Chronique de la quinzaine - 14 décembre 1897

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Chronique n° 1576
14 décembre 1897


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 décembre.


Le trident de Neptune, a dit Lemierre, est le sceptre du monde. Il semble que cette affirmation ait profondément frappé l’empereur Guillaume II, et qu’il soit las d’être sur le continent européen la puissance prépondérante. Cela ne lui suffit plus : il regarde les mers, et, de ce côté encore, il croit qu’il y a un empire à créer. À dire vrai, l’Allemagne arrive un peu tard, dans un monde déjà vieux. L’empire maritime est pour le moment constitué au profit d’un autre pays. L’Angleterre a sur l’Allemagne une avance considérable, et, si elle est la plus grande des nations coloniales, elle n’est pas la seule qui ait pris position dans l’étendue du globe : on croyait même, il y a quelques années, que toutes les bonnes parts étaient occupées, et qu’il restait tout au plus à glaner. Mais cette conception est devenue arriérée, et le prodigieux mouvement d’explorations et d’entreprises qui s’est produit depuis un quart de siècle l’a modifiée d’une manière sensible. On ne connaissait alors presque rien de l’Afrique : le continent noir avait conservé son mystère. L’Asie, bien qu’elle fût plus connue, ne l’était pas beaucoup mieux : elle aussi se défendait par son immensité même, par la difficulté des communications, par l’obstruction sournoise et opiniâtre que ses habitans opposaient à l’invasion de l’Europe. Aujourd’hui, si les résistances sont les mêmes, la force pour les vaincre a augmenté. Un nouveau champ d’action s’ouvre de toutes parts. On a déjà dit que la mer, au lieu d’éloigner les continens, les rapprochait. Rien n’est plus exact : il est plus facile de traverser l’Océan que l’Afrique ou l’Asie. Et cela explique que, dans une première période aujourd’hui close, l’Europe ait accédé d’abord à tout ce qui était abordable par eau. Elle s’est emparée des îles et des terrains en bordure des grands continens. Elle pénètre à présent dans ces continens eux-mêmes, et on a créé ce mot cosmopolite d’hinterland, d’où on a fait sortir un principe. Il signifie qu’une puissance qui a pris possession d’un point sur les côtes a une sorte de droit de priorité sur les territoires qui s’étendent perpendiculairement dans toute l’étendue des terres. Armée de ce droit nouveau, l’Allemagne n’a pas désespéré de rattraper le temps perdu, et d’étendre son empire, en dehors de l’Europe, à travers le monde entier. Elle continue d’obéir, en somme, à l’instinct qui l’a si bien servie une première fois. Le continent européen semblait occupé et déjà plein lorsque la Prusse a formé le dessein de s’y faire sa place par le double jeu de la politique et de la force. Le succès de sa première entreprise l’encourage à en tenter une seconde.

Dès le début de son règne, on a constaté chez Guillaume II une inclination passionnée vers les choses maritimes. Il voulait avoir une grande marine, et, avec le génie pratique de sa race, s’il voulait l’avoir, c’était pour s’en servir. La marine qu’il rêvait devait être l’instrument d’une politique parfaitement définie dans son esprit. Il croyait à la conservation de la paix générale. Dès lors, sans rien perdre de sa force militaire, garantie du maintien du statu quo européen, il s’est proposé d’augmenter sa force navale, et, cette fois, avec une tout autre intention que de maintenir pareillement le statu quo dans le reste du monde. C’était, d’ailleurs, un problème difficile à résoudre. Personne encore ne se l’était posé dans des conditions aussi nettes, aussi franches que l’empereur Guillaume. L’Angleterre consacre la plus grande partie de ses ressources disponibles à être et à rester la nation maritime par excellence ; du moins elle l’a fait jusqu’ici ; nous verrons bientôt qu’elle est travaillée à son tour par un besoin nouveau, et qu’elle commence à se demander si son armée, telle qu’elle est recrutée et organisée, suffit à toutes les éventualités auxquelles elle aura bientôt à faire face. La France est à la fois militaire et maritime, et le double but qu’elle poursuit a peut-être affaibli quelquefois l’énergie efficace avec laquelle elle a cherché à atteindre tantôt l’un, tantôt l’autre. Elle reste avant tout une puissance continentale, et à ce titre elle fait passer dans ses préoccupations son armée avant sa flotte, sans négliger pourtant celle-ci. Il en est, il en sera probablement de même de l’Allemagne. Elle aussi est une puissance continentale, et elle ne l’oublie pas ; mais, satisfaite de sa situation en Europe et confiante dans la force défensive, au besoin agressive, de son armée de terre, elle cherche à développer son armée de mer. Telle est la pensée constante de son empereur.

Cette pensée n’est pas adoptée par tout le monde en Allemagne ; elle y rencontre même beaucoup d’opposition. L’ermite grondeur de Friedrichsruhe s’en est quelquefois expliqué sans ménagemens, dans ces conversations qui ont bientôt l’univers pour confident. C’est lui qui a amorcé la politique coloniale de l’Allemagne, et a planté pour la première fois le drapeau de l’empire au Cameroun, sur la côte occidentale d’Afrique. C’est encore lui qui, contournant presque aussitôt le vaste continent, l’a entamé sur la côte orientale. On ne peut donc pas l’accuser d’avoir méconnu la force d’expansion (de son pays, et de n’avoir pas cherché à lui ouvrir des débouchés. Il a gémi plus d’une fois de voir la patrie germanique, si féconde dans ses enfans, laisser leur émigration se porter et se perdre dans des régions tout à fait étrangères. Pourtant, M. de Bismarck, s’il a été l’initiateur de la politique coloniale, la toujours suivie avec prudence, avec mesure, avec circonspection. Il a pris soin de ménager les intérêts préexistans, et même les susceptibilités des autres puissances, et de ne pas se mettre en conflit ou en opposition avec elles. Après lui, il n’en a pas été tout à fait de même. Nous n’avons eu, pour notre compte, jamais à nous plaindre des entreprises de l’Allemagne, mais ce n’est un secret pour personne que l’Angleterre ne les regarde pas sans quelque mauvaise humeur. Une sourde hostilité existe entre les deux pays. M. de Bismarck le déplore. Il condamne la direction nouvelle qui a été imprimée aux affaires. Il exprime la crainte qu’un jour ou l’autre elle n’ait son influence, et une influence funeste, sur la situation européenne de l’Allemagne. Beaucoup d’esprits partagent sa préoccupation dans l’Empire ; beaucoup aussi, se plaçant à un point de vue moins élevé, redoutent le terrible accroissement de dépenses qui en résultera. Si l’Allemagne, devenue amphibie, doit, en même temps, entretenir une armée déterre capable de tenir en respect l’armée française, et une flotte capable de faire figure à côté de la flotte britannique, son budget ne manquera pas d’en être très éprouvé. Le diplomate n’est pas très rassuré sur l’opportunité de cette politique, et le simple contribuable ne paraît pas non plus disposé à l’accueillir avec un enthousiasme sans réserves.

Malgré ces critiques, Guillaume II reste fidèle à sa pensée ; il poursuit son rêve avec une obstination que rien ne peut ébranler. L’avenir sera ce qu’il plaît à Dieu ; nul ne peut aujourd’hui en percer l’obscurité ; le XXe siècle qui va s’ouvrir n’a dit son secret à personne. Si l’empereur réussit, il sera un des plus grands initiateurs qui auront leur place dans l’histoire de son pays. En tout cas, la persévérance qu’il montre est intéressante en elle-même ; elle donne à l’Europe attentive un des spectacles les plus curieux auxquels elle ait assisté depuis longtemps. Il y a peu de jours encore, Guillaume était seul de son avis : on commence à croire que, s’il ne le fait pas partager au Reichstag, il arrivera du moins à le lui imposer. Au point de vue pratique, c’est la même chose. La pression de sa volonté finit par l’emporter sur des résistances moins énergiques. Et puis l’empereur, après avoir beaucoup parlé, s’est décidé à agir. lia d’abord fait des plans, des tableaux graphiques, des conférences : tout cela ne pouvait être qu’une préface à une action plus décisive. Finalement il a compris que le meilleur moyen d’apprendre aux gens à nager était encore de les jeter à l’eau. Pour mieux prouver la nécessité d’avoir une grande marine, il est entré dans une politique qui la rend en effet indispensable. Au moment même où le Reichstag allait se réunir, et où il s’apprêtait à lui soumettre un projet de septennat maritime, il a fait à la fois acte d’intimidation et de force sur deux points du monde très éloignés l’un de l’autre, à Port-au-Prince et à Kiao-Tchéou. Les deux affaires ne peuvent pas être comparées. La première est déjà terminée ; la seconde ne fait sans doute que commencer ; mais l’une et l’autre viennent de la même inspiration. A mesure que les intérêts de l’Allemagne se développent à travers le monde, l’Empereur a voulu montrer qu’il était prêt à les défendre, et qu’il en était capable.

Les deux incidens qui s’étaient produits en Haïti et en Chine y sont malheureusement assez ordinaires. A Port-au-Prince, un ressortissant allemand, — ou soi-disant tel, car sa qualité n’a pas été bien prouvée, — avait été l’objet de vexations. Tous les gouvernemens européens qui ont des nationaux à Port-au-Prince sont habitués à des faits de ce genre et ont le tort de les traiter avec une patience excessive. Ils entament des négociations interminables. La médiocrité de ces affaires, le peu d’importance des intérêts en cause, la disproportion entre l’effort à déployer pour atteindre un résultat et ce résultat lui-même, prédisposent l’Europe à la longanimité. Le gouvernement haïtien a pris l’habitude d’y compter : aussi se montre-t-il volontiers rétif devant les demandes qu’on lui adresse, et temporisateur au delà de toute mesure. L’Allemagne a pris le contre-pied des précédens. Elle a fait des menaces sérieuses, des menaces réelles, en même temps qu’elle énonçait ses griefs et en exigeait la réparation. Elle a envoyé plusieurs navires devant Port-au-Prince, et de ces navires est sorti un ultimatum qui laissait au président de la République quelques heures pour se déterminer. Dans ces conditions, la résistance a paru impossible ; le gouvernement haïtien s’est soumis : il a accordé tout ce qu’on voulait, en déclarant qu’il ne cédait qu’à la force. On s’en doutait bien ; il n’a pas l’habitude de céder à autre chose. Toutes les réparations exigées ont été consenties envers le ressortissant allemand ; tous les coups de canon demandés ont été tirés pour saluer le drapeau de l’Empire. En somme, c’est une bonne leçon donnée à la petite république nègre, et personne n’aura à la regretter, si l’affaire s’arrête là. On assure, il est vrai, que l’Allemagne ira plus loin, et qu’elle demande encore l’emplacement nécessaire à un dépôt de charbon. Le gouvernement haïtien consentira à tout, car il se sent abandonné. S’il se montre d’ordinaire rebelle aux plus légitimes exigences de l’Europe, c’est qu’il compte sur le concours des États-Unis. Les applications récentes de la doctrine de Monroë ont fait du gouvernement de Washington le patron et comme le défenseur-né de tous les États de l’Amérique du Nord et du Sud, depuis les plus grands jusqu’aux plus petits. Ces derniers se sentent grands à leur tour, lorsqu’ils ont les États-Unis derrière eux. Haïti ne les a pas, pour cette fois. Ils ne se sont point émus de l’exécution sommaire dont Port-au-Prince a été menacé, et l’ont livré à son malheureux sort. Peut-être le temps matériel leur a-t-il manqué pour prendre une autre attitude. Peut-être le très grand nombre d’Allemands émigrés aux États-Unis oblige-t-il le cabinet de Washington à plus de ménagemens envers la patrie d’origine de tant d’Américains de fraîche date. Peut-être aussi ses desseins encore à demi voilés à l’égard de Cuba et de l’Espagne l’amènent-ils, en ce moment, à une modération plus grande envers les autres puissances de l’Europe. Quoi qu’il en soit, les États-Unis n’ont pas bougé, et la doctrine de Monroë, hier encore si intransigeante et arrogante, s’est montrée tout d’un coup de plus facile composition.

Nous avons déjà dit un mot, il y a quinze jours, des événemens beaucoup plus graves de la Chine. Là aussi, des causes différentes, mais non moins efficaces, permettent au gouvernement local de se montrer pour l’Europe d’un maniement laborieux et délicat. La Chine est immense. Lorsqu’un incident survient sur un point éloigné des côtes, on l’apprend quelquefois longtemps après, et il n’est pas aisé d’en obtenir la réparation. La puissance dilatoire du Tsong-li-Yamen dépasse de beaucoup celle du sultan à Constantinople, ce qui n’est pas peu dire. Que faire pour le réduire, et le contraindre à céder ? Les expéditions en Chine sont lentes et coûteuses ; nous en savons quelque chose. Le Céleste Empire s’est donc habitue à traîner les moindres affaires en longueur, à plus forte raison celles qui présentent quelque importance. Plusieurs missionnaires allemands ont été maltraités, et deux ont été tués dans la province du Chan-Toung. Le gouvernement chinois, s’il s’est fié aux traditions, a dû s’attendre à une intervention diplomatique qui se produirait peut-être sous une forme impérative et menaçante, mais dont il userait peu à peu l’énergie première en y répondant avec beaucoup de patience et de subtilité. Sa stupéfaction, ou plutôt sa stupeur a dû être extrême lorsqu’il a appris que l’Allemagne avait procédé tout autrement. L’occupation militaire de Kiao-Tchéou, sans déclaration d’hostilités, sans aucun de ces avertissemens préalables qu’un État donne à un autre avant de procéder contre lui par la force, est sans conteste un fait contraire au droit des gens. Toutefois, l’histoire en présente quelques-uns de ce genre, et l’Allemagne ne s’embarrasserait d’ailleurs pas beaucoup pour créer un précédent si elle en manquait. « Je me pique d’être original », disait déjà Frédéric le Grand. Le débarquement d’hommes armés sur un rivage, la sommation adressée au gouverneur d’un fort, enfin l’occupation de la place, ont été l’affaire de quelques heures. Ce qui était plus intéressant était de connaître la suite. L’Allemagne s’était emparée d’un gage ; soit, mais avait-elle l’intention de le garder ? Était-ce de sa part un simple moyen d’intimidation, ou une prise de possession définitive ? On n’a pas tardé à être fixé à cet égard : le cabinet de Berlin a présenté au Tsong-li-Yamen une formidable note à payer Jamais encore le sang de deux missionnaires européens, quelque précieux qu’il soit, n’avait été mis à un si haut prix. Qu’on en juge. L’Allemagne réclame : le paiement d’une indemnité de 200 000 taëls pour le meurtre ; l’érection d’une cathédrale à l’endroit où il a été commis ; le remboursement des dépenses nécessitées par l’occupation de Kiao-Tchéou, — même lorsqu’elle travaille pour son compte, l’Allemagne ne le fait pas gratuitement ; — la dégradation du gouverneur du Chan-Toung ; le châtiment des assassins et des fonctionnaires complices ; le monopole des chemins de fer du Chan-Toung ; enfin, la cession bénévole de Kiao-Tchéou, qui deviendrait un dépôt de charbon allemand. C’est beaucoup ! Les deux derniers articles surtout étaient imprévus. Les autres, passe encore ; bien que rigoureux, ils s’appliquent tous directement à l’incident à réparer ; mais quel rapport peut-on apercevoir entre la vengeance légitime à tirer d’un meurtre de missionnaires et le fait de s’attribuer le monopole des chemins de fer dans la province arrosée de leur sang, ou encore celui d’y établir un dépôt de charbon ? Non seulement il n’y a pas de proportion entre l’effet et la cause, mais il y différence de nature. Aussi tout porte-t-il à penser que le meurtre de ses missionnaires a été simplement un prétexte pour l’Allemagne. A défaut de celui-là, elle en aurait trouvé un autre, elle l’aurait fait naître au besoin. La rapidité et la décision avec lesquelles elle a agi montrent qu’elle s’y était préparée de longue main. Nous voyons se développer une pensée politique, depuis longtemps réfléchie et calculée, et dès lors inflexible dans son exécution.

Depuis quelques années, les grandes nations de l’Europe, toutes celles du moins qui ont un empire colonial et qui entendent le développer, regardent du côté de l’Extrême-Orient. Combien de fois n’a-t-on pas dit que les intérêts politiques du monde se déplacent, et que le monde lui-même semble muer grâce à la rapidité des communications et à la force de pénétration prodigieusement accrues dont dispose le génie humain ? Il y a un demi-siècle, la question d’Orient, qui s’agitait dans la Méditerranée, était la préoccupation maîtresse des diplomates, et certes elle l’est encore ; on le voit en ce moment même ; mais on commence à avoir l’instinct que quelque chose de plus compliqué encore se prépare dans les mers et les continens ultra-orientaux, et que, sur un échiquier démesuré, les mêmes problèmes se poseront un jour avec les mêmes difficultés pour les résoudre. De là à penser qu’il y a lieu de prendre, dès aujourd’hui, position sur des points bien choisis du continent jaune, la transition est si facile qu’elle s’impose. L’Angleterre l’a fait la première en s’établissant à Hong-Kong et en Birmanie. De Hong-Kong, elle peut tout surveiller et profiter de tout. De Birmanie, elle s’est ouvert une route sur un autre côté de la Chine. La Russie étend ses vastes domaines sur toute l’étendue septentrionale du continent, depuis l’extrémité est jusqu’à l’extrémité ouest. Tout le monde connaît les progrès qu’elle a accomplis en quelques années, et pressent ceux qu’elle fera dès qu’elle aura construit son chemin de fer transsibérien. Les vues qu’on lui prête plus au sud ont quelquefois inquiété certaines puissances, non seulement en Europe, mais en Asie même, où le Japon n’a pas renoncé aux siennes sur la Corée. Quant à la France, elle a occupé le sud-est du continent, et l’Indo-Chine française constitue à elle seule un empire colonial, dont il nous manque seulement d’avoir su tirer tout le parti qu’il offre. Nous aussi, nous sommes bien placés pour attendre la décomposition du colosse chinois. Il était facile de prévoir que l’Allemagne, jeune, ambitieuse, pleine de vie et disposant d’un surabondance de population qui ne demande qu’à se répandre dans les deux hémisphères, tiendrait à son tour à s’assurer un point où elle pourrait plus tard appuyer son levier. Récemment, lorsque la Russie et la France sont intervenues pour régler le conflit sino-japonais, on a remarqué l’empressement adroit avec lequel l’Allemagne s’est mêlée à elles pour les aider dans leur tâche, et aussi pour y jouer un rôle. Son action, combinée avec celle de la Russie et avec la nôtre, a été utile pour amener le dénouement ; mais, en outre, elle indiquait déjà de sa part l’intention de ne laisser rien se passer en Extrême-Orient sans que l’influence germanique s’y exerçât et en profitât. C’est pour cela que l’Allemagne s’est établie à Kiao-Tcheou. La brusquerie de l’attaque n’a pas seulement étonné la Chine, elle l’a déconcertée. Le prestige militaire de l’Allemagne est grand dans ces pays lointains où les bruits de l’Europe arrivent plutôt grossis qu’affaiblis par la distance parcourue. Le défenseur de Kiao-Tcheou a été pris de vertige en voyant débarquer les soldats de l’empereur Guillaume, et il a tout livré. Le Tsong-li-Yamen a éprouvé d’abord un sentiment analogue. Il s’est empressé d’accorder ou du moins de promettre les satisfactions qu’on lui demandait : pourtant il a essayé de résister à la cession de Kiao-Tcheou, et au lieu du monopole des chemins de fer dans le Chan-Toung, il a parlé d’accorder des privilèges. Il compte peut-être que l’audace et les prétentions de l’Allemagne éveilleront des susceptibilités ou même des inquiétudes chez certaines puissances. Qu’en pensera l’Angleterre ? Qu’en pensera la Russie ? La France aussi aura son mot à dire dans le développement ultérieur des événemens : pour le moment, nos intérêts ne sont pas en jeu. L’établissement de l’Allemagne en Asie n’est pas une menace à notre adresse. Au lieu de se fixer près de nous, où elle aurait pu devenir gênante, elle s’est établie très au loin vers le nord. Il est impossible de prévoir aujourd’hui les combinaisons politiques auxquelles cette situation donnera naissance dans un avenir probablement éloigné. Tout ce qu’on peut dire, c’est que, du moins jusqu’à ce jour, loin de contrarier notre développement colonial, l’Allemagne l’a plutôt regardé d’un œil favorable. Il ne lui déplaisait pas de nous voir chercher des acquisitions, des satisfactions au delà des mers, et y employer une partie de nos forces. Mais si elle a fait ce raisonnement pour nous, nous pouvons le faire pour elle, et, si elle applique à son tour une partie de ses ressources et de ses forces à devenir une grande puissance maritime et coloniale, cela n’a rien pour nous déplaire ou nous alarmer.

Or, tel paraît bien être le désir ardent de l’empereur Guillaume, et le langage qu’il a tenu au Reichstag, dès l’ouverture de sa session, en est une preuve de plus. Il y a deux parties dans son discours, l’une officielle et par conséquent un peu froide, l’autre toute personnelle, où c’est l’homme qui parle, et où son imagination religieuse, mystique et militaire, lui inspire des accens très significatifs. Après avoir lu le discours du trône : « Messieurs, a-t-il continué avec l’allure de l’improvisation, à ce que je viens de dire j’ajouterai encore ceci : il y a près de deux ans, j’ai juré à cette place même, sur le glorieux drapeau de mon premier régiment de gardes à pied, de maintenir ce qu’avait créé l’empereur Guillaume le Grand qui repose en Dieu, et de sauvegarder partout le prestige et l’honneur de l’empire. Vous avez assisté, le cœur ému et les yeux humides, à ce serment, et vous êtes devenus par là même mes cojurans. Je vous prie, en invoquant le nom du Dieu tout-puissant et la mémoire du grand empereur, de rester fidèles à ce serment et de m’assister pour maintenir fermement l’honneur de l’empire à l’étranger, pour lequel j’ai exposé, sans hésiter, la vie de mon frère unique. « Ce trait final donne le sens du discours. Le prince Henri est en effet sur le point de partir pour les mers de Chine, où il va commander l’escadre allemande. Sa vie ne semble pas très en danger, et il y a du mélodrame dans la manière dont Guillaume en a parlé ; mais il a voulu par là montrer quel intérêt s’attachait pour lui à une entreprise dont le succès ne saurait être acheté trop cher.

Il n’est pas vraisemblable que le prince Henri aille en Extrême-Orient pour rendre Kiao-Tcheou à la Chine ; un personnage aussi considérable n’aurait pas été nécessaire à cette tâche. Au reste, l’Empereur ne craint pas les complications ; sans les rechercher, il ne demande pas mieux que de donner à son peuple le sentiment qu’elles pourraient naître, et qu’il faut, sans plus tarder, se mettre en mesure d’y faire face. C’est pour cela qu’il a fait présenter par son gouvernement la loi sur le septennat maritime, imité du septennat militaire que M. de Bismarck, autrefois, a arraché par la force et l’intimidation au Reichstag et au pays. Le projet comporte la réalisation, en sept années, d’un plan considérable dont la dépense totale s’élèverait à 997 200 000 marks, soit près de 1 milliard 250 millions de francs. Cette somme serait répartie dans une proportion croissante entre les sept exercices à courir de 1897-1898 à 1904-1905. A peine a-t-il été connu que le projet a soulevé partout l’opposition la plus vive, et on a pu croire d’abord qu’il n’avait aucune chance d’être adopté. Ce n’est certainement pas la manière dont il a été défendu devant le Reichstag qui lui en a donné. Le prince Hohenlohe a fait un discours que sa voix faible a empêché d’entendre et qui, à la lecture, ne produit pas beaucoup plus d’effet. L’amiral Tirpitz, ministre de la marine, a fait une conférence qui a paru longue, et plus instructive que convaincante. Seul le nouveau ministre des affaires étrangères, M. de Bulow, a parlé en homme politique et en homme d’esprit. Comme l’opposition reprochait au gouvernement d’aller aux aventures, il a montré le prince Holenlohe et, se découvrant lui-même : « Avons-nous l’air, a-t-il dit, d’être des aventuriers ? » Son succès personnel a été vif, mais ce n’est pas son discours qui déplacera la majorité. On commence pourtant à croire qu’elle sera changée, grâce à un travail considérable poursuivi dans les couloirs, comme on dirait à Paris, et qui a fait reluire, aux yeux de certains partis, l’espérance des concessions auxquelles ils tiennent le plus. Le projet, néanmoins, sera modifié dans la forme. On ne demandera probablement pas au Reichstag de s’engager dès aujourd’hui pour sept années, mais seulement pour deux, peut-être même pour une. Le fond restera le même, et comme la dépense de la première année se rapporte à la septième partie d’un plan qui doit inévitablement être réalisé tout entier, après cette partie, il faudra bien passer à une autre et la payer conformément aux prévisions originelles. Il en sera ainsi jusqu’au complet achèvement du programme.

L’Allemagne s’engage donc dans une entreprise longue et coûteuse. Et, chose remarquable, au moment même où elle s’apprête à développer sa flotte, l’Angleterre commence à mettre en doute la valeur de son armée. Pour la première fois, on se demande de l’autre côté du détroit si les armées mercenaires d’aujourd’hui, excellentes sans doute, mais peu nombreuses, suffisent à tous les besoins de la politique impériale. On parle de la conscription comme d’une réforme qui deviendra bientôt inévitable. De hautes autorités militaires agitent des problèmes devant lesquels, il y a quelques années à peine, tout bon Anglais, élevé dans les vieilles et saines traditions, aurait reculé avec quelque effroi. Les mœurs du pays, telles que l’histoire les a faites, pourraient bien effectivement être modifiées par l’histoire, telle qu’on la fait aujourd’hui. Ainsi l’Angleterre et l’Allemagne, poursuivant un but analogue, se sentent obligées de développer la partie de leur outillage de guerre qui avait été jusqu’ici subordonnée à une autre. Non pas dans la même proportion, bien entendu l’Angleterre n’aura jamais besoin d’une armée comme l’Allemagne, et l’Allemagne, n’aura jamais besoin, du moins avant un temps indéterminé, d’une flotte comme l’Angleterre. Mais toutes les deux, pour suivre la politique qu’elles ont adoptée, se voient ou se verront bientôt amenées à des modifications assez profondes dans l’équilibre de leurs forces respectives de terre et de mer. L’empereur Guillaume pousse un cri d’alarme en constatant l’insuffisance de sa flotte ; lord Wolseley en pousse presque un autre en constatant celle de son armée expéditionnaire. Reste à savoir si tous les deux, après la réforme faite, ne finiront pas par perdre d’un côté ce qu’ils auront gagné de l’autre. L’expérience seule, au bout d’un certain nombre d’années, pourra répondre à cette question d’une manière décisive. La seule chose sûre est que tout change, se modifie, se transforme autour de nous : et ce sera tant mieux pour ceux qui sauront comprendre les circonstances nouvelles, et s’y adapter assez pour s’en bien servir.


Il y a eu, depuis quinze jours, deux crises ministérielles d’une importance très inégale, l’une à Paris et l’autre à Rome.

Chez nous, M. Darlan, ministre de la justice, a été battu au Sénat ; il a aussitôt donné sa démission, a été remplacé par M. Milliard, sénateur, orateur parlementaire et avocat distingué ; aussitôt fait, le mal a été réparé.

En Italie, la crise a commencé par un incident du même genre, mais elle a pris aussitôt une autre tournure. Le général Pelloux, ministre de la guerre, mis en minorité à la Chambre, a donné lui aussi sa démission. L’incident parlementaire n’avait aucune importance ; mais la démission d’un ministre a révélé tout de suite, dans le cabinet, une situation morale que le monde politique connaissait déjà, et qui est apparue bientôt encore plus manifeste. Le cabinet en était venu à l’impossibilité de vivre, tel qu’il était constitué. Il se composait, en effet, d’élémens très disparates, les uns de la droite, les autres de la gauche, que la haute personnalité de M. di Rudini avait maintenus jusqu’à ce jour en équilibre apparent, grâce à un effort continuel qui, en se prolongeant, allait toujours en s’affaiblissant. Certains édifices ne se soutiennent qu’à la condition de n’y pas toucher : si une pierre tombe, tout s’effondre avec elle. C’est ce qui est arrivé au cabinet italien. Il a donné sa démission collective, et M. di Rudini, comme tout le monde s’y attendait et comme il s’y attendait lui-même, a été chargé d’en former un autre. Le nouveau cabinet ne pouvait pas ressembler à l’ancien : à une combinaison épuisée, il fallait en substituer une différente. M. di Rudini s’est cru obligé de faire un ministère de gauche, ou du moins de le tenter tout d’abord. Pour cela, il fallait s’entendre avec M. Zanardelli, président de la Chambre des députés, l’adhésion de M. Zanardelli étant la condition sine qua non de toute combinaison de ce genre. Il y avait aussi, au point de vue européen, un très grand intérêt à conserver M. Visconti-Venosta aux affaires étrangères, et M. Visconti-Venosta, qui ne refusait pas son concours, annonçait pourtant qu’il ne le donnerait que si on n’allait pas trop loin vers les radicaux. Dans le cas où M. Cavallotti entrerait dans le ministère, fût-ce à titre de sous-secrétaire d’État, il en sortirait lui-même. Nous ne savons pas exactement ce que le ministère y aurait gagné à l’intérieur ; il y aurait certainement beaucoup perdu au dehors. Non pas, certes, qu’il faille frapper M. Cavallotti de l’ostracisme ministériel ; c’est un homme intelligent et souple, qui est peut-être une ressource pour l’avenir ; mais, au moment où nous sommes, M. Visconti-Venosta est une force dont il aurait été imprudent de se priver. Le nouveau ministère est-il constitué ? Se constituera-t-il sur les bases que nous venons d’indiquer ? On ne le sait pas encore. La crise se prolonge. Peut-être M. di Rudini ne réussira-t-il pas à faire un ministère de gauche, et sera-t-il amené par force à en faire un de droite. Cela n’intéresse que l’Italie : quant à l’Europe, elle verra certainement avec satisfaction et confiance toute combinaison qui comprendra M. di Rudini et M, Visconti-Venosta.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-gérant,

F. BRUNETIERE.