Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1897

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Chronique n° 1577
31 décembre 1897


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 décembre.

Les événemens marchent si vite qu’on paraît quelquefois très en retard en les reprenant où on les a laissés, c’est-à-dire à quinze jours en arrière. L’impression, mêlée d’ironie, causée par les discours de Kiel est déjà presque oubliée. Sous cette rhétorique démodée, on a commencé à apercevoir des choses sérieuses. Si on jugeait l’empereur Guillaume d’après ses manifestations oratoires, on ne porterait peut-être pas sur lui un jugement exact. Il parle comme un chevalier de la Table Ronde, ce qui étonne et détonne en cette fin du XIXe siècle ; mais il agit en homme très moderne, s’inspirant des intérêts du jour, les comprenant fort bien, s’y adaptant avec adresse, sachant les servir et s’en servir. L’histoire a présenté peu de personnages aussi complexes, et plus difficiles à définir. Il y a en lui un amalgame où l’on retrouve quelque chose de tous ses ancêtres, et de chacun d’eux en particulier, depuis le mystique aux effusions équivoques, jusqu’au plus sensé et au plus pratique de ces souverains qui ont placé au-dessus de tout l’intérêt de l’État, et qui se sont rarement trompés en le prenant pour boussole. Ces facultés, chez l’empereur Guillaume, sont poussées jusqu’à une certaine exaltation, qui n’en a pas dérangé l’équilibre. Quelque abondant qu’il soit en manifestations extérieures, sa psychologie intime échappe néanmoins à l’analyse. Il est intéressant et déconcertant. Il condamne ceux qui l’observent à l’expectative. On ne sait pas encore ce qu’il faudra finalement penser de lui. Et cela dépendra sans doute de ces mille circonstances qui échappent aux prévisions humaines, qui consacrent ou déjouent les calculs les mieux établis, qui justifient une politique ou la condamnent, et introduisent dans l’histoire une si grande proportion de contingent.

Il n’a manqué aux discours de Kiel que la musique de Wagner. Les deux interlocuteurs, l’empereur Guillaume et le prince Henri de Prusse, ressemblent à des chevaliers du Saint-Graal. Lorsqu’on les entend, la surprise est telle qu’elle n’augmenterait pas sensiblement si on les voyait tout d’un coup emportés par un cygne, ou par une colombe, ou par tout autre oiseau consacré dans la mythologie la plus septentrionale. Mais, en réalité, le prince Henri s’en va sur des cuirassés et des croiseurs du dernier modèle, et Guillaume, que sa grandeur attache au rivage, retourne à ses affaires et continue de les traiter avec un esprit plus réaliste que romantique. Jamais peut-être il n’y a eu plus de différence entre la qualité des paroles et celle des actes. Les paroles, il faut les citer, bien qu’elles soient connues pour avoir été publiées dans tous les journaux. On se rappelle avec quel accent ému l’empereur avait évoqué devant le Reichstag les dangers que la vie de son frère allait courir en Chine. Ces dangers avaient paru quelque peu chimériques, et il semble bien que l’empereur lui-même n’y a pas cru longtemps, car à Kiel, au moment du départ du prince, il n’a plus parlé que de ceux qui menaçaient l’ennemi. Quel ennemi ? On le saura plus tard. « L’escadre renforcée par ta division, a dit l’empereur Guillaume, devra agir en tant que symbole du pouvoir impérial et maritime, vivre en bon accord et en bonne amitié avec tous les camarades des flottes étrangères de là-bas, afin de protéger avec énergie les intérêts de la patrie contre tous ceux qui voudraient léser un Allemand. Que tout Européen, là-bas, tout commerçant allemand, et surtout tout étranger sur le sol duquel nous nous trouverons ou qui aura affaire à nous, comprenne que le Michel allemand a fermement planté sur le sol son boucher orné de l’aigle impériale, afin de pouvoir, une fois pour toutes, accorder sa protection à tous ceux qui la lui demanderont. » Demandez et vous recevrez : sur ce point, le nouvel Évangile ressemble à l’ancien. L’Allemagne offre sa protection à qui en veut. Depuis l’illustre chevalier de la Manche, on n’avait rien vu de pareil. Mais, encore une fois, ce sont là des mots et les choses seules importent. « Que nos compatriotes, là-bas, continue l’empereur, se pénètrent de la ferme conviction que, quelle que soit leur situation, qu’ils soient prêtres ou négocians, la protection de l’empire allemand, au moyen des navires de la flotte impériale, leur sera accordée de la manière la plus vigoureuse. Et si quelqu’un osait un jour léser notre bon droit, frappe-le de ta dextre gantée de fer. Si Dieu le veut, il tressera autour de ton jeune front des lauriers que personne ne jalousera dans l’empire allemand tout entier. » Si le prince Henri avait pu craindre quelque auguste jalousie, il a dû être complètement rassuré. Il l’a été au point que sa réponse à son frère a atteint les dernières limites du lyrisme. « Enfans, s’est-il écrié, nous avons été élevés ensemble. Plus tard, devenus hommes, il nous a été donné de nous regarder dans les yeux et de demeurer fidèlement unis l’un à l’autre. La couronne impériale a été pour Votre Majesté entourée d’épines… Je connais fort bien la pensée de Votre Majesté. Je sais quel lourd sacrifice elle fait en me confiant un si beau commandement et cela me touche extrêmement. Je lui suis profondément reconnaissant de la confiance qu’elle place dans ma faible personne. Et je puis affirmer à Votre Majesté que ce ne sont ni les lauriers, ni la gloire qui me tentent. Une seule chose m’attire : c’est d’aller annoncer à l’étranger l’Évangile de la personne sacrée de Votre Majesté, et de le prêcher tant à ceux qui veulent l’entendre qu’à ceux qui ne le veulent pas. »

En voilà assez pour donner une idée exacte, sinon complète, de ces deux discours. Ils ont produit dans l’Europe entière une vive impression, mêlée d’embarras en Allemagne et d’étonnement partout ailleurs. En Angleterre, en particulier, ce sentiment a fait explosion. « On s’est demandé quelquefois, a dit le Times, si les Allemands avaient de l’esprit : la question sera irrévocablement résolue par la négative si les augustes paroles prononcées à Kiel ne font pas sourire l’Allemagne entière. » Certes, si on prend les discours de Kiel au pied de la lettre, il est permis et il est facile de s’en amuser : toutefois, nous ne sommes pas sûrs qu’à la réflexion les Anglais ne soient pas revenus sur leur premier jugement. Il y a, dans la harangue impériale, des passages plus sérieux que ceux que nous venons de reproduire. Ils sont conçus dans une langue plus ferme et plus sobre. L’empereur y rappelle l’histoire du commerce allemand et la rattache à la Ligue hanséatique, qui a été, d’après lui, « une des entreprises les plus grandioses que le monde ait jamais vues ». Que lui a-t-il manqué pour prospérer indéfiniment à travers les âges ? La protection impériale. Elle lui a manqué dans le passé ; Guillaume déclare qu’elle ne lui manquera plus dans l’avenir. « L’empire allemand, dit-il, a été créé ; le commerce allemand est florissant et se développe sans cesse ; mais il est certain qu’il ne pourra se développer utilement que s’il se sent en sécurité sous la protection du pouvoir impérial. Le pouvoir impérial implique le pouvoir sur mer comme sur terre : l’un ne pourrait exister sans l’autre. » Voilà pourquoi le Michel allemand, sous les traits du prince Henri de Prusse, est allé planter son bouclier sur les rivages de la Chine, et se tient fièrement à côté, avec sa dextre gantée de fer. Le but poursuivi est moins chevaleresque et beaucoup plus pratique qu’on n’aurait pu le croire au premier moment : il s’agit de faire une formidable réclame au commerce germanique, et de le soutenir au besoin par la force. Est-ce là ce que le prince Henri est allé expliquer à sa grand’mère, la reine Victoria ? L’a-t-il convaincue que l’entreprise était et qu’elle resterait jusqu’au bout pacifique ? L’Évangile impérial, qui va être prêché à ceux qui en voudront et aussi à ceux qui n’en voudront pas, ne contient-il que des vues faciles à concilier avec les intérêts de l’Angleterre ? C’est le secret des entretiens de Windsor. Le prince Henri, en effet, après avoir pris congé de son frère, puis de sa femme, de ses enfans, et des autres membres de sa famille, avec tout l’attendrissement que comportait la circonstance, au milieu d’un appareil féerique, et au bruit du canon qui l’accompagnait de salves retentissantes, a cinglé vers l’Angleterre. Il y a passé deux ou trois jours, puis il est parti pour des destinées inconnues.

Pourquoi ne pas le dire, puisque aussi bien tous ceux qui réfléchissent s’en sont parfaitement rendu compte ? Il y a eu, si on envisage la situation politique de l’Europe, tout autre chose qu’un coup de tête dans l’initiative que Guillaume II vient de prendre en Extrême-Orient ? Tôt ou tard, cette initiative était inévitable. Le développement du commerce allemand depuis quelques années devait, d’une manière presque fatale, pousser le gouvernement impérial à une politique plus énergique et plus entreprenante. L’empereur s’en rendait compte mieux que personne : il l’a montré par l’insistance avec laquelle il n’a pas cessé de demander au Reichstag les moyens de développer sa puissance navale. Il aurait sans doute préféré, avant de se lancer dans une grande entreprise, avoir à ses ordres l’instrument militaire dont il poursuit encore la réalisation ; mais le meilleur moyen de vaincre ses résistances n’était-il pas de placer le Reichstag en face de nécessités tout à fait urgentes ? À côté de ces considérations intérieures, d’autres qui tiennent à la situation extérieure ont contribué à le déterminer. Les groupemens qui se sont formés en Europe, et qui ont amené des alliances aujourd’hui avouées, devaient, malgré leur caractère pacifique, faire naître certaines préoccupations. À ce point de vue, ce n’était pas une pensée médiocre que celle qui consistait à transporter tout l’intérêt politique en Extrême-Orient, et peut-être à l’y absorber, à l’y retenir longtemps. Dans cet immense enclos, ouvert à l’activité de tous, les intérêts des uns et des autres peuvent n’être pas tout à fait les mêmes qu’en Europe, et leurs rapports s’en trouver modifiés. Qui sait s’il n’y aura pas là, pour la solidité de combinaisons encore récentes, une épreuve délicate, pour peu qu’on ne mette pas une extrême habileté à en écarter les périls ? Sans aller si loin, comment nier que les affaires d’Asie font dès aujourd’hui diversion, et une diversion puissante, aux affaires d’Europe ? L’attention, qui était presque entièrement concentrée sur celles-ci, s’en détourne en partie et se porte sur celles-là pour une durée plus ou moins longue, mais qu’il dépend de l’Allemagne de prolonger ; et la direction imprimée aux esprits, obligés de s’appliquer aux événemens et de les suivre, ne peut que profiter à l’Empire dont elle accroît la sécurité. Nous voilà assez loin de la rhétorique de moyen âge que Guillaume II aime à étaler dans ses harangues. Sa politique a d’autres allures. Elle ressemble à celle du prince de Bismarck : elle en a seulement grossi, sinon perfectionné, quelques procédés. Le grand chancelier s’est toujours appliqué à détourner sur d’autres points ceux dont la pensée se portait trop obstinément du côté de l’Allemagne ; il a mis un art infini à les occuper ailleurs, et parfois même les uns contre les autres. Mais il prenait généralement la précaution de se tenir en dehors des mouvemens qu’il avait provoqués, mettant tous ses soins à en surveiller et à en régler la marche jusqu’au jour où il les conduisait volontiers à bon terme, sauf à demander pour lui ce qu’il a appelé un courtage honnête. L’empereur Guillaume va plus loin ; il se jette de sa personne au milieu de la mêlée qu’il fait naître ; il y prend position tout le premier ; et il ne semble pas, d’après ses débuts, qu’il soit disposé à se contenter de tout arranger pour le bien commun, en se déclarant satisfait lui-même de son lot antérieur.

L’occupation de Kiao-Tcheou ne date pas d’un mois, et elle a produit déjà des conséquences très appréciables. La physionomie de l’Extrême-Orient en a été changée. En Occident, toutes les imaginations se sont mises en travail, et elles ont procédé fiévreusement à plusieurs partages de l’Empire chinois. On ne s’est plus occupé d’autre chose. La paix a été signée entre la Grèce et la Turquie : personne n’y a fait attention. La situation de la Crète est restée la même, c’est-à-dire très malheureuse : l’opinion publique a cessé pour le moment de s’en tourmenter. Elle est tout entière occupée dans les mers de Chine. Il se passe là, à la vérité, des choses fort intéressantes. Peut-être n’étaient-elles pas tout à fait imprévues pour les diplomates. Ils avaient remarqué les allées et venues d’agens allemands qui parcouraient depuis quelque temps avec une merveilleuse activité tous les rivages de la Chine, comme s’ils y cherchaient quelque chose. Les agens cherchaient, en effet, sur quel point il conviendrait le mieux de faire débarquer leurs marins. Kiao-Tcheou a été admirablement choisi pour cela. Plus au sud, entre Shangaï et Hong-Kong, on aurait risqué de se trouver en conflit avec l’Angleterre. Plus au sud encore, on se serait heurté aux intérêts français : il est évident que la France ne peut laisser aucune autre puissance s’établir au-dessous de la rivière de Canton, et surtout du détroit formé par l’île d’Haïnam et le continent asiatique. Au nord, la place était relativement libre, et il était dès lors naturel de choisir un point situé à proximité du golfe de Petchili et de Pékin. Le golfe de Petchili est, comme on le sait, séparé de la haute mer par deux promontoires qui en commandent l’entrée. L’un, au nord, se termine par Port-Arthur, où les visées russes étaient connues depuis longtemps ; l’autre, au sud, présente l’importante situation de Weï-Haï-Weï, occupée par les Japonais. L’occupation des Japonais est provisoire : il y a des chances, et elles sont même de plus en plus grandes, pour que ce provisoire se prolonge beaucoup. Les Allemands ne pouvaient pas aller à Port-Arthur, car ils tiennent avant tout à ne pas se brouiller avec les Russes et à ménager leurs intérêts. Ils ne pouvaient pas davantage aller à Weï-Haï-Weï, puisque les Japonais y sont. Ils ont dû descendre un peu plus au sud, de l’autre côté du promontoire méridional qui forme le golfe de Petchili, et Kiao-Tcheou s’offrait à eux comme la carte forcée : mais cette carte était un excellent atout, bon à prendre, bon à garder.

L’empereur Guillaume, au cours d’une de ces allocutions qu’il sème si abondamment tout le long de ses voyages, a parlé avec une grande confiance de son ami l’empereur Nicolas, dont les vues politiques, a-t-il assuré, sont tout à fait d’accord avec les siennes. Dans les circonstances actuelles, ce langage devait être et il a été très remarqué. Faut-il en conclure que tout ce qui vient de se passer en Extrême-Orient était d’avance connu de la Russie et approuvé par elle ? Cette conclusion serait peut-être excessive. La vérité est que la brusque initiative de l’Allemagne a produit quelque surprise à Saint-Pétersbourg. Les journaux russes, qui ne parlent guère qu’à bon escient de politique extérieure, aussi bien d’ailleurs que de politique intérieure, sont ceux de l’Europe qui ont montré tout d’abord la plus mauvaise humeur. Toutefois, la Russie n’a pas perdu son temps à récriminer. À quoi bon ? Le fait était accompli. Incontestablement, l’empereur Guillaume avait préparé son coup de longue main ; il avait agi avec réflexion ; il ne reculerait pas. La Russie n’avait donc qu’un parti à prendre, qui était d’opérer elle-même sans aucun retard un mouvement sur Port-Arthur. L’équilibre rompu au profit de l’Allemagne se trouvait de la sorte rétabli, si même la balance ne penchait pas du côté de la Russie : quelque belle que soit, en effet, la situation de Kiao-Tcheou, elle ne vaut pas celle de Port-Arthur. Nous doutons même que, dans tout l’Extrême-Orient, il y en ait une autre qui soit supérieure à cette dernière, sinon au point de vue commercial, du moins au point de vue politique et militaire. En outre, elle donne un débouché sur les mers du Sud aux possessions septentrionales de l’empereur Nicolas. On assure qu’un arrangement avec la Chine autorise la Russie à y envoyer hiverner ses vaisseaux, bloqués par la glace à Vladivostock : cet arrangement aurait été conclu à la suite de la guerre sino-japonaise, en retour des services que la diplomatie russe a rendus au Céleste Empire. Le gouvernement de Saint-Pétersbourg ne pouvait donc pas hésiter : il a donné l’ordre à ses navires de se rendre à Port-Arthur. Aucune comparaison n’est d’ailleurs à établir entre ce qui s’est passé à Port-Arthur et ce qui s’est passé à Kiao-Tcheou. À Kiao-Tcheou, les Allemands ont débarqué de force et se sont emparés des ouvrages qui commandent la rade : ils ont opéré une prise de possession. Du côté des Russes, rien de pareil. Ils se sont contentés de mouiller à Port-Arthur, sans débarquer un soldat et sans planter leur pavillon sur aucun point du rivage. Mais on comprend bien ce que cela veut dire, et il n’est pas probable désormais que les Russes quittent le mouillage de Port-Arthur avant que les Allemands aient évacué la place de Kiao-Tcheou. Il y en a, comme on voit, pour longtemps. S’ils ne se sont pas formellement établis à Port-Arthur, les Russes en ferment la porte, et cela n’était peut-être pas tout à fait inutile. On assure — le fait a été démenti, puis confirmé, et nous avons lieu de le croire exact — qu’un navire anglais était entré dans la rade avant l’escadre russe, et ne s’était retiré que devant les protestations du gouvernement chinois. Le gouvernement chinois a protesté contre la présence de la Daphné ; il n’a rien dit sur celle de l’escadre russe. Celle-ci a donc agi avec son assentiment.

N’ayant nul besoin de celui de l’Allemagne, elle s’en est passée ; mais, dans le cas contraire, elle l’aurait obtenu aussi complet que possible. C’est sans doute ce que l’empereur Guillaume a voulu dire lorsqu’il a parlé de la conformité de ses vues avec celles de l’empereur Nicolas. Il ne lui déplaisait pas que la Russie se précipitât à son tour sur un point de l’Empire chinois et y prit position pour attendre les événemens, qu’il se chargera peut-être lui-même d’accélérer. C’est surtout lorsqu’on a vu la Russie courir à Port-Arthur, immédiatement après la nouvelle de l’occupation de Kiao-Tcheou par les Allemands, que les imaginations les plus pressées ont cru à la dislocation prochaine et au partage du Céleste Empire. C’est aller trop vite en besogne. La Chine est si grande et elle est composée de parties si indépendantes les unes des autres, que ce qui s’y passe sur un point laisse tout le reste à peu près indifférent, ou, pour mieux dire encore, ignorant. Il faudra de longues années, et des événemens accumulés les uns sur les autres, pour imprimer un mouvement à cette masse prodigieuse, pesante et résistante plus que toute autre au monde. C’est un exercice d’esprit devenu à la mode de comparer la question d’Extrême-Orient à la question d’Orient : peut-être y a-t-il entre elles encore plus de différences que d’analogies. Quoi qu’il en soit, si, depuis plus de cent ans, la question d’Orient n’est pas encore résolue et si, suivant toutes les vraisemblances, elle ne le sera pas encore dans le même temps, on peut juger de celui qu’il faudra pour résoudre la question d’Extrême-Orient. Là aussi, les choses iront lentement, par suite de dégradations successives ; et, comme cela s’est vu dans l’Orient méditerranéen, de fortes et de douloureuses secousses ne produiront le plus souvent que de médiocres résultats. On n’est pas encore arrivé d’une manière certaine à fixer la règle suivant laquelle se désagrège l’empire ottoman, et s’organisent les principautés ou les royaumes qui s’en détachent ; à plus forte raison sommes-nous pour le moment dans l’impossibilité à peu près absolue de nous faire la moindre idée de celle qui s’appliquera à la décomposition du Céleste Empire, si cette décomposition, qu’en somme rien n’annonce, vient en effet à se produire. Nous n’en sommes pas là. Il ne s’agit aujourd’hui, pour les grandes puissances de l’Europe, que de choisir quelques points sur le rivage de la Chine, et de s’y établir, afin de surveiller de là leurs intérêts commerciaux et politiques. On a fait remarquer avec raison que l’Angleterre avait commencé. Voilà de longues années déjà qu’elle est à Hong-Kong. Elle a aussi, et d’autres puissances ont avec elle de véritables colonies à Shanghaï. L’empire chinois, dans son immensité à travers le continent jaune, et son gouvernement à Pékin, ne paraissent pas en avoir éprouvé un inconvénient bien sensible. Des faits du même genre pourront se renouveler, se multiplier, sans produire les conséquences qu’on annonce volontiers comme immédiates. Beaucoup d’eau coulera dans le Yang-tsé-Kiang avant que les destinées nouvelles soient accomplies.

C’est par ces motifs sans doute qu’il faut expliquer le sang-froid que les vieilles puissances, comme l’Angleterre et la France, montrent dans une crise où l’on pourrait croire leurs intérêts engagés. Ils le sont, sans doute, mais non pas au point qu’il faille les considérer déjà comme compromis. Nous avons dit où s’arrêtent les nôtres sur les rivages de la Chine : il serait peu sensé aujourd’hui de vouloir les porter plus au nord, et d’ailleurs, nous rencontrerions tout de suite Hong-Kong. En revanche, nos possessions indo-chinoises ont avec la Chine une longue frontière commune, et les voies de pénétration ne nous manqueront pas, dès que nous serons en mesure de nous en servir, pour étendre notre commerce et notre action politique dans les trois grandes provinces méridionales de l’Empire, qui sont au nombre des plus riches et des plus peuplées. Notre part sera suffisante, si nous savons l’utiliser. Quant à l’Angleterre, sa supériorité maritime lui permet de choisir son moment pour agir. Rien ne la presse, et ce n’est pas parce que l’Allemagne s’établit à Kiao-Tcheou, et la Russie à Port-Arthur, que sa puissance est sérieusement menacée. S’il est vrai que nos intérêts s’arrêtent à la rivière de Canton, l’Angleterre donnerait encore un grand développement aux siens en leur assignant comme limites extrêmes Hong-Kong et Shanghaï. Plus au nord viennent l’Allemagne, la Russie, et aussi le Japon, facteur trop important de la politique orientale pour pouvoir être oublié. Là, il y aura des luttes d’influences dont aucune des grandes puissances de l’Europe ne pourra se désintéresser, mais où quelques-unes n’auront à prendre que rarement une initiative directe, à moins que ce ne soit dans l’intérêt de leurs alliances et de leur politique générale. Il semble, par exemple, qu’en ce moment une certaine analogie d’intérêts rapproche l’Angleterre du Japon. On a même dit qu’une entente formelle avait été conclue entre les deux pays ; mais cela est peu probable. Il l’est beaucoup plus que l’Angleterre applique en Extrême-Orient les mêmes principes politiques qu’en Occident, et qu’elle ne s’y lie jamais par des contrats formels. Elle aime mieux garder sa liberté pour en user suivant les circonstances. Ces circonstances peuvent la déterminer à appuyer les prétentions du Japon sur la Corée. Le fait-elle en ce moment ? Est-il vrai, comme on le raconte, que le gouvernement de Séoul ayant en quelque sorte abdiqué entre les mains de l’agent de la Russie, des vaisseaux anglais auraient fait une démonstration menaçante à Chemulpo et déposé un ultimatum ? Est-il vrai que la flotte japonaise serait prête à soutenir au besoin cette démonstration ? Si ces faits étaient exacts, ils donneraient une idée assez inquiétante de l’état des esprits en Extrême-Orient. Mais ils sont peu vraisemblables. Ce qui, entre autres motifs, inspire des doutes à leur sujet, c’est que la Corée a perdu de son intérêt pour la Russie, depuis que celle-ci est dans le golfe de Liao-Toung et à Port-Arthur. La Russie pourrait, ce semble, s’entendre avec le Japon plus aisément qu’autrefois, et elle aurait tout intérêt à le faire, puisque le Japon et elle tiennent les deux battans de la porte du Petchili. Il est vrai que, pour la même raison, d’autres puissances peuvent avoir intérêt à les maintenir divisés.

En somme, les incidens qui se sont passés jusqu’ici en Extrême-Orient, bien qu’importans, à coup sûr, et dignes d’être surveillés avec la plus grande attention, n’ont pas toute la gravité qu’on leur a quelquefois attribuée. S’ils préparent l’avenir, c’est un avenir encore très éloigné de nous. S’ils obligent toutes les puissances à prendre des précautions, ils n’en obligent aucune à se lancer dans des aventures, et à s’exposer à un péril pour échapper à un autre. Nos précautions sont prises, sans nul doute, et nous ne nous laisserons pas déconcerter par les événemens. Le prince Henri de Prusse est en route pour les mers de Chine ; il y arrivera dans quelques semaines. Il porte avec lui un secret qu’il nous est impossible de pénétrer entièrement. « Je connais fort bien la pensée de Votre Majesté », a-t-il dit à son frère, qu’il lui a été donné de « regarder dans les yeux. » Comme cela ne nous a pas été donné, nous connaissons moins la pensée de l’empereur d’Allemagne, et nous n’essaierons pas de la deviner. Mais si l’empereur Guillaume est d’accord, comme il l’a dit, avec l’empereur Nicolas, sa pensée doit être rassurante. De plus, le prince Henri, en allant faire visite à la reine Victoria, a vraisemblablement été chargé de lui apporter des paroles propres à dissiper les appréhensions que les fanfares de Kiel auraient pu faire naître. Il ne semble pas, en effet, qu’après son départ, l’Angleterre ait manifesté la moindre inquiétude. Noël est venu, et tout le monde politique s’est dispersé pour jouir en famille de cette paix des vacances qui, chez nos voisins, admet difficilement les distractions. Nous ne dirons pas de l’empereur Guillaume, comme Talleyrand le disait du diplomate idéal, que la parole lui a été donnée pour déguiser sa pensée ; mais il s’en sert à coup sûr, et il en joue avec une maestria supérieure, pour couvrir sa pensée sous de larges développemens, où elle disparaît à la manière de ces dieux antiques qui se cachaient dans un nuage éclatant. L’empereur ne parle pas toujours avec autant de mesure qu’il a l’habitude d’agir. Depuis qu’il est sur le trône, il a fait beaucoup plus de discours redondans que d’actes compromettans pour lui, ou même pour d’autres, et c’est d’après ses actes qu’il convient de le juger. Qu’il ait voulu occuper l’Europe en Extrême-Orient, rien n’est plus probable ; mais qu’il se soit proposé de fomenter sur ce nouveau champ d’action les conflits violens, qu’il a évités sur l’ancien avec tant de prudence, cela l’est beaucoup moins. Les journaux allemands, depuis quelques jours surtout, semblent avoir reçu pour mot d’ordre de se montrer rassurans, et d’atténuer les couleurs si vives des manifestations de Kiel. Il y aurait sans doute quelque crédulité à se montrer trop confians, mais peut-être y en aurait-il aussi à se montrer trop défians. Rien de ce qui s’est fait jusqu’ici n’a mis nos intérêts en cause, et ne nous oblige à prendre à la hâte des mesures pour les protéger.

Tous les parlemens de l’Europe sont aujourd’hui en vacances, mais ils ne sont pas tous partis dans les mêmes conditions.

Nous avons constaté, en Angleterre, la parfaite tranquillité d’esprit avec laquelle tout le monde politique s’est dispersé.

En France, il en a été à peu près de même, malgré l’approche des élections générales dont la fièvre commence à agiter le pays, et malgré l’état du budget qui a été laissé presque en détresse. Il serait plus juste de parler de la discussion du budget que du budget lui-même. C’est à peine si on est parvenu à voter la moitié, mettons si l’on veut, les deux tiers des dépenses. Depuis longtemps, on n’avait pas été aussi en retard. La responsabilité principale en revient à l’opposition qui a fait de l’obstruction systématique, et s’est appliquée à entasser amendemens sur amendemens, interpellations sur interpellations, pour retarder le vote final. Elle poursuit en cela un double objet, d’abord de réduire la Chambre à l’impuissance, afin de pouvoir l’en accuser devant le pays, et ensuite de reculer autant que possible la date des élections générales. Elle n’a pas encore renoncé à tout espoir de renverser le ministère, mais elle n’en attend plus la réalisation que du temps et des hasards qu’il peut faire naître. Voilà pourquoi elle s’applique à tirer les choses en longueur. Qui sait ? Il arrivera peut-être quelque chose. Pour ne rien négliger, et faire consciencieusement leur métier, les radicaux et les socialistes se sont répandus à travers les départemens, et y improvisent des conférences. Ils sont tous d’accord, bien entendu, pour condamner le ministère actuel, le ministère Méline, qu’ils appelaient hier le ministère du pape, et qu’ils appellent aujourd’hui le ministère du roi ; mais ils ne le sont plus lorsqu’ils parlent les uns des autres. Les radicaux s’appliquent à condamner le programme collectiviste et à démontrer qu’il n’a jamais été le leur ; les collectivistes et les socialistes adressent les plus vifs reproches aux radicaux, et déclarent que M. Bourgeois a manqué, par une criminelle faiblesse, à la confiance qu’on avait mise en lui. C’est peut-être la première fois qu’on voit désunis dans l’opposition des partis qui avaient paru se soutenir au pouvoir ; le contraire arrive plus généralement. On annonce, pour la rentrée de la Chambre, une attaque très vive, violente même, contre le ministère. Il en est presque toujours ainsi à ce moment de l’année. Les probabilités sont pour la victoire du gouvernement. Tout le monde y compte ; tout le monde s’arrange en conséquence. Si la Chambre n’est pas encore morte, elle se sent à l’agonie. Personne ne songe plus à elle, et elle-même s’abandonne. On ne parle déjà plus que des élections.

En Autriche et en Hongrie, la fin de la session a été aussi mauvaise que possible. Il a fallu, comme on le sait, suspendre le Reichsrath autrichien, et prendre le parti de proroger le compromis par décret. Il en sera sans doute de même en Hongrie, ce qu’on n’aurait pas cru il y a quelques jours encore, et ce qui paraît plus difficile à expliquer. La Hongrie, en effet, retrouvera difficilement dans la suite de son histoire trente années comparables aux dernières qu’elle vient de traverser. Elle a tout intérêt au maintien du statu quo. Si elle contribue, elle aussi, à le compromettre, ce sera la première grande faute politique qu’elle aura commise depuis longtemps.

En Italie, la situation est beaucoup moins grave assurément ; toutefois, elle n’est pas bonne. Le ministère seul est en cause ; mais ce ministère, avec M. di Rudini à la présidence du Conseil et M. Visconti-Venosta aux affaires étrangères, inspirait confiance à l’Europe qui souhaitait son maintien et avait pris l’habitude d’y croire. Comment, aujourd’hui, ne pas éprouver quelque doute à ce sujet ? Le ministère, au lieu de sortir consolidé de la crise récente qu’il a traversée, en est sorti affaibli. L’adjonction de M. Zanardelli ne lui a pas apporté le surcroît de force sur lequel on comptait. Cela vient de ce que M. di Rudini, obéissant à des considérations d’ailleurs très respectables, a usé d’éclectisme, et qu’il n’a fait nettement ni une combinaison de droite, ni une combinaison de gauche.

Le désir très naturel qu’il avait de conserver M. Visconti-Venosta l’a empêché d’aller trop à gauche ; mais, en même temps, il a sacrifié M. Prinetti, et il a mécontenté une partie de la droite. Il a pris M. Zanardelli ; il l’a décidé, non sans peine, à lui donner son concours ; mais il a exclu ses amis, et il a mécontenté une partie de la gauche. Ni M. Giolitti, ni M. Cavallotti, ni M. Sonnino, ne le lui ont pardonné. Pour dire la vérité, le ministère di Rudini a déjà duré longtemps et, autour de lui, les ambitions et les impatiences sont devenues de plus en plus actives. Lorsque, après la démission du général Pelloux, qui a entraîné celle du cabinet lui-même, on a appris qu’il allait être reconstitué et remanié, beaucoup de gens ont espéré en être, et il y a eu d’autant plus de déceptions que M. di Rudini s’est appliqué à garder la plupart de ses anciens collègues. À l’exception d’un très petit nombre, ils n’avaient pourtant pas les qualités qui font les hommes nécessaires, ou du moins qu’on peut présenter pour tels, et dès lors tous ceux qui n’étaient pas ministres, se comparant à ceux qui l’étaient, se sont demandé : « Pourquoi eux et pas nous ? » M. di Rudini avait eu le tort d’éveiller beaucoup plus d’espérances qu’il ne pouvait en satisfaire : c’est une opération toujours dangereuse. Il a pu s’en apercevoir dès sa première rencontre avec la Chambre. Il n’a eu que seize voix de majorité, en y comprenant celles des ministres et des sous-secrétaires d’État. Était-ce la peine de provoquer une crise générale et de faire un cabinet nouveau pour aboutir à un aussi mince résultat ? Il y a eu là un fâcheux son de cloche. Mais, aussitôt après l’avoir entendu, la Chambre s’est séparée, et peut-être reviendra-t-elle dans de meilleures dispositions. C’est toujours un soulagement d’avoir manifesté sa mauvaise humeur. En somme, personne n’est en situation de succéder avec certitude à M. di Rudini, ni de prendre le pouvoir à sa place avec autorité. Peut-être se résignera-t-on à attendre, et le temps, comme disent nos voisins, est galant homme. N’importe : il aurait mieux valu faire l’économie d’une crise, qui a été pour le moins inutile. C’est même tout ce qu’on en peut dire de mieux.

Francis Charmes.


CORRESPONDANCE

Nous avons reçu la lettre suivante :

LÉGATION DES ÉTATS-UNIS D’AMÉRIQUE, PÉKIN.
29 octobre 1897.

Monsieur le directeur-gérant de la « Revue des Deux Mondes » (Paris).

Cher Monsieur,

Dans la Revue du 15 septembre 1897, à la page 358, je trouve le passage suivant :

« Quelques citoyens de l’Union occupent en Extrême-Orient des situations personnelles importantes et y recueillent des sympathies lucratives, comme le colonel Denby qui fut le conseiller de Li-Hung-Chang pendant les négociations de Shimonosaki. »

Permettez-moi de dire que je n’ai jamais été le conseiller de Li-Hung-Chang. Depuis le 29 mai 1883, j’ai été le ministre des États-Unis en Chine.

Conformément aux instructions de mon gouvernement, dans le mois d’octobre 1894, je proposais au gouvernement de Chine de faire au gouvernement du Japon des propositions de paix.

Comme intermédiaire des deux pouvoirs, j’ai conduit avec le ministre des États-Unis au Japon des négociations ayant pour but l’assemblée d’ambassadeurs autorisés à faire un traité de paix.

Ces négociations ont duré jusqu’au 3 mars 1895, date où Li-Hung-Chang a été nommé ambassadeur avec pleins pouvoirs. Après l’arrivée de cet ambassadeur à Shimonosaki je n’ai eu rien de plus à faire avec les négociations.

Comme la Revue est ordinairement très correcte, j’ai pensé que vous prendriez plaisir à rectifier l’erreur dans laquelle votre collaborateur est tombé.

Respectueusement,
Charles Denby


Le colonel Denby ne s’est assurément pas mépris en pensant que nous accueillerions, « avec plaisir », la rectification dont on vient de prendre connaissance : elle établit un point d’histoire et elle nous permet de réparer une erreur. Mais ce qu’il n’avait pas pu prévoir, c’est qu’au lendemain de « l’affaire Dubout », sa rectification nous offrirait une inappréciable occasion de bien marquer où commence et où s’arrête pour nous le « droit de réponse ». La Revue des Deux Mondes a toujours cru avec le proverbe que, s’il est humain de se tromper, il est diabolique de persévérer dans l’erreur ; et sachant par expérience combien il est difficile en toute chose d’atteindre la vérité vraie, elle remerciera toujours ceux de ses lecteurs qui l’y aideront. Encore une fois nous sommes particulièrement obligés au colonel Denby de nous avoir procuré l’occasion de le dire… et de le prouver. Mais qui se serait attendu que les histoires de Frédégonde fussent ainsi jamais mêlées à la question d’Extrême-Orient ?

Le Directeur-gérant,
F. Brunetière.

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