Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1894

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Chronique n° 1503
30 novembre 1894


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 novembre.


La discussion du budget ne commencera que demain à la Chambre des députés : c’est bien tard pour aboutir avant le 31 décembre, mais il y a longtemps qu’on y a renoncé. Nous sommes condamnés d’avance à un nombre de douzièmes provisoires ignoré, probablement, jusqu’à ce jour. Il serait pourtant injuste de dire que la Chambre a perdu son temps pendant la quinzaine qui vient de s’écouler. Quelques-unes des interpellations qu’elle a eu à traiter ont amené des discussions utiles et brillantes. Enfin, elle a consacré quatre longues séances à l’expédition de Madagascar, ce qui n’est pas trop pour un objet de cette importance.

Cette session d’automne se divisera donc en deux parties à peu près égales, l’une politique et l’autre budgétaire : arrivés au terme de la première, il faut reconnaître que la situation s’est plutôt améliorée. On avait annoncé avec fracas la chute imminente du ministère. Nous ne confondons pas son intérêt avec celui du pays, et il serait excessif de dire que sa chute serait un malheur irréparable : pourtant, comme personne n’est prêt à prendre sa succession, et que, le lendemain de sa chute, la situation serait sans doute aussi confuse, sinon plus, que la veille, on ne peut que souhaiter au Cabinet actuel la force et l’énergie de vivre. C’est un souhait qu’il a réalisé jusqu’à ce jour avec beaucoup de bonheur. Il a montré du talent et, dans plusieurs circonstances, du caractère. Nous avons de très jeunes ministres qui ont toutes les qualités de la jeunesse. Ils ne sont pas encore le vieux parapluie dont parlait M. Thiers, sur lequel il avait tant plu qu’une goutte de plus ou de moins le laissait indifférent : pour un rien, ils regimbent et se cabrent. M. Poincaré, l’autre jour, n’a-t-il pas provoqué M. Rouanet en duel du haut de la tribune ? L’extrême gauche n’a pas l’habitude d’être ainsi traitée, et la surprise qu’elle en éprouve n’est pas sans lui causer quelque désarroi. Elle attaque, elle injurie, elle diffame et elle n’a trouvé jusqu’ici devant elle que des figures attristées et résignées. Même lorsqu’on discutait contre elle, c’était avec mille précautions et ménagemens, comme si on avait peur de froisser ces sensitives. Il n’en est pas tout à fait de même aujourd’hui. Le ministère ne se contente plus de se défendre : il rend coup pour coup, il prend l’offensive, il multiplie les appels du pied. La Chambre assiste à un spectacle tout nouveau et qui, évidemment, l’intéresse. M. Leygues, dans l’affaire de Cempuis, M. Barthou dans une discussion sur le contrôle des chemins de fer, — discussion trop technique pour en parler ici, — M. Poincaré dans la discussion de la combinaison financière destinée à faire face aux dépenses de Madagascar, ont montré ces qualités à un degré qui leur a attiré les sympathies. D’abord, cela nous change, et c’est beaucoup ; ensuite, on avait depuis longtemps la conviction qu’il suffisait de marcher hardiment sur l’extrême gauche pour la mettre en déroute, et on est heureux de voir ce pressentiment se réaliser.

Mais, ce qui est mieux encore, la majorité commence à ne pas laisser exclusivement au ministère le soin de parler pour elle et de la défendre. Et ici nous ne faisons pas seulement allusion à la Chambre des députés. C’est beaucoup que la Chambre ; sa tribune a conservé une sonorité exceptionnelle, et les journaux reproduisent et commentent tout ce qui s’y dit. Il s’en faut cependant que les manifestations oratoires du Palais-Bourbon absorbent toute l’attention disponible : peut-être même serait-il plus exact de reconnaître que cette attention s’en détourne légèrement. Au reste, et cela dans tous les temps, le gouvernement et le Parlement ont toujours été peu de chose lorsqu’ils n’ont pas été en communion avec le pays. C’est au sein de la nation qu’il faut reconstituer le parti conservateur dans le bon sens du mot, c’est-à-dire le parti républicain modéré, et le préparer à la lutte. Quelques bons citoyens s’y emploient, et, là aussi, l’initiative personnelle commence à se manifester. Les radicaux, les socialistes surtout, nous ont les premiers donné l’exemple : il n’est que temps de le suivre, et de faire comme eux et contre eux œuvre de propagande. M. Georges Picot, M. Léon Say, l’ont compris. Ils sont allés en province prononcer des discours, celui-ci à Amiens, celui-là à Sancerre. Le premier a fait une charge courageuse et éloquente contre l’anarchisme, le socialisme, le radicalisme, et, sans méconnaître ce qui les distingue en théorie, il a montré ce qui les rapproche et les confond si souvent dans la pratique. Il a discuté les doctrines, il a qualifié les actes qui en découlent, il a signalé les accords électoraux qui rapprochent les partisans des systèmes et les auteurs des délits et des crimes. Quant à M. Léon Say, il a pris à partie les divers systèmes de socialisme, surtout ceux qui se rattachent à ce qu’on appelle le socialisme d’État. Il pourra poursuivre à la Chambre l’œuvre qu’il a entamée et qu’il continue en province ; la discussion du budget lui en offrira certainement l’occasion ; il est bon que la campagne soit engagée et menée sur tous les terrains à la fois. Qu’est-ce que le socialisme? Au moment où il fait à travers la société actuelle une reconnaissance comme en pays ennemi, ne faut-il pas en faire une chez lui, et rechercher ce qu’il est et ce qu’il veut? Il n’est pas aussi facile de le savoir qu’on pourrait le croire. Les socialistes sont loin d’être d’accord, ils se contredisent entre eux, ils se contredisent eux-mêmes, et il semble parfois qu’il y ait là une tactique pour se rendre insaisissables. Loin de s’offenser lorsqu’on les déclare inintelligibles, ils en tirent vanité, comme d’un fait qui révèle toute la supériorité de leur intelligence, — ils aiment mieux dire de leurs cerveaux, — sur ceux de leurs contradicteurs. Ces géans ne s’étonnent pas que des pygmées ne puissent pas se hausser à leur taille. M. Paul Deschanel citait l’autre jour à la Chambre M. Schœffle, ancien ministre d’Autriche, que nous regardons comme un socialiste d’État, en ce sens qu’avec son expérience politique et administrative, il s’est efforcé de rendre pratiques quelques-unes des utopies du socialisme. M. Jules Guesde a interrompu M. Paul Deschanel pour déclarer que M. Schœffle n’était pas un socialiste. « C’est un adversaire, a-t-il dit, qui a essayé de se rendre compte de ce qu’était la doctrine socialiste ; il l’a comprise dans la mesure où il l’a pu, et, quand il déclare insuffisante la théorie de la valeur de Marx au point de vue de la distribution des produits, il indique seulement l’insuffisance de son cerveau. » Il est bien difficile de mesurer la suffisance des cerveaux, et, quoi qu’en pense M. Jules Guesde, le degré de compréhension de la doctrine de Marx sera difficilement accepté par le bon sens universel comme une mesure exacte, puisque lui, M. Guesde, comprend intégralement cette doctrine, tandis que M. Schœffle ne la comprend que partiellement, et que M. Deschanel ne la comprend pas du tout. Rien n’est plus amusant que de voir les airs de pontifes des adeptes du socialisme. Ils se regardent comme les dépositaires d’une révélation supérieure, les chevaliers d’un Graal surhumain, et, si on approche d’eux, ils se réfugient dans les nuages de leur Olympe, d’où ils contemplent en pitié l’exiguïté cérébrale des humbles mortels. Ils ont bien raison d’agir ainsi, car lorsqu’on parvient à tes atteindre, on s’aperçoit tout de suite qu’ils ne sont que des sophistes dégénérés. Ils sont très forts pour détruire; mais « quand on leur demande, comme l’a dit M. Léon Say à Amiens, le plan du monument social destiné à remplacer celui qu’ils vont démolir, ils sont surpris. Étonnés de l’audace d’une telle interrogation, ils se réfugient dans les généralités. » Et ils s’y perdent.

Cette audace, deux députés l’ont eue au Palais-Bourbon. M. Jules Guesde avait adressé à M. le président du Conseil une interpellation à laquelle il n’attachait probablement pas l’importance que lui a donnée l’intervention inattendue de M. Bouge et de M. Paul Deschanel. Il s’agissait des pharmacies municipales de Roubaix, que le gouvernement a interdites au nom de la loi. Toutes les municipalités de France donnent gratuitement des remèdes aux indigens ; mais le conseil municipal de Roubaix a fait tout autre chose : il a employé l’argent des contribuables à créer ce qu’il regarde comme des pharmacies modèles, c’est-à-dire des pharmacies qui vendent leurs produits à tout le monde au prix de revient, ou même au-dessous. L’affaire en elle-même semblait d’un intérêt médiocre ; le cas était isolé ; l’expérience ne portait que sur une industrie, et celle dont les produits sont le plus nécessaires à l’humanité souffrante ; mais, au fond, il s’agissait là d’un premier essai, d’une tentative qu’on croyait adroite dans sa modestie apparente, pour réaliser un point du programme socialiste. On espérait que l’intérêt qui s’attache aux malades servirait de passeport à la réforme. Les malades sont, en effet, très intéressans ; les gens bien portans le sont aussi, et il importe de les maintenir dans cet état, puisque les remèdes qu’on donne aux malades ont pour objet de les y ramener. Dès lors, pourquoi ne pas faire des boulangeries, des boucheries, des épiceries municipales? Après avoir nourri le peuple, pourquoi ne pas le vêtir, car enfin on ne peut pas aller nu dans la rue : l’hygiène et la police s’y opposent, et les vêtemens aussi sont un objet de première nécessité. La municipalité de Roubaix s’est donné à charge d’édifier la Salente des temps prochains. Son système est bien simple : prendre l’argent des riches pour le rendre à tous sous la forme des produits divers, qui coûteraient d’abord le moins possible, et finalement rien du tout. Elle a commencé par les produits pharmaceutiques, et naturellement les pharmaciens se sont plaints. Voilà des hommes qui ont fait des études difficiles, payé des inscriptions et des diplômes, subi de longues et onéreuses épreuves pour exercer une profession soumise aux lois de la concurrence commerciale ; ils comptent, comme il est juste, rentrer dans leurs frais, gagner de quoi vivre et aussi économiser, soit pour leur famille, soit pour eux-mêmes dans leurs vieux jours; et tout d’un coup, le conseil municipal de leur commune ouvre à côté de la leur une boutique où on donne les mêmes produits que les leurs au-dessous du prix de revient. Ils se regardent comme volés, et ils ont bien raison. Tous les autres commerçans qui, sans avoir fait les mêmes travaux préparatoires, ont engagé leurs capitaux et mis leur activité dans une entreprise, éprouveraient le même sentiment de révolte si on les mettait dans la même situation. On compte bien les y mettre un jour. Que leur reste-t-il à faire ? Ils n’ont plus qu’à liquider leur commerce et à mettre au service de la municipalité leur expérience professionnelle, moyennant un traitement. Et c’est bien aussi à ce résultat qu’on tend à Roubaix, car, en matière de socialisme, tout commence par des expropriations et finit par des fonctionnaires.

Principiis obsta. M. le président du Conseil a déclaré avec beaucoup d’énergie que le gouvernement n’était ni socialiste ni collectiviste, et qu’il avait tenu à s’opposer au premier pas fait dans une voie dangereuse. D’ailleurs, a-t-il dit, la loi l’y obligeait. Si cette loi n’avait pas existé, il aurait fallu la faire, et nous serions reconnaissans au gouvernement de n’en jamais proposer pour entr’ouvrir la porte au socialisme. Malheureusement, le projet de budget ne nous donne pas à cet égard les garanties qu’on aurait pu attendre des excellentes déclarations de M. Charles Dupuy. Mais, à peine était-il descendu de la tribune que le débat s’est élargi, et il a pris peu à peu de telles proportions que toute notre politique y est entrée. M. Bouge, député des Bouches-du-Rhône, a fait très justement remarquer que les pharmacies de Roubaix n’étaient qu’un incident: d’après lui le moment était venu de mettre les socialistes en demeure d’apporter tout leur système à la tribune. C’est dans son ensemble qu’il faut examiner ce système et le juger. Les socialistes mêlés aux radicaux, les radicaux mêlés aux socialistes, divisent le pays en deux camps ; ils préparent la guerre des classes ; ils condamnent la société moderne au nom d’un idéal inconnu; ils troublent les imaginations faibles et excitent dans les cœurs les haines les plus acerbes; ils multiplient contre les personnes les injures et les calomnies, sans qu’on sache même ce qu’ils veulent mettre à la place des hommes et des choses d’aujourd’hui. Que l’on s’explique enfin, il en est temps. Ainsi provoqué, M. Jules Guesde a exposé la doctrine collectiviste avec toute l’ampleur de son cerveau. Cette doctrine est bien simple : elle consiste à nationaliser tous les moyens de production, dont le premier est la terre, c’est-à-dire à les mettre à la disposition de l’État. Est-ce bien l’État qu’il faut dire, ou la société nouvelle, ou la collectivité? Peu importe ; il s’agit toujours d’une puissance formidable, qui est au-dessus de l’individu et qui le soumettra, dans tous ses mouvemens, à la réglementation la plus impérieuse. L’individu n’aura qu’un droit, qui sera aussi un devoir : celui de travailler. Son travail créera des produits. Ces produits ne lui appartiendront pas, car, s’ils lui appartenaient, ce serait la reconstitution de la propriété individuelle avec toutes ses inégalités. On les lui distribuera. Mais qui? L’État, la société ou la collectivité, sous la forme de comités électifs. Et comment ces comités feront-ils la distribution? On n’en sait rien. Si c’est à parts inégales, tous les prétendus abus de la propriété reparaissent; si c’est à parts égales, à quoi bon travailler plus ou moins? Que serviront la bonne conduite, l’intelligence, l’effort plus intense ou mieux dirigé? Le collectivisme ne songe pas assez que le premier des instrumens de travail est l’homme lui-même, et que le seul moyen de le mettre en œuvre et d’en tirer tout le parti possible est de lui laisser la liberté de profiter des fruits de son labeur. Sa conception de l’homme est radicalement fausse, et la faiblesse de ce fondement fait s’écrouler le lourd édifice social qu’on y superpose : l’absurdité du système apparaît aussitôt.

C’était un spectacle curieux de voir M. Jules Guesde exposer son utopie, avec sa tête pâle de prophète, sa longue barbe, ses longs cheveux et sa déclamation un peu criarde. Il a eu pour contradicteur un homme qui est son contraste vivant. M. Paul Deschanel est infiniment civilisé et cultivé. S’il n’est pas le plus spontané de nos orateurs, il est le plus artiste, et ceux qui lui cherchent querelle ne trouvent pas d’autre reproche à lui faire que celui d’être trop parfait. En tout cas, il est vivant, véhément, courageux, plein de ressources, d’une logique ferme et serrée, dangereux à l’attaque, prompt à la riposte, et la Chambre tout entière rend aujourd’hui justice à son talent. Jamais il ne l’avait mieux manifesté que dans sa réplique à M. Jules Guesde. Il a fait pleine justice des doctrines collectivistes et la réduit leurs partisans au silence. Ce n’est pas à dire que la séance ait été terminée après lui : loin de là ! On l’a reprise à neuf heures, et elle s’est prolongée jusqu’après minuit; mais, cette fois, ce n’étaient plus les socialistes qui occupaient la scène, c’étaient les radicaux. M. Goblet s’était senti atteint par des allusions transparentes à des alliances électorales où radicaux et socialistes marchaient la main dans la main. Il a voulu répondre et séparer sa cause de celle des socialistes. Il l’a si bien fait que les socialistes n’ont pas passé un meilleur quart d’heure avec lui qu’avec M. Deschanel. On l’a fort applaudi, et M. Léon Bourgeois, qui n’a peut-être pas très bien compris la part d’ironie mêlée à ces manifestations, a jugé le moment favorable pour détourner à son profit une partie du succès. M. Bourgeois est un politique. Il est radical, il n’est pas socialiste. Il occupe une place considérable dans son parti; on l’en regarde même volontiers comme le chef. Le parti radical a si bien profité de la concentration républicaine que M. Bourgeois en est resté à ce système, en quoi il retarde : il ne tient pas compte du travail profond et aujourd’hui irrémissible qui s’est fait dans les esprits. Il faut, a-t-il dit, que le gouvernement fasse front au double danger qui existe aux deux extrémités de la Chambre, à l’extrême gauche et à l’extrême droite. Il y a des gens, même au centre, qui ont frémi, sans doute par habitude, et se sont tournés avec inquiétude vers le volcan très apaisé de l’extrême droite. M. Bourgeois a recueilli, lui aussi, quelques applaudissemens, mais il a eu le tort de présenter un ordre du jour de concentration. Le gouvernement a senti le coup : il repose sur un autre principe que celui de la concentration, et le vote de l’ordre du jour de M. Bourgeois aurait sonné son glas funèbre. Il s’est donc opposé à ce vote, la Chambre l’a suivi, et le système de la concentration républicaine a subi un échec de plus. Voilà comment, en vertu de cette logique parlementaire qui ressemble si fort à un voyage de hasard, les pharmacies municipales de Roubaix ont conduit la Chambre, à travers un grand débat sur le socialisme, à mettre en cause la constitution politique du gouvernement et de la majorité.

Tout est bien qui finit bien : gouvernement et majorité sont restés unis, et ils avaient besoin de cette fidélité réciproque pour aborder le grave débat, annoncé depuis plusieurs jours, sur l’expédition de Madagascar. Nous avons déjà dit à ce sujet ce que nous avions à dire : tout ce qu’il faut ajouter est que l’attitude de gouvernement a été jusqu’à la fin d’une correction parfaite, et que le langage très simple et très net de M. le ministre des Affaires étrangères n’a pas peu contribué à déterminer le vote définitif. Il est inutile aujourd’hui de récriminer sur le passé. Des fautes ont été commises; les événemens se sont précipités, et nous nous sommes bientôt trouvés acculés à la nécessité de prendre une résolution. Impossible de reculer, ni même temporiser: il fallait agir. Le gouvernement avait pris, conformément à son devoir, les mesures conservatoires indispensables, mais sans faire aucun acte d’hostilité. Toutefois, depuis quelques années déjà, il ne pouvait plus avoir d’illusion sur un dénouement qu’il avait contribué lui-même à rendre inévitable, et il avait eu la prévoyance de faire étudier par des spécialistes discrètement envoyés sur les lieux les conditions dans lesquelles une expédition pourrait se faire. Ce sont les résultats de ces études qu’il a fait connaître à la Chambre, en demandant 15 000 hommes et 65 millions.

La Chambre n’a mis aucun entraînement à voter l’expédition de Madagascar, mais elle l’a fait avec une résolution très ferme et un esprit politique qu’il faut reconnaître. Dès lors, elle a compris qu’elle commettrait une imprudence si elle affaiblissait le gouvernement par des critiques intempestives. M. Ribot le lui a d’ailleurs fait sentir avec force, et son discours a enlevé les dernières hésitations. Il a eu raison de dire que, s’il y avait une responsabilité, grave assurément, à voter l’expédition, il y en avait une plus grave encore à ne pas la voter, alors que le gouvernement la demandait et la rendait par là nécessaire. Pouvions-nous désavouer la politique suivie depuis plus de dix ans? Pouvions-nous renoncer à notre protectorat après l’avoir fait reconnaître, moyennant compensation, par l’Angleterre et par l’Allemagne? Pouvions-nous donner le spectacle d’une nation qui ne sait pas ce qu’elle veut, et qui, après avoir été au-devant des difficultés et les avoir quelquefois provoquées, reculerait devant elles comme prise d’étonnement et de vertige? On a rappelé l’Egypte et les regrets que nous avons eus de n’y être pas allés. Les deux situations ne sont certainement pas les mêmes, et il ne suffit pas d’un rapprochement oratoire pour les confondre. Pourtant, à mesure que les Anglais prolongent leur occupation de l’Egypte et que la date de l’évacuation devient plus difficile à déterminer, nous devons tourner nos regards sur un autre chemin de l’Extrême-Orient que celui du canal de Suez, et nous y assurer de solides points de repère. A cet égard, il y a une corrélation incontestable entre l’occupation de l’Egypte par les Anglais et notre occupation prochaine de Madagascar, et plus longtemps les Anglais resteront au Caire, plus nous devrons nous fortifier à Diego-Suarez et à Tananarive. M. Ribot a montré en traits larges et rapides les développemens, les empiétemens continuels de l’Angleterre dans l’Afrique australe. Il a évoqué le fantôme de cette colonie du Cap auquel un homme hardi, M. Cecil Rhodes, a donné en quelques années une réalité inquiétante. Ne devions-nous pas, nous aussi, dans ces régions lointaines, situées sur une des plus grandes routes du monde d’aujourd’hui et du monde de demain, chercher et occuper une situation propre à donner, dans certaines éventualités, une base et un appui à notre politique orientale ? Il n’y a rien de tel que de parler à l’imagination des Chambres, surtout lorsqu’on a épuisé, comme on l’avait déjà fait, tout ce qui s’adresse à leur raison. Ces grandes vues, ces immenses perspectives ont exercé sur la majorité une sorte d’attraction, et les applaudissemens ont éclaté presque unanimes. La cause était entendue, mais, cette fois, elle a été pleinement gagnée. Il y a eu, dans la Chambre, une véritable union patriotique, grâce à laquelle bien des doutes se sont, pour un moment, dissipés. M. Henri Brisson y a contribué à son tour en apportant au gouvernement le concours d’un homme qui est son adversaire dans la politique intérieure, mais qui n’hésite pas à le soutenir dans une œuvre vraiment nationale. La droite, enfin, a tenu à prendre attitude avant le vote, et M. le prince de Broglie, tout en rejetant la responsabilité des fautes du passé, tout en conservant sa liberté pour les solutions de l’avenir, a déclaré en très bons termes que ses amis et lui voteraient l’expédition. « Aujourd’hui, a-t-il dit, l’union doit se faire autour du drapeau dont la défense est confiée à nos vaillantes troupes de terre et de mer. La France peut, grâce à Dieu ! ne rien craindre et tout espérer. »

En somme, en dehors des socialistes, personne n’était partisan de l’évacuation de Madagascar ; mais les uns, comme M. Boucher (des Vosges), croyaient que l’occupation limitée à Diego-Suarez et à quelques points de la côte suffirait à garantir nos intérêts ; d’autres, comme M. Melchior de Vogüé, trop au courant des fautes accumulées dans nos entreprises coloniales antérieures pour ne pas essayer d’en prévenir le retour, au surplus parfaitement décidés à voter les crédits tels que le gouvernement les demandait, auraient voulu que l’expédition fût entourée de certaines garanties afin d’en mieux assurer les résultats pratiques, et de les rendre immédiatement réalisables. Si nous ne parlons pas davantage de ce discours, c’est que M. de Vogüé a tenu à exposer lui-même, dans cette Revue, les principales idées qu’il a présentées à la Chambre, et à les défendre par la plume après les avoir défendues par la parole. Quant à l’occupation limitée, l’erreur de ceux qui l’ont proposée a été de croire qu’elle pourrait avoir, avec plus de temps sans doute, mais aussi avec moins de frais, les mêmes résultats que l’expédition directe sur Tananarive. M. Brisson a rappelé que, ne pouvant pas faire mieux à cette époque, il avait essayé de ce système en 1885, et qu’il avait pu en constater l’impuissance. Ce n’est pas par un blocus qu’il est d’ailleurs presque impossible de rendre effectif, ce n’est pas par occupation partielle des côtes, que nous arriverons jamais à réduire les Hovas. L’épreuve est faite, nous serions bien malavisés de la recommencer. L’occupation partielle peut s’expliquer et se défendre, mais à la condition, après avoir pris les points les plus intéressans de Madagascar, d’abandonner résolument tout le reste de l’île sans plus se préoccuper de ce qu’y font les Hovas que les Anglais, à Gibraltar, ne se préoccupent de ce que font les Espagnols en Espagne. On voit tout de suite les inconvéniens de cette solution, qui aurait été de notre part la renonciation au protectorat ; du moins elle était logique, et tout ce qui est logique peut se soutenir. Mais elle n’a pas été proposée, et la Chambre a eu à choisir entre l’évacuation totale que presque personne ne voulait, l’occupation partielle comme moyen de guerre, moyen certainement inefficace et sans terme assignable, et enfin l’expédition sur Tananarive. Pouvait-elle hésiter longtemps?

M. Hanotaux s’est fait beaucoup d’honneur dans cette discussion, où il a apporté une parole toujours nette et précise et, finalement, vive et pleine de nerf. M. Etienne lui a donné Richelieu pour modèle: on ne saurait mieux choisir, et nos lecteurs savent avec quel talent M. Hanotaux a commencé d’écrire la vie de l’illustre cardinal. Richelieu s’est le premier occupé de Madagascar : les historiens rapportent à son initiative l’origine de la question que nous allons enfin résoudre. Pourtant, Richelieu n’a pas fait une expédition militaire à Tananarive ; il ne s’est jamais mis dans l’obligation d’aller jusque-là ; et, quand on étudie de près sa manière, on reconnaît tout de suite que son grand art a été de ménager constamment ses forces et de faire battre les autres à son profit. Nous avons un peu oublié le secret de cette politique, mais il n’est pas perdu, puisque d’autres ont trouvé si souvent le moyen de nous faire battre pour eux. On ne s’attendait guère à voir Richelieu en cette affaire : nous avouons franchement ne pas savoir ce qu’il ferait aujourd’hui, et peut-être M. Hanotaux, qui le connaît si bien, n’en sait-il pas davantage. Ce qui est sûr, c’est qu’après avoir généralement balancé beaucoup à prendre un parti et en avoir lentement pesé le pour et le contre, Richelieu montrait, quand il fallait agir, une décision, une vigueur une rapidité merveilleuses. On a vu des projets excellens tourner mal parce qu’ils étaient mal exécutés, et des projets médiocres tourner bien parce que l’exécution rachetait ce qu’ils avaient de défectueux. Le second cas n’est même pas plus rare que le premier. M. Hanotaux a paru savoir parfaitement ce qu’il voulait; il a montré de la décision dans l’esprit, et c’est par là qu’il a fait impression sur la Chambre. Nous en dirons autant de M. le président du Conseil qui, mis en demeure par M. Boucher (des Vosges), n’a pas hésité à poser la question de cabinet, et aussi de M. le ministre des Finances, qui a exposé avec une lucidité rare l’économie du procédé par lequel il compte faire face à la dépense de 65 millions que coûtera l’expédition. Seul, M. le ministre de la Guerre n’a pas obtenu un succès aussi complet. Des hommes compétens croyaient possible de trouver dans les corps d’Afrique tous les élémens nécessaires à la constitution le corps expéditionnaire de Madagascar. M. le général Mercier a déclaré qu’ils se trompaient, et que 4 000 hommes devaient être pris dans l’armée continentale. Il a eu le tort d’entourer son affirmation de phrases un peu trop oratoires sur le devoir militaire qui est le même pour tous, et sur la nécessité morale d’associer l’armée tout entière à chacune de nos expéditions. La Chambre s’est inclinée : elle n’a pas voulu, sur une question technique, substituer sa responsabilité à celle du ministre. Toutefois, elle a eu le sentiment très net que le prélèvement qui va être opéré sur l’armée continentale sera pour celle-ci un affaiblissement ajouté à un autre. 4 000 hommes sont peu de chose dans une armée qui en compte aujourd’hui 570 000 sous les drapeaux : tel est du moins le chiffre qu’a donné M. le général Mercier. Mais on sait que la libération anticipée de deux classes a déjà privé l’armée d’hommes valides et exercés et porté un trouble fâcheux non seulement dans la composition actuelle mais dans le renouvellement prochain des cadres inférieurs. Les 4 000 hommes à envoyer à Madagascar seront des volontaires ayant au moins une année de service. Ce sont donc encore les meilleurs soldats de l’armée qui vont disparaître, ceux sur lesquels on pouvait compter pour fournir des sous-officiers à défaut des libérés d’hier. C’est le côté grave de la question : aucune rhétorique ne peut le dissimuler. Voilà pourquoi M. le ministre de la Guerre n’a pas eu le même succès personnel que ses collègues, bien que des dissidences partielles n’aient point entamé l’union qui s’est produite autour du gouvernement, pour voter l’expédition et lui laisser le soin de la préparer.


On a parlé de l’Extrême-Orient dans ce débat, et non sans raison. Les événemens qui s’y déroulent sont assurément de nature à attirer toute l’attention des grandes puissances. La prise de Port-Arthur par les Japonais, après avoir été plusieurs fois annoncée d’une manière prématurée, est aujourd’hui un fait accompli. Le grand arsenal du Petchili est tombé entre les mains de l’ennemi, sans que l’armée chinoise ait fait un effort bien considérable pour le sauver. On avait parlé d’abord de pertes énormes éprouvées de part et d’autre ; en fin de compte, il y a eu 2 000 Chinois hors de combat et 350 Japonais. Les Chinois se sont enfuis, sans même prendre le temps de détruire l’immense armement et les approvisionnemens militaires qui existaient dans la place, et dont les Japonais se sont emparés. Les Chinois sont complètement démoralisés, et, dans l’impuissance de se défendre plus longtemps, ce qu’ils ont de mieux à faire est de demander la paix. La médiation des États-Unis, sur laquelle ils ont compté pendant quelques jours, n’avait aucune chance de réussir et a effectivement échoué. Il n’est pas probable que les puissances européennes se mettent d’accord pour imposer la leur. En tout cas, elles ne le feraient qu’après une ouverture directe de la Chine au Japon, ouverture qui amènerait celui-ci, ou même l’obligerait à déclarer ses prétentions. C’est seulement lorsque ces prétentions seront connues que l’Europe se rendra compte de la situation et verra ce qu’elle a à faire. On a annoncé que M. Detring avait été envoyé en mission auprès du comte Ito, premier ministre du Japon. M. Detring est un Allemand, qui est depuis longtemps l’homme de confiance de Li-Hang-chang et qui a rendu des services entre la Chine et nous il y a quelques années ; mais on ignore l’objet exact de sa mission, et les propositions qu’il est chargé de faire, à supposer qu’on les écoute, seront certainement au-dessous des prétentions du gouvernement japonais.

Le souci des affaires de l’Extrême-Orient paraît être, en. ce moment, le motif principal du rapprochement que les journaux anglais signalent avec affectation entre l’Angleterre et la Russie. Il n’y a pas de fumée sans feu : il faut donc croire que le rapprochement existe, mais personne n’en connaît la portée véritable. Des politesses ont été échangées, à l’occasion de la mort d’Alexandre III et de l’avènement de Nicolas II, entre deux familles unies par tant de liens ; lord Rosebery a prononcé des discours pleins de bienveillance à l’égard de la Russie; il a de plus annoncé qu’un arrangement était conclu, ou était sur le point de se conclure, pour régler d’un commun accord les questions pendantes dans l’Asie centrale; il a exprimé l’espoir que l’entente ne se bornerait pas là, qu’elle s’étendrait à des régions encore plus lointaines, et qu’elle aurait d’heureuses conséquences, même en Europe, pour la politique des deux pays. Ce sont là de très précieux témoignages de sympathie; mais jusqu’ici nous n’y voyons pas autre chose, et la satisfaction débordante de la presse anglaise étonne comme une exagération évidemment calculée pour produire un effet, sans qu’on sache lequel. Quelques journaux de Londres ont même pris la peine de s’apitoyer sur la déception qu’éprouverait la France en voyant la Russie s’abandonner à d’autres amitiés. En vérité, nous n’en sommes pas là : nous croyons avoir de sérieuses raisons de compter sur la persévérance de la Russie dans une politique où elle s’est engagée après mûre réflexion, et si cette politique a servi à lui attirer des avances de la part de l’Angleterre, ce n’est pas le moment qu’elle choisirait pour y renoncer. De ce côté, notre tranquillité est parfaite. Au surplus, pourquoi verrions-nous avec peine un rapprochement entre l’Angleterre et la Russie, et qui sait si, à quelque moment, il ne pourrait pas nous être commode? Beaucoup de questions vont être traitées dans l’Extrême-Orient, qui peuvent avoir un contre-coup en Occident : nous n’avons pas l’intention de nous en désintéresser. Personne n’imagine sans doute que nous allons être absorbés, confisqués, annihilés par l’expédition de Madagascar, au point de ne pas garder la disponibilité de nos mouvemens dans le reste du monde. Nous avons toujours recherché de meilleurs rapports avec l’Angleterre : de meilleurs rapports entre elle et la Russie ne sont pas pour nous déplaire. Si même, comme on commence à le dire, l’Angleterre devait aller jusqu’à déchirer les derniers restes du traité de Paris et à renoncer, en ce qui la concerne, à l’interdiction du passage des navires de guerre à travers le Bosphore et les Dardanelles sans l’autorisation du sultan, ce n’est pas nous qui nous en plaindrions le plus; mais il faut avouer que nous en serions surpris, et, pour le coup, nous nous demanderions quel avantage la Russie aurait pu assurer à sa nouvelle amie en échange de cette incroyable concession. Nous ne parvenons pas à le découvrir en parcourant la carte du monde, même en cherchant à l’Extrême-Orient. Quels que soient les intérêts de la Russie dans la mer de Marmara et dans la Méditerranée, elle en a dès aujourd’hui qui ne sont guère moindres dans les mers de Chine. Les grands pays poursuivent leur politique sur tous les points en même temps, sans rien abandonner, sans rien sacrifier. C’est ce que nous faisons, patiemment mais résolument, et il en est vraisemblablement de même de l’Angleterre et de la Russie.

Quant à cette dernière, elle nous a donné depuis un mois des marques assez nombreuses de sa sympathie pour que nous ne puissions pas la mettre en doute. Notre mission militaire a reçu à Saint-Pétersbourg un accueil dont nous avons été touchés. Il se justifie d’ailleurs par la sincérité des sentimens avec lesquels la France entière a pris part jusqu’au bout au deuil et aux joies de la Russie. Nous nous sommes affligés de la mort d’Alexandre III ; nous nous sommes réjouis de voir Nicolas II contracter une union que le peuple russe a applaudie. Le jeune empereur a voulu que le général de Boisdeffre et l’amiral Gervais, après avoir assisté aux cérémonies funèbres où ils se sont associés à sa douleur, assistassent au mariage où il a mis l’espérance de son bonheur. Ils ont été l’objet, dans cette circonstance, d’une distinction tout exceptionnelle qui ne pouvait manquer de nous être sensible. Les liens qui unissent les deux pays restent les mêmes : la mort du père n’a pas pu les relâcher, et la volonté du fils les a plutôt resserrés.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-gérant

F. BRUNETIERE.