Chronique de la quinzaine - 14 décembre 1877

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Chronique n° 1096
14 décembre 1877


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 décembre 1877.

Que faut-il donc croire et de quel côté faut-il chercher la lumière dans cet amas de contradictions, de confusions, de ténèbres dont nous avons marché trop longtemps environnés? Où prétendait-on nous conduire avec ces guerres de pouvoirs, ces conflits arbitraires, ces résistances incohérentes, ces ministères faits et défaits dans l’ombre des conciliabules anonymes? Quel mauvais destin s’est acharné sur une nation paisible qui n’a rien fait pour mériter d’être ainsi traînée à travers les hasards les plus redoutables ?

Non, en vérité, même pour un pays qui a connu bien des épreuves de toute sorte, qui a couru bien des aventures, il n’y eut jamais rien de plus bizarre, de plus triste et de plus humiliant à la fois que ce qui s’est passé depuis six mois, surtout depuis six semaines. Car enfin, voilà la monotone et cruelle existence faite à une grande nation qui aurait droit à plus de respect! Depuis les élections et plus encore depuis la réunion du parlement, on a tenu la France dans l’attente de toutes les surprises et même de toutes les extrémités; on l’a soumise à ce régime étrange d’une incertitude chronique sur ses propres destinées. La France en était là vraiment : elle ne savait plus le soir ce qu’elle deviendrait le lendemain, si elle aurait un gouvernement ou quel serait ce gouvernement; elle a été réduite à recueillir les échos de ce qui se passait à l’Elysée ou dans un couloir de parlement, à se demander si elle échapperait à une dissolution nouvelle de la chambre des députés, à un coup d’état ou au refus du budget, et si elle ne reviendrait pas brusquement, comme on s’est plu à le dire, à « l’état de nature » par la suspension de toute vie régulière. Depuis deux mois, cette situation se prolonge, et pendant ce temps tout languit et s’énerve; la défiance se propage, le sentiment de la sécurité s’altère, la fortune publique est attaquée dans sa source. De toutes parts s’élève le cri du commerce paralysé, de l’industrie en souffrance, des intérêts méconnus, du travail exténué. De toutes parts aussi se forme une conscience publique de plus en plus pressante, impérieuse, demandant à quoi tiennent ces impossibilités, où est la raison sérieuse de ces conflits obstinés et irritans, comment il se fait qu’un pays qui n’aspire qu’à vivre, qui a des lois, des institutions et qui s’y soumet, peut être conduit à des alternatives violentes qu’il désavoue d’avance par sa sagesse.

S’il y a une chose évidente, en effet, c’est que, depuis le commencement jusqu’à la fin, cette crise qui vient de se dérouler, dont la société française tout entière est ébranlée, ne répondait à rien, ni à quelque danger imminent, ni à des alarmes plus ou moins sincères des intérêts conservateurs, ni à un mouvement quelconque d’opinion dans le pays. Tout au contraire : il y a dans le pays un tel besoin d’ordre, de paix et de vie régulière, qu’il est visiblement porté à répudier toutes les agitations et les excitations, sous quelque forme ou sous quelque drapeau qu’elles se produisent. Il ne demande qu’à être respecté et ménagé dans son existence laborieuse ; au point où il a été conduit par d’effroyables catastrophes, il craint surtout de nouvelles aventures extérieures ou intérieures. La république constitutionnelle, telle qu’elle a été organisée, a en pour lui ce caractère et ce mérite de lui offrir une transaction acceptable pour tous, un régime de modération allant les garanties conservatrices les plus sérieuses à des prérogatives de liberté parlementaire qui n’ont certes rien d’excessif, qui ne dépassent pas ce qui existe dans toutes les monarchies constitutionnelles. Avec ce régime sincèrement, loyalement pratiqué, sans passion de parti, sans esprit d’exclusion, dans l’intérêt du pays, tout était possible et tout reste encore possible.

Où donc était la nécessité de violenter ce régime dans ses premiers pas, et, sous prétexte de se prémunir contre des agitations et des dangers qui n’avaient rien de menaçant, de déchaîner des agitations immédiates, d’engager un combat à outrance qui ne pouvait avoir d’autre issue qu’une défaite humiliante ou une victoire périlleuse? Les hommes audacieux et subtils qui ont pris la direction de l’entreprise, qui en gardent la responsabilité, croient sans doute avoir tout dit quand ils ont essayé de prouver qu’ils sont restés dans les strictes limites du droit constitutionnel, qu’ils n’ont touché à aucune loi. Il se peut que rigoureusement ces habiles politiques aient su jouer avec la légalité de manière à la tourner et à l’éluder sans la violer ouvertement; mais c’était assurément une étrange interprétation de se servir des lois contre les lois, de chercher dans les institutions de la rt-publique un moyen d’assurer le triomphe de tous les ennemis de la république, d’abaisser les plus simples règles du régime parlementaire devant une autocratie présidentielle ou ministérielle impatiente de conquérir le pays, malgré lui et au besoin contre lui. Voilà ce qu’on a fait depuis six mois! C’est du moins ce qu’on a tenté sans pouvoir réussir, sans arriver à enlever l’opinion ! Et puisqu’on n’avait pas réussi, puisqu’on avait adressé un appel inutilement désespéré au suffrage universel, puisqu’on était vaincu par le scrutin qu’on avait ouvert de ses propres mains, qu’y avait-il de plus simple, à ce moment encore, que de se soumettre à une défaite aussi évidente et de rentrer franchement dans la pratique du régime constitutionnel? On le pouvait, c’était une dernière ressource, et une résolution spontanée, prévoyante, adoptée à propos, aurait eu l’avantage de montrer que, si on avait pu se méprendre, on s’était trompé en toute loyauté, sans prétendre se dérober à la puissance du verdict populaire qu’on avait provoqué. Accompli de bonne grâce et sans subterfuge, cet acte pouvait détendre aussitôt la situation; mais au contraire, c’est précisément alors, c’est sous le coup du scrutin du 14 octobre que la crise a pris son caractère le plus aigu, le plus énigmatique et le plus redoutable, parce qu’il a été clair qu’une pensée de résistance et de combat survivait à tout et restait entière même en face du vote récent du pays. C’était la lutte d’un dessein obscur, inconnu, contre une manifestation de la volonté nationale, contre l’autorité d’un parlement qui revenait à Versailles avec un mandat renouvelé, avec l’ardeur des passions qui venaient de se déployer dans les élections. C’était la persistance périlleuse et inquiétante d’une politique qui désormais se raidissait vainement contre l’inexorable nécessité, qui ne pouvait qu’aggraver la crise sans avoir les moyens de la dénouer, et en réalité cette politique n’a pas plus réussi au lendemain des élections qu’avant le scrutin. Elle n’a eu d’autre résultat que de prolonger une épreuve de plus en plus pénible, et on peut dire qu’elle a trouvé comme un dernier châtiment, comme une dernière expiation dans les troubles qu’elle a suscités, dans les impossibilités qu’elle a accumulées, dans la situation fausse où elle a placé M. le président de la république, demeuré l’image vivante de toutes les perplexités, au milieu des insaisissables conflits d’influences engagés autour de lui.

Qu’est-il arrivé en effet durant cette dernière période? On dirait que tous les efforts se sont réunis pour entretenir cette pensée de combat que les élections n’avaient pu abattre, pour empêcher la seule solution légitime et sensée, pour compromettre M. le président de la république dans une série de tentatives nécessairement impuissantes, si elles ne devenaient pas violentes. Depuis deux mois, M. le président de la république se débat au milieu de toutes ces luttes obscures, incohérentes, poursuivant toutes les combinaisons, passant par toutes les péripéties intimes auxquelles on le soumet, allant d’un ministère à un autre ministère, et en vérité, si dans tout cela il y a un homme à plaindre, nous serions tenté de le dire, c’est le chef d’état livré aux assauts incessans des passions redoutables, des influences dangereuses qui épient ses hésitations. Que M. le maréchal de Mac-Mahon ne soit point insensible à ce qu’il y a de pénible dans la situation qu’il s’est un peu faite lui-même sans doute, mais qu’on a surtout aggravée en l’engageant au-delà de toute mesure, c’est assez apparent. On le distingue à son accent dans les entrevues récentes qu’il a eues avec des sénateurs, des députés républicains qui sont allés lui porter les doléances du commerce et de l’industrie des contrées qu’ils représentent. C’est l’accent sincère, ému, perplexe, d’un homme qui veut le bien, qui l’entend peut-être un peu à sa manière, et qui ne serait pas fâché surtout de voir clair dans une de ces crises qu’il est plus facile de déchaîner que de dominer. Le malheur de M. le maréchal de Mac-Mahon, c’est de s’être trop laissé répéter et d’avoir peut-être fini par croire qu’il est au pouvoir pour un parti, pour certaines opinions, qu’il a reçu une mission particulière en dehors ou au-dessus de la constitution, qu’il se doit à lui-même, qu’il doit aux engagemens dont on le trouble, de revendiquer une autorité privilégiée, un droit personnel au nom duquel il pourrait tenir tête à tous les autres pouvoirs. C’est l’explication de ses anxiétés d’esprit, de ses contradictions, de ses brusques oscillations entre toutes les influences, lorsqu’il n’aurait dû jamais consulter que sa loyauté, la gravité des circonstances, et son devoir de chef constitutionnel disposé à se plier, sans s’abaisser en aucune façon, aux règles parlementaires.

Au fond, dès le premier instant, il n’y avait évidemment pour M. le maréchal de Mac-Mahon que deux solutions possibles. L’expédient du cabinet d’affaires du 23 novembre était trop tardif et se produisait sous une forme trop insuffisante pour avoir un caractère sérieux. Ce malheureux cabinet n’a été, il ne pouvait être qu’un intermède, et il a duré beaucoup, puisqu’il a vécu vingt jours! En dehors de cet expédient, nécessairement effacé et éphémère, M. le président de la république n’avait à choisir qu’entre deux combinaisons. En réalité, c’est entre ces deux combinaisons que la lutte est engagée depuis un mois, ou, pour mieux dire, la seule question agitée depuis les élections a été celle de savoir si on aurait un ministère régulier, parlementaire, représenté par M. Dufaure, ou si on reviendrait à un cabinet de la droite, à la politique de résistance et de combat, avec toutes les chances qui s’attachaient fatalement à une telle décision. Jusqu’à la dernière heure, M. le président de la république est resté visiblement livré à toutes ses perplexités, à toutes ses hésitations. Après avoir appelé une première fois, il y a huit jours, M. Dufaure, après avoir paru s’entendre avec le plus éminent et le plus respecté des hommes du parlement, M. le maréchal de Mac-Mahon s’est arrêté tout à coup. Un malentendu a éclaté brusquement, même un peu trop brusquement, au sujet du choix du ministre des affaires étrangères, du ministre de la guerre et du ministre de la marine que le chef de l’état revendiquait comme un privilège personnel. C’était le droit parlementaire remis en question, tout se trouvait plus que jamais compromis. Peut-être aussi la difficulté a-t-elle été aggravée par la divulgation hâtive du conflit, par une de ces notes qu’on a trop pris l’habitude de publier comme les bulletins compromettans de la triste bataille engagée sous nos yeux. Toujours est-il que M. le président de la république, croyant avoir reconquis sa liberté, s’est tourné vers M. Batbie, qu’il a chargé du soin de lui former un ministère. Quel ministère était possible dans ces conditions, avec la chance de se heurter dès le premier jour contre le parlement? M. Batbie a eu certes l’occasion de faire de la diplomatie, ne fût-ce que pour rassembler des collègues qui fuyaient sous sa main, et son odyssée ministérielle offrirait peut-être plus d’un détail curieux ; mais ce ministère, tel qu’on paraissait le concevoir, avec M. Batbie, ou avec M. Pouyer-Quertier, ou avec d’autres, ne pouvait être fatalement qu’un ministère d’aventure. S’il poursuivait une nouvelle dissolution, il risquait de ne point obtenir dans le sénat l’appui des constitutionnels, qui ont montré dans ces dernières circonstances une prévoyante et patriotique résolution. S’il se tournait vers la chambre des députés, il était fort exposé à ne point avoir le vote du budget. La première question était de savoir si on voulait aller plus loin, si on avait pris son parti de s’engager dans l’illégalité, dans les aventures de la force, d’accepter la responsabilité d’un coup d’état. C’est l’honneur de M. le maréchal de Mac-Mahon de n’avoir pas ouvert un seul instant son esprit à l’idée des complications qu’une politique de résistance allait fatalement soulever. M. le président de la république a pu se tromper ou se laisser abuser par des conseillers qui ont songé moins à le servir qu’à se servir de lui, il a toujours gardé son âme de soldat à l’abri des tentations coupables. À ce moment suprême, il a tout pesé ; il a recueilli peut-être aussi des renseignemens qui l’ont patriotiquement ému. Il a vu que prolonger cette crise c’était infliger à tous les intérêts nationaux d’intolérables souffrances, préparer peut-être de terribles déchiremens, et c’est ainsi qu’il a été conduit à rappeler auprès de lui M. Dufaure, en le chargeant sans condition de former son ministère. C’est le ministère qui vient de naître, qui se présente aujourd’hui même au parlement avec le programme de sa politique.

Le dénoûment est bien réel cette fois. Il est complété par les déclarations de M. le président de la république lui-même, dont le message caractérise la situation nouvelle. Le ministère qui prend aujourd’hui le pouvoir n’est du reste que la réunion d’hommes qui ont déjà plus d’une fois donné des gages de leur modération, de leur déférence pour M. le maréchal de Mac-Mahon. A côté de M. Dufaure, dont le nom seul est une garantie pour tous les intérêts conservateurs, en même temps qu’il est l’illustration d’un cabinet, M. de Marcère rentre au ministère de l’intérieur, M. Léon Say reprend les finances. Un homme fait pour inspirer toutes les sympathies, M. Bardoux, devient ministre de l’instruction publique. M. Waddington est placé à la tête du ministère des affaires étrangères. Le ministère de la guerre passe sous la direction du général Borel qui a toute la confiance du chef de l’état. Ainsi finit cette crise : c’est une victoire parlementaire; mais qu’on ne l’oublie pas, c’est surtout la victoire du sentiment légal, de l’esprit de modération et de conduite.

Ce qu’il y a de désolant dans cette situation faite pour épuiser le pays le plus vivace, ce qu’on semble ne pas voir, et ce qui devrait pourtant avenir tous les patriotismes, c’est qu’avec tout cela la France se trouve nécessairement impuissante au moment même où les plus grandes questions s’agitent dans le monde. Assurément la France, dans les conditions où l’ont laissée ses désastres, n’éprouve ni le désir ni le besoin d’aggraver ou de compliquer les conflits par ses interventions, par des revendications particulières de prépotence : elle n’a, elle ne peut avoir d’autre politique que la paix, et le rôle de sa diplomatie est de travailler à maintenir la paix là où elle existe, d’aider à tout ce qui peut la rétablir là où elle est troublée; mais c’est précisément parce qu’elle est la puissance la plus pacifique, en restant néanmoins jusque dans ses épreuves un des ressorts essentiels de l’Europe, c’est par cette raison qu’elle pourrait avoir une influence favorable et efficace, acceptée et même recherchée. La guerre qui a mis l’Orient en feu a déjà passé par toute sorte de péripéties, et elle semble maintenant entrer par les derniers combats dans une phase décisive. D’un autre côté, à chaque instant peut s’ouvrir un conclave pour remplacer le pape Pie IX, qui fléchit de jour en jour sous le poids de l’âge et paraît près de s’éteindre. Toutes ces questions qui se débattent ou s’élèvent, qui tiennent l’Europe attentive, intéressent la France. Que veut-on que fasse notre diplomatie? quelle autorité peut-elle avoir dans les conseils du monde? Cependant, on le pense bien, les événemens n’ont pas promis d’attendre qu’on ait fini par trouver une solution de nos crises intérieures à l’Élysée ou à Versailles, que la France puisse avoir une politique; ils se déroulent invinciblement sans nous, en dehors de nous, ils peuvent se précipiter d’un jour à l’autre vers un dénoûment que d’autres régleront entre eux, dont nous nous serons désintéressés d’avance par nos mortelles dissensions.

C’est vrai surtout de l’Orient, où depuis quelques semaines les événemens militaires les plus graves se succèdent, où la guerre a décidément pris de toutes parts une tournure complètement favorable aux armes russes. L’hiver n’a nullement suspendu, comme on le croyait, les hostilités, qui ont été poussées au contraire avec une activité nouvelle sur tous les points, en Asie comme en Europe, et qui viennent d’aboutir à une série d’avantages éclatans pour la Russie. Depuis cette bataille d’Aladjadagh, qui mettait, il y a deux mois, un terme aux succès du trop confiant Moukhtar-Pacha en Asie, la campagne n’a plus été pour l’armée turque d’Arménie qu’une succession de revers, et le plus grave, le plus décisif de ces revers pour les Turcs a été à coup sûr la perte de la place de Kars, enlevée pour ainsi dire à l’improviste par les Russes.

Que la citadelle turque, investie de nouveau et abandonnée à elle-même, fût désormais fort en péril, c’était la conséquence du désastre que Moukhtar-Pacha avait éprouvé et de l’obligation où il s’était vu de se retirer avec une armée décomposée par la défaite jusqu’à Erzeroum. Rien cependant ne faisait prévoir cette chute presque immédiate d’une place si forte qui avait résisté pendant bien des mois, il y a vingt-cinq ans, qu’on avait eu tout le temps d’approvisionner et qui semblait en état de résister sérieusement. Le fait est que les Russes n’ont pas eu besoin de s’épuiser en travaux compliqués de siège et de se morfondre longtemps devant la place. Une nuit leur a suffi pour avoir raison de tout un système de défenses puissantes, pour enlever les redoutes, pour réduire enfin à merci la garnison et la ville. Leur cavalerie s’est trouvée fort à propos sur la route par où une partie de l’armée turque cherchait à s’échapper, et tout a fini par une capitulation complète suivie de l’entrée triomphale du grand-duc Michel à Kars! Comment cette étrange action de guerre a-t-elle été accomplie si vite, par une sorte de coup de main? Les combinaisons militaires ont-elles été seules de la partie? C’est là un point qui ne semble pas entièrement éclairci. Le résultat n’était pas moins décisif pour les armes du tsar. Une fois maîtres de Kars, les Russes ont pu disposer de leur armée, envoyer des forces nouvelles, de l’artillerie au général Heyman, qui avait suivi Moukhtar-Pacha dans sa retraite jusque devant Erzeroum, et c’est là maintenant pour les Turcs le dernier asile de la défense de l’Arménie. C’est là, dans tous les cas, le seul point du territoire arménien où la lutte reste un peu sérieusement engagée. Moukhtar-Pacha a témoigné, il est vrai, la résolution de se défendre jusqu’à la dernière extrémité, il a eu déjà quelques affaires. Il a pu recevoir quelques renforts qui ne lui seront pas inutiles, et il a pour lui, jusqu’à un certain point, les difficultés que doivent trouver les Russes en s’avançant si loin par des chemins scabreux, à travers les neiges de l’hiver; mais comme les Russes ont la supériorité du nombre, la liberté de leurs mouvemens et de leurs communications, comme ils serrent déjà de très près Erzeroum, Moukhtar-Pacha sera peut-être bien heureux s’il garde jusqu’au bout sa retraite libre sur Trébizonde. En réalité, cette campagne d’Arménie qu’on croyait, il y a deux mois, terminée, au moins pour cette année, au profit des Turcs, finit maintenant au profit des Russes, sans qu’un retour de fortune semble possible pour le drapeau ottoman. Ce que Moukhtar-Pacha a perdu, d’autres ne le regagneront pas, et la Porte peut se préparer à payer le prix de la guerre en Arménie. La Russie n’en est pas à choisir les points dont elle veut rester maîtresse pour dominer ces contrées, et, si elle borne ses prétentions, ce sera sans doute pour ne pas donner trop d’ombrage à l’Angleterre.

Si la situation militaire des Turcs n’était compromise qu’en Asie, ce ne serait pour eux qu’un malheur partiel qui peut-être ne déciderait rien. Cette situation est aujourd’hui pour le moins aussi menacée en Europe, en Bulgarie, et le dernier événement de guerre qui vient de s’accomplir, la chute de Plevna, en délivrant les Russes d’un ennemi redoutable, de la meilleure armée qui leur ait été opposée jusqu’ici, les laisse à peu près maîtres au nord des Balkans, sauf la partie couverte par les places du quadrilatère. Tant que Plevna tenait encore, rien n’était perdu, les Turcs le croyaient et l’espéraient. L’homme énergique qui défendait cette place improvisée depuis la fin de juillet, Osman-Pacha, pouvait retrouver le succès de ses premières batailles, des premiers jours de la campagne. C’était possible tant que Plevna gardait quelques communications libres et qu’Osman-Pacha pouvait recevoir vivres et renforts; mais il était clair que depuis quelques semaines la situation changeait sensiblement et empirait pour les Turcs par suite du nouveau plan dont les Russes poursuivaient, avec une méthodique et tenace habileté, l’exécution. Les Russes ont passé plus de deux mois à préparer l’événement qui vient de couronner leurs brillantes combinaisons. Ils ont organisé l’investissement de Plevna dans les plus vastes proportions, étendant de toutes parts leurs mouvemens, s’emparant d’une série de positions qui dominaient toutes les communications et manœuvrant vers les passages des Balkans. Les Russes avaient assez de forces pour faire face de tous côtés aux attaques possibles des Turcs et même pour se permettre quelques hardiesses. Dès lors il devenait difficile pour les Turcs de délivrer ou de secourir Osman-Pacha. On l’a essayé, il est vrai, mais trop tard et avec peu de succès. Méhémet-Ali a été envoyé à Sofia pour organiser une armée nouvelle, et il a fait un certain effort assez énergique. Méhémet-Ali a eu dans les Balkans plusieurs violens combats avec les Russes; s’il a arrêté les Russes, il a dû être arrêté par eux, puisqu’il a rétrogradé sur Sofia, sans essayer d’aller plus loin sur la route d’Orkhanié. D’un autre côté, Suleyman-Pacha, le généralissime de l’armée de Choumla, a tenté tout récemment, lui aussi, une pointe énergique sur la ligne gardée par les forces du tsarévitch. Après une série de manœuvres ou de diversions qui semblaient coïncider avec les mouvemens de Méhémet-Ali, Suleyman-Pacha a porté son attaque sur l’aile droite du tsarévitch; il a réussi à enlever de vive force les positions d’Elena, à infliger un échec des plus sérieux aux Russes, à leur prendre des canons, et un instant même, à la faveur de ce premier succès, il a paru vouloir marcher sur Tirnova, ce qui eût fait de cette tentative une opération des plus graves. 1! n’en a rien été : le succès de Suleyman-Pacha a été sans résultat et sans lendemain; il n’a pas changé la situation en Bulgarie.

Que pouvait dès lors faire Osman-Pacha? Il a résisté visiblement jusqu’à la dernière limite dans les positions où il allait camper au mois de juillet et dont il avait su faire une place inexpugnable. La défense a duré cinq mois, elle avait commencé par des victoires éclatantes, et pas un instant le chef turc ne s’est laissé entamer sérieusement. Au point où il en était, son sort dépendait du secours que des armées extérieures pouvaient lui porter. Privé de tout secours, menacé de manquer de vivres et de munitions, disposant d’une armée aguerrie, mais déjà fort éprouvée, il n’avait plus qu’une dernière ressource : essayer de se frayer un chemin à travers les lignes d’investissement. C’est ce qu’il a fait sur plusieurs points à la fois, attaquant la partie de la ligne gardée par les Roumains et quelques-unes des positions russes. La lutte paraît avoir été acharnée et sanglante. Osman-Pacha n’a pas réussi; ses troupes ont été repoussées, il a été blessé lui-même au milieu de l’action, à la tête de ses soldats, et il s’est rendu avec son armée! Ainsi tombe cette ville de Plevna qui jusqu’ici n’avait pas même un nom dans la défense traditionnelle de la Bulgarie, qui n’est devenue une place forte que par la vigueur d’un chef habile improvisant tout en quelques jours, et qui telle qu’elle était a coûté aux Russes cinq mois d’efforts et bien près de cinquante mille hommes. Osman-Pacha a fait ce qu’il a pu pour tenir tête à un puissant adversaire, il l’a fait énergiquement, habilement, et le coup le plus grave pour les Turcs, c’est moins la prise d’une ville que la perte de cette armée, la meilleure qu’ils aient eue depuis le commencement de la campagne. Sans doute la Turquie n’est pas à bout de forces pour sa défense : elle a l’armée de Méhémet-Ali à Sofia, elle a dans le quadrilatère l’armée de Suleyman-Pacha, qui vient d’avoir un succès, et par le fait elle n’a perdu aucune des places fortes proprement dites de la Bulgarie, ni Roustchouk, ni Silistrie, ni Choumla, ni Varna. La Turquie peut combattre encore si elle le veut; mais aujourd’hui les Russes vont pouvoir disposer de toutes les forces qu’ils avaient consacrées à enlever avant tout, coûte que coûte, Plevna. Ils ont laborieusement conquis leur succès, ils l’ont conquis néanmoins; ils sont désormais libres dans leurs mouvemens, et ils peuvent sans péril lancer une partie de leur armée au-delà des Balkans, sur la route d’Andrinople.

La lutte devient maintenant plus que jamais inégale, et à ce point où en sont aujourd’hui les hostilités, avant qu’elles aillent plus loin, avant que la continuation d’une guerre implacable soit décidée, ne va-t-il pas y avoir quelque tentative de pacification, soit par une négociation directe entre la Russie et la Turquie, soit par une médiation quelconque de l’Europe? La Russie est satisfaite aujourd’hui dans son orgueil militaire, elle a déployé sa puissance et constaté son ascendant en Europe comme en Asie, elle ne peut pas se refuser à une paix qui, dans tous les cas, sera certainement digne de ses efforts. De son côté, la Turquie elle-même s’est assez relevée par sa défense, elle a montré assez de vigueur et de fierté au combat pour pouvoir négocier sans déshonneur. La question est de savoir à quelles conditions cette paix désirable est possible, quelles sont les intentions réelles, les prétentions du cabinet de Saint-Pétersbourg. Que la Russie tienne à négocier directement, en tête-à-tête avec la Porte-Ottomane, sans laisser place à des médiations embarrassantes, c’est probable, et il est vraisemblable aussi que l’Allemagne la soutient dans ce désir, que M. de Bismarck s’efforcera de détourner les ingérences étrangères. Sous quelque forme en définitive que se produise une négociation, l’essentiel est dans les conditions, qui ne peuvent sérieusement être soustraites à l’Europe. Il s’agit de savoir si l’Angleterre, l’Autriche, sont dès ce moment disposées à tout accepter, même des combinaisons qui, sous prétexte de régénérer l’Orient, ne seraient que la préparation ou le commencement de complications plus générales et plus sanglantes.

Comme si la guerre d’Orient ne suffisait pas pour occuper toutes les politiques qui ont quelque prévoyance et le souci des intérêts généraux de l’Europe, voilà cette autre question de la succession pontificale qui apparaît peu à peu à l’horizon de Rome. La succession n’est point ouverte encore sans doute; déjà cependant il y a tous les signes avant-coureurs d’une vacance prochaine de la chaire de Saint-Pierre. Pie IX, le deux cent cinquante-septième pape, après avoir si vertement porté le poids de son grand âge et d’un pontificat qui a dépassé trente ans, semble à son tour s’affaisser par degrés. L’esprit reste intact, dit-on, mais les forces déclinent de jour en jour dans l’immobilité à laquelle paraît désormais condamné le pieux vieillard du Vatican, le chef suprême de la catholicité. C’est le pape qui aura eu le plus long règne; il date du 16 juin 1846, et certes peu de pontifes, même en comptant ceux qui ont eu la carrière la plus agitée, auront pris part ou auront assisté à de plus grands événemens. Nous sommes loin de ce lendemain de 1846, de ces premières années où M. Thiers, témoignant ses sympathies au nouveau pape réformateur, s’écriait de la tribune française : « Courage, saint-père! » Pie IX, depuis cette époque presque légendaire, aura vu s’accomplir les révolutions de l’Europe, des bouleversemens d’équilibre, les catastrophes nationales les plus inouïes, la transformation de l’Italie, la fin de la papauté temporelle dont il aura été le dernier représentant, qu’il aura défendue jusqu’au bout, même après l’abandon de tous les gouvernemens. C’est un des grands témoins du siècle qu’on peut désormais s’attendre à voir disparaître d’un jour à l’autre, et avant même qu’il ait disparu, toutes les attentions se portent sur ce qui arrivera, sur la manière dont Pie IX sera remplacé. Les gouvernemens s’en sont déjà occupés, et le pape, lui aussi, s’en est peut-être occupé.

Quelles seront, au point de vue des intérêts religieux et de la papauté elle-même, les conséquences de ce changement de règne, de l’élection d’un nouveau pape? La transition semble devoir être beaucoup moins difficile qu’on ne l’aurait cru. Pie IX, en restant à Rome, auprès de la « confession de Saint-Pierre, » comme il le disait, a peut-être singulièrement simplifié la crise. Il n’y a rien de changé, le conclave se réunira évidemment à Rome comme il se réunissait autrefois. Il ne se tiendra pas au Quirinal, où habite désormais la royauté italienne ; il sera tenu au Vatican en toute indépendance, sans l’ombre d’une pression extérieure. Ce sera la première expérience sérieuse de la loi des garanties, d’un pape spirituel librement élu à côté du gouvernement laïque, national, de l’Italie et de Rome. Les Italiens sont les premiers intéressés, non-seulement à maintenir la liberté réelle du conclave, mais à ne pas laisser même un prétexte de doute aux yeux de tous les pays, et sur ce point tous les partis sont d’accord. Le cabinet qui est aujourd’hui aux affaires ne s’écarte nullement de la politique que suivraient tous les autres ministères possibles. Il s’est déjà, dit-on, mis en règle par les mesures de précaution qu’il a prises et par ses communications avec les gouvernemens. Que, malgré tout ce qu’on pourra faire, le premier passage d’un pape qui a été un souverain temporel à un pape qui n’est plus qu’un souverain spirituel soit encore l’occasion de quelques embarras, cela se peut assurément. Il s’agit de savoir quel sera le pontife élu, quelle politique il portera au Vatican, s’il persévérera dans la voie de protestation inaugurée par Pie IX, ou si même en protestant toujours, il ne sera pas plus disposé à nouer quelques rapports avec le gouvernement italien. Il y aura inévitablement les difficultés de circonstances qui ne pourront manquer de se produire autour de ce conclave dont on parle déjà comme s’il était près de se réunir, et il y a aussi ces questions plus générales qui se réveillent toujours à propos des crises religieuses, que viennent de traiter de nouveau deux esprits éminens de l’Italie, deux hommes qui ont été ministres et qui le redeviendront, M. Ruggiero Bonghi et M. Minghetti, dans deux livres récens. Pie IX, et le pape futur, — État et Église.

Ce qu’il y a de plus frappant dans ces livres de talens supérieurs, c’est un esprit invariablement libéral. Les conservateurs, les modérés les plus résolus, en Italie, sont plus libéraux que beaucoup de prétendus progressistes. M. Bonghi est un de ces modérés libéraux, écrivain plein d’érudition et de verve, qui retrace dans des pages animées les traditions des conclaves, les interventions diplomatiques des gouvernemens étrangers dans l’élection des papes, les conditions du catholicisme contemporain. M. Minghetti, l’ancien président du conseil, l’auteur d’État et Église, aborde ce redoutable problème de la séparation du pouvoir civil et du pouvoir religieux en continuateur éloquent et séduisant de la politique de Cavour. C’est là évidemment une question aussi délicate que complexe qui dépasse les discussions courantes de la presse et même des parlemens; on pourrait dire qu’elle les domine. Un jour viendra-t-il où cette formule retentissante, l’Église libre dans l’État libre, sera une vérité complète et définitive qui aura passé dans les mœurs comme dans les lois? C’est le secret de l’avenir, qui dira aussi les résultats de cette profonde réforme. Toujours est-il que cette séparation, cette indépendance mutuelle de la religion et de la politique, de l’église et de l’état, n’est pas une aussi dangereuse nouveauté qu’on le croirait. Elle est déjà presque à demi réalisée sur bien des points, dans bien des pays, surtout en France depuis la révolution ; elle se poursuit d’elle-même par la distinction croissante des deux ordres, par l’émancipation graduelle de la société civile. Dans les choses essentielles, les vieilles confusions ont cessé, et ce que l’Italie a fait à Rome un peu sommairement et un peu rudement sans doute n’est qu’une suite invincible ou un épisode du grand mouvement qui s’accomplit dans les sociétés modernes.

Tout marche dans ce sens. Cavour le voyait, il ne songeait pas à déguiser sous une formule ambitieuse un vulgaire expédient de politique, il embrassait d’un regard perçant l’avenir. M. Minghetti s’inspire dans son livre, comme il s’est inspiré au pouvoir, de cette pensée; mais c’est un esprit trop politique pour croire que de telles réformes peuvent s’accomplir partout, dans tous les pays, sans tenir compte des mœurs, des traditions, en rompant légèrement de vieux liens, en supprimant arbitrairement des budgets des cultes. M. Minghetti est aussi un esprit trop libéral pour ne voir dans un grand principe qu’une arme contre l’indépendance morale de l’église, contre les influences religieuses. Il n’est pas de ceux qui, sous le nom de libéraux, sont des ennemis et des persécuteurs. En un mot, c’est la pensée de M. Minghetti, comme c’était la pensée de Cavour, que le pouvoir civil et le pouvoir religieux, après avoir été longtemps en guerre, après avoir souvent essayé de se réduire mutuellement, ne peuvent retrouver la paix que par la liberté et dans la liberté. Là est la moralité et l’opportunité toujours nouvelle de ce livre séduisant de M. Minghetti, qui semble être aujourd’hui le commentaire anticipé de la politique italienne en présence du prochain conclave d’où sortira le premier pape affranchi de la domination temporelle!


CH. DE MAZADE.



XVIIIe siècle. — Lettres, sciences et arts, par M. Paul Lacroix, 1 vol. in-4o; Paris. Firmin Didot.


Parmi tant de fines images que le XVIIIe siècle nous a laissées de sa vie quotidienne, tableaux ou gravures, vignettes ou dessins, les plus curieuses, à mon avis, celles qui font le plus travailler l’imagination, ce sont les séries d’estampes où apparaissent dans quelque réunion publique les représentans de cette société brillante. Voyez, par exemple, l’Escalier du salon du Louvre en 1753, dessiné et gravé par Gabriel de Saint-Aubin, ou bien encore le Salon de peinture en 1785, gravé par Pierre-Antoine Martini, voyez surtout l’Exposition de 1789, gravée par ce même Martini, d’après le dessinateur Henri Rambert. En examinant cette foule confuse, ces grands seigneurs, ces bourgeois, ces désœuvrés, ces causeurs qui gesticulent, ou songe à la mêlée du temps de Louis XV et de Louis XVI. Les jeunes gens y coudoient les vieillards. A côté de ceux qui ont vu les grandes luttes du siècle, et, de près ou de loin, y ont pris part, on devine ceux qui assisteront aux catastrophes des dernières années. Voici certainement des hommes qui ont connu Voltaire, qui ont entrevu Jean-Jacques, qui ont causé avec Diderot, en voici qui siégeront peut-être à l’assemblée constituante, à l’assemblée législative, à la convention nationale, et qui comparaîtront à la barre du tribunal révolutionnaire. Nul ordre, nulle suite, les générations sont confondues, et, pour peu que l’imagination s’en mêle, il semble que ce soit comme une vision rapide du XVIIIe siècle.

On éprouve quelque chose de cette impression quand on parcourt le beau volume que la librairie Didot vient de publier sous ce titre ; XVIIIe siècle. Lettres, sciences et arts. M. Paul Lacroix, l’auteur du texte, convenait parfaitement à la tâche dont il s’est chargé. Dès qu’il ne s’agit pas d’écrire une histoire philosophique, de grouper les acteurs, de classer les idées maîtresses, de rapprocher les effets des causes, de séparer le bien du mal et le bon grain de l’ivraie, de signaler ce qui devait mourir et ce qui demeure à jamais consacré, — dès qu’il faut simplement rassembler les hommes du dernier siècle dans une galerie où l’on va de l’un à l’autre en toute liberté, où l’on fait maintes rencontres inattendues, où les mouvemens d’idées sont confondus et les générations entremêlées, M. Paul Lacroix est vraiment un cicérone à qui l’on doit des remerciemens. Il est instruit, obligeant, empressé, et il a réponse à presque tout ce qu’on lui demande. Il sait beaucoup de petites choses et n’y insiste point. N’allez pas dire qu’il est trop souvent superficiel, c’est la condition de son travail. Et qu’importe, après tout, si cette manière aimable et sans façon éveille chez beaucoup de lecteurs le désir d’y regarder de plus près?

J’aurais bien, moi aussi, des objections graves à lui adresser sur tel ou tel point de l’histoire littéraire du XVIIIe siècle, j’aurais à lui reprocher d’avoir trop effacé les grandes figures, d’avoir même oublié dans les rangs secondaires des physionomies charmantes; mais encore une fois, ce n’est pas une histoire, c’est une galerie, une série de salons ouverts à la foule, et, dans le va-et-vient des rencontres, il faut bien laisser quelque chose au hasard. J’aime mieux indiquer ce que ces hasards ont parfois d’heureux et de profitable. Dans les histoires littéraires du XVIIIe siècle, on ne parle jamais des grands travaux d’érudition, éternel honneur de la France, on oublie de signaler ce prodigieux atelier de travail installé à l’abbaye Saint-Germain-des-Prés ; on paraît ignorer que de là sont sortis des monumens, l’Histoire de Bretagne, l’Histoire du Languedoc, l’Histoire de Bourgogne, l’Histoire de Paris, l’Histoire littéraire de la France, le Recueil des historiens des Gaules; on ne dit rien ni de Montfaucon, ni de dom Clémencet, ni de dom Vaissette, ni de l’excellent dom Rivet et de ses collaborateurs. Les bénédictins laïques sont-ils mieux traités par les historiens ordinaires que les bénédictins de Saint-Maur? Non, certes. Tel qui citera une rapsodie du dernier versificateur ne nommera même pas Lacurne de Sainte-Palaye. Eh bien ! tous ces dévoués serviteurs de la France ont leur place dans la galerie de M. Paul Lacroix. C’est un vrai mérite dont il faut lui tenir grand compte.

Les deux parties du livre consacrées aux beaux-arts et aux arts industriels offrent un attrait plus vif encore que celle des sciences et des lettres. M. Paul Lacroix avait surtout pour tâche de fournir d’heureuses occasions à ses brillans collaborateurs de la maison Didot. Construire en quelque sorte le musée du XVIIIe siècle, rassembler les meilleures pages de l’art d’autrefois à l’aide des meilleurs procédés de nos jours, mettre à profit tous les perfectionnemens de la lithochromie et de la gravure sur bois, telle est l’œuvre que d’habiles artistes, dessinateurs, graveurs, lithographes, sous la direction de M. Racinet, se sont proposé d’accomplir. S’ils n’ont rien négligé pour encadrer richement la partie scientifique et littéraire du tableau, s’ils ont fait d’utiles emprunts aux vignettes du temps, aux ouvrages illustrés de Montesquieu, de Voltaire, de Jean-Jacques Rousseau, de Buffon, de Lesage, de Beaumarchais, aux dessins et aux gravures de Moreau le jeune, c’est surtout en ce qui concerne les arts et l’industrie qu’ils ont pu reproduire des images où brille la variété la plus agréable. Les fantaisies de Watteau, les allégories de Boucher, les scènes familières de Greuze, les gravures de Cochin, les pastels de Latour, les paysages de Lantara, les portraits de Largillière, puis, comme accompagnement de toutes ces élégances, les merveilles de l’ameublement, bronzes, statuettes, chaises à porteurs, tapisseries, porcelaines de Sèvres, figurines de Clodion, que sais-je encore? Tout cela disposé avec art, dans le texte et en dehors du texte, nous reporte de la manière la plus aimable au milieu d’un monde disparu. Cet ensemble fait grand honneur à la maison Didot, qui en a conçu l’idée et en a si heureusement dirigé l’exécution.


SAINT-RENÉ TAILLANDIER.


Le directeur-général¸ C. BULOZ.