Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1877

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Chronique n° 1095
30 novembre 1877


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 novembre 1877.

Il fallait bien s’y attendre. Il fallait bien prévoir qu’en semant les vents on recueillerait les orages, et qu’un jour ou l’autre toutes ces anomalies, ces incohérences accumulées depuis six mois viendraient se résoudre dans une crise définitive. Ce qu’on redoutait, ce qu’on voyait venir, s’est réalisé. La crise a éclaté, elle a déjà passé par toute sorte de phases obscures, aiguës, énervantes, qui attirent, fatiguent et attristent le sentiment public.

Voilà l’inexorable liquidation ouverte ! Voilà les résultats de cette malheureuse entreprise, où a été si témérairement joué le repos de la France ! L’irritation dans les esprits, la guerre entre les pouvoirs, la détresse dans les affaires, l’incertitude poignante d’un lendemain, c’est le cruel abrégé d’une situation qui jusqu’ici n’a fait que s’aggraver. Six semaines après les élections, trois semaines après la réunion du parlement, la question reste plus que jamais livrée au hasard des incidens qui se succèdent, des résolutions prêtes à s’entre-choquer. Le ministère du 17 mai, réduit à s’avouer vaincu, ne pouvant faire autrement, a pris le parti de cesser de vivre, il a disparu ; mais en disparaissant il a trouvé le moyen de tout embarrasser, de tout compliquer en prétendant couvrir sa retraite, et peut-être garder des gages pour sa politique. Un ministère nouveau s’est formé après bien des essais, bien des tâtonnemens confus ; mais ce ministère de miséricorde est né dans des conditions si bizarres, si peu en rapport avec les circonstances, qu’il n’est ni une solution, ni même un expédient. Entre M. le président de la république, enfermé dans son pouvoir comme dans une citadelle, et la chambre des députés retranchée dans son droit parlementaire, la lutte reste directement engagée, si gravement engagée qu’on en vient à ne plus communiquer, à ne plus se parler, presque à ne plus se connaître. Le sénat, de son côté, hésite visiblement, ne sachant par où prendre son rôle, partagé entre le sentiment de sa responsabilité et les excitations de ceux qui s’efforcent de le compromettre. De toutes parts on s’observe, on se défie. Cependant les jours passent, un temps précieux s’écoule, le budget frappe à la porte, et le budget c’est l’existence de l’état ! D’heure en heure, on se laisse traîner aux fatalités, à la violence ou à l’impuissance, et devant ce spectacle trop prolongé, aussi humiliant que dangereux, ceux qui mettent au-dessus de tout le bien public ont le droit de demander au gouvernement, à tous les pouvoirs, s’ils ont été créés et mis au monde pour se livrer à des querelles meurtrières, pour se réduire mutuellement à merci, ou pour travailler ensemble aux affaires du pays. Voilà la question qui domine tout et qu’on devrait avoir devant l’esprit à chaque pas qu’on fait dans cette voie désastreuse où toutes les issues semblent se fermer l’une après l’autre.

Comment en est-on venu là ? Assurément la situation avait été singulièrement compromise par le fait même de cette campagne inaugurée d’une façon si brusque il y a six mois. On ne joue pas impunément de telles parties ; on n’arbore pas sans péril ces politiques à outrance qui bouleversent un pays pour une cause équivoque, tout au moins mal définie, — qui se placent elles-mêmes entre la nécessité d’un succès à tout prix et les conséquences d’une défaite inévitablement grosse de menaces. L’acte du 16 mai était dès l’origine et est resté une redoutable gageure. Après tout cependant rien n’était encore perdu. Le chef de l’état avait pu se tromper et céder à une illusion d’autorité, il exerçait un droit en demandant la faculté d’en appeler au jugement du pays mieux informé. Le sénat, en se prêtant à une dissolution, avait pu subir une nécessité, il n’excédait pas ses prérogatives. La majorité parlementaire frappée dans son existence ne sortait pas non plus apparemment de son droit en se défendant, en acceptant le combat qu’on lui offrait et en essayant de revenir à Versailles. Jusque-là, quels que fussent les abtis de pouvoir et d’influence que pouvait se permettre une administration engagée à fond, c’était toujours la lutte plus ou moins régulière. Pour tout le monde les élections restaient le grand dénoûment constitutionnel ; elles pouvaient être considérées comme le moyen légal de créer un nouveau terrain où toutes les combinaisons redeviendraient possibles, et dans un pays où les violences d’une lutte électorale sont vite oubliées, il n’y avait rien d’irréparable jusqu’au 14 octobre ; mais c’est à partir du 14 octobre, bien plus encore à partir de la réunion des chambres, que tout s’est rapidement aggravé parce qu’en présence de ce scrutin, de cette victoire de l’ancienne majorité, le désarroi a visiblement commencé dans les régions officielles. Le gouvernement a paru surpris comme s’il n’avait prévu que son propre succès ; il a semblé aussitôt partagé entre des conseils de résistance qui ne pourraient conduire à rien et le sentiment d’une situation plus forte que lui. Il n’a su ni accepter sa défaite, ni régler son attitude, ni préparer ses prochaines rencontres avec une chambre nécessairement excitée ; il a préféré attendre la lutte, sans songer que ce qui est possible un jour peut fort bien n’être plus possible le lendemain, et c’est ainsi qu’on s’est laissé gagner de vitesse par les incidens, par les manifestations, par cette proposition d’enquête qui a ressemblé à la préface d’une mise en accusation, qui a dans tous les cas ouvert avec violence les hostilités. C’est ainsi que s’est trouvé fatalement engagé le conflit qui était sans doute dans la nature des choses, qui ne pouvait être absolument évité, mais qu’une certaine prudence aurait pu atténuer et que les fautes des uns et des autres n’ont pas tardé à compliquer d’une manière sensible.

Des fautes, il y en a eu de toutes parts, c’est possible ; il y a eu des fautes d’emportement, des fautes d’irrésolution. La première, la plus sérieuse de toutes, a été que le ministère qui a conduit les affaires depuis le 16 mai n’ait pas cru devoir donner sa démission dès le lendemain de son éclatante défaite, au moins peu après et assez tôt pour qu’il restât une certaine liberté de choix et de combinaison. Il a mis du temps à ouvrir les yeux ; même après les avoir ouverts il a multiplié les fausses sorties, et par cette apparence d’opiniâtreté au pouvoir il a certainement pesé sur la situation au moment où le plus pressé était de la dégager : il est resté plus qu’il n’aurait fallu comme la représentation survivante d’une pensée de résistance, lorsque la résistance ne pouvait plus être qu’une menace extrême et irritante. Le ministère du 17 mai a cédé à un mouvement d’orgueil personnel, il a tenu à recevoir les premiers coups de cette proposition d’enquête parlementaire qui éclatait sur sa tête, il n’a fait que relever un défi, nous le voulons bien. Admettons, si l’on y tient, que M. le président du conseil ait été autorisé à ne consulter que sa dignité en refusant d’aller se défendre dans l’atmosphère plus favorable du sénat, en se présentant devant la chambre des députés elle-même. On lui a offert l’occasion, il l’a saisie résolument, et dans cette discussion ardente où la majorité a été représentée par M. Léon Renault, M. Jules Ferry, M. Gambetta, où M. de Fourtou a défendu son administration, où M. Baragnon a seul serré de près la question de l’enquête, dans cette discussion passionnée M. le duc de Broglie a eu un de ces succès de parole que son habileté sait conquérir. Il s’est donné le plaisir de tenir tête à ses adversaires, de déployer cet art raffiné et savant qui produit toujours son effet sur une assemblée assez peu lettrée. Si M. le duc de Broglie n’est pas sorti intact de la lutte, il en est sorti avec éclat. Il avait son succès de tribune, il n’était plus réduit à se retirer vulgairement, presque clandestinement, sans explications publiques. Soit ; c’était de bonne guerre de ne pas déserter un combat où M. le duc de Broglie pouvait se promettre quelque avantage ; mais, après cela, où donc était la nécessité de tout compliquer en léguant à un nouveau ministère l’héritage d’instructions administratives dirigées contre l’enquête de la chambre des députés ? où était surtout la nécessité d’associer le sénat à des manifestations qui n’étaient point son affaire, qui ressemblaient plus ou moins à un acte d’hostilité contre l’autre assemblée ?

La retraite du ministère du 17 mai pouvait être honorable après la discussion de l’enquête, telle qu’elle s’était produite dans la chambre des députés ; elle semble avoir été calculée et combinée après coup, de façon à laisser le gouvernement lié, accablé sous le poids d’une politique, et à compromettre M. le président de la république lui-même comme le sénat dans un conflit envenimé. C’est là justement la faute, la dangereuse inspiration par laquelle le cabinet du 17 mai a clos une existence plus agitée que glorieuse. Évidemment ce n’est pas sans peine et sans beaucoup de négociations intimes qu’on est arrivé à organiser cette interpellation dont M. de Kerdrel a pris l’initiative et dont l’intention était trop apparente. M. de Kerdrel, à ce qu’il paraît, avait besoin d’être rassuré sur la portée de l’enquête ordonnée par la chambre des députés, sur l’opinion du gouvernement, et il a pris bien des précautions pour arracher à M. le duc de Broglie des déclarations que le chef du cabinet expirant était fort impatient de lui donner. M. de Kerdrel est probablement rassuré aujourd’hui, il a reçu les déclarations de M. le duc de Broglie, et il a inscrit sa satisfaction dans un ordre du jour savamment préparé d’avance par toute sorte de réunions, de conférences et d’entrevues plus ou moins diplomatiques. Pourrait-on bien cependant nous dire ce que signifie une interpellation demandant à un ministère qui va disparaître le secret de ses intentions et de ses instructions au sujet d’actes abusifs d’une autre assemblée qui ne se sont pas encore produits, qui n’auront peut-être pas même l’occasion de se produire ? Pourrait-on nous expliquer ce que veut dire sérieusement un ordre du jour prenant acte des déclarations d’un cabinet démissionnaire, protestant que le sénat est toujours conservateur et proclamant une fois de plus l’indépendance des trois pouvoirs ? Quand on parle, dans un langage assez nouveau et fort peu correct, des trois pouvoirs, la chambre des députés en est-elle ? Et si la chambre des députés est un de ces pouvoirs, pourquoi commencer par la mettre sur la sellette en incriminant par suspicion ce qu’elle pourra être tentée de faire ? De deux choses l’une : ou l’ordre du jour proposé par M. de Kerdrel et ses amis cache une pensée de défiance et d’hostilité à l’égard de l’autre assemblée, où il est complètement insignifiant, et il n’échappe à la qualification de « révolutionnaire au plus haut chef » qui lui a été infligée par M. Dufaure que pour retomber au rang des manifestations inutiles.

Au fond, il est assez clair que ce malheureux ordre du jour combattu avec toute la verve du bon sens, du patriotisme et de l’esprit par M. Dufaure et M. Laboulaye, reste en lui-même un acte inoffensif qui a été arraché par l’obsession à la faiblesse de quelques membres et qui n’engage en rien le sénat. Seulement le sénat se donnait l’apparence d’une intervention en faveur d’une politique et de ceux qui la représentent dans la crise dont on poursuit le dénoûment toujours insaisissable. C’est précisément la dernière faute du ministère du 17 mai d’avoir couvert sa retraite de cette diversion, de cette équivoque, comme aussi c’est un peu la faute des constitutionnels du sénat de se prêter à ces dangereuses tactiques, de trop s’effacer ou de trop se perdre dans les combinaisons d’une vaine diplomatie au moment où ils pourraient prendre le rôle le plus actif et le plus décisif.

Ils semblaient naturellement désignés pour cette médiation nécessaire entre les partis modérés, et, bien qu’un mois ait été déjà perdu, ils peuvent encore être utilement appelés à refaire autant que possible une situation régulière. Qu’il y ait à vaincre des difficultés sérieuses malheureusement nées de ces derniers temps, c’est possible, c’est même certain. Ces difficultés, ces résistances, on les trouvera dans une fraction de la majorité du sénat comme dans la majorité de l’autre chambre, dans les obstinations de parti, dans les prétentions extrêmes, dans les opinions qui se refusent aux plus simples transactions, prenant sans cesse leurs préjugés et leurs ombrages pour de la politique ; mais, si on attend pour se risquer qu’il n’y ait point de difficultés, si on s’arrête devant tout sous prétexte qu’on peut échouer, c’est assurément le meilleur moyen de ne pas réussir, et c’est ainsi qu’un parti se perd. Une chose est certaine : plus que tous les autres, les constitutionnels du sénat peuvent entreprendre une œuvre de conciliation que nous oserons appeler généreuse et patriotique aujourd’hui ; ils le peuvent dans des conditions à peu près indiquées par la nature des choses, avec le concours de quelques-uns de leurs collègues du centre gauche et quelques-uns des républicains modérés de la seconde chambre. Un ministère est presque tout trouvé, si on le veut, et il vaudra certes tous ceux qu’on pourra composer. Ceux qui se chargeront de ce travail vont, dès le premier pas, essuyer des refus, dit-on ; ils se heurteront contre des engagemens pris, contre des solidarités de partis : c’est encore possible. Ils se seront honorés par l’initiative la plus sérieuse ; ils auront fait acte d’hommes politiques dévoués à leur pays, et ils n’auront rien à craindre le jour où ils iront exposer loyalement devant les chambres les refus qu’ils ont rencontrés, ce qu’ils ont essayé, ce qu’ils ont voulu, — le maintien des institutions, de la république, avec les garanties conservatrices que tous les esprits sensés admettent, avec le respect des droits parlementaires que tout le monde veut remettre en honneur. Ce jour-là, devant la confession sincère de tous ceux qui auront coopéré à ces négociations, la question est de savoir à qui l’opinion donnera raison, — à ceux qui se seront refusés à tout, bravant jusqu’au bout les plus redoutables conflits, ou à ceux qui auront offert un apaisement de la crise dans des conditions réalisables.

Cette tentative aurait eu sans doute plus de chances de succès il y a un mois, avant les troubles, les oscillations et les complications qui ont signalé les dernières semaines ; elle aurait été du moins plus facile. Ce qui aurait pu être tenté il y a un mois, non sans quelque confiance, n’aurait-il plus aucune chance aujourd’hui, avec les difficultés nouvelles qui ont surgi, au point où cette malheureuse crise est arrivée ? C’est l’unique et émouvante question du moment. La première condition serait tout d’abord évidemment de convaincre M. le président de la république, et pour ceux qu’il pourrait appeler auprès de lui, il n’y a plus qu’un moyen, c’est de lui dire avec une simple et respectueuse franchise toute la vérité, de lui montrer sans faiblesse, sans diplomatie, qu’en dehors de cette œuvre de conciliation nécessaire il n’y a plus rien ; non, il n’y a plus rien absolument, — si ce n’est une résolution devant laquelle le patriotisme de M. le président de la république ne reculerait pas, dit-on, s’il le fallait, mais qu’il n’a pas sans doute arrêtée jusqu’ici dans son esprit, et sur laquelle on ne peut réellement fonder aucun calcul sérieux. Ce n’est point de cela qu’il s’agit d’ailleurs. L’essentiel est que M. le maréchal de Mac-Mahon exerce le pouvoir qui lui a été confié, dont il reste le gardien, de la manière la plus utile au pays, la plus digne de lui et de son nom.

Il n’est point certainement impossible qu’il n’y ait autour de M. le président de la république des influences et des conseils intéressés à intercepter la vérité, à abuser le chef de l’état, en lui parlant sans cesse de la nécessité de la résistance, de conflits poussés jusqu’au bout, de la facilité d’une dissolution-nouvelle. M. le maréchal de Mac-Mahon ne peut plus s’y tromper aujourd’hui : tout cela n’est pas seulement coupable, ce n’est plus possible, ce n’est plus une solution, ou ce ne serait un semblant de solution pour un moment qu’au prix de violences et de déchiremens devant lesquels l’honneur du soldat reculerait bien plus que devant une abdication. Une dissolution nouvelle, à l’heure présente, aurait probablement peu de chances d’être sanctionnée par le sénat, et ce serait une singulière illusion de chercher un encouragement dans le dernier vote assez platonique qui a couronné l’interpellation de M. de Kerdrel. Ce vote, dans la pensée des sénateurs de qui dépend après tout la majorité, n’a eu d’autre objet que de rendre témoignage une fois de plus en faveur du pouvoir légal de M. le maréchal de Mac-Mahon ; il n’a point été à coup sûr une promesse de concours pour une dissolution qu’aucune circonstance nouvelle ne justifierait. La résistance, on parle sans cesse de la résistance ! À quoi et au nom de quoi prétend-on résister ? De quelle autorité supérieure et invisible a-t-on reçu mandat ? Sur quoi peut-on compter pour s’engager dans ces campagnes sans issue et sans but ? La résistance n’est qu’un mot, un mirage d’imaginations effarées, elle n’est point une politique. Ce qu’on offre à M. le président de la république comme une ressource, comme un système de gouvernement dans le péril, n’est même pas un expédient. Ce qu’il y a plus ou moins au fond de ces conseils troublés, c’est l’appel à la force arbitraire et impérieuse, le coup d’état pour l’appeler par son nom, et là, nous gardons cette conviction, M. le maréchal de Mac-Mahon est encore plus séparé de ceux qui avoueraient tout haut de telles pensées que de ceux qu’on lui représente sans cesse comme des ennemis.

L’art dangereux et coupable de tous ceux qui prétendent se servir de M. le président de la république au lieu de le servir et qui craignent surtout aujourd’hui de le voir incliner aux transactions, c’est de lui montrer le danger des moindres concessions, d’intéresser son honneur, sa dignité, ses susceptibilités à l’œuvre de résistance et de réaction qu’ils poursuivent. Tant qu’on pourra, sans doute, on s’efforcera de l’assaillir de plaintes et d’émouvoir son esprit. On ne cessera de lui répéter qu’il est engagé avec les conservateurs, avec ce qu’on appelle les conservateurs, qu’il s’est lié lui-même par ses proclamations, par ses déclarations, par ses actes ; on lui dira qu’il a promis appui à ses fonctionnaires, à ses alliés, à ses coopérateurs, et qu’il ne peut pas les livrer aujourd’hui aux représailles des partis victorieux, aux investigations d’une enquête hostile. On dira ce qu’on voudra dans l’intérêt d’une politique désespérée. Assurément si dans les concessions nécessaires il y avait un déshonneur pour M. le président de la république, il n’y aurait rien à lui proposer, rien à lui conseiller ; mais après tout quelle est aujourd’hui la situation réduite à ses termes les plus simples, telle que les derniers événemens l’ont faite ? Il y a eu un moment où M. le maréchal de Mac-Mahon a cru qu’il y avait un danger, que la politique de son ministère subissait trop les influences de la majorité républicaine de la chambre des députés, et que cette majorité n’était pas l’expression fidèle de la pensée du pays. Il a changé son ministère, il a demandé le concours du sénat pour la dissolution, et pendant quatre mois il a ouvert la carrière aux conservateurs ou prétendus conservateurs, à tous ceux qui ont voulu se présenter aux électeurs en son nom. Il ne leur a certes pas ménagé son appui, il a mis ou laissé mettre à leur service tout ce qu’une administration puissante peut dôplojer de ressources, d’influences abusives et d’exctntriques fantaisies de pouvoir. Il s’est jeté de sa personne dans la mêlée plus que de raison, au risque de se compromettre. Le dernier mot, en définitive, c’était toujours l’appel au pays, — au « jugement du pays, » comme le disait M. le maréchal de Mac-Mahon lui-même à l’époque où il demandait le droit de dissolution. Le « juge, » le pays a été interrogé, il a répondu. Que demande-t-on aujourd’hui ? M. le maréchal de Mac-Mahon a offert aux alliés de son ministère l’occasion de réussir, — ils n’ont pas réussi ! M. le président de la république leur a promis de les soutenir, il les a soutenus, il les a patronnés devant le suffrage universel : il ne leur a pas promis de méconnaître pour eux le « jugement du pays, » de résister aux manifestations légales de l’opinion. Il ne s’est engagé à rien de semblable, et ceux qui affectent de l’enchaîner à leur cause, de l’obliger à partager leur fortune, ceux-là oublient qu’à l’époque où ils ont élevé M. le maréchal de Mac-Mahon au pouvoir, ils étaient les premiers à déclarer que le chef de l’état devait rester en « dehors et au-dessus des partis. » C’est la loi de l’irresponsabilité constitutionnelle. Si, dans la chaleur des luttes récentes, M. le président de la république est sorti un moment de cette irresponsabilité, il n’y a pour lui aucun déshonneur à y rentrer, à en accepter simplement, loyalement les conditions et les conséquences légitimes. En cela, tout est franc et droit ; M. le président de la république n’a qu’à écarter quelques souvenirs de combat pour reprendre sa position supérieure entre les partis.

Que peut honorablement et légitimement désirer M. le maréchal de Mac-Mahon, même au sein de cette irresponsabilité, qui est son bouclier et sa force ? Oh ! sans doute, il a le droit de rester un conservateur au pouvoir, le protecteur ou le garant de tous les intérêts de conservation, fût-ce des fonctionnaire ? qui ne se sont pas trop compromis par l’excentricité de leur zèle, qui ont d’autres titres à demeurer les serviteurs du pays. M. le président de la république est fort préoccupé, dit-on, de ne pas paraître faire des concessions au radicalisme et rendre les armes à la démagogie. Rien n’est certes plus simple, et M. le maréchal de Mac-Mahon peut se rassurer, on ne lui demande pas d’ouvrir la porte aux barbares ; mais, si on le pouvait, il faudrait une bonne fois en finir avec cette équivoque perpétuelle que des passions et des préjugés intéressés s’efforcent d’entretenir sur les choses et sur les hommes, qui est peut-être l’illusion de M. le président de la république lui-même. Il faut laisser aux polémiques de circonstance ces dénombrera ens de fantaisie qui font des conservateurs privilégiés de tous ceux qui, sous le nom de légitimistes ou de bonapartistes, poursuivent la ruine des institutions existantes, et des radicaux, des démagogues de ceux qui veulent faire vivre ces institutions en les adaptant patiemment aux traditions et aux intérêts du pays. C’est un artifice usé, ce n’est ni sérieux ni sincère. Est-ce qu’il n’y a de conservateurs que dans un seul parti, dans ce camp sur lequel flottent plusieurs drapeaux, où les alliés d’un jour seraient en guerre demain si l’un d’eux avait la victoire ? Est-ce que des hommes comme M. Léon Renault, M. Léon Say, M. Waddington, M. Bertauld, M. Laboulaye, seraient par hasard des radicaux prêts à proposer la liquidation sociale ou à la laisser proposer ? Et ce pauvre Lanfray, qui vient de s’éteindre jeune encore, après une vie de probité et d’étude, qui jusqu’à la dernière heure avait un sentiment si vif de la modération politique, était-ce un démagogue ? M. de Fourtou a pu faire avec complaisance l’apologie de son administration : a-t-il essayé de prouver que des maires comme M. Feray, M. le comte Rampon, qu’il a destitués pendant son consulat guerrier, étaient des factieux ? M. Dufaure ne se montrait-il pas l’autre jour le plus prévoyant, nous dirons presque le plus pathétique des conservateurs, lorsqu’il signalait le danger de ces luttes implacables qui ont leur contre-coup jusque dans les familles ? Était-il un factieux ou un allié des factieux lorsqu’il exhortait ses collègues à laisser de côté les ordres du jour provocateurs, à envoyer le président de la commission sénatoriale du budget auprès du président de la commission de la chambre des députés pour s’entendre sur l’affaire la plus pressante du pays ? Ne voit-on pas qu’avec toutes ces suspicions jetées sur les hommes les plus sérieux, les mieux faits pour offrir des garanties, on n’arrive qu’à diviser les forces du pays ?

Et puis, il faut bien se dire que la société marche, que la révolution française, par des ramifications infinies, produit ses conséquences dans les mœurs, dans les opinions comme dans les intérêts, et qu’il se dégage par degré une France nouvelle qui reste toujours conservatrice, qui l’est même peut-être plus qu’elle ne l’a jamais été, mais qui l’est autrement que M. le duc de Broglie. Il faut en prendre son parti, et ce serait désormais la plus vaine illusion de ne voir des conservateurs que parmi les partisans des divers régimes monarchiques qui ont passé sur la France. Les conservateurs aujourd’hui, ce sont aussi tous ceux qui travaillent, qui créent chaque jour leur bien-être, qui s’élèvent par le talent, par le commerce ou l’industrie et qui, sans acception de régime, tiennent à leurs droits, à leur indépendance sous un gouvernement libéral et sensé. Ils votent librement dans l’occasion, ils ne sont pas pour cela des ennemis, et le monde politique qui se forme à leur image, qu’ils appellent à les représenter, n’est pas non plus un ennemi. C’est une situation générale dont il faut savoir tenir compte, sans esprit d’exclusion, dans les relations avec le parlement comme avec l’opinion, dans le choix des hommes qui peuvent être utilement appelés à exercer le pouvoir d’accord avec le chef de l’état. Que M. le président de la république tienne à maintenir à travers tout une autorité énergique et respectée, que, pour dénouer la pénible crise dont nous souffrons, il ne s’adresse qu’à des hommes connus pour leur modération, faits pour lui inspirer à lui-même une entière confiance et pour rassurer le parlement, rien de mieux. Il a pu croire un instant avoir trouvé un palliatif dans le ministère qu’il a créé il y a quelques jours, qui n’est qu’un cabinet d’affaires, et qui s’est empressé de définir lui-même son rôle modeste et temporaire. Assurément, à ne juger que les hommes qui se sont prêtés avec dévoûment à cette œuvre, il y en a d’éminens par leurs facultés, il y en a qui sont estimés pour leur aptitude spéciale. Quelques-uns sont des naufragés des dernières élections, et c’est peut-être ce qui a le plus compromis le nouveau cabinet dès sa naissance, ce qui lui a attiré dès la première heure un assez mauvais compliment de la chambre des députés. Dans tous les cas, ce n’est évidemment qu’une combinaison éphémère, qui a peut-être ajouté quelques complications de plus à la crise par cela même qu’elle ne la dénouait pas, — et qui a peut-être aussi laissé le temps de faire quelques réflexions de plus, d’envisager de plus près la nécessité des choses. M. le maréchal de Mac-Mahon aurait eu, dit-on, ces jours derniers, les conversations les plus sérieuses avec M. le président du sénat comme avec M. le président de la chambre des députés. Les deux représentans du parlement oot dû, à coup sûr, l’éclairer, en ayant l’occasion de s’éclairer eux-mêmes sur les intentions du chef de l’état, et si cela était, si les intentions se trouvaient dégagées de toute obscurité, si un premier pas était fait, pourquoi ne pourrait-on pas espérer d’ici à peu une solution qui permettrait tout au moins à la France de respirer ?

Pourquoi la majorité républicaine de la chambre des députés ne se prêterait-elle pas elle-même par sa modération, par sa mesure, à cette solution qui serait un soulagement ? Elle est arrivée sans doute à Versailles toute chaude encore de la lutte, pleine d’irritations et de ressentimens à peine contenus, animée aussi de toutes les susceptibilités d’un pouvoir à demi méconnu, presque contesté dès sa naissance. Quelques jours sont passés depuis, et les républicains de la chambre, eux aussi, ont pu et dû réfléchir. Eh bien ! s’ils ont réfléchi avec maturité, avec le sentiment précis de la situation, des intérêts du pays et même des intérêts de leur parti, ils ont dû rester convaincus que la première loi pour eux est la prudence. Tout ce qui paraîtrait irriter et envenimer le conflit serait certainement une faute. La vraie force de la majorité républicaine de la chambre est dans une conduite mesurée, strictement légale, conciliante, et, ce qui pourrait n’être pas moins dangereux, ce serait de mêler toute sorte d’inspirations contraires, d’accompagner par exemple des actes légitimes en eux-mêmes de commentaires et de procédés à demi révolutionnaires. C’est ce qui est arrivé déjà deux fois, — à propos de l’enquête, qui était un acte tout simple, régulier, mais qu’on a trouvé le moyen de compromettre par des considérans plus tapageurs que décisifs, — et plus récemment, à propos de cet ordre du jour qu’on a lancé contre le nouveau cabinet. Que peut signifier un ordre du jour par lequel on déclare au ministère qu’on ne le connaît pas ? Il y a aujourd’hui un sentiment universel, c’est que cette lamentable crise doit finir, qu’elle doit finir pacifiquement, et si M. le président de la république fait une tentative sérieuse, la chambre se doit à elle-même, elle doit au pays, de ne point être un obstacle au rétablissement de la paix intérieure que tout le monde appelle !

CH. DE MAZADE.




REVUE DRAMATIQUE.




THÉÂTRE-FRANÇAIS.
la reprise d’HERNANI et le drame romantique.

Pendant cette soirée où la Comédie-Française fêtait royalement la reprise d’Hernani, j’aurais aimé avoir pour voisin l’un des rares survivans de la grande première de 1830, — un de ces romantiques fougueux et chevelus qui, munis de la fameuse contre-marque rouge, furent introduits dès l’après-midi dans la salle encore obscure, attendirent huit heures le lever du rideau et transformèrent le paisible Théâtre-Français en un champ de bataille tout retentissant de huées et de bravos frénétiques. J’aurais été curieux d’étudier de près la figure de l’un de ces vaillans qui, comme l’a dit pittoresquement Théophile Gautier, « s’engagèrent aux sons du cor d’Hernani dans la montagne du romantisme » et d’y deviner ses impressions à l’aspect de ce public de 1877, qui applaudissait sans discussion, mais aussi sans passion, les passages autrefois les plus contestés. Peut-être mon voisin eût-il été plus surpris que réjoui de ces ovations un peu trop respectueuses, peut-être eût-il regretté le temps où « certains vers étaient pris et repris comme des redoutes disputées par chaque armée avec une opiniâtreté égale . »[1] Peut-être fût-il devenu mélancolique comme don Ruy Gomez au souvenir de ses années de jeunesse, et eût-il volontiers donné toute cette bienveillance placide, tous ces applaudissemens de dilettantes pour les tumultes ardens et les convictions acharnées d’autrefois.

Les spectateurs qui assistèrent à la reprise de juin 1867 ont déjà pu eux-mêmes constater la transformation qui s’est opérée en dix ans dans l’esprit du public. Lorsque l’empire permit pour la première fois la représentation d’une œuvre de Victor Hugo, les ardeurs politiques s’unissaient aux enthousiasmes purement littéraires et le public était animé de dispositions belliqueuses et bruyantes. Tous les admirateurs du poète des Châtimens étaient accourus, avides d’acclamer ce drame proscrit depuis le deux décembre. La salle n’offrait plus l’image d’un champ de bataille ; elle ressemblait à une place prise d’assaut, quand, après l’escalade, les vainqueurs, enivrés de leur succès, poussent des clameurs triomphantes à la lueur des maisons incendiées et dans le tumulte des murs qui s’écroulent. Il semblait qu’on fût au milieu d’une fournaise, tant la passion avait chauffé toutes les têtes. La politique s’en mêlant, les passages qui pouvaient prêter à une allusion étaient salués par des trépignemens et des hurrahs. Les applaudissemens montaient comme une tempête du parterre aux cintres et retombaient avec des éclats de tonnerre sur les premières loges effarées d’un tel succès. Chaque fin d’acte amenait une ovation, et dans les entr’actes, au foyer, l’enthousiasme continuait : on se serrait les mains, on se félicitait avec des cris de joie. Même, au sortir de cette fameuse reprise, je me souviens que deux poètes parnassiens, encore tout grisés d’admiration, s’en allèrent droit devant eux par la ville endormie, déclamant, chantant, se montant mutuellement la tête, et furent retrouvés au petit matin, sur les talus des fortifications, en train de réciter le monologue de Charles-Quint à un groupe de douaniers ébahis.

Rien de tout cela ne s’est reproduit cette fois ; les ardeurs se sont assoupies, les applaudissemens se sont réglés et modérés. Le public semblait plus préoccupé de l’interprétation que de l’œuvre elle-même. Il s’est plus intéressé à la grâce attendrie de Mlle Sarah Bernhardt qu’à l’amour de doña Sol ; s’il a fait une ovation, ç’a été pour saluer le remarquable talent de M. Worms bien plutôt que pour marquer les beautés du monologue de don Carlos. Il s’émerveillait du luxe et de l’exactitude de la mise en scène, il critiquait l’étrange façon dont M. Mounet-Sully articulait les plus beaux vers et les éteignait dans une sorte de mélopée sourde et saccadée ; mais le drame en lui-même paraissait le passionner médiocrement. — Victor Hugo est maintenant en pleine possession de la royauté littéraire, et il est toujours difficile de dire la vérité aux rois sans s’exposer à être accusé de leur manquer de respect ; — mais, pour parler franc, beaucoup de spectateurs étaient étonnés de se trouver si peu émus, et les plus hardis, les plus épris de sincérité, déclaraient que l’action, ralentie à tout instant par des harangues « hors de leur place et qui n’ont point de fin, » leur semblait enfantine et invraisemblable ; quelques-uns murmuraient même, comme Alceste :

Ce n’est que jeu de mots, qu’affectation pure.
Et ce n’est point ainsi que parle la nature.


En effet, à ne considérer Hernani qu’au point de vue purement dramatique, on y trouve mille choses à reprendre. — Cette maison d’un jaloux Espagnol du caractère de Ruy Gomez est bien mal gardée, on y entre comme dans un moulin. Ce roi, qui conte ses secrets d’état et ses projets devant les valets, est bien léger et peu circonspect. La conduite d’Hernani est plus incompréhensible encore : il menace sans cesse le roi de sa vengeance et le laisse partir dès qu’il le tient dans sa main; il vient, au péril de sa tête, enlever doña Sol dans Saragosse et perd un temps précieux en discours inutiles; plus tard il s’introduit chez Ruy Gomez avec une imprudence rare et sans que cette imprudence soit suffisamment motivée; c’est un héros dont les idées sont singulièrement décousues et on a grand’peine à le prendre au sérieux. L’acte des tombeaux est un hors-d’œuvre et la conjuration qui le traverse n’effraie personne. Enfin cet honneur castillan, qui fait le fond de la pièce, est tellement poussé à l’outrance, tellement surhumain, qu’il en devient odieux et ridicule.

Tous ces reproches, les critiques les ont formulés cent fois, et si le public ne s’est pas aperçu plus vite de ces invraisemblances, c’est qu’il ne voulait ni réfléchir ni analyser, ou plutôt c’est que le grand poète lui avait jeté un sort, et que les foules ne raisonnent plus dès qu’elles sont éblouies et charmées.

Comme le remarquait ici même M. Emile Montégut à propos de la Légende des siècles[2], Victor Hugo est un magicien habile et puissant. Le poète possède un talisman qui a le don de faire oublier les fautes et les faiblesses de l’auteur dramatique. Comme Oberon, il a un cor enchanté qui opère des miracles. Dans le vieux poème français, Oberon donne cet olifant à Huon de Bordeaux, et chaque fois que l’étourdi chevalier commet quelque faute lourde ou se fourvoie dans un fourré inextricable, il n’a qu’à approcher ses lèvres du cor d’ivoire pour se tirer d’affaire. Victor Hugo a hérité de ce cor merveilleux; dès qu’il se trouve dans un mauvais pas, il n’a qu’à en sonner, et tout le monde est sous le charme.

Dans Hernani, la séduction de cette musique nous console à tout instant des pauvretés de la fiction dramatique. A travers l’œuvre entière circule une sève lyrique pleine de verdeur printanière et de fougue passionnée. A mesure qu’on avance, on croit pénétrer dans une forêt enchantée : la végétation y est étrange, touffue et luxuriante; des fleurs légendaires s’y épanouissent et répandent une odeur capiteuse, des oiseaux bleus y chantent des lieder mélancoliques ; une clarté lunaire y tombe du haut des branches emmêlées et laisse voir au loin des enfilades de vieux arbres croisant à l’infini leurs voûtes de verdure, hautes et profondes comme des nefs de cathédrale. Tantôt le magicien nous fait entendre un délicieux duo d’amour :

Chante-moi quelque chant comme parfois le soir
Tu m’en chantais avec des pleurs dans ton œil noir.
…………..
Parle-moi, ravis-moi! N’est-ce pas qu’il est doux
D’aimer et de savoir qu’on vous aime à genoux ?
D’être deux, d’être seuls ? et que c’est douce chose
De se parler d’amour, la nuit, quand tout repose…


Tantôt il nous murmure l’élégie de la vieillesse qui regrette ses vingt ans, et qui donnerait volontiers ses châteaux, ses titres, ses aïeux, pour la rustique et fière beauté d’un jeune pâtre qui passe. Le vieux Ruy Gomez soupire lentement et tristement sa plainte amoureuse à doña Sol distraite :

Voilà comme je t’aime, et puis je t’aime encore
De cent autres façons : comme on aime l’aurore,
Comme on aime les fleurs, comme on aime les cieux !
De te voir tous les jours, toi, ton pas gracieux,
Ton front pur, le beau feu de ta fière prunelle,
Je ris et j’ai dans l’âme une fête éternelle…

Puis le ton change ; à côté de ces soupirs et de ces tendresses retentit comme une fanfare altière la grande tirade des portraits d’aïeux ; on dirait un splendide fragment d’épopée :

Christoval ! —Au combat d’Escalona, don Sanche,
Le roi, fuyait à pied, et sur sa plume blanche
Tous les coups s’acharnaient ; il cria : « Christoval ! »
Christoval prit la plume et donna son cheval…


Ou bien le poète oublie tout à coup son action boiteuse, ses héros invraisemblables ; il s’envole sur sa chimère, et nous avons le monologue de Carlos au tombeau de Charlemagne. — M. Worms, dans l’interprétation de ce morceau, a révélé toute la souplesse et l’ampleur de son talent chaud, sobre et contenu ; avec sa diction nette, savante, incisive, il a mis en relief et en valeur les moindres détails de ce magnifique hors-d’œuvre qu’on peut comparer pour le mouvement, la féerie des images, l’éclat des couleurs, le lointain des perspectives, à cette autre fantaisie merveilleuse qui se trouve dans les Feuilles d’automne et qui s’appelle la Pente de la rêverie.

Enfin, et comme pour nous guérir de la sensation de vertige qu’il nous a donnée en nous enlevant à de si fantastiques hauteurs, l’enchanteur redescend vers la terre, mais il ne fait qu’effleurer de l’aile la cime des arbres endormis, et nous voilà en plein songe d’une nuit d’été, assistant à ce mélodieux nocturne du dernier acte :

Ce silence est trop noir, ce calme est trop profond.
Dis, ne voudrais-tu point voir une étoile au fond,
Ou qu’une voix des nuits, tendre et délicieuse,
S’élevant tout à coup, chantât ? ....
.... Un oiseau qui chanterait aux champs !
Un rossignol perdu dans l’ombre et dans la mousse,
Ou quelque flûte au loin !.. Car la musique est douce.
Fait l’âme harmonieuse et, comme un divin chœur.
Éveille mille voix qui chantent dans le cœur !

Ce duo de la fin a une mélodie et une tendresse adorables. Il rappelle la rêverie charmante qui termine le drame du Marchand de Venise, et où Shakspeare transporte doucement ses spectateurs pour les reposer des scènes poignantes où Shylock réclame à grands cris la livre de chair vivante qu’il doit tailler sur la poitrine d’Antonio. C’est la même nuit azurée, la même sérénité et le même motif : — « Comme le clair de lune sommeille mollement sur ce gazon ! Allons nous y asseoir, et laissons les accords de la musique caresser nos oreilles ; le silence et la nuit vont bien avec la douceur des notes harmonieuses. Assieds-toi, Jessica ; regarde comme le pavé du ciel est semé d’un sable d’or étincelant. il n’est pas une de ces étoiles que tu vois poudroyer là-haut, qui ne chante comme un ange en décrivant sa course… Il y a une musique infinie dans ces sphères immortelles ; mais la grossière et périssable enveloppe dont nous sommes vêtus nous empêche de l’entendre… »

Shakspeare ! — Ç’a été l’ambition secrète et persistante de Victor Hugo de donner à la France de 1830 un théâtre qui fût l’équivalent de celui de Shakspeare au XVIe siècle. Cette préoccupation perce dans maint endroit de ses préfaces. « Le but du poète dramatique, écrivait-il en 1833, doit toujours être avant tout de chercher le grand comme Corneille ou le vrai comme Molière ; ou mieux encore, et c’est ici le plus haut sommet où puisse monter le génie, d’atteindre tout à la fois le grand et le vrai, le grand dans le vrai, le vrai dans le grand, comme Shakspeare. » (Préface de Marie Tudor.) Il proteste, à la vérité, qu’il n’a pas la présomption de devenir le Shakspeare du théâtre contemporain, mais c’est surtout des choses qu’on souhaite tout bas qu’on se défend avec le plus d’énergie ; les poètes sont un peu comme les femmes qui ne font jamais de plus belles résistances que lorsqu’elles ont le désir de succomber.

Ce but que Victor Hugo se proposait en créant le drame romantique, a-t-il été atteint ? Le poète s’en est-il du moins rapproché ? Aujourd’hui que l’expérience est faite et que les querelles d’école sont apaisées, il semble que, sans manquer de respect au grand lyrique, on peut, au sortir de cette reprise d’Hernani, répondre franchement : — Non ; le drame romantique a pu nous donner un moment l’illusion du drame shakspearien, mais ce n’a été qu’une illusion, un faux semblant, pareil à la nuée que l’amoureux Ixion prit pour Junon elle-même. Ce qui distingue le théâtre de Shakspeare, c’est la vérité des caractères, la puissance de vie de chaque personnage. Dans le théâtre de Victor Hugo, les caractères manquent de réalité et ils n’ont que l’apparence de la vie; ce sont de purs fantômes s’agitant dans une atmosphère artificielle. On sent à chaque instant que c’est le poète qui parle à la place de ses personnages. doña Sol, Ruy Gomez, Carlos, Hernani, ne sont que des prête-noms, des porte-paroles du poète lyrique, et non des êtres en chair et en os, pris dans la nature, comme Shylock, Hamlet, lady Macbeth, le roi Lear, Othello. Les caractères vrais sont absens, les passions n’ont rien de sincère, et par suite l’action est froide et peu intéressante. Des cinq actes d’Hernani, il y en a à peine un et demi (la fin du 3e et le 5e) où les personnages agissent réellement; pendant tout le reste du drame, le poète seul est devant nous, et les scènes ne sont que de magnifiques morceaux lyriques d’une valeur égale à telle pièce des Feuilles d’automne, des Chants du crépuscule ou de la Légende des siècles.

Il est vrai que les romantiques invoquent pour excuse l’exemple de Shakspeare lui-même, chez lequel on trouve fréquemment « des échappées rapides vers la nature, des élans de l’âme au-dessus de la situation, des ouvertures de la poésie à travers le drame[3]. » Mais dans Shakspeare les personnages n’ont de ces effusions que lorsque la situation où ils se trouvent les leur arrache comme des cris; le lyrisme chez eux n’est pas un effet voulu, c’est une explosion naturelle des passions exaltées. Et d’ailleurs, même dans ces brusques échappées, chacun des héros conserve son individualité. C’est bien toujours Othello amoureux et mordu par la jalousie, et non Shakspeare, qui s’écrie en contemplant Desdemona endormie:— « Éteignons ce flambeau, et après nous éteindrons cet autre. Lorsque j’aurai soufflé sur ta flamme, ô ministre de la lumière, je pourrai, si je me repens, te rallumer de nouveau... mais si je t’éteins, ô toi, la plus exquise forme qui soit sortie des mains de la nature, je ne connais pas de feu prométhéen qui puisse te rallumer. Quand j’aurai coupé la rose, je ne pourrai pas lui rendre sa sève vitale, et il faudra qu’elle reste fanée... Respirons-la du moins encore sur sa tige... » — Mais ce n’est pas Charles-Quint, c’est le poète lyrique de 1830 qui, sur les degrés du tombeau de Charlemagne, trouve ces images grandioses :

Ah ! le peuple! — océan! — onde sans cesse émue !
Où l’on ne jette rien sans que tout ne remue!
Vague qui broie un trône et qui berce un tombeau !
Miroir où rarement un roi se voit en beau !

Ah ! si l’on regardait parfois dans ce flot sombre,
On y verrait au fond des empires sans nombre,
Grands vaisseaux naufragés, que son flux et reflux
Roule, et qui le gênaient, et qu’il ne connaît plus !


Cela est fort beau, mais, pour parler la langue du théâtre, fort peu en situation. — Shakspeare au contraire, toujours impersonnel, n’interrompt jamais l’action pour substituer ses propres sentimens à ceux des types qu’il a créés; comme l’a très bien dit Victor Hugo lui-même : « il reste toujours dans la nature, tout en en sortant quelquefois ; il exagère les proportions, mais il maintient les rapports. » (Préface de Marie Tudor.)

Telles sont les réflexions qu’a suggérées à plus d’un spectateur la reprise d’Hernani, et la conclusion à en tirer, c’est que le drame romantique n’était pas né viable; c’est que, malgré le magnifique manteau de pourpre que le poète lui a jeté sur l’es épaules, il a vieilli bien plus vite, il nous paraît bien plus ridé et suranné que la tragédie classique, tant raillée par l’école de 1830, On ne saurait trop louer néanmoins le directeur de la Comédie-Française de nous remettre sous les yeux ces chefs-d’œuvre du répertoire romantique, qu’il monte avec un goût parfait et un soin pieux. De pareilles reprises ont d’abord un intérêt très vif pour tous ceux qui sont curieux de l’histoire de l’art théâtral ; puis, si, dans ces temps troublés où la politique absorbe tout, il est encore de jeunes poètes qui rêvent de renouveler le drame en vers, ces respectueuses exhumations serviront à leur démontrer clairement le vide d’un théâtre où l’observation est comptée pour peu de chose et où la fantaisie règne en maîtresse souveraine; elles les pousseront plus résolument vers l’étude consciencieuse des caractères et des passions, vers la recherche de tout ce qui est naturel, sincère, imprégné d’une franche saveur de réalité, c’est-à-dire vers les seules sources d’un art sain et vivant.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.

  1. Théophile Gautier, Histoire du romantisme.
  2. Voyez la Revue du 15 octobre 1859.
  3. Théophile Gautier, Histoire du romantisme.