Chronique de la quinzaine - 14 février 1876

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Chronique n° 1052
14 février 1876


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 février 1876.

Les élections du sénat ont été la première et significative expression de l’opinion intime de la France, le premier signe sensible des dispositions que le pays porte à la formation des nouveaux pouvoirs publics. Elles ont évidemment trompé l’attente de ceux qui cherchaient avant tout, et à travers tout une victoire de parti ; elles n’ont répondu ni aux calculs ministériels, ni aux jactances bonapartistes, ni aux impatiences radicales. Elles ont créé tout simplement une première assemblée d’un caractère modéré, dont les élémens, assez disparates si l’on veut, ne peuvent se combiner et s’équilibrer que dans une politique de conciliation libérale et conservatrice, de sincérité constitutionnelle. Aujourd’hui il s’agit de savoir si le vote du 30 janvier qui a fait le sénat sera confirmé, modifié ou démenti par le vote du 20 février qui va faire la chambre des députés, si ces élections qui se préparent vont ouvrir une période d’ordre régulier et pacifique par l’accord de tous les pouvoirs, ou si elles vont livrer à de nouvelles crises d’incohérence le régime pour lequel M. le président de la république demandait récemment encore le bénéfice d’une loyale épreuve.

C’est la question qui s’agite dans la France entière comme à Paris, au milieu de ce tumulte de manifestes, de programmes et de réunions électorales, où les partis semblent une fois de plus se disputer le repos et l’avenir du pays. Avant huit jours, tout sera décidé, la France aura parlé. Jusqu’à ce moment, la campagne est ouverte, et vraiment elle offre une certaine variété d’incidens où tout le monde a son rôle. M. le vice-président du conseil, battu aux élections sénatoriales, croit sans doute relever sa politique par ses candidatures multiples et des âpretés d’humeur qui vont jusqu’à provoquer la démission de M. le préfet de police. Le « comité de l’union conservatrice, » présidé par M. le général Changarnier, rédige des listes variées et des bulletins à côté du « comité national conservateur, » où se cache le bonapartisme le plus incorrigible. Le radicalisme parisien est occupé à donner des représentations de sa façon, et M. Gambetta déploie son éloquence voyageuse du nord au midi, de Lille à Marseille et à Bordeaux, il est partout, excepté à Paris, livré pour le moment à l’intempérance des candidats et des discoureurs de fantaisie.

Il faut en prendre son parti, c’est un accès de fièvre à passer. Ce qu’il y a de triste pour les esprits sensés, c’est qu’évidemment cette lutte électorale est mal engagée ; elle se ressent d’une situation toujours équivoque où se trouvent en présence des opinions qui, si elles venaient à triompher, ne tarderaient pas à jeter le pays dans des crises nouvelles sans s’inquiéter d’une constitution de plus ou de moins. On a l’air de se battre par-dessus la constitution, le plus souvent en dehors de la constitution. M. le vice-président du conseil semble, il est vrai, se faire un devoir de prolonger jusqu’au bout cette équivoque par toutes les tendances de sa politique ; par ses alliances ou par ses exclusions passionnées ; mais certainement aussi le radicalisme fait ce qu’il peut pour lui donner des armes et des prétextes. On dirait que les radicaux ont été créés tout exprès pour compromettre la république, pour la rendre suspecte, et malheureusement Paris a le dangereux privilège de rester leur théâtre de prédilection. Ce n’est pas que la grande ville en soit pour le moment fort émue ou qu’elle s’associe à ces banales et bruyantes représentations de salles enfumées ; elle ne s’en occupe guère, elle ne s’en occupe même pas assez ; et son indifférence sceptique est une facilité de plus pour cette démagogie quelquefois illustre, le plus souvent inconnue qui se croit le droit de parler en son nom.

Chose curieuse ! c’est l’élection du sénat, qui n’a eu certes à Paris rien de réactionnaire, puisqu’elle a fait d’un ouvrier, de M. Tolain, un sénateur, — c’est cette élection du 30 janvier qui a mis le radicalisme en belle humeur et qui a donné le signal de l’explosion. Quoi ! M. Victor Hugo n’a point été nommé le premier d’un vote unanime et enthousiaste, il n’a été élu que le quatrième et au deuxième tour de scrutin ! Olympio a passé trois jours à dévorer l’offense, puis il s’est rendu dans une réunion électorale pour proposer à l’assemblée de protester par le suffrage universel contre le suffrage restreint. Il ne s’est pas souvenu, dans le puéril dépit de sa vanité, que peu auparavant il avait ambitionné l’honneur d’être le mandataire de ce suffrage restreint, un électeur du sénat, et qu’il avait trouvé ce titre suffisant pour écrire la « lettre du délégué de Paris aux 36,000 délégués de France. » M. Hugo, à la vérité, avait l’air de venger non sa propre injure, mais la défaite de M. Louis Blanc, qui n’a point été élu du tout et à qui Paris devait pour le moins la protestation d’un plébiscite solennel. Nous avons vu le moment où l’auteur de l’Organisation du travail allait être présenté dans toutes les circonscriptions parisiennes ; il a eu la modestie de se borner à accepter la candidature dans deux arrondissemens. Il y a quinze jours déjà que Paris a l’agrément de ces glorieuses représentations, qui n’ont sûrement rien de nouveau, qui ont leur histoire écrite dans la comédie grecque.

Si Aristophane assistait aux réunions électorales, il s’écrierait encore : « Voilà qui est parler ! ah, bienfaiteur du genre humain, continue… Tu tiens ton homme, ne le lâche pas ; avec de pareils poumons, tu auras bientôt fait de l’achever… » Il reconnaîtrait Cléon et les autres. « L’orge » et « les galettes » offertes au bon peuple, ce sont les programmes. Il y en a de toute sorte. Il y a le « programme Laurent Pichat, » le programme Accolas, sans parler de celui de M. Victor Hugo, que, par un heureux euphémisme, l’auteur se dispense de définir en assurant qu’il est le plus large de tous. Le minimum à tout événement, c’est le « programme Laurent Pichat, » l’amnistie pour les insurgés de la commune, la séparation de l’église et de l’état, l’instruction laïque et obligatoire, la réforme des impôts sur le travail, l’abolition du volontariat militaire… etc. D’autres y ajoutent l’abolition d’un certain nombre de choses telles que la constitution, le sénat, la présidence, le gouvernement, les préfets et le gendarme ! La palme est à celui qui va le plus loin. Si M. Spuller, candidat de M. Gambetta, a l’air d’hésiter et de se prêter aux transactions, M. Bonnet-Duverdier le serre de près et se dresse en concurrent devant lui. Le malheureux colonel Denfert, qui a eu la singulière idée de prendre sa retraite comme soldat et de se jeter dans ces bagarres, a été vu d’assez mauvais œil pour avoir fait quelques réserves sur la séparation de l’église et de l’état comme sur l’amnistie, et pour avoir avoué qu’il n’avait pas ses idées encore bien fixées sur la suppression des impôts. Voilà comment les choses se passent, et comment Paris se trouvé en possession d’un certain nombre de candidats modèles de radicalisme, M. Clemenceau, M. Floquet, l’inévitable Floquet, M. Lockroy, — et M. Barodet, l’illustre M. Barodet, — sans oublier tous les conseillers municipaux, qui trouvent naturellement que la députation leur est bien due !

Qu’en sera-t-il de tout ce mouvement parisien, auquel la population, il faut le dire, ne prend pas une part bien vive ? Sans doute, il y a heureusement d’autres candidats de diverses nuances mieux faits pour répondre aux nécessités du moment et de la situation du pays. M. Thiers se présente dans le IXe arrondissement, et son élection ne semble pas douteuse, dès qu’il a cru devoir solliciter les suffrages des Parisiens après avoir été élu sénateur à Belfort. Il n’est pas besoin de dire que M. Thiers, tout républicain qu’il soit, ne s’est pas donné la peine de recevoir ceux qui se proposaient de lui porter le « programme Laurent Pichat. » M. le duc Decazes, lui aussi, accepte courageusement la lutte dans le VIIIe arrondissement. La candidature lui a été offerte par un comité composé d’hommes sérieux et actifs, et certes le commerce, l’industrie de ce quartier de Paris, ne peuvent mieux faire que d’assurer le succès du ministre qui depuis deux ans dirige les affaires étrangères de la France avec habileté, avec un soin vigilant pour la paix. L’élection de M. le duc Decazes aurait la valeur d’une sorte de manifestation pacifique de Paris. M. Vautrain est un autre candidat modéré dans le IVe arrondissement ; mais quoi ! M. Vautrain rencontre sur son chemin M. Barodet, qu’un radicalisme bruyant lui oppose.

Ainsi voilà un homme qui a rempli, il y a vingt-cinq ans déjà, une magistrature municipale dans le quartier, qui a rendu de réels services aux heures les plus difficiles, en 1848, puis pendant le siège, qui dans l’intervalle est resté absolument indépendant de l’empire, fidèle alors comme aujourd’hui à une république sage, éclairée : ce que les radicaux du IVe arrondissement ont trouvé de plus piquant, de plus naturel, c’est de susciter à ce galant homme la concurrence d’un étranger qui n’a d’autre titre que d’avoir eu un jour la baroque et plaisante fortune d’être préféré à M. de Rémusat, de contribuer à la chute de M. Thiers et de pousser la république dans le guêpier du 24 mai ! Ils combattent M. Vautrain comme ils combattent M. Decazes, comme ils combattraient M. Thiers lui-même, s’ils l’osaient. Croyez bien que pour eux il n’y a pas beaucoup de différence entre un simple modéré constitutionnel et M. le baron Haussmann, qui relève le drapeau de l’empire dans le Ier arrondissement. Réussiront-ils ? Ce n’est point impossible, puisque dans certains quartiers ils sont sans concurrens et que dans d’autres la lutte est entre radicaux plus ou moins nuancés. Ils réussiront toujours trop ; et c’est là un de ces succès d’excentricité révolutionnaire qui sont aussi compromettans, aussi dangereux pour Paris lui-même que pour la république.

S’il y a en France une ville qu’on devrait respecter et faire respecter, c’est Paris, la cité du siège, la ville qui a été un jour la citadelle de l’indépendance nationale et qui pendant cinq mois a supporté faim et mort sans faiblir. Comment se fait-il que ce sentiment de respect existe si peu, que le nom de Paris excite si souvent la défiance, une inquiétude jalouse dans les provinces, et, pour tout dire, que le séjour du gouvernement, des assemblées à Versailles soit une de ces choses qui ne semblent ni extraordinaires ni injustes ? C’est que Paris n’a pas été seulement la cité du siège, il a été la ville des séditions, des révolutions et surtout de la dernière, de la plus criminelle insurrection, de celle qu’il faudrait oser à peine nommer, parce qu’elle a été un attentat contre l’honneur national. Que font les radicaux ? Ils se plaisent à exagérer tout ce qui rend la grande ville suspecte. Ils parlent comme si rien ne s’était passé, comme s’ils ne marchaient pas au milieu des ruines et des souvenirs pénibles. Ils se figurent relever Paris en le flattant dans ses crédulités fanatiques, en l’appelant encore la cité sainte, la Jérusalem révolutionnaire, et à la tête de la bande M. Victor Hugo, la lyre en main, découvre qu’en ôtant à Paris son diadème de capitale on n’a fait que mettre à nu son large et puissant cerveau qui rayonne sur l’univers ! M. Hugo ne s’aperçoit pas qu’en se couvrant lui-même de ridicule il livre aux railleries du monde une ville qui mérite plus d’égards. Ce n’est pas tout. Voici une cité puissante qui renferme en elle la science, les lumières, l’Institut, les plus grandes industries, la direction des plus grandes affaires ; — et par qui allez-vous la faire représenter, cette cité souveraine ? M. Louis Blanc a sa célébrité, nous n’en disconvenons pas, il a la célébrité du sophiste, du déclamateur, de l’homme du 15 mai 1848 ; puis on a M. Floquet, M. Clemenceau ! A qui fera-t-on croire que c’est la vraie représentation de la grande ville ? Est-ce des réunions électorales d’aujourd’hui que jaillit la lumière qui rayonne sur le monde ? Soyez de bon compte, s’il n’y avait rien de mieux, ce serait assez humiliant, et la province aurait le droit de dire à Paris : nous vous envoyons sans cesse tout ce que nous avons d’hommes intelligens et supérieurs que vous retenez, que vous absorbez, et voilà tout ce que vous savez trouver parmi eux ! Autrefois vous vous faisiez honneur de nommer les sommités libérales ; aujourd’hui Casimir Perier s’appelle M. Barodet, et Benjamin Constant s’appelle M. Germain Casse ! On aura beau voir dans ces choix des merveilles de progrès, la fleur des « nouvelles couches sociales, » on n’effacera pas ce qu’il y a de puéril et de pénible pour la fierté d’une grande population : dans cette invasion de la médiocrité révolutionnaire, et en infligeant à Paris cette épreuve les radicaux compromettent bien plus encore peut-être la république elle-même.

Certes, s’il y a un fait sensible, c’est que depuis quelques années la république, en vivant, a commencé de s’acclimater. Elle s’est maintenue en partie sans doute par la force des choses, par l’impuissance de toutes les combinaisons monarchiques ; elle s’est accréditée aussi parce que, rompant avec des traditions de violence, avec des souvenirs sinistres qui ont rendu si longtemps son nom odieux, elle est apparue comme un système de gouvernement possible, capable de se contenir, de se régler, de protéger la paix intérieure et la paix extérieure. De plus c’est par cette modération même, c’est par des transactions incessantes qu’ont pu se former entre diverses fractions parlementaires des alliances qui ont fini par avoir pour résultat l’organisation du 25 février 1875, un ensemble d’institutions sages, suffisamment conservatrices sans cesser d’être libérales. Eh bien ! il faut parler, non comme d’imbéciles démagogues, mais comme des hommes qui voient la réalité. Est-ce qu’on croit que la république en serait aujourd’hui là où elle est arrivée avec les programmes radicaux, avec des réformes prématurées déchaînant des luttes religieuses, avec des propositions d’amnistie réhabilitant les criminels sans oser dire un mot du crime et des victimes, avec des révolutions financières ébranlant le crédit et les conditions du travail national ? Est-ce qu’on se figure que beaucoup de ceux-là même qui ont proposé ou voté la constitution du 25 février, qui l’acceptent sans arrière-pensée et sans mauvais vouloir, suivraient la. république dans ses aventures ? Supposez un instant une victoire du radicalisme, dans les élections : est-il un esprit sérieux et clairvoyant qui ait un doute sur le résultat, sur la catastrophe qui attendrait la république ? — Assurément, dira-t-on, il n’y a point de doute, le radicalisme est le plus grand ennemi de la république, d’autant plus redoutable qu’il est dans la place, et, s’il prenait une certaine prépondérance, il aurait bientôt frayé le chemin à l’empire par la réaction emportée de tous les instincts conservateurs ; mais il est isolé, il ne peut rien, si ce n’est faire des programmes pour les réunions électorales de Paris où il est le maître. A merveille ! cela veut dire que les radicaux restent libres de faire de Paris ce qu’ils voudront, et qu’ils ne sont des agitateurs provisoirement inoffensifs que parce que la province se charge de réparer ou d’empêcher par ses votes le mal qu’ils pourraient faire.

Les républicains sérieux et sincères, que la passion de parti n’aveugle pas, ne peuvent s’y méprendre ; ils doivent voir aujourd’hui, par l’expérience qu’ils ont acquise, de quel côté ils peuvent s’étendre utilement et gagner des alliés efficaces, de même qu’ils peuvent voir, par les déchaînemens de radicalisme, de quel côté est le danger. Ils ont à choisir : c’est leur affaire encore plus que celle des monarchistes ralliés par raison à la constitution, puisque pour eux le régime actuel est la victoire d’une vieille préférence politique. Plus que d’autres, ils sont intéressés à ne pas laisser confondre leurs idées avec les chimères radicales, à maintenir la force conservatrice du gouvernement, — sous peine de prouver, selon le mot spirituel de M. Thiers, que la république n’est possible que sans les républicains. Le malheur de M. Gambetta notamment est de comprendre le danger et de ne pas aller jusqu’au bout de ses instincts, de ne point à se désavouer résolument ceux qui le traiteraient en ennemi, s’ils n’espéraient pas encore se servir de lui. M. Gambetta joue, en vérité, depuis quelque temps un jeu périlleux où la dextérité ne suffit pas, où il peut tout simplement finir par rester seul avec sa verve méridionale, avec ses longues phrases qui vont de Flandre en Provence. Certainement, quand M. Gambetta est à Lille, il parle avec une intention visible de modération ; il défend la constitution, le sénat, il est pour la politique de transaction, pour le progrès patient et régulier, et il se défend des solutions violentes ou chimériques. D’un autre côté, que pense-t-il de la campagne électorale de Paris ? Comprend-il les problèmes financiers comme son ami, M. Spuller, qui a trouvé une solution toute simple, qui veut qu’on dégrève le travail pour replacer l’impôt sur ceux qui ont cessé de travailler ? Est-il avec M. Louis Blanc, M. Barodet ? croit-il la république tellement hors d’affaire qu’elle n’ait plus besoin d’alliés comme M. le duc Decazes ? Si M. Gambetta est avec les radicaux parisiens, à quoi lui sert de parler de modération ? S’il n’est point avec eux, s’il juge leurs programmes aussi dangereux que puérils, pourquoi ne point le dire, et faire croire qu’en jouant pour sa part à l’habileté, il laisse à ses amis le soin de pousser leur campagne révolutionnaire ?

Eh bien ! c’est dans cette situation que le gouvernement, au lieu de se raidir, aurait pu exercer une influence utile, sérieuse, en réduisant les radicaux à un isolement complet, en donnant rendez-vous à toutes les opinions sincères sur le terrain de la république constitutionnelle et conservatrice. Il aurait sûrement rallié dans la lutte électorale tous ces républicains de bonne foi qui ont résumé leur politique dans un mot : la république avec le maréchal ! Malheureusement M. le vice-président du conseil semble éprouver une répugnance invincible à se placer ouvertement sur ce terrain, où le gouvernement eût trouvé une force réelle. Il ne peut se décider à marcher avec ses vrais alliés ou du moins avec tous les alliés qu’il pourrait avoir, et il en a d’autres qui sont pour lui une avant-garde aussi compromettante que peut l’être l’avant-garde radicale pour M. Gambetta. M. le ministre de l’intérieur s’agite dans l’impatience, et rien vraiment ne révèle mieux sa politique que cette démission, devenue nécessaire, de M. le préfet de police à la veille des élections, un mois après la crise à laquelle M. le ministre des finances a résisté. M. Léon Renault a été depuis plus de trois ans un préfet habile qui a dirigé la police de Paris d’une main souple et ferme, sans faiblesse et sans bruit. A l’approche des élections, il a eu l’idée de se présenter comme candidat dans l’arrondissement de Corbeil, et il a écrit une circulaire où il ne se borne pas à exprimer des opinions franchement constitutionnelles, où il explique de plus dans le langage le plus net comment il a été conduit, lui partisan de la monarchie parlementaire, à accepter définitivement et sans arrière-pensée la république conservatrice. On a parlé d’incompatibilité entre les fonctions de préfet et le rôle de candidat. L’incompatibilité n’est peut-être pas là, elle est bien plutôt entre le langage décidé, résolu, de M. Léon Renault et la politique de M. le vice-président du conseil. Vraisemblablement elle date de plus loin, elle a éclaté, comme toujours, au moindre prétexte. Cette fois le prétexte a été une lettre par laquelle un ancien républicain, M. Edmond Valentin, a engagé ses amis de l’arrondissement de Corbeil à voter pour le préfet de police. En réalité, M. Léon Renault n’avait point à s’occuper de cette lettre écrite par un homme qui avait du d’abord se présenter contre lui, qui a été depuis élu sénateur à Lyon et qui n’a que peu de relations à Corbeil. De là cependant paraît être venu le mal. M. Buffet aurait jugé aussitôt que le préfet de police ne pouvait se dispenser de répudier hautement cette recommandation d’un républicain, et M. Léon Renault, n’ayant pu se mettre d’accord avec son ministre sur les termes d’une lettre, a préféré donner sa démission.

Assurément, lorsqu’on ne s’entend plus dans un service aussi délicat, rien n’est plus naturel que de se séparer. M. le ministre de l’intérieur en était sans doute convaincu quand il s’est hâté d’accepter la démission de M. Léon Renault. Convenez cependant que M. le vice-président du conseil a du malheur dans tout ce qui lui arrive. Il ne peut faire un pas sans se heurter contre quelque modeste constitutionnel et sans paraître complaire aux bonapartistes. Il y a un mois, il provoque une crise ministérielle à propos de la candidature sénatoriale de M. Léon Say, et son grief principal est que son collègue des finances coure la fortune électorale avec le républicain le plus modéré, M. Feray. M. le ministre de l’intérieur reçoit des offres de candidatures, et il se trouve que quelques-unes de ces offres viennent de bonapartistes peu déguisés. Aujourd’hui M. le préfet de police est obligé de donner sa démission, et, par accident sans doute, M. Léon Renault a eu la mauvaise fortune de se signaler il y a quelque temps par une enquête sévère sur les menées impérialistes. Qui a considéré cette démission forcée comme une satisfaction ? toujours les bonapartistes, et c’est ainsi que, par ses alliances comme par ses antipathies, M. le vice-président du conseil se trouve conduit à soutenir la lutte électorale hors du terrain où elle devrait être engagée. La constitution devient ce qu’elle peut entre bonapartistes et radicaux. Où est la solution ? C’est au pays maintenant de la trouver, de la faire prévaloir, et il le peut en choisissant des hommes modérés, libéraux, sincèrement constitutionnels, ralliés au programme exposé par M. Léon Renault, développé aussi l’autre jour par M. Henri Germain à Trévoux. Au bruit de ces conflits d’élections cependant voici un homme de l’ancienne politique parlementaire, un vieux collaborateur, M. de Carné, qui vient de disparaître. C’était un esprit fin, instruit, conciliant, qui a joué autrefois un rôle dans les chambres, et qui laisse de nombreux ouvrages d’un sentiment historique et politique élevé. De récens malheurs de famille avaient accablé la vieillesse de M. de Carné, et il n’a pu survivre longtemps à ces épreuves après une vie publique qui a eu son éclat.

Le parlement d’Angleterre vient de s’ouvrir. C’est la reine Victoria elle-même qui a ouvert cette fois la session, faisant violence à des habitudes de vie privée et de retraite qui l’ont éloignée depuis quelques années de ces solennités publiques, et qui ne laissent pas de donner de temps à autre une certaine humeur aux Anglais. Un intérêt assez vif s’attachait aux premières explications parlementaires qui devaient nécessairement se produire au sujet de la politique extérieure de l’Angleterre depuis quelques mois. On était curieux de connaître l’opinion officielle du gouvernement sur les affaires d’Orient, sur l’adhésion qu’il a récemment donnée à la note autrichienne aussi bien que sur l’acte hardi par lequel il a fait de l’Angleterre la propriétaire de la moitié des actions du canal de Suez.

Si l’on s’attendait à de l’imprévu, l’attente a été un peu trompée. Les explications ont eu lieu en effet, elles ont été provoquées par les deux chefs de l’opposition dans la chambre des lords et dans la chambre des communes, lord Granville et lord Hartington, elles ont été largement fournies par lord Derby et par le chef du cabinet, M. Disraeli. En définitive, elles ne dépassent pas sensiblement ce qu’on savait, elles le précisent. Le chef du ministère a peut-être ajouté quelques détails de plus sur les petites péripéties qui ont précédé la transaction relative à Suez, et, quant au plan de réformes que la diplomatie des puissances du nord proposait de porter à Constantinople, ce qu’ont dit les deux ministres se réduit à une explication aussi modeste que simple. L’Angleterre ne pouvait ni conseiller au sultan une résistance qui l’eût compromise elle-même, ni se réfugier dans une abstention qui l’eût complètement isolée, ni proposer une nouvelle conférence européenne qui n’eût point été acceptée, et qui d’ailleurs n’aurait eu aucun avantage pratique, si l’on n’avait pas eu un plan différent à présenter. Dès lors elle n’avait plus d’autre alternative que d’accepter la situation qui lui était faite en adhérant, comme la France, comme l’Italie, à la note préparée par le comte Andrassy au nom des trois empereurs. C’était la politique la moins compromettante, sinon la plus brillante, et le ministère, en suivant cette politique, a eu la chance d’obtenir l’appui assez inattendu de M. Gladstone, qui s’est levé pour approuver en quelques mots ce qui a été fait. Ce qu’il y aurait de mieux aujourd’hui évidemment, ce serait que l’insurrection de l’Herzégovine, se sentant abandonnée à ses propres forces, de plus en plus resserrée dans-ses frontières, déposât les armes, laissant les gouvernemens européens et la Turquie en tête-à-tête pour l’accomplissement des réformes proposées. Si cependant l’insurrection persistait, si l’impuissance de la Turquie devenait de plus en plus flagrante, si des combinaisons nouvelles ou peut-être des interventions plus effectives devaient être la conséquence d’un premier acte de diplomatie, qu’arriverait-il ? Ici les ministres de la reine ont en le soin de déclarer que l’Angleterre avait réservé sa liberté d’action, qu’elle ne s’était point engagée au-delà de la note du comte Andrassy.

Qui, sans doute, l’Angleterre a réservé sa liberté d’action, comme tous les autres cabinets se sont réservé le droit de prendre conseil de leurs intérêts. Cela veut dire en d’autres termes que c’est une question dont tout le monde sent la gravité, et, malgré un certain penchant à faire aujourd’hui assez bon marché de ce qu’ils appelaient autrefois l’intégrité nécessaire de la Turquie, les Anglais ne sont pas les derniers à se préoccuper des dangers d’une crise qui mettrait en lutte, selon le mot de lord Derby, les populations musulmanes et les populations chrétiennes, qui pourrait avoir son contre-coup jusque dans l’empire indien. Nous ne parlons pas des dangers auxquels l’Europe entière serait immédiatement exposée.

Pour le moment du moins, ces perspectives semblent écartées par l’empressement qu’a mis la Porte à souscrire au plan de réformes préparé par le comte Andrassy, appuyé par les autres gouvernemens européens à Constantinople. C’est un premier gage de succès pour une politique d’apaisement, et rien n’indique après tout que même pour trouver maintenant des garanties efficaces de ces réformes turques, personne aujourd’hui en Europe soit disposé à se jeter dans des aventures, à braver des conflits. M. de Bismarck lui-même en vérité donne le signal de la paix universelle. Il s’est souvenu que l’an dernier il avait fait rendre un décret qui interdisait l’exportation des chevaux hors de l’Allemagne, et qui avait pu passer pour un signe belliqueux : il vient de provoquer l’abrogation de ce décret inutile ou onéreux, et ce n’est rien encore ; il a prononcé ces jours derniers en plein Reichstag, à propos de la réforme du code pénal, un discours qui est une véritable protestation contre toute idée de guerre. De tous les discours que le chancelier allemand a pu prononcer, celui qu’il a fait entendre l’autre jour au Reichstag est assurément le plus original, le plus humoristique et le plus habilement calculé, il est question de tout dans cette harangue, particulièrement des « journaux officieux » que le chancelier a fort maltraités, dont il avoue s’être servi souvent, mais dont il est décidé à ne plus se servir, parce que les journaux l’ont exposé à endosser la responsabilité de trop d’inepties. M. de Bismarck a surtout saisi cette occasion d’affirmer avec une sorte de surabondance de verve les intentions absolument pacifiques de l’Allemagne, de son vieil empereur et de son grand-chancelier. L’Allemagne n’a « rien à gagner, rien à conquérir, » elle est amplement satisfaite et n’aspire qu’à vivre tranquille.

Bien mieux, tout ce qu’on a dit au dernier printemps des périls de nouveaux conflits, de la guerre imminente, tout cela n’était « que de la fantaisie et du radotage ! » Il n’y a jamais rien eu de vrai. Ce sont les journaux qui ont imaginé ces bruits, qui les ont propagés par les correspondances, par les télégrammes, dans un intérêt de spéculation. M. de Bismarck est d’avis que, s’il était allé ainsi au parlement proposer la guerre sans raison, sans aucun motif, le parlement n’aurait eu qu’à lui envoyer un médecin pour examiner son état mental. Il est stupéfait qu’on ait pu lui prêter cette « colossale bêtise » de dire : « Il est possible que nous soyons attaqués dans quelques années ; pour prévenir cette attaque, tombons sur notre voisin et massacrons-le avant qu’il ne soit relevé complètement. » Ce serait là ce que le chancelier allemand appelle « se suicider pour éviter la mort, et cela dans une situation tout à fait agréable, où personne ne songe à nous faire la guerre. » — Ainsi c’est entendu, il n’y a rien eu au printemps dernier. L’empereur Alexandre est allé pour son plaisir à Berlin, et c’est aussi pour son plaisir que le prince Gortschakof expédiait en toute hâte des dépêches rassurantes. L’Angleterre s’est donné beaucoup de mal pour provoquer des explications et pour dissiper des fantômes. Ce décret sur l’exportation des chevaux, qui vient d’être abrogé, c’était tout simplement pour favoriser le commerce allemand. L’Europe a cru traverser une crise et a été la dupe de sa crédulité. Voilà qui est au mieux ! Voilà qui eût produit surtout un merveilleux effet au mois de mai 1875, et qui, pour venir dix mois après, ne garde pas moins son prix ! La moralité est qu’il ne faut pas toujours croire à ce que répètent les journaux et les correspondans des journaux. M. de Bismarck ne dit d’habitude que ce qu’il veut dire ; il n’y a aucune raison de mettre en doute la sincérité de ses paroles, et puisqu’un personnage comme lui qui a la faculté d’assembler et de dissiper les nuages, tient à se montrer pour le moment si rassuré, si rassurant, ces déclarations pacifiques peuvent certes être considérées comme un élément de quelque importance dans la situation présente des choses.

Le fait est qu’à l’heure où nous sommes, presqu’à la veille de cette saison toujours redoutée du printemps, l’Europe semble se reposer, sans de trop fâcheux pressentimens, dans une paix dont elle ne désire pas voir la fin prochaine. Un peu partout on est aux affaires intérieures. L’autre jour, le roi de Suède ouvrait son parlement dans les conditions les plus régulières. D’ici à peu l’Espagne aura son régime constitutionnel complètement rétabli par la réunion des deux chambres qui viennent d’être élues, pendant que son armée poursuit ses opérations aussi heureuses que pénibles contre les carlistes dans les provinces du nord. A son tour, l’Italie trouve dans une politique libérale et modérée la garantie d’une indépendance qu’elle a conquise par la guerre, qu’elle affermit par la paix. Le parlement italien, dont les travaux sont suspendus, va se réunir de nouveau prochainement. Il n’a guère en perspective que des discussions sur les finances ou les incidens que peut provoquer Garibaldi avec ses projets grandioses de rectification du Tibre. Ce qu’il y a de curieux en effet, c’est qu’il y a toujours une question du Tibre, qui divise Garibaldi et la commission du budget, l’un tenant à ses idées, la commission ayant d’autres vues et ne voulant livrer les premiers millions qu’à bon escient. Le président du conseil, M. Minghetti, s’efforce de mettre tout le monde d’accord. Ce n’est pas la première question sur laquelle on aura fini par s’entendre au-delà des Alpes en dépit de l’humeur et des sorties de Garibaldi. L’Italie nouvelle, dans sa liberté, garde un mérite ; elle sait honorer ses morts illustres, et elle vient de le prouver encore une fois autour de la tombe de ce vieux marquis Gino Capponi, qui vient de s’éteindre à quatre-vingt-trois ans, dans cette aimable Florence qu’il n’a cessé d’habiter. Capponi était le dernier descendant d’une ancienne famille qui a compté des prieurs, des gonfaloniers, des soldats, des diplomates. L’histoire de sa maison se confond avec l’histoire de Florence. Mêlé dans sa longue carrière à tous les événemens, personnage indépendant et libéral sous le régime absolu, ministre constitutionnel du grand-duc Léopold en 1848, sénateur depuis l’indépendance, il avait toujours gardé la modération des idées et l’honneur du caractère. C’était un esprit très cultivé, qui avait été l’ami dévoué encore plus que le patron bienveillant de tous les écrivains contemporains de l’Italie, qui s’était associé à toutes les tentatives pour réveiller le goût des études, et qui avait souvent écrit lui-même, qui laisse comme testament littéraire une Histoire de la république de Florence, publiée récemment. Il ne pouvait plus depuis longtemps avoir un rôle actif, il avait été atteint, il y a bien des années, d’une cécité absolue. Rien n’était plus imposant que ce grand et affable vieillard aux yeux fermés à la lumière, à l’intelligence toujours lucide, s’intéressant à tout, suivant d’une pensée attentive et ferme les affaires de l’Europe aussi bien que les affaires de son pays. On aurait dit, à le voir dans sa haute stature respirant la franchise et la force tranquille, une image du passé souriant au présent. Le peuple l’aimait et le vénérait ; les passans s’inclinaient devant lui quand il allait chaque jour, conduit par un serviteur, à sa paroisse de l’Annunziata, car le vieux libéral italien était resté de religion simple. Sa mort a été un deuil de famille pour Florence, un deuil national pour l’Italie.

Il y a deux semaines, la ville de Pesth se pavoisait de noir et fermait ses magasins pour la mort de Deàk. L’impératrice d’Autriche allait déposer elle-même une couronne sur le cercueil du patriote hongrois. Ces jours derniers, Florence, elle aussi, s’est pavoisée pour la mort de Gino Capponi. La bourse a été fermée, le drapeau national a été hissé couvert d’un crêpe sur le palais vieux. Le roi Victor-Emmanuel a pris part au deuil public, le président du conseil s’est rendu à Florence, et la population entière a suivi le convoi du vieux Florentin. Les peuples libres s’honorent eux-mêmes par ces hommages spontanés rendus non à des flatteurs de leurs passions et de leurs faiblesses, mais à ceux qui meurent comme ils ont vécu, fidèles jusqu’au bout au patriotisme et à l’honneur.


CH. DE MAZADE.


Speeches in England and India, by Earl of Mayo, edited by Gosto Behary Mullick, Calcutta 1873.


On n’a pas oublié la triste mort du vice-roi de l’Inde, lord Mayo, assassiné le 8 février 1872 par un fanatique dans une visite qu’il faisait au pénitencier des îles Andaman. Ce déplorable événement mettait une sorte d’auréole au front de la victime. Lord Mayo n’était pas un grand homme, certes, ni même un administrateur renommé. Cependant il remplissait avec sagacité la fonction que le gouvernement anglais lui avait confiée. Doué par la naissance et par l’éducation d’un air de dignité que rien n’altérait, il tenait sans embarras le premier rang au milieu de princes indigènes dont la généalogie remonte quelquefois aux temps héroïques de l’histoire hindoue. Il était issu d’une famille irlandaise qui avait fourni plusieurs évêques à l’église anglicane. Entré jeune encore à la chambre des communes, il s’était associé à la fortune des tories, et avait obtenu un poste secondaire dans le gouvernement chaque fois que lord Derby revenait aux affaires. Serviteur zélé et fidèle, il se faisait ainsi une réputation sans que personne eût rien à lui reprocher. C’est dans cette catégorie d’hommes d’état de second ordre que le cabinet prend volontiers un vice, roi de l’Inde lorsque cet éminent emploi devient vacant. En 1868, il y avait vingt ans déjà qu’il appartenait à la chambre des communes, M. Disraeli lui offrit la vice-royauté, qu’il accepta. Lord Mayo avait toutes les qualités extérieures que réclame l’exercice d’une dignité où l’esprit de parti n’a rien à faire. Qu’on en juge par un seul fait. Le principal événement du règne de lord Mayo fut la réception à Umballah de l’émir Shire-Ali, le souverain de l’Afghanistan. En cette occasion, de même que dans les durbars solennels où il convoquait les princes déchus de l’Hindoustan, il donnait une haute idée de la puissance anglaise à ces peuples innocens, qui jugent du pouvoir d’une nation d’après l’éclat des fêtes que donne son représentant. Il montrait aussi, ce qui est plus louable, une sympathie marquée pour l’éducation, pour les œuvres de bienfaisance, pour tout ce qui touche au bien-être et à l’amélioration de la population conquise. En chacune de ces circonstances, il prononçait un discours d’apparat ; c’est la collection de ces allocutions étudiées que l’on a publiée à Calcutta. Le plus curieux est que cette collection est l’ouvrage d’un Hindou et qu’elle est faite à l’instigation d’un prince indigène, le maharajah de Pultiala. N’est-ce pas un indice de l’influence que les idées anglaises exercent sur la population native de l’Inde ? Les ouvrages de M. Gosto Behary Mullick sont nombreux déjà ; celui qu’il a consacré à lord Mayo montre non-seulement qu’il sait écrire correctement l’anglais, mais aussi qu’il a su comprendre les mœurs européennes.


H. BLERZY.


Le directeur-gérant,

C. BULOZ