Chronique de la quinzaine - 29 février 1876

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Chronique n° 1053
29 février 1876
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




29 février 1876.

Voilà donc la grande et souveraine question tranchée. La France, comme on dit, a parlé, non plus seulement par l’élection du sénat, mais encore par l’élection de la chambre des députés, non plus par un vote de délégation savamment combiné, mais par le suffrage universel et direct, allant droit au but, soufflant où il veut, jetant brusquement dans la politique le poids de ses millions de voix.

Le scrutin du 20 février accentue et dépasse le scrutin du 30 janvier. Il n’est pas encore complet, il est vrai : plus de cent ballotages sont nécessaires, et jusqu’au 5 mars, jour où l’élection se terminera, la lutte reste engagée, les chances peuvent varier ; mais dès ce moment le résultat général, qui ne peut plus être sensiblement modifié, ce résultat est significatif, et, sans être absolument imprévu, il a éclaté presque comme un coup de foudre, ou comme la révélation soudaine, bruyante, d’une situation nouvelle. Point de méprise possible. C’est la victoire des républicains de toutes nuances ; c’est surtout la défaite de l’ancienne majorité de l’assemblée, des partis qui ont cru pouvoir se rallier sous ce drapeau équivoque de l’union conservatrice, et, comme pour se mieux caractériser par un nom, cette défaite s’est résumée particulièrement dans les échecs multipliés de M. Buffet, qui, malgré sa position de vice-président du conseil, est allé se faire battre un peu partout, au nord et au midi. Vaincu au sein même de l’assemblée dans le choix des sénateurs inamovibles, vaincu dans les élections sénatoriales, vaincu dans les élections des députés, M. Buffet s’est trouvé au dernier moment représenter toutes les déceptions d’une politique en présence d’une majorité nouvelle sortie tout à coup du scrutin du 20 février. Maintenant qu’est-ce à dire ? Nous voilà placés du soir au lendemain entre ceux qui se figurent que tout est perdu, parce qu’ils ont été mis en déroute, parce que la république, qui est dans la constitution, n’a pas été désavouée par le scrutin populaire, et ceux qui croient que tout est sauvé, parce qu’ils ont triomphé, parce qu’ils ont une majorité républicaine. Eh! non, rien n’est perdu, comme le disent les uns, rien n’est sauvé, comme le disent les autres. C’est une péripétie de plus dans nos affaires, c’est tout simplement une situation qui commence, qui garde sa force et ses garanties, qui a aussi sans nul doute ses difficultés, ses dangers et sa moralité instructive pour tous les partis.

Que ces élections qui viennent de se dénouer par la victoire des candidats républicains aient sous plus d’un rapport une certaine gravité, qu’elles restent même provisoirement, si l’on veut, une énigme, on ne peut pas dire le contraire : elles créent des conditions laborieuses, oui assurément; elles se sont jetées avec une sorte d’emportement vers la république. Une fois de plus le scrutin du 20 février a été un de ces coups de vent de l’opinion qui déplacent toutes les perspectives, qui renouvellent brusquement la face de la politique, au risque d’affronter l’inconnu. C’est un chaos à débrouiller. En définitive cependant, il faut voir les choses comme elles sont, les exagérations et les récriminations ne servent à rien. Si dans les assemblées nouvelles les anciens partis conservateurs se trouvent dépossédés de la prépondérance qu’ils ont eue depuis cinq ans à Versailles, si, après avoir été la majorité, ils ne sont plus qu’une minorité, si la république triomphe malgré eux ou sans eux, à qui la faute? Qu’avaient-ils à proposer au pays sous ce mot vague et décevant d’union conservatrice? Ils ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes de leurs mécomptes. Ce qui arrive aujourd’hui n’est que la dernière conséquence de toute une politique de fausses combinaisons, de tentatives stériles et de désastreuses méprises. Les partis conservateurs ont eu longtemps la puissance dans une assemblée souveraine, et ils en étaient jaloux même à l’égard de l’homme qui venait de rendre à la France les plus éclatans services. Ils ont fait une sorte de révolution pour mieux assurer cette puissance au moment où le pays, délivré de l’occupation étrangère, allait avoir à se donner une constitution intérieure. Ils désiraient le rétablissement de la monarchie, cela n’est point douteux, ils ont fait ce qu’ils ont pu pour y arriver; ils ont échoué, non devant les résistances qu’ils pouvaient rencontrer, qui auraient été peut-être réelles, mais devant un accident de volonté princière qu’ils n’ont su ni prévoir ni déjouer. Ils voulaient la royauté, ils n’ont pas pu ou ils n’ont pas su trouver un roi. A défaut de la monarchie qui leur échappait, ont-ils eu du moins d’autres idées, une politique à peu près saisissable? Ils sont entrés dans une voie où ils semblaient n’avoir d’autre pensée que de gagner du temps, de maintenir une sorte d’interrègne ouvert à l’imprévu, réservant un pouvoir constituant dont ils ne savaient que faire et fatiguant le pays d’un provisoire indéfini, stérile et irritant. Ils ont essayé d’un septennat sans pouvoir même réussir à en préciser le caractère et les conditions. À bout de résistance chagrine et inutile à l’évidence de la nécessité, à la force des choses, ils ont fini par être vaincus, par être obligés de laisser passer la république après l’avoir repoussée plusieurs fois, — une république avec l’organisation constitutionnelle, avec le maréchal de Mac-Mahon, avec les deux chambres, avec le droit de dissolution pour le gouvernement, avec la résidence à Versailles !

Dès lors du moins la situation semblait simplifiée. Puisque la monarchie était impossible, et qu’à prolonger ces résistances décousues on ne travaillait plus que pour l’empire, prêt à profiter de tout, cette république vigoureusement organisée était un terrain naturel où pouvaient se rencontrer tous les conservateurs qui, selon le mot de M. le maréchal de Mac-Mahon, mettaient les intérêts du pays au-dessus de leurs préférences. La première condition eût été d’entrer franchement, sans arrière-pensée, dans l’ordre nouveau. C’était de la droiture et c’était aussi de l’habileté. Point du tout : au lieu d’accepter sans réticence le fait accompli, la situation légale du pays, on a recommencé plus que jamais une guerre de subterfuge à la faveur de la révision possible ; certains légitimistes, moins irréconciliables que les autres, ont donné une adhésion du bout des lèvres, avec des réserves évidentes, les bonapartistes ont redoublé de violence, et, chose plus curieuse, M. Buffet, devenu vice-président du conseil, ministre de l’intérieur, a paru prêter l’autorité du gouvernement à toutes ces malveillances qui ne se déguisaient même pas. Il a semblé fonder toute sa politique sur la prétention affectée du nom de la république et sur l’alliance avec tous ceux qui ne demandaient pas mieux que de marcher, sous la protection apparente du gouvernement, à la révision, c’est-à-dire à la destruction prochaine de la constitution. M. Buffet ne l’entendait pas ainsi, il était de bonne foi, nous n’en doutons pas ; il ne s’est point aperçu seulement qu’avec ce système il s’exposait à paraître dupe ou complice, et qu’il devenait une énigme vivante pour l’opinion. Qu’en est-il résulté ? Le jour où les élections sont venues, le chef du cabinet n’a point eu l’autorité qu’il devait avoir, qu’il aurait eue bien aisément, si dès le début, au lieu de chercher une force factice dans des alliances compromettantes, il s’était placé résolument, sans détour, sur le seul terrain vrai et pratique, celui de la république constitutionnelle. Il n’a pas compris qu’on n’enlève point le suffrage universel avec des équivoques et des subtilités. Le suffrage universel a besoin de voir clair, il ne se rallie qu’à des choses simples, à une politique parfaitement nette et décidée.

Le pays, après tout, s’est trouvé au moment des élections entre deux partis. D’un côté étaient les alliés plus ou moins avoués du chef du cabinet, qui ne pouvaient faire la monarchie, qui ne voulaient pas de la république, et qui, en attendant, n’avaient à lui offrir que le vide avec une politique de réserves, de mauvaise humeur et d’équivoque. D’un autre côté était la réalité, la constitution, la république. Le pays avec son instinct a voté pour la réalité, pour le régime établi, et il a eu raison. Admettons un instant que cette union conservatrice dont on parle eût triomphé : elle ne pouvait que renouveler dans les deux chambres les spectacles de division et d’impuissance de la dernière assemblée, avec cette différence toutefois que dans la majorité nouvelle, d’après toutes les données électorales, les bonapartistes auraient formé le plus gros contingent, comme ils sont aujourd’hui la fraction la plus considérable de la minorité. C’était la lutte perpétuée de toutes les monarchies, la perspective d’une crise permanente. C’était la continuation de ce que nous avons vu si souvent. Le pays a préféré aller droit au fait en votant pour des républicains, et si les anciens conservateurs sont vaincus, c’est qu’ils l’ont voulu, c’est que par leurs tactiques, par leurs réticences et par leur impuissance, ils se sont affaiblis devant le suffrage universel, à qui ils n’ont su offrir que le programme de leurs compétitions et de leurs regrets stériles. Ce sont les anciens conservateurs qui ont fait les dernières élections telles qu’elles sont, et lorsqu’ils se plaignent maintenant de leur défaite, ils oublient qu’en manquant à leur rôle, en poursuivant jusqu’au bout une victoire de parti là où il n’y avait à s’occuper que de l’intérêt du pays dans les conditions légales qui existent, ils ont contribué à créer la situation difficile dont ils sont les premières victimes.

Elles ne sont point en effet absolument ce qu’elles devraient être, ces élections dernières, et c’est précisément ce qui en fait la gravité. Elles sont une réaction trop visible contre la fausse politique des partis conservateurs, contre l’ancienne assemblée de Versailles, et le danger est bien plutôt aujourd’hui dans un excès de majorité républicaine. Évidemment le scrutin du 20 février n’a point eu partout le caractère de modération qu’il aurait dû garder. Il a fait dans quelques départemens, et notamment à Paris, — la pauvre et grande ville qui n’échappe jamais à ce périlleux ridicule, — une part démesurée aux élémens violens et exclusifs. Non assurément, ces élections parisiennes n’ont rien de flatteur ni de rassurant. Comme il est la cité de l’intelligence, des lumières et des illustrations, Paris s’est donné décidément le luxe de nommer la fleur du panier radical, M. Floquet, M. Greppo, — sans oublier l’inévitable M. Barodet. Et l’on dira ensuite que Paris veut primer la province! Il est vraiment au contraire assez modeste et se contente de peu. Certes, auprès d’une ville réputée spirituelle, avoir eu un jour l’étrange fortune de l’emporter sur M. de Rémusat, cela seul devrait suffire pour couvrir un homme d’un ineffaçable ridicule. Eh bien ! non, M. Barodet n’en est pas mort; depuis qu’il a éclipsé M. de Rémusat et contribué à la chute de M. Thiers au 24 mai, il s’est pris au sérieux, il a de l’importance dans la rue Saint-Antoine, et il est préféré aujourd’hui à M. Vautrain, qui n’est point, à ce qu’il paraît, d’une assez bonne couleur républicaine pour les purs du IVe arrondissement. Il est trop clair que ce scrutin du 20 février a fait fleurir un certain nombre de ces radicaux, de ces purs du « programme minimum » et du mandat impératif, qui seraient de force à servir la république tout juste comme M. Barodet l’a servie un jour par sa première élection. Heureusement ils ne sont qu’une minorité, et dans cette masse de députés inconnus envoyés à Versailles par les départemens beaucoup sont d’une modération relative; la plupart sont tout simplement des républicains constitutionnels qui ont commencé par attester devant le suffrage universel leur respect pour le pouvoir de M. le maréchal de Mac-Mahon. Comment se classeront tous ces élémens obscurs et incohérens? Il est vraisemblable que dans ce monde parlementaire tout neuf les combinaisons ne seront plus les mêmes; les partis se transformeront ou se grouperont autrement qu’ils ne l’ont fait jusqu’ici, et de tout cela il sortira une majorité modérée. C’est maintenant aux politiques républicains de la former, cette majorité nécessaire. Ils y sont intéressés, s’ils veulent préserver la république des difficultés et même des dangers qu’elle peut trouver dans une situation où l’inconnu est partout, où l’ancien équilibre des partis a disparu et où l’on ne voit pas encore comment se constituera, sur quoi reposera l’équilibre nouveau.

Un des premiers dangers, c’est précisément cette obscurité, c’est que tout est inconnu et neuf dans cette assemblée qui vient de sortir du scrutin du 20 février, dans cette majorité républicaine que le suffrage universel a fait surgir. Il y a sans doute quelques exceptions, des illustrations ou des notoriétés qui ont été sauvées du naufrage. M. Thiers a été nommé comme il devait l’être dans l’arrondissement parisien où il se présentait; mais M. Thiers est en dehors des partis, et d’ailleurs restera-t-il dans la chambre des députés? Ne préférera-t-il pas le sénat, où Belfort lui a donné un siège? M. Dufaure est, lui aussi, un des élus, un des grands noms de la nouvelle chambre, où il est envoyé par un des arrondissemens de la Charente-Inférieure. M. Gambetta est le vainqueur du jour, il n’a que le choix entre Paris, Lille, Marseille et Bordeaux, qui l’ont nommé. D’autres hommes jeunes, et déjà connus, M. Bardoux, M. Germain, M. Léon Renault, M. Paul de Rémusat, M. Savary, sont dans l’assemblée nouvelle. M. Ricard, le député des Deux-Sèvres, qui a représenté les opinions du centre gauche avec autant de modération que d’habileté de parole, M. Ricard a échoué, il sera sans doute élu à un prochain scrutin. On en pourrait citer quelques autres, pas beaucoup. Le reste de la majorité républicaine, il faut bien l’avouer, n’est plus qu’une masse obscure et indistincte. C’est peut-être pour la première fois en France qu’on verra une assemblée aussi complètement novice, aussi visiblement dénuée de talens d’un certain ordre et d’expérience politique. Cela peut s’expliquer, il est vrai, par le passage d’un certain nombre d’hommes éminens dans le sénat, et malheureusement les vingt années de l’empire n’ont pas contribué à fortifier, à renouveler le personnel politique de la France. Le fait n’est pas moins réel pour la chambre des députés qui va arriver à Versailles, et on nous permettra de croire que ce n’est pas une garantie. Cette assemblée sortie du scrutin du 20 février n’est évidemment qu’une représentation trop insuffisante des forces politiques et intellectuelles de la France. Voilà un danger, et à côté de ce qu’il y a d’inconnu dans la nouvelle majorité républicaine, il y a ce qui est trop connu, les traditions surannées et excentriques, les déclamations banales, la phraséologie révolutionnaire des programmes, ce qui a toujours l’air de faire de la république un régime de turbulences, d’agitations et de menaces tyranniques pour toutes les sécurités, pour tous les intérêts.

Oui, assurément, si les républicains qui vont disposer de la majorité ont un peu de prévoyance, ils comprendront que le meilleur moyen de réussir dans leur œuvre, c’est de répudier sans hésiter le langage, les procédés, les préjugés, les jactances d’un autre temps, c’est de comprendre qu’ils ne peuvent aller jusqu’au bout et accréditer le régime nouveau que par le bon sens, par la mesure. Voilà aujourd’hui plus que jamais le moment de se souvenir de ce message du 12 novembre 1872, où M. Thiers traçait le programme de la seule république possible, où il disait : « La république sera conservatrice ou elle ne sera pas. La France ne veut pas vivre dans de continuelles alarmes : elle veut pouvoir dormir en paix afin de travailler pour se nourrir, pour faire face à ses immenses charges. Si on ne lui laisse pas le repos dont elle a indispensablement besoin, quel que soit le gouvernement qui lui refuse ce repos, elle ne le souffrira pas longtemps. Quant à moi, je ne comprends, je n’admets la république qu’en la prenant comme elle doit être, comme le gouvernement de la nation qui, ayant voulu, longtemps et de bonne foi, laisser à un pouvoir héréditaire la direction partagée de ses destinées, mais n’y ayant pas réussi par des fautes impossibles à juger aujourd’hui, prend enfin le parti de se régir elle-même par ses élus, librement, sagement désignés, sans acception de partis, de classe, d’origine... »

Voilà les conditions tracées par la sagesse bien avant la constitution du 25 février 1875 et les élections du 20 février 1876. Ce sont les conditions mêmes de la durée et de la vie en dehors desquelles on ne pourra rien, et la plus sûre manière de rester dans ce programme, c’est d’éviter deux dangers. Le premier est celui de la précipitation tapageuse, d’une réaction systématique contre tout ce qui s’est fait depuis quelques années, contre des lois à peine votées. Les questions naîtront d’elles-mêmes sans doute, elles se succéderont, elles pourront être résolues avec mesure, dans un esprit de sage libéralisme, c’est le cours naturel des choses; mais la pire des politiques serait de se laisser aller à la manie des programmes tout faits proposant des mesures qui, en ressemblant à des satisfactions de parti ou à des engagemens de faction, ne tarderaient pas à offenser le sentiment public. Que les radicaux se fassent les promoteurs de l’amnistie, de la révision des procès de la commune, c’est déjà beaucoup qu’une proposition de ce genre puisse se produire cinq ans après que Paris a été souillé, incendié, ravagé par de sinistres bandits. Ce serait la plus coupable faiblesse politique de laisser transformer la clémence qui s’exerce tous les jours sans bruit en une sorte d’absolution rétrospective ou de réhabilitation du plus grand des crimes. Sait-on ce qui en résulterait aussitôt? On justifierait ceux qui affectent de confondre la république avec la commune. Les républicains sensés ne se prêteront pas à ces tentatives, qu’ils ne prennent même pas au sérieux : témoin ce petit dialogue tout récent entre un grand poète et un ancien ministre de l’instruction publique, l’un annonçant sa proposition d’amnistie, l’autre lui conseillant de la mettre en vers s’il veut qu’on l’écoute. Il y a des choses sur lesquelles il ne peut y avoir de difficulté, où il n’y a point de victoire de parti à poursuivre ; il y en a d’autres qui doivent être écartées résolument, si on ne veut pas laisser croire à une sorte de faiblesse pour tous les désordres.

Un autre danger est l’esprit exclusif, l’esprit de coterie ou de faction. Ce qu’il y a de plus sûr, de plus habile, c’est d’éviter tout ce qui ressemblerait à une domination de parti, de faire la république la plus large possible, ouverte à tout le monde. Les républicains ont une occasion toute naturelle de montrer leurs dispositions, c’est l’élection de M. le duc Decazes, qui va être soumis à un ballotage dans le VIIIe arrondissement de Paris. Depuis que sa candidature est née, M. le ministre des affaires étrangères a certes tenu le langage le plus net, le plus constitutionnel, le plus libéral, et si les républicains sont bien inspirés, ils suivront l’exemple de leur candidat, M. Victor Chauffour, qui a le bon esprit de se retirer; ils aideront au succès de M. le ministre des affaires étrangères contre son concurrent bonapartiste, M. Raoul Duval. Il y a d’autres élections où ils pourraient agir de même au ballotage du 5 mars. Un républicain de plus ou de moins ne sera rien, la nomination de M. Othenin d’Haussonville à Provins aurait l’avantage de faire rentrer dans l’assemblée un des jeunes membres du centre droit qui ont aidé à faire passer la république au 25 février. Malheureusement l’esprit de parti ou de coterie est tenace, et récemment encore les tacticiens républicains s’étonnaient qu’on vît un danger dans un excès de majorité ; ils se seraient même accommodés de l’unanimité, c’eût été tout à fait l’idéal. C’est bien là l’éternelle illusion des gouvernemens ou des partis victorieux, qui trouvent tout simple de n’avoir point à compter avec les dissidences, avec la contradiction, même avec les alliances indépendantes, et qui un beau jour sont renversés comme ils ont été élevés, par un coup de vent de réaction qu’ils n’ont pas su prévoir.

Qu’on dise aujourd’hui tant qu’on voudra que la république est fondée par le scrutin du 20 février, soit; elle peut en effet être fondée, — à la condition que ceux qui la représentent ne montrent ni esprit exclusif de parti, ni impatiences agitatrices, et qu’ils ne soient pas les premiers à préparer sa ruine. Les républicains ne peuvent s’y méprendre: quel que soit le vote du 20 février, ils ne commettraient pas des fautes impunément, et la raison la plus décisive, de la sagesse qui leur est imposée, est dans les circonstances extérieures et intérieures qui les entourent. Elle est avant tout dans ce mot que M. Thiers disait en 1872 : « Ce n’est pas à la France seule que la République a besoin d’inspirer confiance, c’est au monde. » C’est une raison toujours vraie, qui pèse de tout son poids sur notre politique, sur tout ce que majorité et partis peuvent se permettre dans nos affaires de finances, comme dans nos affaires militaires, comme dans toutes les questions qui intéressent la paix civile de la France. C’est là surtout que « la moindre faute ferait évanouir les espérances dans une désolante réalité. » Il y a pour la nouvelle majorité une autre raison particulière de sagesse, c’est que les républicains ont beau être victorieux, ils ne sont pas seuls, ils ont l’empire auprès d’eux et devant eux. Les bonapartistes n’ont pas eu sans doute tous les succès qu’ils se promettaient; ils n’ont pas moins réussi à enlever un certain nombre d’élections, à faire nommer leurs principaux représentans; de plus dans beaucoup de scrutins ils serrent de près le candidat qui a triomphé, et, par la fatalité de la politique qui a été suivie, ils se trouvent aujourd’hui former dans l’assemblée nouvelle le plus vigoureux noyau de résistance. Or les républicains ne peuvent oublier que, puisqu’ils sont victorieux, c’est contre eux que l’opposition va être dirigée, et que les réactions qu’ils provoqueraient par une fausse politique tourneraient au profit de l’impérialisme. Tout se réunit donc pour que les chefs de l’opinion républicaine s’étudient à montrer autant de modération que de prévoyance, pour qu’ils se fassent au besoin un devoir de réprimer les excentricités de leur parti, pour que cette majorité nouvelle enfin soit une aide, un appui pour le gouvernement au lieu de lui créer des embarras.

Des embarras, il y en aura toujours assez. C’est à coup sûr le moment d’agir avec circonspection, de se surveiller, de s’inspirer surtout d’un sentiment sincère de la situation. Évidemment les élections dernières doivent avoir leur influence sur la direction de la politique du gouvernement, et une des premières conséquences du scrutin du 20 février a été la retraite immédiate de M. Buffet, qui a pensé justement qu’il n’était ni de sa dignité ni de l’intérêt public d’attendre la réunion des chambres. M. Buffet est un parlementaire qui peut se tromper, il n’est pas de ceux qui défient une manifestation publique, et, après une lutte violente, sa retraite simplement accomplie a suffi pour détendre la situation. C’est M. Dufaure qui a pris la vice-présidence du conseil et qui est provisoirement chargé du ministère de l’intérieur. M. le marquis de Meaux suivra M. Buffet dans sa retraite, il garde la direction des affaires de son département jusqu’au moment où il sera remplacé. La question ministérielle ne sera définitivement tranchée qu’après les élections complémentaires du 5 mars, et il est vraisemblable qu’alors dans le cabinet reconstitué entreront, avec quelques-uns des ministres actuels, des hommes du centre gauche, qui ont été toujours des conservateurs, qui, en se prononçant pour la république, n’ont jamais admis que la république conservatrice. C’est la solution la plus naturelle, la mieux faite pour rassurer tous les intérêts, pour dissiper cette panique un peu factice qui a éclaté au lendemain des élections, comme si l’ordre était partout menacé, comme si un nouvel orage de révolution allait fondre aussitôt sur la France. Qu’on se rassure, il y a de la ressource, et la France n’est pas d’humeur à courir les aventures, même quand elle vote pour la république. Aujourd’hui comme hier, les garanties d’une politique sérieusement conservatrice restent les mêmes; elles sont dans la constitution, dans le pouvoir de M. le maréchal de Mac-Mahon, dans le sénat, dans le sentiment public, et contre ces forces concourant ensemble à maintenir la paix publique, l’autorité des lois, toutes les agitations ou les impatiences de parti resteraient encore impuissantes et stériles.

Des événemens heureux s’accomplissent aujourd’hui au delà des Pyrénées. Les chambres viennent de se réunir à Madrid, le régime constitutionnel recommence à vivre au moment où l’insurrection carliste expire sous les coups de l’armée royale dans les provinces du nord. L’Espagne retrouve avec la paix des institutions libérales, un parlement régulier, et ce double succès, qui complète heureusement la restauration alphonsiste, a d’autant plus de valeur qu’il est évidemment le prix d’une politique conduite depuis un an avec autant de dextérité et de sûreté que de prudence. Si tout arrive à point aujourd’hui, c’est que tout a été préparé patiemment, habilement, et le résultat donne jusqu’ici raison aux temporisations du gouvernement, qui s’était proposé avant tout de ne rien livrer au hasard, qui a voulu accomplir son œuvre politique et militaire dans les meilleures conditions possibles.

C’est il y a quelques jours à peine que la chambre des députés et le sénat récemment élus se sont réunis à Madrid, et le roi Alphonse XII a présidé lui-même à cette réintégration du régime constitutionnel. Le jeune souverain a fait sa première apparition dans les cortès et son premier discours. Il est peut-être un peu long, ce discours royal; mais dans son ensemble il est du meilleur ton, il a l’accent de la jeunesse confiante, de la bonne volonté et de la franchise; il est l’expression d’une politique de patriotisme et de libéralisme. Le roi Alphonse parle de tout simplement, sans dissimuler les difficultés et les embarras, sans blesser les opinions dissidentes, invitant les partis à ne pas trop s’occuper du passé, à renoncer aux récriminations pour concourir ensemble à l’œuvre de pacification et de reconstitution si nécessaire à l’Espagne. Il met dans cette œuvre son devoir comme son point d’honneur, et c’est en vérité avec une parfaite bonne grâce qu’il ajoute que c’est aussi le devoir de tous. « La nation fatiguée, épuisée, appauvrie, le demande instamment, dit-il, et le monde entier, moins ému que scandalisé de la durée insolite de nos maux, l’attend avec impatience. » Maintenant que vont faire les chambres espagnoles? Elles ont devant elles un travail aussi difficile que délicat, des lois politiques destinées à compléter l’organisation de la monarchie constitutionnelle, des mesures financières qu’on ne peut éluder. Une majorité considérable est sans doute acquise au gouvernement, au ministère, particulièrement à la politique de M. Canovas del Castillo. Cette majorité cependant se compose de fractions diverses, de modérés et de libéraux de toutes les dates, de tous les régimes, qui peuvent se diviser, et là est toujours le danger. Pour le moment, les deux chambres espagnoles ont commencé par se constituer. La chambre des députés a choisi pour président M. Posada Herrera, un ancien ministre de l’union libérale, avec le général O’Donnell, homme de savoir et d’expérience. Le sénat de son côté s’est donné comme président M. Garcia Barzanallana, qui, lui aussi, est un ancien ministre du dernier règne, un politique exercé. La vie parlementaire va donc renaître au delà des Pyrénées, et pendant que s’accomplissait à Madrid cette restauration du régime constitutionnel, l’armée était déjà de toutes parts en plein mouvement pour en finir avec la guerre carliste. Le jeune roi, aussitôt après avoir ouvert les chambres, est parti lui-même pour le nord, désirant prendre part aux fatigues de ses soldats et assister, comme il l’a dit, à la « prompte conquête de la paix. »

Depuis quelques jours en effet, la campagne contre les carlistes a été vigoureusement et rapidement conduite. L’armée libérale est désormais au cœur des provinces du nord, où elle n’avait pas pénétré depuis trois ans, et on comprend aujourd’hui comment l’insurrection a tenu si longtemps, comment aussi il n’y avait que de la prévoyance à ne rien risquer légèrement, à ne vouloir engager la lutte à fond qu’avec des forces suffisantes, avec une armée réorganisée et retrempée.

La vérité est que, dans ces provinces du pays basque et de la Navarre, don Carlos était depuis trois ans non comme un chef d’insurgés, mais comme le maître d’un royaume indépendant séparé de l’Espagne. Il avait son administration, ses services publics, ses postes, ses lignes télégraphiques combinées dans l’intérêt de la défense, ses établissemens militaires, ses manufactures d’armes auprès de Durango ou à Vera dans la Haute-Navarre. L’organisation autonome et privilégiée des provinces basques s’était prêtée à cette sécession absolue; rien n’était changé, si ce n’est le nom du « seigneur » de Biscaye ou de Navarre. La capitale n’était plus à Madrid, elle était à Estella ou à Tolosa, voilà tout. Dans l’intérieur, la vie ordinaire ne semblait pas interrompue, le travail continuait, les relations de commerce pour certains approvisionnemens nécessaires se faisaient par un cabotage incessant sur la côte de Biscaye ou par quelques passages des Pyrénées. Du jour où l’armée régulière désorganisée par la révolution avait été obligée de quitter ses derniers postes intérieurs pour se replier jusqu’au littoral ou jusqu’à l’Èbre, le carlisme avait le temps de s’organiser, de s’établir en maître dans le pays, de se créer une armée avec une population facile à fanatiser et belliqueuse. Il avait en son pouvoir cette vaste citadelle des montagnes du nord dont il n’a eu qu’à fortifier méthodiquement les abords, les défilés, les principaux points stratégiques, pour se mettre à l’abri de toute surprise. Il en est résulté que, lorsqu’on a voulu revenir sérieusement au combat, il a fallu une armée de plus de 100,000 hommes, de véritables opérations de guerre pour assaillir l’insurrection dans ses derniers retranchemens du nord. Un échec, même partiel, eût été désastreux. Le gouvernement et les généraux ont tout fait pour l’éviter, pour être au contraire en mesure d’en unir d’un seul coup. Ils ont réussi; le jour où l’armée, patiemment refaite, habilement disposée, a pu engager l’action, elle a forcé victorieusement toutes les entrées du pays carliste.

Tout s’est accompli à la fois. Pendant que Martinez Campos, remontant vers le nord, allait, par la vallée de Baztan, emporter au prix d’une lutte sanglante les positions de Vera et fermer aux carlistes la frontière de France, un de ses lieutenans. Primo de Rivera, attaquait Estella et forçait la capitale du prétendant à se rendre; d’un autre côté, le général en chef de l’armée, Quesada, pénétrait de vive force dans le Guipuzcoa, livrait bataille à Elgueta et s’avançait par Durango, Vergara, jusqu’à Tolosa, liant ses opérations à celles du général Loma, du général Morionès, sorti de Saint-Sébastien, Aujourd’hui les divers corps de l’armée libérale rayonnent et se rejoignent de toutes parts. L’insurrection a perdu ses plus fortes positions. Les bataillons carlistes, après s’être battus vigoureusement, font leur soumission, et la plupart des chefs sont déjà passés en France. Où était le prétendant. Il ne paraît en vérité avoir assisté à aucune des chaudes affaires que ses partisans ont soutenues pour lui. Il s’est jeté avec ses dernières forces dans les Amezcoas, et, pressé de toutes parts, il a été obligé de se réfugier en France. Le succès des libéraux est complet. Le jeune roi Alphonse n’est arrivé dans le nord que pour assister à la déroute de cette insurrection, qui depuis près de quatre ans désole les provinces espagnoles du nord.

Voilà donc la guerre carliste finie, et ce dénoûment victorieux, en coïncidant avec la restauration du régime parlementaire, est certes plus qu’une promesse pour la paix et la liberté de l’Espagne. Malheureusement l’on n’est pas au bout des difficultés. La question politique qui s’élève maintenant, sans avoir la gravité d’une lutte par les armes, n’est pas moins de la nature la plus délicate. Que fera-t-on de la situation privilégiée des fueros des provinces basques ? Et quand on aura tranché cette question, il faudra songer à Cuba, puis, lorsqu’on aura reconquis la paix partout, il faudra se mettre à l’œuvre épineuse, aux affaires de finances, à la liquidation de ces sept ou huit années, au bout desquelles l’Espagne a du moins la fortune de rester avec tous les moyens de se créer un meilleur avenir.


CH. DE MAZADE.




Monsieur,

Dans un article sur les Saladeros de l’Amérique du Sud, de M. Emile Daireaux, inséré dans le numéro de la Revue des Deux Mondes du 15 janvier dernier, je lis qu’un M. Antoine Cambacérès, propriétaire d’un de ces établissemens, est neveu du prince de l’empire. Si M. Daireaux, trompé par l’identité du nom, a cru pouvoir attribuer cette parenté à celui dont il parle, il a commis une erreur; mais s’il n’a fait que répéter une prétendue origine généralement établie dans ces parages lointains, il propage, à son insu, un mensonge. Il est de mon devoir de rectifier la première ou de réfuter le second.

Le prince de l’empire n’a laissé que deux neveux portant son nom : le comte de Cambacérès, ancien député, mon frère, et moi.

Je compte sur votre obligeance, monsieur, pour vous prier d’insérer, dans votre prochain numéro, ma réclamation, qui se justifie d’elle-même.

Recevez l’assurance de ma considération très distinguée.


DUC DE CAMBACERES.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.