Chronique de la quinzaine - 14 décembre 1894
14 décembre 1894
La discussion du budget se poursuit à la Chambre des députés avec une sage lenteur ; il devient tout à fait impossible d’en prévoir le terme, mais c’est déjà quelque chose qu’on en ait vu enfin le commencement. La discussion générale a rempli quatre ou cinq séances ; elle a été brillante. Comme certains fleuves se perdent dans les sables, elle s’est perdue dans un discours interminable de M. Camille Pelletan. L’orateur parlait d’autant plus à son aise que le banc ministériel était à peu près vide. Le gouvernement était au Sénat, où l’appelait la discussion des crédits de Madagascar.
Il était urgent d’en finir avec cette question, ne fût-ce que pour montrer à ceux qui nous surveillent qu’après avoir pris le parti d’aller à Tananarive, notre résolution serait accomplie avec décision et énergie. Le Sénat a été unanime à donner son concours au gouvernement. Trois voix seulement se sont prononcées contre l’expédition : c’est le cas de trouver la quantité négligeable ; nous ne parlons naturellement pas de la qualité. Le gouvernement a donc obtenu tout ce qu’il demandait, et, dès ce moment, sa responsabilité est seule engagée en ce qui concerne la préparation et l’exécution militaires de son projet. Un concours précieux lui a été donné par M. de Freycinet, président de la commission, dont la parole a produit un grand effet sur la Chambre haute. M. de Freycinet a très clairement montré que l’expédition était devenue indispensable, ou, si l’on préfère, inévitable ; la période de la critique est passée, celle de l’action commence. Il faut souhaiter, toutefois, que les conseils par lesquels M. de Freycinet a terminé son discours soient entendus et suivis. Notre domaine colonial, si rapidement développé depuis quelques années, doit suffire pendant plusieurs autres à notre ambition et à notre activité. Nous avons le Tonkin, le Soudan, le Congo, le Dahomey, la Tunisie, Madagascar : c’est beaucoup, c’est assez pour le moment. [Nous ne demandons pas qu’on mette après cette énumération un point final, mais un large point suspensif. Bien que les Chambres n’aient pas hésité à suivre le gouvernement dans l’affaire de Madagascar, elles ont montré par leur attitude que toute autre entreprise du même genre leur paraîtrait en ce moment inopportune ; non pas qu’on doive s’immobiliser dans l’inaction, mais, comme dirait Candide, il faut cultiver son jardin avant d’en acquérir un autre. Les difficultés qui peuvent d’un jour à l’autre se produire en Extrême-Orient doivent nous trouver libres. Elles sollicitent, dès ce moment, toute notre attention. Nous n’aurons plus, sans doute, à parler de quelque temps de Madagascar, puisque l’expédition ne commencera qu’au printemps : c’est au gouvernement à y travailler en silence. Le prologue de cette grave affaire est terminé.
Revenons au budget. La discussion générale a porté presque tout entière sur le projet ministériel relatif aux successions. Il est assez singulier qu’on n’ait pas parlé de la réforme des boissons, très importante elle aussi, et qui soulèvera peut-être des difficultés parlementaires encore plus grandes. De nombreux discours ont été prononcés, la plupart remarquables à divers titres; mais, dans le nombre, trois méritent une mention particulière : ce sont ceux de MM. Godefroy Cavaignac, Léon Say et Poincaré. M. Cavaignac représente l’impôt progressif sur l’ensemble du revenu; M. Léon Say représente l’impôt proportionnel et réel, et M. Poincaré représente... le gouvernement : il serait difficile, pour le moment, d’attacher son nom à un système ou à une doctrine quelconque. Tous les trois ont déployé un grand talent et ont été religieusement écoutés par une Chambre qui aime à s’instruire; mais M. Léon Say a certainement produit sur elle la plus vive impression. Sera-ce la plus durable? Cela dépendra beaucoup de la manière dont le gouvernement soutiendra la suite du débat. Sera-t-il affermi ou affaibli lorsque reviendra la discussion de la loi successorale ? Nul ne pourrait le dire. Les argumens d’autorité, nous entendons par là les argumens ministériels, ont une grande prise sur la majorité, et, d’une manière générale, il faut s’en réjouir : il était toutefois très sensible, pendant qu’elle écoutait et applaudissait M. Léon Say, que la Chambre partageait son opinion et qu’elle n’aurait jamais voté la loi sur les successions si le gouvernement lui-même ne l’avait pas présentée. Cette loi heurte tous les principes, ou du moins ce que, jusqu’à ce jour, on a qualifié ainsi. Son principal tort à nos yeux est d’introduire pour la première fois l’impôt progressif dans notre régime fiscal. Là est son vice rédhibitoire. L’impôt progressif exerce une grande séduction sur beaucoup d’esprits, qui n’ont peut-être pas suffisamment réfléchi aux conditions d’existence de notre société française. Il leur semble naturel et légitime de demander, non pas seulement plus, mais de plus en plus, à la fortune grandissante, sous prétexte d’épargner le nécessaire et de frapper le superflu, et ce système pourrait, en effet, se défendre s’il portait en lui-même ou s’il était possible d’y introduire une règle modératrice. Il y en a une dans l’impôt proportionnel. Comme il frappe sur tout le monde, on ne peut pas l’exagérer jusqu’au point où il tarirait les sources du revenu ou détruirait le capital, sans provoquer un malaise et un soulèvement universels. Là est le frein qui retient les gouvernemens les plus fiscaux. Mais l’impôt progressif, M. Léon Say a eu raison de le dire, n’est autre chose que l’arbitraire. Le bon plaisir du législateur s’y exerce sans que rien ne l’arrête. La tentation est forte de grever toujours davantage les plus riches, sans toucher aux autres, de manière à rejeter tout le poids de l’impôt sur la minorité avec l’assentiment tacite et l’appui de la majorité. Les résultats de ce système, toute l’histoire en témoigne, tendent peu à peu, et quelquefois très vite, à l’iniquité pure et simple : il suffit pour y tomber de la faiblesse toujours possible d’un ministre, encouragée par la pénurie encore plus présumable du trésor. Quoi de plus simple alors que d’appliquer à la progression de l’impôt un coefficient de plus en plus fort? Il n’y a ni règle, ni limite qui s’y oppose. Voilà pourquoi l’impôt progressif est détestable en lui-même, comme un expédient qu’aucune main n’est assez ferme pour contenir longtemps. Sans doute, la progression proposée par M. Poincaré, quoique excessive dans bien des cas, ne serait pas un mal intolérable si elle ne devait jamais être accrue. Mais elle le sera, on peut en être sûr, et, après avoir été appliquée aux successions, on l’appliquera à un grand nombre d’autres taxes, peut-être à toutes. La progression est, de sa nature, envahissante dans tous les sens du mot. Elle est ingouvernable, et elle finit partout gouverner.
Aussi les socialistes ont-ils fait le meilleur accueil au projet du gouvernement. Ils le trouvent ridiculement timide et mesquin, et M. Cavaignac s’est montré de leur avis sur ce point ; mais, en attendant mieux, ils l’acceptent et en témoignent une grande reconnaissance à M. Poincaré. Leur empressement a été tel que M. le ministre des Finances, qui connaît ses classiques, s’est écrié : « Vous m’embrassez, mais c’est pour m’étouffer ! » Il est certain que l’extrême gauche l’a très bruyamment embrassé, bien que ce ne soit pas précisément lui qu’elle se préoccupe d’étouffer. M. Poincaré s’est défendu de son mieux, mais en vain, contre des démonstrations un peu trop chaudes et enveloppantes à son gré. Pour se dérober à ces étreintes, il s’est réfugié dans le sanctuaire des bons principes, se croyant bien sûr de n’être pas poursuivi jusque-là. Il a parlé de l’impôt réel et de l’impôt proportionnel comme aurait pu le faire M. Léon Say lui-même, avec beaucoup d’éloquence et une véritable fermeté de diction. Nul n’en est plus partisan que lui; c’est l’héritage sacré de la Révolution française; on ne saurait y veiller avec trop de soin ! Et les socialistes écoutaient tout cela en souriant avec complaisance. Il leur importe infiniment peu qu’un ministre soutienne les principes en théorie, s’il leur donne en fait une entorse. M. Poincaré a multiplié les argumens pour prouver qu’il n’en faisait rien, personne ne l’a cru. La distinction qu’il a faite, ou qu’on a faite pour lui, entre l’impôt progressif et l’impôt dégressif est pure tautologie. Ce qui est progressif dans un sens est dégressif dans l’autre ; c’est comme un même escalier qu’on peut monter ou descendre. Les deux mots expriment la même idée prise pas deux bouts différens. A la vérité, l’impôt proposé par le gouvernement n’est progressif qu’à partir d’un certain point et jusqu’à un certain autre : cela prouve seulement que M. Poincaré reste, même dans le faux, un esprit modéré. Qui nous assure qu’il en sera ainsi de tous ses successeurs? Il est, quant à lui, trop intelligent pour pousser les choses à l’extrême, mais il les met en voie d’y aller toutes seules, et c’est ce qui nous effraye. Que faut-il penser d’un autre argument qu’il a donné, à savoir que son impôt progressif appliqué aux successions est un impôt de compensation pour les injustices criantes de certaines de nos taxes, notamment de toutes les indirectes? Quoi! nos impôts indirects sont foncièrement injustes? Les socialistes ont triomphé de cet aveu; ils l’ont applaudi longuement, ils en tireront certainement grand parti. Si nos impôts indirects sont injustes dans leur répartition, un ministre des Finances ne doit le reconnaître qu’en proposant, soit de les abroger, soit de les réformer. Mais M. Poincaré n’a fait ni l’un ni l’autre. Les impôts indirects, dans leur forme actuelle, sont, d’après lui, indispensables ; seulement, il convient de compenser leur injustice par une injustice correspondante dans les impôts directs. Cela rétablira empiriquement l’équilibre. Nos lecteurs jugeront l’argument. On conçoit que, si on prend la richesse non pas en elle-même, mais dans un des signes extérieurs qui la manifestent, le chiffre du loyer par exemple, on puisse être amené à introduire une graduation progressive dans le signe pour réaliser la proportionnalité dans l’objet auquel il s’applique. Nos impôts portent des traces de ce système parfois très légitime. Mais un héritage n’est pas signe de richesse ; il est par lui-même une richesse, un capital tout formé, petit ou grand, et, relativement à la personne qui le reçoit, il ne donne aucune indication sur sa fortune totale. Un homme qui a plusieurs millions peut faire un héritage de cent mille francs, ce qui est peu de chose pour lui, tandis que le même héritage vaudra beaucoup pour celui qui n’a rien. D’après le projet de loi, l’impôt sera pourtant le même dans les deux cas. Est-ce juste, dès qu’on se place dans le système de M. le ministre des Finances? M. Cavaignac a soutenu que non, et la démonstration qu’il en a donnée a été la partie la plus vigoureuse de son discours. Lui aussi a profité des demi-concessions faites par M. Poincaré pour essayer de prouver qu’il n’y avait de vraiment équitable que son propre système, à savoir l’impôt progressif, sans doute, mais appliqué à l’ensemble du revenu. Le projet du gouvernement ne satisfait donc personne, mais il laisse une espérance assez plausible à tout le monde, sauf à ceux qui, en le votant, se feraient l’illusion puérile qu’on s’en tiendra là.
Aussi faut-il prévoir un très grand nombre d’amendemens, et dans les sens les plus divers. Les uns auront pour objet d’échapper à la progression et de maintenir la proportionnalité, même au prix de lourds sacrifices ; les autres d’aggraver, au contraire, l’échelle progressive de M. Poincaré ou de l’appliquer encore à d’autres impôts que les successions. Le résultat de ces tiraillemens en sens opposés est des plus incertains, et il y a lieu d’être surpris que M. Poincaré se soit créé à lui-même tant de difficultés pour se procurer une somme de 24 millions. L’effort n’est pas en proportion avec le bénéfice espéré. M. Poincaré soutiendra sans doute qu’il lui fallait absolument ces 24 millions et qu’il n’a pas pu les trouver ailleurs ; mais beaucoup sont convaincus que l’augmentation de la taxe sur l’alcool pourrait rapporter infiniment plus, à condition de supprimer la facilité que l’on assure à la fraude sous le nom de privilège des bouilleurs de cru. On livrera sur tous ces points de grandes batailles parlementaires, qui, malgré leur caractère technique, touchent à trop d’intérêts pour laisser l’opinion indifférente.
Un homme du plus grand mérite manquera désormais à ces discussions, sur lesquelles il a jeté autrefois de vives lumières. M. Burdeau, président de la Chambre des députés, vient de mourir, au moment où il atteignait à peine la maturité de l’âge : il n’avait que quarante-trois ans. Le grand public ne le connaissait que depuis peu de temps, parce que le rôle de travailleur acharné qu’il s’était donné à la Chambre l’avait retenu longtemps dans les commissions, et que ses interventions à la tribune s’étaient produites assez rarement et toujours dans des questions spéciales; mais il n’y est jamais monté sans produire une grande impression. Dès les premiers mots, on sentait en lui une intelligence supérieure, nette et précise autant qu’il soit possible de l’être, ferme dans ses principes, méthodique dans ses expositions, et servie par un talent oratoire dont la sûreté n’a jamais eu de défaillances. On a médit beaucoup, depuis quelques années, de l’esprit classique : M. Burdeau en était l’expression parfaite, et il suffirait à le venger de beaucoup d’attaques. Ce qui frappait le plus en lui, ce n’était pas l’originalité, ni l’invention, mais une merveilleuse faculté de tout comprendre et de tout expliquer, et c’est la faculté parlementaire par excellence. Après les discussions les plus longues et les plus confuses, lorsque M. Burdeau prenait la parole, il faisait en quelque sorte la clarté autour de lui. Sa rhétorique, car il en avait, consistait surtout dans l’ordre qu’il donnait à ses idées et dans les développemens logiques qu’il savait en tirer. Son esprit, naturellement, invinciblement droit, simple, rigoureux, repoussait tout paradoxe et ne reflétait que le vrai. Ces qualités rendaient sa parole presque toujours efficace en séance publique, mais plus encore dans les commissions où les questions sont traitées plus franchement et serrées de plus près. Il a été un admirable instrument parlementaire, propre à toutes les discussions, prêt à toutes les tâches difficiles, et il meurt au moment où un long travail, autant que la confiance de la Chambre, avait fait de lui une force essentiellement utilisable. Ce n’est pas sans tristesse que l’on voit cette force disparaître tout d’un coup. Il n’y a pas dans le monde politique actuel assez d’hommes vraiment distingués, ou en situation de rendre des services immédiats, pour que la mort de M. Burdeau ne soit pas considérée comme une grande perte.
Il ne devait sa situation qu’à lui-même. Il se plaisait à rappeler la modestie de ses origines : sorti des rangs du peuple, il avait, dans sa jeunesse, travaillé de ses mains avant de travailler de son esprit, comme il devait le faire plus tard. Il a conservé assez longtemps quelque chose d’un peu tendu, témoignage de l’immense effort qu’il avait dû faire pour vaincre les premiers obstacles et s’élever à une situation digne de lui. L’Université l’avait recueilli, il lui a dû beaucoup. Élève de l’École normale au moment de la guerre, il s’est engagé volontairement et sa brillante conduite lui a valu la croix d’honneur. Puis, il a été professeur de philosophie : ses élèves ont gardé un souvenir presque enthousiaste des leçons qu’il leur donnait. Déjà, dans sa chaire professorale, il montrait un talent et il s’exerçait à une virtuosité de parole dont l’effet était tout-puissant sur son jeune auditoire. Versé dans les langues étrangères, il traduisait Herbert Spencer et Schopenhauer. La philosophie bien comprise est une excellente gymnastique d’esprit : elle lui donne des idées générales, l’habitue à l’analyse, le dispose à une grande souplesse. Son danger est de prédisposer aux abstractions et aux subtilités ; mais M. Burdeau avait naturellement horreur du vide, et, sur toutes choses, il cherchait la substance et la consistance réelles. Il l’a montré dès son entrée à la Chambre. Il avait été pendant quelques mois chef de cabinet de M. Paul Bert, assez longtemps pour contracter le goût de la politique, pas assez pour s’y initier complètement. Ses premières démonstrations ont été purement radicales, mais elles ont été de courte durée, et presque aussitôt il a disparu dans la commission du budget comme dans un laboratoire qui l’a pendant quelques temps occupé tout entier. Ce philosophe est devenu très vite un financier dans le meilleur sens du mot. Par le budget, il a pénétré dans tous les détails de nos administrations et il les a bientôt connus à fond. En sortant de cette école nouvelle, où il n’avait pas tardé à devenir un maître, il a étonné la Chambre par l’étendue et la précision pratique de ses connaissances. Son désir d’apprendre était infini, sa faculté d’assimilation prodigieuse. Une année, il s’est fait nommer rapporteur du budget de l’Algérie, et s’est empressé de passer la mer pour aller étudier sur place les questions qu’il devait traiter. D’autres ont imité cet exemple, mais aucun n’en a retiré un aussi grand profit. En quelques semaines, M. Burdeau avait tout vu et tout compris, et le rapport qu’il a rédigé à son retour s’est trouvé être, de l’aveu des spécialistes, un manuel exact et complet de toutes les questions algériennes, avec les solutions les plus sensées et les plus politiques de chacune d’elles. Nommé ministre de la Marine, M. Burdeau a donné tout de suite à ses collaborateurs l’idée qu’il renouerait la chaîne des grands ministres civils ; malheureusement il a dû quitter trop tôt la rue Royale. Nommé ministre des Finances dans le cabinet Casimir-Perier, il a présenté aux Chambres un budget auquel il n’a manqué que d’être expliqué et défendu par son auteur. On le voit, M. Burdeau était doué de ce que Le Sage appelait « l’outil universel ; » son intelligence s’adaptait à tout. En même temps il avait la volonté et l’autorité, et il l’a montré par la manière dont il a présidé une Chambre qui n’est pas précisément facile à gouverner. Mais là ses forces l’ont trahi. On le savait malade, on le disait perdu. Qui pourra jamais démêler ce que les épreuves morales ont apporté d’accélération à sa maladie ? M. Bardeau cachait sous des dehors réservés une sensibilité qui lui causait des souffrances aiguës. Les accusations les plus cruelles ont été dirigées contre lui. À la Chambre, au dehors, on les a multipliées contre lui, sans que jamais aucune ait pu être prouvée ; mais chacune apportait dans cette organisation nerveuse et fine un trouble profond et y laissait une blessure. Combien de fois, au Palais-Bourbon, n’a-t-on pas vu le visage de M. Burdeau se contracter et pâlir devant une attaque directe ou indirecte ? Et on ne les lui ménageait pas. L’infortuné a subi un supplice où sa santé a bientôt et irrémédiablement sombré. En vain l’estime de ses collègues l’élevait à la présidence : jusque sur son fauteuil, les attaques venues d’en bas le cherchaient et l’atteignaient. Il a succombé finalement, et sa mort prématurée laissera un vif regret à ceux qui voyaient en lui une de nos meilleures ressources. S’il avait vécu, il aurait certainement joué un rôle considérable : il était en quelque sorte à point pour cela. Sa capacité ne faisait de doute pour personne, et depuis longtemps déjà s’était dégagé des chimères radicales pour devenir un homme de gouvernement. Le voilà disparu, et sa mort, entre autres inconvéniens immédiats, a celui d’ouvrir une crise présidentielle qui ne sera peut-être pas sans quelque gravité.
Les attaques dont M. Burdeau a été l’objet ne se rattachaient pas directement aux affaires de Panama, mais elles procédaient du soupçon indéterminé que ces tristes affaires ont fait peser sur tant de têtes La mort de M. de Lesseps rappelle inévitablement ces incidens douloureux : par bonheur, aussi, elle en rappelle d’autres. Nous laissons à l’avenir le soin de porter un jugement définitif sur un homme qui, par la hardiesse de son esprit d’entreprise, a fait tant de bien avant le mal qu’on lui a si rudement reproché. Le cri d’angoisse et de colère qui s’est élevé du désastre de Panama n’est pas encore tombé ; pourtant il tombera avec la génération même qui a souffert de la catastrophe, et la postérité ne verra plus dans M. de Lesseps que l’homme qui a percé l’isthme de Suez. Le service qu’il a rendu au monde est un service permanent, les effets en seront toujours sentis, ils iront sans cesse en augmentant, et son nom y restera éternellement attaché. Le reste s’effacera peu à peu dans la mémoire des hommes, où tant d’autres ruines ont été passées au compte des profits et pertes, sans que leur souvenir soulève désormais aucune passion vive. Nous ne disons pas cela pour excuser la manière dont les affaires de Panama ont été conduites, non plus que les procédés qui ont été employés à Paris même pour les soutenir. Mais ce n’est pas le moment, devant cette tombe ouverte, d’en évoquer le souvenir. Il serait peu honorable pour nous, en présence du monde qui nous regarde et qui juge les choses avec l’impartialité plus grande que donne l’éloignement, que la mort de M. de Lesseps nous rappelât seulement Panama : elle doit aussi et surtout nous rappeler Suez.
M. de Lesseps a été, dans ce siècle, une force d’impulsion incomparable. Lui-même en subissait l’influence avec une intensité telle qu’il n’était peut-être pas maître d’en mesurer et d’en modérer les entraînemens. Il en était le premier possédé : il y obéissait, également incapable de la régler et de s’y soustraire. Mais, s’il n’avait pas été ainsi, aurait-il percé l’isthme de Suez? Lorsqu’on songe à toutes les difficultés qu’il a rencontrées, à toutes les résistances qu’il a vaincues, à la prodigieuse dépense de volonté qu’il a dû faire pour réaliser sa grande œuvre, il faut bien croire, comme auraient dit les anciens, qu’un génie intérieur l’agitait. Et jamais un découragement, ni une défaillance! Jamais non plus une objection, même la plus sérieuse en apparence, n’a eu la moindre prise sur lui ! Il suivait une vocation, il en était dominé. L’instinct, chez lui, avait l’irrésistible puissance de la fatalité. Son intelligence était plus remarquable par sa fertilité à trouver toujours des ressources et des moyens nouveaux, que par son étendue. Tout entier à son affaire, il ne voyait pas, il refusait même de voir autre chose. Il ignorait beaucoup, et cela de parti pris. Il n’était pas un savant, mais un croyant, tenace, obstiné, entêté, dédaigneux de l’obstacle, le niant avec une bonne foi parfaite et aveugle, capable enfin de faire de très grandes choses, ou de se tromper aussi très grandement. Un tel caractère ne va pas sans contrastes : M. de Lesseps était un mélange surprenant de finesse et de candeur. Il avait toute la diplomatie orientale sous le bon sourire d’un enfant. D’ailleurs, simple, facile, généreux, prodigue, trop absorbé par son idée pour être personnellement intéressé, encore moins administrateur que savant, il marchait dans la vie comme d’autres dans un rêve, offrant un des cas psychologiques les plus intéressans qui se soient jamais offerts à l’observation. Cependant, à des degrés moindres et dans des proportions différentes, des hommes de ce genre ont toujours existé, et La Bruyère en avait certainement rencontré sur sa route lorsqu’il écrivait : « L’on voit des hommes tomber d’une haute fortune par les mêmes défauts qui les y avaient fait monter. » Cela explique leur chute, mais non pas leur fortune, à moins d’admettre que ces défauts ne soient l’envers de grandes qualités. Si la postérité, comme cela est probable, juge les hommes seulement par ce qui reste d’eux, on peut se demander ce qui restera des plus illustres d’entre nous dans cent ans; mais de M. de Lesseps il restera le canal de Suez ; Panama sera bien oublié, et qui sait même si l’achèvement de l’entreprise n’enverra pas alors comme un rayon posthume à celui qui l’a manques sans doute, mais ne l’en a pas moins entamée?
Les vies, qu’on nous passe le mot, tout à fait réussies sont très rares : celle de M. Burdeau a été prématurément brisée ; celle de M. de Lesseps s’est terminée dans l’infortune ; mieux vaut reposer ses regards sur celle de M. Victor Duruy. Professeur, ministre, historien, on trouve dans sa longue existence une fidélité à lui-même qui ne s’est pas démentie un seul moment. A travers les situations les plus diverses, il a présenté une unité morale qui pourrait servir d’exemple à un stoïcien. On connaît ses débuts modestes, son professorat de plus d’un quart de siècle, les excellentes et brillantes publications dont il l’a rempli, la convocation qu’il a reçue un jour de l’empereur Napoléon III, les rapports qui se sont établis entre le souverain tout-puissant et le professeur libéral, enfin la nomination au ministère de l’Instruction publique qui en a été le résultat. L’histoire de César avait rapproché ces deux hommes, d’ailleurs si dissemblables, mais qui par cela même étaient bien faits pour se compléter. M. Duruy avait en résolutions arrêtées tout ce qui flottait en conceptions un peu vaporeuses dans l’esprit de l’Empereur. Il savait, dès ce moment, ce qu’il voulait; il était affirmatif, décisif, et son air de certitude devait s’imposer aux indécisions de Napoléon III. M. Duruy a été pendant six ans ministre de l’Instruction publique ; ces quelques années lui ont suffi pour engager l’enseignement public dans des voies nouvelles. Il a soulevé autour de lui des colères furieuses, et, si on se reportait aux journaux, aux brochures, aux livres du temps, on aurait de la peine à démêler au milieu d’aussi ardentes polémiques le véritable caractère de son œuvre. Toutes ces tempêtes se sont apaisées peu à peu, et on a de la peine maintenant à s’en expliquer la violence. Est-ce la vie ultérieure de M. Duruy et le caractère si digne de respect qu’elle a conservé jusqu’au bout qui ont désarmé les passions d’autrefois ? Est-ce la fatigue qui suit de longues résistances, lorsque enfin elles sont vaincues, qui les a assoupies ? Ce qui est sûr, c’est que tout ce qui a été tenté et commencé par lui a été par la suite continué et terminé, et, sur plus d’un point, on a pu regretter le tact et la mesure qu’il apportait lui-même dans ses créations. On les méconnaissait alors, on leur rend aujourd’hui plus de justice, peut-être par comparaison. Les adversaires de M. Duruy ont abandonné un terrain de lutte qui n’était pas bon pour eux; ils en ont, à la vérité, trouvé d’autres. Quoi qu’il en soit, même parmi ceux qui attaquaient jadis ce ministre traité de révolutionnaire, Il n’en est pas un aujourd’hui qui ne rende justice à ce que ses intentions avaient d’élevé, son caractère de désintéressé, et ses vues d’original et de fécond. L’enseignement libre, aussi bien que celui de l’État, a profité avec intelligence de la réforme dont il a pris l’initiative : la marque s’en retrouve partout et ne s’effacera plus.
M. Duruy a donc eu une existence vraiment utile; il semble aussi qu’elle ait été heureuse. Les grandes catastrophes dont il a subi le contre-coup ne l’ont atteint que comme elles ont atteint tant d’autres, mais elles n’ont pas troublé la sérénité de son âme. Il est rentré très simple dans la vie privée, sans un murmure, sans une plainte, justement fier de ce qu’il avait fait et bienveillant à ce que d’autres faisaient après lui, ou, pour mieux dire, d’après lui. Il s’est souvenu qu’il était historien, et a repris sa plume avec courage. Les livres qu’il a publiés depuis 1870 sont dans toutes les bibliothèques ; nous n’avons pas à en faire l’éloge. Les Allemands eux-mêmes, qui ont tant fait dans le domaine historique, n’ont pas un monument de cet ordre à mettre en comparaison avec son Histoire des Romains. Celle de M. Mommsen s’arrête à l’établissement de l’Empire et, à partir de ce moment, M. Duruy n’a pas eu de modèle. Son passage au pouvoir lui avait été salutaire. Personne avant lui n’avait aussi bien fait comprendre les règnes des grands empereurs administrateurs, tels que les Antonins. C’est, à notre avis, la partie la plus remarquable et la plus durable de son œuvre. Quelques détails pourront en être modifiés, mais les assises resteront inébranlables. Après l’Histoire des Romains est venue l’Histoire des Grecs, M. Duruy a travaillé sans relâche jusqu’à la fin ; le poids de l’âge ne s’est fait sentir sur lui que dans ces derniers mois. La nature l’avait créé pour les grands labeurs. Il avait le corps solide et l’âme forte des vieux Romains avec lesquels il aimait à vivre ; il en avait même le masque extérieur, car il ressemblait à une médaille antique. Tout chez lui était sain et robuste. Voilà pourquoi, n’ayant pas confié son bonheur à la fortune, celle-ci a eu peu de prise sur lui. Si l’on veut citer l’exemple d’une vie vraiment pleine, qui a donné tout ce qu’elle devait donner et qui s’est éteinte au milieu de l’estime de tous, c’est à celle de M. Victor Duruy qu’il faut se reporter.
Les nouvelles du dehors n’ont pas présenté un grand intérêt depuis quinze jours. N’ayant volontairement rien dit jusqu’à présent du procès du capitaine Romani, nous attendons, pour en parler, que l’affaire soit terminée en appel. On sait l’émotion qui s’est produite en France lorsqu’on a appris qu’un officier en uniforme, arrêté sur un territoire contesté entre l’Italie et nous, avait pu être arrêté et condamné pour espionnage, parce qu’il portait sur lui des cartes avec des annotations de sa main. Il en est résulté une prédisposition à prendre du mauvais côté tout ce qui se passe chez nos voisins, et il devait, inévitablement, en être ainsi. Cet incident, qu’il aurait été facile d’éviter, semble fait exprès pour troubler encore davantage nos rapports avec l’Italie juste au moment où, des deux côtés des Alpes, des hommes de bonne volonté faisaient de courageux efforts pour les améliorer. Aussi s’est-on mis chez nous à tout observer, à tout relever, à tout critiquer. On a remarqué, par exemple, que le roi Humbert, dans son discours d’ouverture du Parlement italien, avait parlé avec émotion de la mort du tsar Alexandre III et n’avait rien dit de celle de M. Carnot. Cette lacune a suffi pour faire oublier un moment les témoignages de douleur que tous les pouvoirs publics, en Italie, ont multipliés après le drame de Lyon, et qui nous ont été alors si sensibles. Il y a certainement en cela beaucoup d’exagération ; le roi Humbert a pu croire très légitimement qu’il n’avait pas à renouveler les marques de sympathie qu’il nous avait déjà données il y a plus de cinq mois. La mort du tsar est relativement toute récente. Toutefois, il faut bien constater que l’empereur Guillaume n’en a pas jugé ainsi au moment où il a ouvert lui-même le Reichstag allemand, et, dans le discours qu’il a prononcé à cette occasion, il a joint au souvenir du tsar Alexandre III celui du Président Carnot. La comparaison s’est naturellement établie entre les deux discours, elle ne pouvait pas être à l’avantage du roi Humbert. Mais on aurait tort d’attacher de l’importance à une omission qui n’en a certainement pas. Les sentimens du roi d’Italie sont assez connus pour qu’il ne se sente pas obligé de les exprimer à tout propos, et si nous signalons l’impression que la lecture de son discours a produite en France, c’est pour en montrer ailleurs la véritable cause.
Nous avons jusqu’ici peu de chose à dire du Parlement italien et du Reichstag allemand. A Rome, une émotion très vive s’est produite à la suite du dépôt par M. Giolitti, sur le bureau de la Chambre, des documens plus ou moins compromettans qui ont été soustraits du procès Tanlango. Que révéleront ces papiers et les scandales italiens vont-ils recommencer ? M. Crispi aurait voulu que la Chambre se refusât à les recevoir et les rendît à M. Giolitti, sans lui donner aucun conseil sur ce qu’il devait en faire. La Chambre s’est refusée, en effet, à lire elle-même les documens, mais, sur la proposition de M. Cavallotti, elle a nommé une commission de cinq membres, dont M. Cavallotti fait partie, et l’a chargée d’en prendre connaissance et de lui en référer. Au fond, par une voie indirecte, c’est un moyen de rester saisi des papiers de M. Giolitti et de savoir ce qu’ils contiennent. On avait tant répété que M. Giolitti s’y trouvait personnellement compromis, qu’il a finalement perdu patience, et c’est lui, à son tour, qui cherche à compromettre ses adversaires politiques. Mais qui sait si tout ce nuage ne se dissipera pas en fumée ?
En Allemagne, le nouveau ministère a déposé, aussitôt après l’ouverture du Reichstag, un projet de loi contre les menées anarchistes. Ce projet est très sévère, non parce qu’il inaugure une législation nouvelle et exceptionnelle, mais parce qu’il apporte des aggravations considérables à certains articles du code militaire et du code pénal. L’excitation au crime est punie d’un emprisonnement qui peut s’élever jusqu’à trois ans, même lorsqu’elle n’est pas suivie d’effet. La simple apologie est assimilée à l’excitation et punie en conséquence. De même la menace de commettre un crime. Les peines sont rigoureuses. « Quand le coupable, dit le projet de loi, aura agi dans l’intention de coopérer au renversement, par la violence, de l’ordre de choses établi ou de favoriser des projets tendant à ce but, il sera passible de la peine de la prison avec travail forcé pouvant s’élever à cinq ans, et il pourra ensuite être soumis à la surveillance de la police. » Le nouvel article 130 du code pénal va plus loin : c’est celui-là sans doute qui soulèvera l’opposition la plus vive, et il faut convenir que les termes en sont singulièrement élastiques. Il condamne à une amende de 600 marks et à deux ans de prison « ceux qui auront, d’une manière susceptible de troubler la paix publique, attaqué publiquement, en proférant des injures, la religion, la monarchie, le mariage, la famille ou la propriété », et enfin « ceux qui auront allégué des faits de nature à jeter le discrédit sur les institutions de l’État, faits qu’ils savaient faux ou que, d’après les circonstances, ils devaient considérer comme tels ». La rédaction de ces articles gagnerait, ce semble, à être plus précise ; toutefois on regarde comme probable que le projet sera adopté dans son ensemble. Nous ne pouvons qu’en attendre la discussion.
A Pesth, le cabinet Weckerlé était il y a quelques jours sur le point de donner sa démission; il semble aujourd’hui plus solide que jamais. La crise provoquée par le vote des lois ecclésiastiques a été longue et pleine d’incidens divers ; elle est arrivée enfin à son terme. L’empereur et roi a mis si longtemps à ratifier les lois libérales qu’on a cru un moment qu’il s’y refuserait. Le mécontentement grandissait en Hongrie, et comme François-Joseph était loin et M. Weckerlé tout près, c’est sur ce dernier que le poids principal en retombait. M. Weckerlé s’est rendu à Vienne où il a eu une conférence avec le souverain : à son retour à Pesth il a annoncé que les lois allaient être ratifiées. Pourtant, les jours se passaient sans qu’elles le fussent; l’inquiétude et l’irritation devenaient de plus en plus vives, et l’on commençait à craindre le renouvellement des scènes tapageuses qui se sont produites il y a quelques mois. C’est alors que, sur un objet d’ailleurs insignifiant, le gouvernement a été mis en minorité par la Chambre des députés et qu’on a annoncé sa démission imminente. François-Joseph a compris que la corde était tendue au point de se rompre, et il s’est décidé à ratifier les lois de laïcisation. Peut-être a-t-il été toujours résolu à finir par là ; il a donné assez de preuves de son esprit politique et de sa correction constitutionnelle pour qu’on soit porté à le croire ; comment, d’ailleurs, n’aurait-il pas ratifié des lois qu’il avait lui-même conseillé de voter? On se rappelle son voyage à Pesth et la pression qu’il a exercée personnellement sur la Chambre des magnats pour l’y décider. La vérité est que, parmi les ministres, deux surtout avaient provoqué son vif déplaisir, le ministre de la justice, M. Szilagyi, pour l’excès d’ardeur qu’il a apportée dans la défense des lois nouvelles, et le ministre de l’intérieur, M. Hieronymi, pour le défaut de zèle qu’il a mis à réprimer les scandales électoraux provoqués par le fils de Kossuth. François-Joseph aurait voulu voir disparaître ces deux ministres, et il mettait sans doute cette condition à la démarche qu’on attendait de lui. M. Weckerlé n’a pas cédé ; il a senti qu’il ne pouvait pas se séparer de ses collègues, du moins en ce moment, sans une certaine humiliation, et il a enfin obtenu la ratification royale. Lorsqu’il est venu annoncer la bonne nouvelle, il a été reçu avec enthousiasme par la Chambre des députés. La ville de Pesth s’est livrée à des manifestations joyeuses ; elle prépare des illuminations. Les clubs libéraux envoient des adresses de remerciement et des protestations de fidélité au souverain. Tout est bien qui finit bien; mais il serait dangereux, soit d’un côté, soit de l’autre, de s’exposer souvent à de semblables épreuves. Le succès du ministère est complet et mérité : M. Weckerlé fera bien, toutefois, de veiller à ce que ses collègues apportent un peu plus de soin à ménager les susceptibilités sur quelques points légitimes du souverain.
FRANCIS CHARMES.
Le Directeur-gérant,
F. BRUNETIERE.