Chronique de la quinzaine - 14 décembre 1909

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Chronique n° 1864
14 décembre 1909


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




L’association et le syndicalisme semblent devoir être à bref délai les deux pôles du monde moderne ; le mouvement qui porte les citoyens à s’associer et les ouvriers à se syndiquer est si rapide qu’on se demande, en présence de toutes ces forces qui s’organisent, ce que deviendra bientôt celle de l’État. L’État et le gouvernement qui le représente ne sont forts, en effet, que par une organisation dont ils avaient jusqu’ici le monopole. Les forces numériques dont ils disposent sont faibles, si on les compare à celles de la multitude des citoyens ; mais, en fait, elles ont été prépondérantes dans le passé parce que les citoyens étaient dispersés et sans cohésion entre eux, tandis que le gouvernement était une association de fonctionnaires. Ceux-ci étaient organisés, hiérarchisés, disciplinés, et obéissaient à des chefs qui, par cela même, étaient très puissans. Il semble que l’avenir doive être différent. Les fonctionnaires continuent bien d’être une association, mais cette association vise à devenir indépendante, avec des lois, des règles, enfin un statut pour les personnes qu’elle se donnera à elle-même, et qu’elle imposera à l’État découronné. C’est à cela que nous marchons à grands pas. Les fautes et les négligences des uns, l’audace grandissante des autres, les transformations profondes qui se multiplient autour de nous, tout nous pousse dans le même sens. Le gouvernement, débordé, ne sait que dire, ou du moins ne sait que faire : il hésite et tâtonne. En attendant, le mouvement se précipite, et le Comité d’études des associations de fonctionnaires vient de s’ériger en Fédération nationale.

Un fait pareil mérite plus d’attention que beaucoup d’autres dont on s’occupe davantage. Il est d’ailleurs parfaitement logique et devait se produire un peu plus tôt ou un peu plus tard. L’État, aujourd’hui, n’a plus foi en lui-même ; il se laisse discuter, attaquer, entamer de toutes parts. Le gouvernement, qui est son organe, tombe de faiblesse en faiblesse, de capitulation en capitulation. Les droits des citoyens se dressent devant lui, contre lui, avec une arrogance croissante, comme s’ils étaient les seuls respectables. Le jour où un ministère, après avoir fait des réserves de principe sur la légitimité des syndicats d’instituteurs, a toléré la survivance de ceux qui existaient jusqu’au moment où une loi organique réglerait définitivement la question, il a été facile de prévoir ce qui arriverait bientôt. Le seul moyen de parer au danger aurait été de faire tout de suite la loi dont on a beaucoup parlé, et qui aurait donné aux fonctionnaires un statut garanti contre les caprices et les passe-droits. Mais rien de tel n’est venu, et on peut, en parodiant un mot célèbre, dire du gouvernement actuel qu’il a toujours été en retard d’une idée, d’une année et d’une loi. Ses hésitations et son inertie ont laissé le champ libre aux autres. Il s’était donc formé un Comité d’études des associations de fonctionnaires, qui s’était précisément donné pour mission de préparer un projet ou un contre-projet de loi destiné à entrer dans la discussion parlementaire au même titre que celui du gouvernement, ou même à un titre supérieur, car les fonctionnaires ont la prétention de savoir ce qui leur convient beaucoup mieux que personne. Le. Comité d’études a fait jusqu’à présent peu parler de lui ; on pouvait croire que, pour répondre à son nom, il étudiait, il travaillait ; en réalité, il était en butte à des suggestions de plus en plus actives qui, après avec usé les résistances ou s’en être débarrassé, ont transformé subitement sa physionomie. On a appris un jour qu’il avait vécu sous sa première forme, sous sa première dénomination, et qu’il était devenu désormais une Fédération nationale de tous les fonctionnaires. Nous avons parlé de résistance ; il y en a eu, en effet, de très honorables et qui se sont montrées finalement irréductibles. Le président même du Comité d’études, M. Demartial, a donné sa démission et il a été suivi dans sa retraite par plusieurs autres. La majorité qui s’est prononcée pour la transformation du Comité en Fédération n’a pas été forte : mais elle est restée maîtresse du terrain, et il faudrait le pire des aveuglemens, celui qui ne veut pas voir, pour méconnaître les dangers de l’opération.

Ces dangers, la Fédération nationale s’est appliquée à les dissimuler, à les masquer, en se donnant des statuts d’une apparence modérée. De quoi s’agit-il, à l’entendre ? De créer modestement « un organisme permanent capable de défendre tous les intérêts généraux des fonctionnaires. » Mais comment les défendra-t-il ? La Fédération s’interdit le recours à la grève, et nous en prenons acte. Nous serions toutefois bien surpris si elle respectait longtemps l’interdiction qu’elle s’impose à elle-même. Une Fédération nationale est un organisme trop puissant pour les intérêts auxquels elle prétend s’appliquer : la tentation d’user de toute sa force sera dès demain très grande, et elle grandira de jour en jour à mesure que la défaillance du gouvernement deviendra plus apparente. Il y aurait quelque naïveté à croire qu’en de certains momens la Fédération ne mettra pas en œuvre toutes ses ressources. Son nom même est une menace, et elle le sait bien ; elle ne se l’est pas donné en vain ; elle ne l’a pas adopté sans intention. Le passé suffit d’ailleurs à nous instruire de l’avenir. Lorsque le Comité d’études s’est formé, ses organisateurs ont pris soin de rassurer l’opinion sur son objet, et la démission que viennent de donner quelques-uns d’entre eux montre que ceux-là du moins étaient sincères. Mais que penser des autres ? Par malheur, ce sont toujours les plus violens qui remportent et les plus modérés qui disparaissent.

Il est à craindre que l’histoire de la Fédération nationale ne soit celle du Comité d’études et que, au prix d’une seconde épuration, si elle est nécessaire, le nouvel organisme ne manifeste à brève échéance le caractère révolutionnaire qui est le sien. Dans cette situation, que fait le gouvernement ? Il parle, il parle bien même, il n’agit pas. Il lui est, à la vérité, difficile d’agir. La première chose qu’il aurait à faire serait de demander aux Chambres de mettre en tête de leur ordre du jour le projet de loi sur le statut des fonctionnaires ; mais l’état des travaux parlementaires, la discussion du budget au Palais-Bourbon, celle des retraites ouvrières au Luxembourg, ne le permet pas. Cela prouve une fois de plus qu’on ne rattrape pas le temps perdu. Pourtant, le mal s’aggrave. Il atteint des couches administratives qui en étaient, jusqu’ici, restées indemnes. Les gardiens de la paix de la ville de Paris sont mécontens et s’agitent. Ils se sont récemment réunis au nombre de deux mille pour s’occuper, eux aussi, de leurs intérêts professionnels. La réunion a, d’ailleurs, été tranquille : on a lieu de le supposer sans toutefois pouvoir l’affirmer, car elle a été secrète, et les gardiens de la paix n’ont donné que peu de renseignemens sur ce qui s’y est passé. Ils se sont plaints, semble-t-il, de deux choses : d’abord de la dureté de leur service quotidien, ensuite des conditions futures dans lesquelles devraient être réparties les sommes versées par les particuliers pour des services payés. Une circulaire leur avait inspiré des craintes sur ce dernier point ; elle a été retirée le matin même du jour où la réunion a eu lieu. Au reste, les motifs de cette réunion ont ici un intérêt secondaire ; c’est la réunion elle-même qui importe ; c’est le procédé nouveau au moyen duquel les gardiens de la paix, conformément à la mode du jour, cherchent à faire prévaloir leurs exigences. Ils ne se sont encore organisés ni en association, ni en syndicat ; mais, d’après le renseignement qu’un d’entre eux a donné à un journal, ils ont nommé deux délégués par arrondissement et les ont chargés de rédiger le texte de leurs revendications. Ils convoqueront ensuite les camarades à un nouveau meeting, ou même à une réunion publique à laquelle les conseillers municipaux seront invités et où ils saisiront de leurs griefs la population parisienne. Que devient la discipline avec ces mœurs nouvelles ?

Le gouvernement s’en est préoccupé. A la suite de leur meeting, les gardiens de la paix avaient envoyé une adresse de dévouement au Président du Conseil et au préfet de police. C’est fort bien, évidemment ; mais ni le Président du Conseil, ni le préfet de police n’ont trouvé dans cette manifestation platonique une garantie suffisante : aussi ont-ils profité de la réunion, dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, de l’Assemblée générale de la Société amicale de la Préfecture de police, pour faire entendre aux gardiens de la paix des paroles de bienveillance mêlées de sages conseils. Tout le monde sait que M. Lépine est aimé de son personnel. Les gardiens de la paix voient en lui, non seulement un chef, mais un ami ; il est toujours à côté d’eux au moment du danger ; il a déjà fait beaucoup pour améliorer leur situation. La brève allocution qu’il a prononcée a été bien accueillie et applaudie ; mais c’est surtout M. le Président du Conseil qu’on attendait.

Il a eu, à son tour, un succès très vif, ce qui n’étonnera personne, car jamais sa parole souple, enveloppante, caressante, câline même. ne s’était mise plus en frais pour charmer un auditoire qui n’était pas habitué à l’entendre. La manière dont il a parlé de leur mission aux gardiens de la paix les a certainement flattés. « Votre tâche, leur a-t-il dit, est plus difficile que jadis. Nous sommes dans une société de citoyens libres, qui dressent le front vers le progrès, qui se lèvent fièrement pour le réclamer, qui souvent exagèrent le geste dans leurs réclamations. Vous vivez dans ce bouillonnement, et vous avez la mission d’assurer la paix et la sécurité. Quelles qualités de tact et d’énergie vous devez montrer ! Vous devez contenir et réprimer, mais dans un sentiment de liberté : aussi ceux que vous empêchez de commettre des actes qu’ils regretteraient ne vous en gardent pas rancune. Vous êtes les gardiens de la paix dans une république de liberté et de progrès social. Votre mission même s’élargit, car vous collaborez avec ceux qui veulent plus de bien-être. Sans la police, en effet, pas de liberté. Le progrès ne se réalise ni dans le désordre, ni dans la violence, mais dans le calme et la sécurité. » Les gardiens de la paix n’avaient pas encore été à pareille fête ; ils apprenaient sur eux-mêmes des choses auxquelles ils n’avaient jamais pensé ; ils se sentaient les ouvriers du progrès social ; la langue dorée de M. le Président du Conseil s’employait à les élever très haut à leurs propres yeux. Tout cela, pourtant, n’était qu’un exorde par insinuation, et M. Briand avait encore autre chose à dire à ses agens. « Aujourd’hui, leur a-t-il dit, toutes les catégories de citoyens s’organisent, s’unissent pour affirmer leurs revendications, pour les faire triompher… Vous avez des droits comme tous les citoyens et vous voulez en user. Vous êtes aussi des fonctionnaires. D’autres fonctionnaires se groupent, s’associent pour affirmer leurs desiderata et les faire réussir. Il y a tout de même entre les citoyens entièrement libres et les fonctionnaires une petite différence. Quand il n’y a que sa personnalité en jeu, le citoyen a droit à toute la liberté : l’abus qu’il en fait ne porte préjudice qu’à lui-même. Mais quand à cette personnalité vient s’adjoindre une autorité spéciale qu’il tient de la nation, il n’a plus le droit de faire les mêmes gestes ; il est tenu à plus de tact, de mesure, de discrétion dans l’usage de ses droits. S’il commet un abus, il porte atteinte à la dignité de sa fonction et à son intérêt particulier. S’il ne comprend pas cela, il n’est pas un bon fonctionnaire, il n’est pas digne de la confiance que la nation a mise en lui. Votre situation est encore plus délicate : vous êtes fonctionnaires et soldats. Il y a pour vous une nécessité de discipline sans laquelle vous perdez votre autorité et la sympathie de la population… » Voilà, évidemment, ce que M. Briand tenait surtout à faire entendre aux gardiens de la paix ; il y a mis beaucoup de précautions et de ménagemens ; il a terminé par de vagues promesses : on améliorera la situation de ces utiles serviteurs ; on se montrera généreux pour eux dans toute la mesure où le budget le permettra ; on leur demande seulement un peu de patience. Ils ont fort applaudi : reste à savoir ce qu’ils feront demain. S’ils lisent les journaux, comme tout le monde, ils savent ce que M. le Président du Conseil lui-même pense des paroles qui ne sont pas suivies par des actes, et ce sont des actes qu’ils attendent. Consentiront-ils à les attendre longtemps ?

Nous avons fait une longue citation du discours de M. Briand, parce qu’il est typique : il montre l’attitude adoptée par le gouvernement à l’égard des fonctionnaires qui s’organisent fortement à côté de lui. Cette attitude est un peu flottante ; elle manque de précision, peut-être de fermeté. Entre les autres citoyens et les fonctionnaires, il y a, dit M. Briand, une « petite » différence. Est-elle donc aussi petite que cela ? La vérité est qu’elle est grande, mais que le gouvernement s’applique à la diminuer, afin de pouvoir conclure que les fonctionnaires, qui ont d’ailleurs les mêmes droits que les autres citoyens, doivent seulement être plus mesurés dans leurs gestes, avoir plus de tact, faire preuve de plus de discrétion. Ce sont là des conseils de morale plutôt que des prescriptions professionnelles et disciplinaires. La vraie question est de savoir dans quelle mesure les fonctionnaires ont le droit de se syndiquer ou même de s’associer à l’encontre des pouvoirs publics, et cette question ne saurait être résolue par de simples discours, quelque éloquens, quelque adroitement nuancés qu’ils puissent être. C’est pourquoi l’avenir continue de nous inquiéter. Sans admirer le gouvernement parlementaire tel qu’il est aujourd’hui pratiqué, nous tenons à son principe, avec l’espoir qu’échappant un jour aux mains des radicaux, il passera dans d’autres qui sauront en restaurer la dignité. Mais l’œuvre de réparation sera bien difficile, si tous les pouvoirs publics ont été étouffés entre des organismes devenus plus puissans qu’eux. Au lieu de la représentation du pays par un parlement élu, on aura bientôt celle des diverses professions qui, après s’être rendues indépendantes, dicteront, chacune en ce qui la concerne, la loi que des Chambres subalternisées n’auront plus qu’à enregistrer.

La Fédération nationale des fonctionnaires a décidé, au moins pour le moment, qu’elle ne se rattacherait pas à la Confédération générale du Travail. À quoi bon, en effet ? N’est-elle pas elle-même une autre Confédération générale d’une certaine sorte de travail qui ne peut s’arrêter sans suspendre la vie du pays ? Ces deux grandes puissances, qui paraissent s’ignorer aujourd’hui, s’entendront très vite lorsqu’elles y auront intérêt. De toutes les révolutions que nous voyons se faire ou se préparer autour de nous, il n’y en a peut-être pas de plus grave. Ne pouvant rien pour les enrayer, nous en aurons du moins indiqué le caractère et signalé le danger.


À mesure que les élections approchent, tout le monde s’apprête pour y jouer un rôle, et rien n’est plus légitime ; mais c’est une question de savoir quelle est la meilleure tactique à observer pour les partis et les groupemens divers qui existent dans le pays. Parmi ces groupemens, un des plus considérables est l’Église, rendue à la liberté par sa séparation d’avec l’État. Elle commence à s’agiter à la recherche du meilleur usage qu’elle peut faire de cette liberté. Est-ce de constituer les catholiques en parti, à l’imitation de ce qui s’est fait ailleurs ? N’est-ce pas plutôt de prendre comme ils sont les partis déjà existans et d’appuyer ceux de leurs adhérens qui tiennent à la liberté de conscience sous toutes ses formes et se montrent fermement résolus à la défendre ? Il y a là deux systèmes différens, dont chacun peut être bon suivant les temps et les lieux, mais aussi peut être mauvais, et ce n’est pas un motif, parce qu’un de ces systèmes a réussi quelque part, pour l’appliquer partout. On sait, par exemple, ce qu’a fait le parti catholique en Allemagne, sous la direction de chefs habiles et énergiques ; son histoire est inséparable de celle de l’Empire ; il a fait reculer Bismarck et a gardé son indépendance à l’égard des gouvernemens successifs. Mais on se tromperait fort si on croyait que le même système d’action peut être importé en France et qu’il y obtiendrait le même succès. A chaque pays convient une tactique particulière : et même, dans un pays déterminé, il peut y avoir intérêt à appliquer, suivant les endroits, une tactique différente. Il semble toutefois que, en France, l’homogénéité du pays conseille d’en adopter une seule et d’en faire la règle générale.

Ces réflexions nous sont inspirées par la polémique, — il faut bien employer ce mot, — qui s’est élevée entre Mgr Germain, évêque de Toulouse, et Mgr Turinaz, évêque de Nancy, au sujet de la meilleure organisation à adopter. Elle a été vive et n’est probablement pas finie Nous ne rechercherons pas, ce n’est pas notre affaire, si elle a toujours été inspirée par la charité évangélique ; mais il n’est pas douteux que les deux prélats ont poursuivi avec un zèle égal ce qu’ils considèrent comme le bien de l’Église. Faut-il regretter qu’ils ne soient pas d’accord ? Faut-il leur conseiller de se tourner au plus vite vers Rome et de solliciter une parole du Saint-Père devant laquelle ils s’inclineraient ? Non. Il ne s’agit pas ici d’un point de doctrine, ni même d’une question de discipline, mais d’un de ces problèmes d’ordre politique et électoral que la parole divine n’a pas soustraits aux disputes des hommes, et qu’il serait dangereux de vouloir leur enlever. Si un conseil venait de Rome à ce sujet, la plupart des catholiques s’y soumettraient peut-être ; mais les catholiques, en tant que tels, ne sont pas la majorité électorale, ou du moins ils ne sont la majorité que dans un très petit nombre de circonscriptions : dans toutes les autres, une intervention de ce genre produirait un résultat contraire à celui qu’elle se serait proposé. Un dissentiment entre les évêques est à quelques égards regrettable ; c’est là cependant une condition de la vie dans la liberté, et la soumission à une règle venue du dehors risquerait d’avoir des conséquences plus regrettables encore, parce que, si elle unissait les catholiques, ce qui même n’est pas certain, elle mettrait la division tout autour d’eux et les isolerait. Or ils ont besoin, à peu près partout, du concours des » libéraux et des honnêtes gens de tous les partis. »

Nous empruntons ces termes à Mgr Turinaz. Les journaux ont fait connaître ce qu’on en pense à Rome. On ne les y a pas désapprouvés ; on s’est contenté de dire qu’un appel spécial aux « libéraux » n’était pas indispensable, les libéraux étant déjà compris dans les « honnêtes gens de tous les partis. » Mais cela n’est pas bien sûr, et cette réserve, qui y a été faite, montre seulement qu’à Rome les mots de liberté et de libéral ne sont pas ceux qui plaisent le plus. Si nous avions une crainte à exprimer, ce serait plutôt au sujet de la convenance des mots : « les honnêtes gens de tous les partis. » Nous nous rappelons un temps où un parti n’a pas tiré grand avantage de s’être intitulé celui des honnêtes gens : il y a heureusement des honnêtes gens partout, et on peut blesser ceux qu’on a l’air d’exclure. Au surplus, ce sont là des détails sur lesquels il n’y a pas lieu d’insister. Les termes dont s’est servi Mgr Turinaz n’ont soulevé aucune protestation. On s’est contenté de voir dans l’initiative qu’il a prise le désir de constituer, non pas un parti catholique spécifique, mais une union d’hommes empruntés à tous les partis. La tendance de Mgr Germain est différente ; nous disons sa tendance, parce qu’il a protesté contre quelques-unes des conséquences qu’on a tirées de son projet. Il semble bien, cependant, avoir eu l’intention de constituer un parti catholique qui marcherait à la bataille politique sous la direction de ses pasteurs, et, à supposer que ce soit vraiment là son dessein, il est impossible de ne pas dire que, dans les circonstances actuelles, l’application en serait périlleuse. Si elle ne l’est pas dans le diocèse de Toulouse, c’est que la situation de ce diocèse est très exceptionnelle. Dans la grande majorité du pays, un parti qui irait aux élections sous la seule bannière catholique, portée par les curés et par les évêques, froisserait des susceptibilités très vives et courrait à un échec certain. La politique, chez nous, doit être chose purement laïque : c’est sur le terrain de la laïcité et de la liberté, en invoquant le droit commun qui leur appartient comme à tout le monde, que les catholiques ont chance de combattre utilement. La majorité des évêques l’ont compris, car cinquante-cinq d’entre eux se sont ralliés au projet de Mgr Turinaz. Mgr Fuzet, archevêque de Rouen, a été particulièrement explicite. Ce prélat ne plaît pas à tout le monde ; on ne saurait toutefois lui refuser une intelligence politique déliée et un sens des réalités très exercé. Il a envoyé à Mgr Turinaz son adhésion la plus complète, en affirmant qu’une tactique différente de celle qu’il conseillait ferait pénétrer le clergé dans l’arène des partis, et serait une « tentative désastreuse pour la religion : » elle aboutirait inévitablement, dit-il, à un « seize-mai religieux. » On ne saurait rien dire de plus fort, ni sans doute de plus juste. Les préventions anticléricales sont encore trop ardentes dans ce pays pour qu’on puisse les y aborder de front. Si le temps peut arranger bien des choses, c’est à la condition qu’on lui laisse faire son œuvre d’apaisement. La constitution d’un parti catholique, qui se jetterait hardiment dans la mêlée électorale, aviverait les passions au lieu de les calmer.

Il convient aussi que les catholiques sachent se limiter, se borner, et qu’ils ne demandent pas aux candidats libéraux pour lesquels ils seraient disposés à voter, de prendre des engagemens dont la réalisation, à supposer qu’elle soit jamais possible, ne le serait qu’à très longue échéance. A chaque jour, à chaque législature suffit sa peine. Les catholiques sont aujourd’hui irrités et blessés de toutes les épreuves qu’on leur a infligées ; ils sortent d’une lutte inégale tout frémissans d’indignation ; on comprend que leur premier mouvement soit pour demander d’un seul coup toutes les réparations auxquelles ils estiment avoir droit. Mais d’aussi brusques changemens à vue sont rares dans l’histoire politique, et il est invraisemblable que les élections prochaines en amènent un. Il faudra se tenir pour très heureux si la situation actuelle est améliorée, ou même si elle est seulement détendue, Pour cela, les catholiques n’ont qu’un bien à revendiquer, un bien qui leur est strictement dû, la liberté de conscience sous toutes ses formes, dont une des principales est la liberté d’enseignement. Cette dernière liberté est menacée aujourd’hui. Si le parti radical et radical-socialiste n’était pas retenu par des difficultés matérielles, c’est-à-dire financières, elle serait probablement supprimée : en tout cas, elle aurait à soutenir un terrible assaut. Qui sait si cet assaut n’aura pas lieu dans la Chambre prochaine, ou si, à défaut d’une attaque directe, la liberté d’enseignement ne sera pas l’objet de travaux de siège, de travaux d’approche, destinés à faciliter plus tard l’enlèvement de la position ? Là est le vrai péril. Personne ne songe à porter atteinte à l’exercice du culte. M. le Président du Conseil dans un discours qu’il a prononcé récemment à la Chambre à propos de ce qui reste du budget des Cultes, s’est félicité d’avoir maintenu les églises ouvertes, et a donné l’assurance qu’elles le resteraient. Le gouvernement évitera avec le plus grand soin toutes les apparences de la persécution. Mais, pour ce qui est de la liberté de renseignement, c’est autre chose. Il y a, dans le parti radical une poussée très vigoureuse contre cette liberté ; la défense de l’école laïque sert aujourd’hui de prétexte à un mouvement agressif qui sera porté sur le terrain électoral aussi loin que possible et qui, s’il est suivi d’un certain succès, se prolongera sur le terrain parlementaire avec un surcroît d’énergie. Les catholiques doivent tourner de ce côté leur principale préoccupation.

L’erreur de quelques-uns d’entre eux est de vouloir faire entrer dans les programmes électoraux de demain l’ouverture de négociations avec le Pape, la restitution des biens qui leur ont été enlevés, etc. Nous n’en sommes pas là, et, à supposer que l’avenir soit plus favorable, nous n’y arriverons pas d’un seul bond. Que les catholiques s’appliquent aujourd’hui à conserver les libertés qui leur restent et à les développer peu à peu. Avant tout, il faut vivre : primo vivere. Le reste appartient à un avenir encore indéterminé.


La chute du ministère Giolitti, en Italie, n’a pas été précisément une surprise. Depuis quelque temps déjà, on le savait ébranlé, et on se doutait que M. Giolitti aimerait mieux s’en aller spontanément, que d’attendre un vote formel de la Chambre contre lui. Il a gouverné pendant trois ans ; il a fait les élections dernières ; dans ces conditions, un ministère s’use toujours un peu. M. Giolitti est un trop fin manœuvrier parlementaire pour ne l’avoir pas reconnu. Il a senti s’opérer autour de lui la raréfaction des moyens de gouvernement, et il a pensé que le moment était venu pour l’habile homme qu’il est de prendre un peu de repos dans la retraite, ou peut-être seulement d’y reprendre des forces. Il a donné sa démission.

La nomination d’une Commission défavorable à ses projets financiers lui a servi de prétexte. Un ministre, chez nous, ne s’en irait pas sur une simple indication de ce genre, et, s’il en était autrement, les crises ministérielles y seraient beaucoup plus fréquentes qu’elles ne le sont. Il arrive souvent, en effet, qu’à la Chambre ou au Sénat, unie Commission soit élue avec une majorité contraire à un projet du gouvernement ; mais on discute, on cause, on se fait des concessions mutuelles, les choses s’arrangent à la longue, et si elles ne s’arrangent pas devant la Commission, le gouvernement se rappelle qu’il n’est en somme responsable que devant la Chambre. N’en est-il pas de même en Italie ? M. Giolitti est-il vraiment parti devant l’opposition accidentelle d’une commission financière ? Non : sa chute a des causes plus anciennes et plus sérieuses. L’usure de son gouvernement s’était déjà manifestée avant les vacances. Les conventions qu’il avait préparées avec les compagnies de navigation avaient rencontré des difficultés à peu près inextricables. Le gouvernement dispose d’une vingtaine de millions qu’il attribue à une compagnie chargée de pourvoir en retour aux services postaux. La compagnie pourvue était Navigazione generale, à laquelle, à l’expiration de son contrat, le gouvernement a voulu substituer le Lloyd Sabaudo. La première a son centre à Palerme et à Naples, la seconde a le sien à Gênes : on aperçoit tout de suite le conflit des intérêts régionaux, et on sait combien les conflits de ce genre sont vifs en Italie. Le déchaînement a été tel contre le ministère, auquel on reprochait de n’avoir pas procédé par les systèmes de l’adjudication, que M. Giolitti a retiré son projet. Au mois d’octobre dernier, la subvention a été mise au concours, mais le résultat n’a pas été plus satisfaisant : les sociétés de navigation ayant formé plusieurs groupes, les armateurs du Midi se sont trouvés adjudicataires des lignes du Nord, tandis que les armateurs du Nord l’étaient des lignes du Midi ; le mécontentement au lieu de diminuer, a augmenté. A l’ouverture de la session, M. Giolitti, qui le sentait gronder autour de lui, a cherché une diversion : il a déposé des projets financiers imprévus, dont l’un diminuait de 40 millions les droits d’entrée sur le sucre et l’autre établissait un impôt progressif sur les revenus supérieurs à 5 000 francs. De pareils projets, par le temps qui court, ne dénotent pas une grande originalité d’invention. Il est douteux que M. Giolitti y ait vu pour lui un moyen de salut, bien que les journaux qui le soutenaient aient dit tout de suite qu’il y avait eu là, de sa part, un trait de génie qui lui ramènerait tout le monde. Son but semble avoir été plutôt d’embarrasser son successeur. L’opposition contre ses projets a été très ardente : elle s’est manifestée par la nomination de la Commission dont nous avons parlé. Aussitôt M. Giolitti a remis sa démission au Roi qui l’a acceptée et a fait appeler M. Sonnino dont le nom était déjà sur toutes les lèvres.

En dépit de cette désignation quasi universelle, M. Sonnino a eu beaucoup de peine à constituer son ministère : on s’est même demandé un moment s’il y parviendrait. M. Giolitti conservait dans la Chambre un groupe important sur le concours duquel on ne pouvait pas compter d’une manière ferme et durable : aussi M. Sonnino a-t-il essayé de composer un ministère de concentration avec des élémens variés allant de la droite libérale à la gauche démocratique. Il aurait désiré y faire entrer deux hommes considérables appartenant à ce dernier parti. MM. Martini et Finocchiaro-Aprile ; mais le premier, auquel il avait offert le ministère de l’Instruction publique, a exigé que le programme ministériel comprit la laïcisation immédiate des écoles publiques, et le second qu’il comprit une réforme relative au mariage civil qui devrait désormais précéder le mariage religieux. Ces réformes sont réalisées chez nous, mais elles ne sont peut-être pas mûres en Italie : en tout cas, elles n’auraient pas été acceptées par la droite libérale dont M. Sonnino regardait le concours comme nécessaire. Dans ces conditions, MM. Martini et Finocchiaro-Aprile ont retiré leur adhésion à M. Sonnino, dont la situation a paru quelque peu affaiblie. Pourtant, il a dans son ministère des hommes comme M. Luzzatti, l’amiral Bettolo, M. de Guicciardini, dont le concours est une force. Il a confié au dernier le portefeuille des Affaires étrangères que M. Tittoni ne pouvait pas conserver après la démission de M. Giolitti. Tel qu’il est, le ministère Sonnino s’appuie sur une base assez large ; l’expérience seule montrera si elle est aussi solide qu’elle est étendue ; mais ce n’est certainement ni le talent, ni l’expérience, ni la notoriété qui manquent aux nouveaux ministres. Ils feront demain connaître leur programme, et nous leur souhaitons de trouver dans la Chambre une majorité qui ne se contente pas de l’approuver, mais leur permette de l’exécuter.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.