des intérêts contraires ; il est si rare de contempler ici-bas un progrès pacifique de la justice accompli par la force de l’opinion, une action évidente de la religion chrétienne sur la loi opérée par la discussion, que tous les hommes de cœur doivent applaudir à cette loi nouvelle, en remercier les auteurs, et s’associer à la joie des Brésiliens, qui ont couvert de fleurs la tribune de l’assemblée après le vote de cet acte mémorable. Toutefois ne laissons pas aux défenseurs incorrigibles de l’esclavage le droit de dire que l’ordre social et l’agriculture sont mis en péril ; ne laissons pas non plus aux approbateurs un peu trop optimistes de la loi du 28 septembre l’illusion de croire que tout est fait, que l’esclavage est réellement aboli, et que le régime nouveau concilie merveilleusement les intérêts de la propriété et les principes de la justice. l’Anglo-Brazilian Times du 3 octobre appelle la loi la grande charte de la liberté ; c’est beaucoup dire. Il était impossible de demeurer dans l’état actuel, mais on n’en est sorti qu’à moitié. La loi nouvelle était nécessaire, mais elle est incomplète et inconséquente, voilà la vérité, et nous ne sommes pas surpris des réclamations de l’Anti-slavery society de Londres, composée des plus anciens avocats des pauvres esclaves, trop expérimentés pour se payer de promesses et de mesures incomplètes. Remercions ceux qui ont soulevé à demi un poids séculaire de barbarie, et hâtons-nous de leur demander d’aller plus loin, de leur prédire que, s’ils n’y sont pas disposés, ils y seront contraints. Grâce à Dieu, la justice longtemps violée, dès qu’elle est reconnue, s’impose comme la logique, et les sociétés sont forcées d’en satisfaire jusqu’au bout les nobles exigences.

Le régime social et économique flétri, frappé, à moitié détruit par la loi actuelle, est jugé par les dispositions mêmes de cette loi ; il n’est pas un article qui, en prescrivant une réforme, ne constate un abominable abus. L’opinion européenne sera stupéfaite d’apprendre qu’une loi ait été nécessaire en 1871 pour ordonner ou pour interdire au Brésil des choses que la plus simple morale impose dans tous les pays civilisés. Ainsi l’article 8 prescrit le recensement de tous les esclaves sous peine d’amende contre les maîtres qui dissimulent par fraude leur existence ou la naissance de leurs enfans, et contre les curés qui omettraient de tenir note de la naissance ou de la mort des personnes de condition servile. Donc on laissait presque partout naître ou mourir ces malheureux, comme les chevaux ou les bœufs, sans prendre la peine de constater qu’ils entraient en ce monde ou qu’ils en sortaient. — L’article 4, § VII, défend de séparer par une vente le mari de la femme ou les enfans au-dessous de douze ans de leur mère; donc cette infâme séparation était quelquefois pratiquée. La loi permet encore, en cas de partage de succession, de vendre la famille et de s’en diviser le prix. Vendre une mère et ses enfans, toucher le prix de la vente d’un homme, cela sera donc encore permis !

Ajoutons à ces indications significatives tirées de la loi elle-même le fait capital qui ressort de tous les documens produits dans la discussion. Le président du conseil, M. de Rio-Branco, a estimé à 1,500,000 le nombre des esclaves du Brésil. Or, d’après les travaux remarquables de MM. Pereira da Silva, Ferreira Soares et Perdigao Malheiro, il y avait environ 2,200,000 esclaves en 1851, époque à laquelle la traite des nègres africains, proscrite par les lois, fut enfin réellement arrêtée. Déjà, pendant la durée de cet abominable trafic, il avait été constaté, de 1818 à 1845, que l’importation énorme des esclaves ne suffisait pas à remplir les vides causés par la mort, et depuis lors le faible chiffre des affranchissemens volontaires n’explique point la rapide réduction du chiffre des esclaves de 2,200,000 à 1,500,000, réduction que tous les témoignages attribuent à une effrayante mortalité. Dans un mémoire communiqué en 1870 à l’Institut de France, M. de Gobineau, ministre de France au Brésil, prévoyait que l’esclavage s’éteindrait promptement par l’extinction de la race servile elle-même. Ainsi l’esclavage, qui dans l’opinion de ses apologistes était destiné à peupler des terres inhabitées et à conserver en la civilisant la race africaine, aboutit à la mort rapide et à la dépopulation. Il est bien connu, et cette expérience est faite au Brésil comme ailleurs, que cette institution entretient en outre l’agriculture dans la routine et la société des maîtres dans la paresse et la corruption. Destruction des noirs, corruption des blancs, mauvaise exploitation du sol, tels ont été partout, tels sont au Brésil, les résultats funestes, inévitables, de l’esclavage, il faut le dire et le redire sans cesse à ceux qui vont supporter les maux d’une transformation devenue nécessaire, qui ne manqueront pas de regretter, d’exalter, de peindre sous les plus fausses couleurs le prétendu régime patriarcal dont ils avaient les bénéfices si chèrement achetés.

Par bonheur, le Brésil ne présente pas seulement la preuve des ravages du travail forcé; il offre aussi, comme contre-épreuve, le spectacle des progrès du travail libre. Sur cette terre comblée de biens par le Créateur, au fur et à mesure que le nombre des esclaves diminuait, le chiffre des importations et des exportations augmentait, parce que les propriétaires intelligens, sous la vive impulsion du gouvernement, ont introduit des machines, payé des ouvriers libres, amélioré les procédés de culture et les voies de communication. Il y a déjà près de 1,000 kilomètres de chemins de fer au Brésil, reliant les grandes villes au centre ou à la mer. Sur les 1,500,000 esclaves actuellement vivans, 400,000 environ sont agglomérés dans la province de Rio-Janeiro, et un grand nombre dans les villes à l’état de domesticité, 280,000 restent encore dans la province de Bahia, 250,000 dans celle de Pernambuco, 160,000 de Minas, 75,000 de Saint-Paul; le reste est épars dans les autres régions. L’extrême nord et l’extrême sud de l’empire n’en contiennent presque plus. Les provinces d’où les esclaves ont été emmenés vers le sud ont vu leurs produits augmenter; on peut citer Para, dont les exportations ne cessent pas de s’accroître, et surtout Céará. Le président de cette province affirme, dans un rapport de 1866, que plus de 4,000 esclaves ont été vendus pour d’autres contrées de l’empire depuis 1854, et que les recettes de sa province ont quadruplé pendant la même période, bien que la capitale de Céará soit située à 3 degrés au sud, et que la contrée soit ordinairement désolée par la chaleur et la sécheresse[1]. Les tableaux statistiques de M. Ferreira Soarez établissent les proportions suivantes pour toute l’étendue de l’empire du Brésil :


Nombre des libres. Nombre des esclaves. Chiffre des exportations.
1818 1,887,000 2,000,000 50,000,000 fr.
1866 9,800,000 1,500,000 250,000,000 fr.

Il est ainsi mathématiquement démontré que, selon la parole de Montesquieu, la richesse est proportionnelle à la liberté, et l’intérêt finit par parler la même langue que la morale. Cette grande leçon, déjà donnée par l’histoire de l’Europe ancienne et moderne, je l’ai retrouvée écrite dans l’histoire de l’esclavage et de l’émancipation sur tous les points du monde, aux États-Unis, à la Jamaïque, à Cuba, à la Guyane, enfin au Brésil. Sans doute, on ne passe pas de l’injustice à la justice, d’un régime enraciné dans les mœurs à un état nouveau, du travail forcé sans salaire au travail libre salarié, sans des embarras, des pertes et des efforts. C’est pourquoi la loi brésilienne hésite, ajourne, s’efforce de tourner les difficultés, et de suivre le programme tracé en ces termes à la commission parlementaire : « arriver à l’extinction de l’esclavage sans causer de préjudice à la propriété et sans nuire à l’agriculture. » Un problème posé dans ces termes contradictoires n’est pas susceptible d’une solution absolue. Examinons les demi-solutions contenues dans la loi brésilienne.

La liberté immédiate n’est accordée (art. 6) qu’aux esclaves de la nation, que l’on suppose être au nombre de 1,650, aux esclaves de la couronne, aux esclaves des successions en déshérence et aux esclaves abandonnés par leurs maîtres. Ces affranchis sont d’ailleurs placés pendant cinq ans sous la surveillance du gouvernement, et forcés de travailler dans des établissemens publics, s’ils ne s’occupent pas librement. Il est créé par l’article 3 un fonds d’émancipation, composé d’une taxe sur la propriété et la vente des esclaves, du produit de six loteries annuelles, d’amendes, de dons, souscriptions et legs, enfin de crédits votés sur les budgets généraux ou locaux. On affranchira, chaque année, autant d’esclaves que le permettront les sommes disponibles de ce fonds d’émancipation. L’article à reconnaît à l’esclave le droit de s’affranchir lui-même en se composant un pécule de ce qu’il pourra gagner ou recevoir, et en payant le prix fixé par arbitrage, s’il ne peut être établi de consentement mutuel. Les affranchissemens volontaires sont déclarés (§ VI) exempts de tous droits. Les procès auxquels peuvent donner lieu les affranchissemens sont jugés sommairement (art. 7), et avec appel d’office, quand la décision est contraire à l’esclave. Le gouvernement autorise des sociétés d’émancipation, instituées pour affranchir les esclaves, élever et patronner les affranchis, particulièrement les enfans, sociétés soumises elles-mêmes à la surveillance du juge des orphelins, magistrat qui remplit au Brésil le rôle assigné dans notre législation aux juges de paix vis-à-vis des mineurs et des absens.

Enfin l’article le plus important de la loi, l’article 1er , déclare libres les enfans à naître de la femme esclave depuis le 28 septembre 1871 ; mais il place ces enfans sous l’autorité des maîtres de leurs mères, à la condition d’en prendre soin jusqu’à l’âge de huit ans. À cet âge, le maître a le choix de déclarer s’il entend utiliser les services du mineur jusqu’à vingt et un ans, ou s’il préfère le céder à l’état, qui lui paie une indemnité de 600,000 reis (1,800 fr. environ), et place l’enfant affranchi, jusqu’à vingt et un ans, soit dans les établissemens publics, soit sous la tutelle des sociétés autorisées, qui doivent l’élever, le louer ou l’employer, lui constituer un pécule, et lui trouver à la fin de la période de patronage une situation convenable. À vingt et un ans, tous les enfans qui vont naître à partir de la loi seront entièrement libres, et la servitude ne dépassera pas une génération.

En résumé, l’esclavage au Brésil n’est pas aboli ; il est condamné, ébranlé, adouci, borné. Il ne naîtra plus un seul esclave sur la terre brésilienne, c’est là le fait capital ; mais les 1,500,000 pauvres gens qui sont en ce moment esclaves, maris et femmes, vieillards, jeunes gens, petits enfans, nés pour leur malheur avant l’aurore du 21 septembre, demeurent esclaves. Ils peuvent compter sur la liberté, comme sur un bon numéro de loterie, par suite des facilités de la loi nouvelle, et travailler, redoubler d’efforts, les yeux fixés vers cette espérance. Du moins tous les enfans que le ciel leur enverra désormais seront libres de droit, mais de fait encore esclaves, ou, si l’on veut, encore serfs pendant vingt et un ans.

Les calculs sur la mortalité et sur le chiffre probable des affranchissemens ont permis d’affirmer dans la discussion que l’esclavage tout entier serait à son terme à peu près au bout de ce nombre d’années. Ainsi la loi du 28 septembre fait de la servitude une sorte de concession temporaire des services de 1,500,000 âmes avec amortissement par voie de tirage au sort et de rachat, à peu près comme une concession de chemin de fer. Elle indemnise les maîtres par la prolongation du droit de jouir des affranchis.

Ce régime intermédiaire ne durera pas. Ni la propriété ni la liberté ne sont complètes, mais la propriété est condamnée comme injuste, la liberté est proclamée comme juste. La justice tuera l’injustice, et il va se livrer un combat sourd, puis bientôt éclatant, entre l’injustice encore appuyée sur la loi et la justice appuyée sur l’opinion. La victoire sera du côté de la justice. On ne pourra supporter de voir des enfans libres et leurs mères esclaves, des hommes affranchis par l’état au milieu d’autres hommes demeurant captifs. La pensée, l’espoir, la volonté de devenir libres, vont se répandre et fermenter dans tous les groupes d’Africains. Bientôt les maîtres intelligens et prévoyans préféreront organiser le travail libre, et ils compteront plus sur le salaire que sur la loi pour s’assurer des ouvriers. L’exemple des colonies anglaises est dans toutes les mémoires. L’Angleterre avait voulu essayer d’un régime graduel d’apprentissage; avant la fin, tout le monde, maîtres et esclaves, en avait assez, et la liberté complète fut proclamée aux colonies avant d’avoir été décrétée par la métropole. Le Brésil doit s’attendre à cette conséquence irrésistible de la loi actuelle, et pourquoi la redouter?

Ceux-là doivent craindre l’abolition immédiate de l’esclavage qui ont maltraité leurs esclaves, les laissant dans l’ignorance et l’abrutissement. Il n’y a pas à en douter, les affranchis de ces maîtres-là refuseront le travail, et retourneront à la vie sauvage dans les vastes espaces du Brésil ; mais il y a des maîtres très nombreux qui se sont fait aimer, qui ont assuré à leurs esclaves l’instruction chrétienne et la vie de famille. Rien à craindre dans les plantations où de pareils traitemens ont préparé les enfans de l’Afrique à l’usage raisonnable de la liberté. Je ne connais pas d’histoire des races humaines où la logique ou plutôt la force secrète de la justice cachée au fond des choses par une main sage et bonne se montre et se déploie plus clairement que dans l’histoire des races serviles. Le bien engendre le bien, le mal ne produit que le mal, le passage du mal au bien s’accomplit par une peine. Le Brésil recueille et recueillera exactement ce qu’il aura semé. Ce sont là les axiomes de la loi morale, gravés dans l’histoire et inscrits dans l’Évangile, que M. de Rio-Branco, à la fin de son discours éloquent, appelle le Code des codes. Ils prévaudront sur les expédiens, les transactions et les atermoiemens de la loi civile.

Disons-le à l’honneur du Brésil : le gouvernement et l’opinion sont unanimes pour travailler à l’extinction de la servitude. Des travaux importans, depuis les anciens écrits de l’évêque Continho, du marquis de Queluz, de César Burlamaque, jusqu’aux livres plus récens de Tavares Bastos, de Perdigao Malheiro, ont éclairé tous les esprits sur l’illégitimité de la servitude. Les journaux les plus répandus, notamment le Jornal de Commercio, le Correio mercantile, l’Anglo-Brazilian Times, ont favorisé avec persévérance le mouvement abolitioniste. Des sociétés ont été fondées pour hâter l’émancipation, de grands exemples ont été donnés par des propriétaires généreux. L’empereur, ses filles, leur gouvernante, Mme la comtesse de Barral, qui vient de se montrer si généreuse encore envers les victimes de la guerre en France, les ministres Abrantes, Zacharias, Galvao, Pereira da Silva, Vasconcellos, Lobato, sont à la tête de cette grande réforme depuis plusieurs années, et c’est à bon droit que le ministre actuel des affaires étrangères, M. Correia, en transmettant la loi du 28 septembre à tous les agens diplomatiques, a pu écrire : « L’institution de l’esclavage est maintenant condamnée par toutes les consciences, et il n’y a divergence que sur les moyens de l’abolir. » Que les avocats de la liberté ne cessent pas de réclamer, d’insister, et la réforme commencée sera promptement accomplie avant le terme fixé par la loi. Ce n’est pas le gouvernement qui y mettra obstacle.

Il ne reste plus que l’Espagne, parmi les nations civilisées, qui conserve des esclaves à Cuba et à Porto-Rico malgré les promesses de la loi, et, spectacle bien singulier, malgré les sollicitations des colonies. Les habitans de Cuba, de l’île toujours fidèle, mettent en ce moment une sorte de scrupule à ne pas répéter leurs vœux, de peur d’entraver par une complication inopportune la difficile pacification de la colonie ; mais il n’y a pas un mois que les nouveaux députés de Porto-Rico, enfin admis aux cortès, ont déposé un projet et ont adressé au roi, dans une audience solennelle, par l’organe de M. Acosta, la demande de l’abolition immédiate de l’infâme institution qui tient encore en servitude dans leur île, 32, 000 noirs au milieu de 650,000 habitans, voués sans difficulté au travail libre. L’Espagne, la première à renouveler l’esclavage dans l’histoire moderne, sera la dernière à effacer cette souillure, mais ce sera certainement, bon gré mal gré, à bref délai. Qui sait ? l’abolition de l’esclavage dans le monde chrétien, réclamée il y a cinquante ans par quelques hommes de cœur obstinés que l’on était bien près de trouver ridicules, sera peut-être à la fin du XIXe siècle le seul triomphe complet, la seule gloire sans ombre et sans reproche, de notre génération agitée.


AUGUSTIN COCHIN, de l’Institut.

THÉÂTRE DE L’ODÉON. — La Baronne, drame en quatre actes.


Nous n’en avons pas fini avec les courtisanes au théâtre ; il était cependant permis de croire que celui-ci tiendrait à honneur de se rajeunir, de se réformer du moins. Soit que les auteurs dramatiques ne veuillent pas perdre les travaux qu’ils avaient sur le chantier, soit que la matière ne leur paraisse pas épuisée, ils nous ramènent aux mêmes sujets. Ne voient-ils donc pas que ces objets misérables de leurs prédilections se ressemblent tous?

Il n’est pas impossible que les auteurs de la Baronne aient cru faire un ouvrage intéressant, lorsqu’ils ont imaginé de peindre les scélératesses dont une femme de mauvaise vie est capable. Ils n’ont pas songé qu’ils élevaient cette créature à la hauteur du drame. Est-il suffisant de ne pas prétendre nous faire verser des larmes sur un personnage de cette espèce? Au théâtre, il ne mérite pas même notre haine; il est réservé au ridicule et à la satire. Notre haine, nous la gardons pour ceux à qui nous voulons bien faire cet honneur; mais quelle étincelle de dignité violente peut rester dans celle qui fait de sa personne métier et marchandise? Bien plus, nous ne savons s’il y a en elle l’étoffe nécessaire pour faire une grande coupable. Ceux qui la produisent de nouveau sur la scène ont dû sentir, nous le sentons trop nous-mêmes, combien il est difficile de faire parler et agir une femme qui n’a pas d’âme. Souvent quand elle devrait dire des choses terribles, elle en dit de rebutantes; des mois ignobles, bon gré mal gré, se font place là où devraient retentir des mots tragiques. « Cela m’a fait chaud dans les cheveux! » voilà pour exprimer la crainte une forme de langage qui montre à quel point ils ont dû faire violence à leur goût, aux habitudes du drame, à celles du public, sans parler de la langue française. Plus il faut de ces mots-là pour peindre au naturel la baronne équivoque, Mme Édith, veuve d’un officier allemand (elles le sont toutes depuis Lésage), plus ces sortes de rôles sont incompatibles avec le genre sérieux.

La première partie du drame s’engage avec des scènes assez folâtres et tourne au sérieux sans succès, laissant au spectateur la présomption assez forte d’un échec. En effet, des témoignages d’improbation commencent à se faire entendre dès la fin du deuxième acte; cette sévérité est parfaitement justifiée.

On s’amuse d’abord à Wiesbaden, dans une ville d’eaux, où s’abattent des oiseaux de proie de diverse nature, les joueurs et les aventurières, ondines de ces fontaines qui ne vous renvoient jamais plus riche et pas toujours bien portant : il y a aussi des honnêtes gens qui servent de point de mire aux entreprises des précédens. Le tableau n’en est pas neuf: que de villes de bains nous connaissons déjà! que de peintures de la roulette ! Et cette baronne adultère par cupidité, combien de fois nous l’avons rencontrée! car de trahir un amant ou un mari pour échapper à la gêne, de se marier, quoiqu’on vive en femme libre, ou de se démarier tous les jours, quoiqu’on demeure épouse, le tout pour avoir beaucoup d’argent, la différence importe assez peu. Un des auteurs s’est apparemment souvenu de ses Lionnes pauvres, à moins que son collaborateur ne lui en ait épargné la peine. Tous deux peut-être auraient dû se rappeler que déjà, dans le Mariage d’Olympe, un gentilhomme avait tué celle qui fait la honte de sa famille; seulement ce n’est pas le mari, mais un oncle qui se charge de l’exécution. Changer un coup de pistolet en strangulation n’est pas se mettre en grands frais pour trouver un dénoûment : il y a progression, je l’avoue, mais non dans l’art. Enfin aucun des deux ne peut avoir oublié, l’un pour l’avoir vu sur la scène, l’autre pour l’avoir lu au moins dans une bibliothèque, l’exposition de Turcaret. Il y a là une baronne équivoque également, veuve aussi d’un officier allemand, qui s’entretient avec sa suivante sur les deux amans qu’elle favorise, celui qui plaît et celui qui finance. C’est de point en point l’exposition de la pièce nouvelle, et l’on a pu croire un instant que les auteurs avaient emprunté le cadre de Lesage pour y mettre une esquisse de mœurs modernes. Le premier acte est d’ailleurs assez divertissant, et, comme l’agrément des mots et des tirades n’y fait pas défaut, on ferme les yeux sur la débonnaireté du barbon, du père de famille, du gentilhomme aussi riche que titré, qui met aux pieds d’une inconnue, d’une femme qui reçoit des cadeaux, ses armoiries, son château, son hôtel et même sa fille : peut-être faut-il savoir gré de cette indulgence à Geffroy, qui soutient ce rôle à force de noblesse.

Malheureusement le second acte, tournant au drame trivial et vulgaire, annonce bien vite quel sera l’ordre des conceptions, et, je le crains, le sort de la pièce. La prétendue baronne est devenue comtesse authentique; elle sort à peine avec le comte de l’église où ils viennent d’être mariés, que l’amant reparaît, La misérable s’agenouille devant son mari, ce qui, à notre avis, est plus révoltant que l’orgueil et le défi dans une telle personne. La génuflexion, dans ce cas, n’est permise qu’à Fernande, élevée dans l’opprobre, victime de son dévoûment pour sa mère, et pure au moins de tout mensonge. La pièce nous semble assez près de sa chute, lorsque le troisième acte, qui est construit avec une adresse relative, vient la relever au moins pour un temps.

Un beau matin, à l’heure du réveil, on aperçoit des pas dans la neige : la comtesse de Savenay n’a pas attendu de longs jours pour rendre à son amant les droits qu’elle lui réservait dès le principe; elle l’a reconduit jusqu’à la porte de son appartement sous les yeux du public, qui garde le silence, étonné sans doute d’une si belle audace. Nous n’insistons pas sur cette grosse inconvenance théâtrale, trop théâtrale même. Nous ne parlons pas non plus de ces pas dans la neige, moyen renouvelé d’Éginhard. La comtesse, trop amoureuse pour être si cupide, et trop cupide pour être si amoureuse, se tire d’embarras comme elle peut avec son mari, en disant qu’elle s’est promenée elle-même, apparemment pour goûter le frais du matin. Jusque-là, rien de bien habile assurément ; mais Mme de Savenay a vu le visiteur nocturne, l’amant, qui n’est autre que M. Yarley, le médecin qui soignait son père à Wiesbaden. Rien de plus naturel que la visite d’un médecin à une telle heure, et l’on sait gré aux auteurs d’avoir trouvé un témoin à la fois si candide et si facile à tromper ; on leur sait gré d’avoir sauvé par cette invention l’innocence de la jeune fille, tout en faisant de ses paroles la preuve accablante pour le malheureux comte. Celui-ci peut encore garder pour lui le secret de son déshonneur ; mais le silence même dont il couvre l’ignominie de l’infâme créature est la cause de sa perte.

Lorsque sa colère éclate et qu’il menace de tuer cette femme indigne, sa juste indignation passe pour de la folie. Plus il redoublait de prévenances avant de connaître son passé, plus il l’entourait de respect affecté après qu’il est désabusé, plus ses paroles et ses actions présentes semblent la marque de la démence. Il est la victime des précautions qu’il a prises pour sauvegarder son nom. Précautions tardives ! le bonhomme ne songe à garantir son honneur que lorsque le mal est fait ; mais ne demandons pas à cette pièce ce qu’elle contient le moins, les bienséances morales. Il n’en est pas moins vrai que la folie apparente est bien amenée, et c’est ce qui a sauvé le drame de la ruine immédiate. Ne parlons pas du quatrième acte, où le prétendu fou s’échappe de sa geôle et vient étrangler celle qui l’a fait enfermer. Les violences de la scène finale sont la terminaison logique d’un drame dont les auteurs n’ont mis leur confiance que dans un enchaînement de circonstances plus ou moins bien groupées. Nous reconnaissons sur quelques points l’habileté des auteurs ; nous contestons absolument celle du personnage principal qui semble tenir tous les fils de l’action, et qui s’expose à les rompre à chaque instant par ses imprudences, par ses effronteries, par ses grossièretés. On dirait que les auteurs lui ont donné ces façons d’agir et de parler pour amuser une certaine partie du public et qu’ils se sont chargés de retenir l’autre partie en piquant sa curiosité par le détail de la charpente. Ni l’un ni l’autre de ces deux buts ne nous semble atteint. Il convient désormais de puiser à d’autres sources. Si le drame veut revivre, il faut qu’il renonce à l’héritage de la mauvaise comédie, non moins qu’à son propre goût pour les complications purement matérielles.


LOUIS ÉTIENNE.

C. BULOZ.

  1. Rapport de M. Taunay, ancien consul de France à Rio-Janeiro, 1867.