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Chronique de la quinzaine - 14 février 1894

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Chronique no 1484
14 février 1894


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 février.


M. Godefroy Cavaignac a récemment prononcé à Lyon un discours qui, par l’autorité justement attachée à sa parole autant que par les idées qu’il s’est plu à développer, a retenu l’attention publique. L’ancien ministre de la marine a été le fidèle interprète des aspirations unanimes du pays conservateur lorsque, dans un tableau éloquent de la situation actuelle, il a montré le besoin impérieux d’un gouvernement énergique, appuyé au Parlement sur une solide majorité. Le nouvel attentat anarchiste, l’explosion d’une bombe qui éclatait il y a quelques jours à l’hôtel Terminus, en faisant de nombreux blessés, montre qu’à cette question s’attache un intérêt de défense sociale.

La multiplicité des cabinets qui se sont succédé un peu au hasard depuis une vingtaine d’années, sans but et sans règle, dont la seule ambition semblait être d’avoir vécu, a beaucoup fait pour restaurer en France le goût du principe d’autorité. Naguère l’abus de l’autorité, l’organisation du silence, l’abdication systématique de la nation entre les mains d’un seul homme qui, après avoir assumé toutes les responsabilités, se trouva incapable d’en supporter le poids, développa, dans l’âme des générations précédentes, le désir d’un pouvoir que l’on ne devait jamais trouver trop mou, d’une vie publique qui ne semblerait jamais trop intense, d’un contrôle que l’on ne jugerait jamais assez minutieux. C’était le « gouvernement du pays par le pays », la panacée universelle.

On commence aujourd’hui à en revenir. Non qu’il s’agisse de préparer le despotisme ; vraiment, nul ne rêve de nous asservir, je pense ; mais la machine gouvernementale que nous avons fabriquée ne donne pas, telle du moins qu’elle fonctionne, les résultats que l’on s’en promettait. Il y faut introduire quelques perfectionnemens ; c’est le cours ordinaire des choses humaines de procéder par actions et réactions. Nous en avons vu, il y a cent ans, un exemple mémorable : au sortir de l’ancien régime, le peuple qui, politiquement, ne faisait rien, voulut tout faire par lui-même ; il fit tout mal et, au bout de peu de temps, ne voulut plus rien faire ; ce fut pourquoi il acclama l’Empire, dont l’un des mérites, aux yeux de la nation, était de la débarrasser d’un sceptre qu’elle était lasse de porter. La constitution de 1875 n’est pas tombée dans les mêmes erreurs que celles de la première République. Elle organise un pouvoir exécutif suffisamment fort, en théorie, si l’on ne prend pas soin de l’énerver, de le désarmer dans la pratique.

C’est là en effet ce qui s’est produit. Comme le disait il y a quelque temps M. Sébline, le président du centre gauche du Sénat, « nous avons aujourd’hui deux constitutions, celle de 1875, qu’on peut lire dans les recueils de lois et qui est un décor, celle que l’usage nous a faite, qui n’est pas rédigée en articles et qui est la vraie. » D’après la première, le pouvoir exécutif est confié à des ministres qui sont responsables devant les Chambres et auxquels le personnel administratif est subordonné. D’après la seconde, le pouvoir exécutif est exercé dans les bureaux des ministères, à Paris, avec la coopération active des députés et des sénateurs, dans les bureaux des provinces avec le concours et sous les ordres des politiciens, élus ou non. Ce qu’est le ministre tous ses auxiliaires le sont comme lui. Tous sont à la merci d’un caprice de leur chef, qui est à la merci d’un caprice des députés, menés eux-mêmes à la baguette par cette fantasque et redoutable maîtresse qui s’appelle l’opinion publique.

M. Cavaignac a fort bien fait de signaler les inconvéniens d’un pareil état de choses, dont tout le monde se plaint et qui néanmoins persiste, et persiste par la faute même des députés. La Chambre nouvelle n’a encore tenu, depuis sa convocation, qu’une quarantaine de séances, dont quatorze ont été employées, soit à la vérification des pouvoirs, soit à la formation du bureau. Dans les vingt-six séances restantes, on a eu à examiner onze questions et treize interpellations, et deux de celles-ci ont duré plusieurs jours. C’est donc tout au plus quatre ou cinq séances que les représentans ont pu consacrer au travail législatif proprement dit. Il est vrai que le ministère actuel s’efforce de réagir, que le président du Conseil sait poser avec énergie la question de confiance et entend revendiquer la plénitude du rôle qui lui appartient de chef de cette majorité, à laquelle M. Cavaignac, qui en fait partie, donne de profitables conseils.

Il est un point toutefois du discours dont nous parlons sur lequel nous avons le regret d’être en désaccord avec l’honorable député de la Sarthe : c’est le projet de réforme qu’il préconise de notre système d’impôts. M. Cavaignac expose, et nous lui concédons volontiers ces prémisses, que, s’il est une idée juste, c’est que le superflu doit payer à l’état une plus large dîme que le nécessaire : « Si vous imposez, dit-il, à un petit revenu de 2000 francs un impôt de 2 pour 100 et si vous imposez à une fortune de 300000 francs de rente ce même sacrifice de 2 pour 100, vous faites peut-être une œuvre d’égalité apparente, mais vous ne faites certainement pas aux idées de justice sociale une part assez large. »

Voilà qui n’est pas contestable, et l’orateur en déduit qu’il serait sage à la France républicaine d’introduire « avec prudence, sans doute, et sans troubler dans son ordonnance le système général de nos impôts directs », ce principe de l’impôt progressif qui reçoit depuis plusieurs années son application dans des pays comme l’Angleterre, l’Allemagne ou la Suisse. Nous ne saurions partager à ce propos les espérances de ceux qui croient qu’effectuer cette réforme serait répondre de la meilleure façon aux déclarations utopiques des socialistes. Pour les socialistes, l’impôt personnel et progressif sur le revenu n’est qu’un instrument de transition en vue d’arriver à l’abolition de la propriété individuelle ; quant à se flatter que l’établissement de cet impôt entraverait le développement du socialisme, on remarque ; au contraire qu’en Angleterre et en Allemagne surtout le socialisme fait des progrès immenses et qu’en Suisse, s’il a subi un temps d’arrêt aux dernières élections générales, il a si bien appliqué l’impôt sur le revenu que, dans certains districts, il le fait payer tout entier par un seul propriétaire.

Quelque hostile que l’on soit du reste au principe de la progressivité de l’impôt, chacun sait qu’à Paris l’impôt progressif sur les loyers ne soulève aucune protestation. On objecte que la progressivité de cette taxe n’est qu’apparente parer que les gens riches ou aisés consacrent à leur loyer une portion beaucoup moindre de leur revenu que les personnes d’une situation plus modeste. Ce n’est nullement exact, en ce qui concerne les bases de l’impôt parisien, qui frappe par exemple d’un droit de 6 fr. 50 pour 100 les loyers réels de 500 à 750 francs et d’un droit de 12 fr. 30 pour 100 les loyers réels supérieurs à 1 370 francs. Personne n’imagine que, dans le budget des individus logés pour 1 370 francs, le loyer représente seulement le dixième ou le huitième du revenu, tandis que les loyers de 700 francs absorberaient le cinquième ou même le quart du revenu des familles qui paient annuellement cette dernière somme.

L’impôt est donc bien réellement progressif et il l’est d’autant plus que les loyers inférieurs à 500 francs, dont le nombre est d’environ 100 000 sur 250 000 logemens que contient la capitale, sont absolument exonérés de toute taxe. Il suit de là qu’à Paris le possesseur d’un revenu de 2 000 francs, pour prendre les chiffres donnés par M. Cavaignac, ne paiera absolument rien comme impôt direct, et que le possesseur de 200 000 francs de rente, auquel on peut supposer un loyer réel de 25 000 francs paiera, de ce chef seulement, 2,460 francs d’impôt mobilier.

Non seulement la progressivité de l’impôt, en elle-même, n’a rien qui nous choque, mais, comme M. Cavaignac, nous la trouvons légitime. Seulement nous prétendons prouver qu’elle existe déjà dans notre système d’impôts, système que nous avouons trouver très supérieur, tout perfectible qu’il est encore, à celui de la plupart des nations du monde. Si l’on voulait du reste atteindre la progressivité idéale dans la répartition des charges publiques, il faudrait d’abord distinguer la nature des recettes privées que l’on frapperait, — feriez-vous payer un droit égal à tout possesseur de 10 000 francs de revenu, que ces 10 000 francs soient le fruit d’un pénible travail, sur lequel il faut épargner le pain de la vieillesse, ou simplement le produit de solides rentes ? — Il faudrait aussi tenir compte des charges de famille, puis qu’un célibataire qui jouit de 10 000 francs de rente est à son aise, tandis qu’avec la même somme un ménage possesseur de cinq ou six enfans n’est guère fortuné.

Parmi nos impôts directs, il en est un certain nombre, sur les chevaux et voitures, les cercles, les billards privés, qui ne frappent que la richesse ; on peut multiplier ce genre d’impôts somptuaires pour donner satisfaction aux aspirations démocratiques ou augmenter la quantité de ceux qui existent : — une taxe de 60 francs par voiture, à Paris, qui va s’abaissant jusque 10 francs dans les communes rurales, n’est pas excessive ; — on peut augmenter aussi les contributions indirectes ou les douanes qui frappent ces consommations de luxe que peuvent seuls se permettre les possesseurs d’un certain revenu, afin de dégrever d’autant les consommations populaires. Ce serait une autre forme encore de progressivité dans l’impôt ; aucun esprit généreux ne la trouvera mauvaise.

Le point important c’est la manière dont l’État doit demander aux riches cette subvention progressive, que déjà il obtient sous vingt formes diverses et qu’il peut encore exiger sous plusieurs autres. Nous ne croyons pas que l’on puisse appliquer l’impôt progressif général sans troubler le système de nos contributions directes. On ne peut l’appliquer ni aux valeurs mobilières, ni même aux biens fonciers, puisque les propriétaires dont les immeubles seraient répartis en plusieurs localités échapperaient aux taxes grossissantes, qui surchargeraient les détenteurs de terres sises dans une seule commune. Pour décréter un impôt directement progressif, il faudrait d’abord établir l’impôt sur le revenu.

Or l’impôt sur le revenu, nous le repoussons de toutes nos forces, non pas comme inapplicable — au contraire, c’est, de tous les impôts, celui qui semble le plus facile à percevoir, le plus simple en théorie. Aussi est-ce l’impôt rudimentaire, celui des sociétés primitives ; — c’était la « taille personnelle » sous l’ancien régime ; — mais, en pratique, c’est le plus détestable mode de collecte, dans un temps où l’aisance est presque un délit aux yeux de certaines gens, où la richesse en tous cas est un crime. L’impôt sur le revenu serait cependant le plus aisé à éluder pour les millionnaires, qui ont ou peuvent avoir des relations de banque au dehors ; si bien que les grosses fortunes ne déclareraient que ce qu’elles voudraient, malgré toutes les inquisitions possibles, comme elles font d’ailleurs actuellement à l’étranger.

Il est d’autres moyens d’atteindre la matière imposable, tout en introduisant une dose plus grande d’équité dans les prétentions du fisc, comme se propose de le faire M. le ministre des finances par le projet de loi relatif aux droits de succession et aux ventes d’immeubles, qu’il vient de déposer sur le bureau de la Chambre. Lorsqu’il présidait, l’an dernier, la commission du budget, M. Burdeau eut occasion de faire remarquer, à l’encontre des partisans de l’impôt sur le revenu, que « pour toutes les réformes accomplies sous la République, on n’avait pris d’autre base que les revenus. C’est dans cette voie, disait-il, qu’il faut persévérer, en cherchant à saisir de plus en plus les signes exacts et tangibles de la richesse. »

C’est ce qu’il fait lui-même, aujourd’hui qu’il est chargé de la bourse publique. Sa proposition a un double but : déduire le passif dans la perception des droits de succession, dégrever de près de moitié les droits de mutation à titre onéreux qui frappent les immeubles ruraux. Pour compenser la moins-value de 90 millions environ qui en résultera pour le Trésor, le ministre propose une élévation du timbre des quittances pour les sommes importantes, et surtout une élévation des droits de succession, qui seraient désormais de 1, 25 à 1, 75 pour 100 en ligne directe, et deviendraient sensiblement plus forts en ligne collatérale. On demande à ces derniers un supplément de 40 à 50 millions tandis que les successions entre ascendans et descendans paieraient à l’État une trentaine de millions de plus qu’elles ne font aujourd’hui. Ce projet mérite d’être accueilli avec faveur, parce que l’impôt sur l’héritage, frappant les biens à leur passage d’une main dans une autre, est en somme l’un des moins lourds qu’il y ait, à la condition de ne pas dépasser une certaine quotité, au-delà de laquelle il encouragerait trop évidemment la fraude.

S’il n’était oiseux de recommander une extrême prudence dans les remaniemens que l’on projette d’apporter au budget, nous conseillerions, à nos représentans de méditer l’exemple de la Hollande, dont la situation financière s’est fort embrouillée depuis quelques années à la suite des expériences trop hâtives auxquelles s’est livré le gouvernement de la Haye.

Le cabinet de M. Tak van Portvliet, que ses ennemis accusent de ne pas se dégager des compromissions avec le socialisme d’État, avait, il faut l’avouer, pris à tâche de le satisfaire lorsque M. Pierson fit voter l’impôt actuel sur le capital, dont nous avons cet été entretenu nos lecteurs. Cet impôt a été appliqué pour la première fois au mois de mai dernier ; il était évalué d’avance à la somme de 18 millions de francs environ, et les amis du ministère déclaraient que l’on dépasserait le chiffre porté au budget. Or il s’en faut d’un cinquième — environ 3 600 000 francs — que la somme prévue ne soit atteinte. Le ministre avait pris en bloc la fortune du pays, et l’expérience montre qu’elle est beaucoup plus morcelée qu’on ne l’avait pensé, et que plusieurs qu’on croyait riches ne possèdent pas le minimum de 13 000 florins assujetti à l’impôt.

De même l’impôt sur les professions, établi à Amsterdam et à Rotterdam par les municipalités, a prouvé que les familles aisées formaient le très petit nombre, et qu’il est difficile, pour ne pas dire impossible, de leur faire supporter toutes les charges. Ce sont là des leçons dont on fera bien de profiter aussi ailleurs qu’en Hollande. D’autres changemens que l’on a fait subir aux impôts directs et indirects ont, eux aussi, donné lieu à des mécomptes ; si bien que le gouvernement, qui n’avait pas exactement calculé la portée que devait avoir sur son budget la réduction des droits d’accise, se trouve, tout compensé, en présence d’un déficit de 10 millions et demi.

Les députés de la seconde Chambre, qui se sont réunis à la Haye le 13 février, ont devant eux une situation assez difficile, d’autant que le ministre des finances, nullement découragé par son mauvais succès de cette année, entend poursuivre l’élaboration de ses réformes. Il veut opérer une réduction d’impôts en faveur des habitans de maisons d’un loyer modeste, réduction calculée d’après le nombre des enfans et qui, dans certains cas, pourrait s’élever jusqu’à 60 pour 100. Pour combler le déficit qui en résultera dans les caisses publiques, le gouvernement réclame une augmentation des droits de succession sur les héritages, qui seraient augmentés d’un dixième en ligne directe et d’un quart en ligne collatérale.

L’ensemble des mesures prises jusqu’ici ne semble malheureusement pas produire un bon résultat. Déjà, dans certaines villes ouvrières, des charges écrasantes pèsent sur les contribuables, dont le nombre est de plus en plus restreint. En Frise, beaucoup de propriétés sont tombées à vil prix. Chaque cité étant libre de choisir sa base d’impôts, les fortunes émigrent là où le revenu n’est pas frappé.

L’Allemagne, qui n’a pas diminué ses impôts, mais qui a augmenté ses dépenses, se trouve à son tour occupée à chercher les moyens de créer de nouvelles recettes. C’est à cette besogne rebutante que le Reichstag est demeuré attelé durant ces dernières semaines. On se rappelle qu’au mois de décembre M. de Caprivi avait emporté, non sans peine, malgré les agrariens, le vote des traités de commerce avec l’Espagne, la Serbie et la Roumanie. Son collègue et rival… de gloire, M. Miquel, qui était au mois de janvier sur la sellette pour la réforme fiscale, a été moins heureux. Le système dont il était l’auteur, quoique présenté avec adresse, a été positivement mis en dénude. Les finances publiques de l’Allemagne reposèrent à l’origine sur cette base très simple : que les douanes et les impôts indirects constitueraient les recettes de l’empire, et que les impôts directs demeureraient la propriété des États particuliers. Seulement à ce principe on a fait depuis vingt-trois ans une double dérogation ; si bien qu’aujourd’hui l’empire reçoit des États confédérés, à titre de « contributions matriculaires », une somme qui varie pour chacun d’eux au prorata de sa population, et qu’il donne de son côté à chacun des États, en vertu de la loi Franckenstein, vieille maintenant de quatorze ans, une « allocation » qu’il prélève sur les revenus impériaux.

Si bien que les États et l’empire sont en compte pour des versemens réciproques qu’ils se font annuellement, et dont les premiers se procurent le montant par l’impôt direct, et le second par les contributions indirectes. Cette singulière complication n’a pu avoir pour cause le déficit chronique et croissant des budgets d’empire, puisque, non-seulement l’empire rendait aux États autant qu’il recevait d’eux, mais que même il était entendu qu’il devait leur donner davantage, ce qu’il a fait du reste jusqu’à ces dernières années. Les rôles aujourd’hui sont renversés ; les contributions matriculaires monteront, d’après le projet de budget de 1894, à 500 millions environ ; les États verseront plus qu’ils ne toucheront de la trésorerie impériale. Désireuse de leur continuer ses bienfaits, jusqu’à concurrence de 40 millions environ par an, cette trésorerie, représentée par le comte de Posadowski, sollicitait du Reichstag le vote desdits 40 millions que l’on eût extraits de la poche des contribuables allemands, en même temps que 60 autres millions, destinés à faire face aux dépenses prévues par la nouvelle loi militaire.

Pour se procurer cette somme globale de 100 millions de francs, M. Miquel, qui avait frappé à plusieurs portes et tâté beaucoup de terrains, — la bière, l’alcool, les annonces, les opérations de bourse, la taxe militaire, — tous naturellement aussi réfractaires que possible, avait fini par jeter son dévolu sur le tabac, le timbre et les vins. Le ministre des finances de Prusse a vainement fait observer au Parlement que la nécessité d’augmenter les recettes était reconnue par tout le monde, que les nouveaux traités de commerce causeraient une diminution de 35 millions dans le revenu des douanes ; que, d’autre part, personne n’avait fait de contre-propositions pratiques et que tous les impôts dont on avait parlé paraissaient inopportuns. Vainement le ministre s’est attaché à réfuter la croyance que l’on pourrait, à l’aide d’économies, rétablir l’équilibre du budget. « Dans tous les grands États, a dit M. Miquel, les dépenses croissent plus rapidement que les recettes… »


Et la chose, à l’ouïr, parut claire en effet.


Cependant le Parlement a résisté ; les droits sur le tabac, le timbre et le vin ont été finalement repoussés, — le dernier grâce surtout à l’intervention du Wurtemberg. — On fera, par courtoisie, enterrer le projet par la commission à laquelle il a été renvoyé, et les « contributions matriculaires », c’est-à-dire l’impôt direct levé par les soins des États, seront sans doute chargées, pour cette année du moins, de pour voir au déficit.

Tandis que ces discussions financières se poursuivaient dans l’enceinte du Reichstag, l’Allemagne, émue et heureuse, assistait à la réconciliation officielle de l’empereur et du prince de Bismarck. L’échange de dépêches qui avait eu lieu, cet automne, entre Guillaume II et l’ancien chancelier pouvait faire présager quelque détente dans les rapports de ce sujet illustre avec son « maître », suivant l’expression qu’aimait à employer le vieil homme d’État, au temps où il commandait à l’Empire. La détente s’est produite tout entière ; on s’était salué de loin il y a quelques mois : il y a quelques jours on s’est embrassé. Le prince de Bismarck, mandé par l’empereur, a fait à Berlin une visite solennelle, triomphale même, et qu’avec une tristesse légèrement ironique on a pu appeler « le retour des cendres » du fondateur de l’unité germanique. Cette pompeuse accolade, ce séjour de quelques heures fait par Bismarck au palais royal, ces honneurs quasi souverains que Guillaume a pris soin de lui rendre jusqu’à la portière du wagon, où il l’a accompagné lorsque le prince a repris le chemin de Friedrichsruhe, l’enthousiasme des Berlinois, qui ont compris que la consigne, cette fois, était de s’abandonner aux élans de leur cœur et non pas de les comprimer, comme durant ces années précédentes, quand l’ex-chancelier traversait presque furtivement la capitale, tout cela doit-il avoir un lendemain ? M. de Bismarck recueillera-t-il, de ce déplacement, autre chose que le cadeau de la bouteille de vin extra vieux qui a précédé son voyage et des quelques mètres de drap gris d’ordonnance qui l’ont suivi ? Ce n’est guère probable.

Le bénéfice sera tout entier pour l’empereur, qui, devant l’opinion, continuait, malgré les picoteries agressives de son ancien ministre, à avoir les torts de son côté. Maintenant, au contraire, ou M. de Bismarck se taira, ou, s’il persiste dans ses plaintes amères, le public le trouvera trop exigeant, trop inapaisable. Croire que le vieil homme de fer, — le fer aujourd’hui fût-il rouillé, comme disait l’autre jour de lui-même le châtelain de Friedrichsruhe, — soutiendra volontiers la politique de son successeur auprès des conservateurs prussiens, ce serait mal connaître l’humanité. Les âmes du patron de celle de Bismarck ne perdent le goût du pouvoir qu’avec la vie ; elles le regrettent jusqu’à leur dernier souffle si on les en prive, et ne pardonnent point à qui a osé le leur arracher.

Il est vraisemblable que, dans les questions douanières, où chacun défend un intérêt d’argent, la voix de l’ancien chancelier, même si elle se faisait entendre, serait peu écoutée. On saura du reste à quoi s’en tenir dans quelques jours, puisque le délai pour la ratification du traité de commerce qui vient d’être enfin conclu avec la Russie expire le 20 mars et qu’il aura dû par conséquent avant cette date être discuté par le Reichstag ; on peut considérer comme certain que la convention sera approuvée, avec ou sans l’intervention de l’empereur, qui a déclaré que « son rejet mettrait en péril la sécurité de l’Allemagne. »

Sans aller aussi loin que Guillaume II, on peut estimer que, non seulement le monde industriel a raison de se féliciter au-delà du Rhin des résultats obtenus, mais que les cercles politiques doivent l’accueillir de leur côté avec faveur, puisqu’il ne sera pas sans influence sur les bonnes relations des deux empires. Quant à nous Français, nous ne serons pas les derniers à nous réjouir de cette heureuse issue du travail de négociateurs parmi lesquels notre pays compte des amis sincères, tels que M. A.. Raffalovich, l’un des trois plénipotentiaires du tsar. Loin de regretter l’accord russo-allemand, la France en recueillera elle-même certains avantages, parce qu’elle profitera, en vertu de la clause de la nation la plus favorisée que lui assure sa convention de juillet 1893 avec la Russie, des nouveaux abaissemens de taxe consentis par cette dernière à l’Allemagne.

Au point de vue politique nous ne sommes, quoi qu’on ait pu dire et imprimer dans quelques capitales, nullement jaloux de cette entente commerciale. Notre affection pour l’empire russe et pour son chef n’a rien d’étroit ni d’égoïste. Ceux-là se trompent qui croient que, non contens d’être bien avec lui, nous souhaiterions aussi qu’il fût mal avec tout le monde, afin que notre appui lui fût plus précieux. Cela pourrait être si la France nourrissait des velléités belliqueuses ; pacifique comme elle l’est, elle voit avec plaisir tout ce qui peut en Europe effacer jusqu’à l’ombre des difficultés futures.

L’Autriche, où la politique si évidente, si marquée depuis deux ans, du comte Kalnoky avait pour but de substituer Vienne à Berlin dans la direction de la Triple Alliance, éprouvera-t-elle là-dessus les mêmes sentimens que nous ? Il est clair que le procédé de M. de Caprivi a pour but, en cherchant à reprendre avec Pétersbourg les relations de cour toise intimité qui ont uni pendant près d’un siècle les Romanow aux Hohenzollern, de replacer au second rang la monarchie austro-hongroise, contre laquelle subsistent, en Russie, des griefs mal éteints. D’ailleurs le cabinet de Vienne, quoiqu’il ait remporté dernièrement à Belgrade, parle renvoi du ministère radical et par l’arrivée aux affaires du parti libéral-progressiste, un succès qui ne paraît pas pouvoir être de très longue durée, a suffisamment de quoi s’occuper en faisant de la diplomatie à l’intérieur de ses propres frontières.

Entré en fonctions il y a trois mois, le ministère Windischgraetz, — prononcez : de Plener, disait-on malicieusement à ses débuts, — avait été accueilli par une défiance mal déguisée de tous les partis, à l’exception de la gauche allemande. Il a réussi à vaincre certains scrupules du centre et des Polonais et à fortifier sa position. Son but est la lutte contre le fédéralisme et la démocratie, ou du moins contre ce qui lui paraît être l’excès de l’un et de l’autre. Il a trouvé dans l’héritage du comte Taaffe le projet de loi organisant le suffrage universel, qu’il a répudié, et le décret établissant l’état de siège à Prague, qu’il a maintenu, avec l’approbation du Reichsrath. Sur la question électorale le nouveau cabinet a déposé à son tour un projet, soumis en ce moment à l’examen d’une commission, par lequel les classes ouvrières seront appelées désormais à voter, mais où l’on prend soin, comme l’annonçait la déclaration ministérielle, de sauvegarder « la prépondérance politique de la bourgeoisie et du paysan », et, par le paysan, c’est l’aristocratie qu’il faut entendre.

Sur le terrain fédéraliste, à la « ligue des Slaves », par laquelle les jeunes Tchèques essaient de réunir en faisceau, pour augmenter leur influence, les millions de Slaves dispersés au nord et au sud de la monarchie, séparés par la région allemande et magyare ; à la ligue des Slaves le ministère a opposé, en Bohême, centre de l’agitation, le procès de l’Omladina, où étaient compris 77 accusés et où 160 témoins ont été entendus. Il est vrai que, parmi ces accusés, 45 n’avaient pas 20 ans et 13 étaient âgés de moins de 17 ans.

Les poursuites intentées contre cette société secrète, ou prétendue telle, qui paraît compter plus de gamins tapageurs que de révolutionnaires adultes, — effectivement, en langue slave, omladina signifie jeunesse, — ont emprunté quelque intérêt à l’assassinat d’un malheureux nommé Mrva, bossu comme Triboulet et auquel son infirmité avait valu le surnom de Rigoletto de Toscane. Ce conspirateur fantaisiste passait pour être au mieux avec la police de Prague ; l’un des leaders du parti jeune-tchèque, M. Hérold, l’avait accusé, à la tribune de la Chambre, de jouer le rôle de dénonciateur dans la société, et quelques jours après, deux omladinistes, pour punir sa trahison, lui enfonçaient leur poignard dans le cœur. Ce tragique événement fournit au ministère un argument suffisant pour convaincre les esprits hésitans de la nécessité du maintien des mesures dont la capitale de la Bohême était l’objet. Depuis lors, quoique les interminables audiences du procès de l’Omladina n’aient en somme révélé rien de bien grave, quoique la cour de justice suprême ait reconnu aux conseils municipaux, malgré le ministère, le droit de rédiger exclusivement dans la langue du pays les indications des noms de rues, — on se souvient que cette affaire des plaques indicatrices des rues a passionné l’opinion en Bohême et ne fut pas étrangère aux troubles de cet été, — il n’en demeure pas moins, et les dernières émeutes l’ont prouvé, que les élémens anarchistes cherchent à s’emparer, dans le royaume de saint Wenceslas, d’un mouvement qui fut à l’origine exclusivement national. On a entendu les cris de : Vive la sociale ! vive l’anarchie ! ce qui, on doit en convenir, n’a rien de commun avec l’autonomie tchèque.

Nous savons que les chefs du parti, M. Engel notamment, se sont énergiquement défendus de toute relation avec les fauteurs de troubles et protestent à la fois de leur amour pour la patrie tchèque et de leur fidélité à la monarchie autrichienne. En France, où l’on suit avec sympathie les efforts légaux de la Bohême pour atteindre un but qui n’a rien en soi que de juste et de raisonnable, l’opinion ne saurait encourager les exagérations imprudentes dont le résultat ne saurait être que de retarder le succès de la cause qu’elles espèrent servir.

L’émancipation relative ne peut s’accomplir que par la voie d’un accord entre le souverain et ses sujets ; tout ce qui transformerait les revendications des jeunes Tchèques en une campagne d’allure révolutionnaire les frapperait par avance de stérilité. Il est fâcheux d’autre part que les divisions qui se sont produites au sein du parti de la grande propriété foncière de la Diète ne cessent de s’accentuer ; la minorité de ce parti, dirigée par les comtes Leonhardi et Kinski, se sépare définitivement de la majorité qui, sous la conduite du prince Charles Schwarzenberg, se confine dans un conservatisme, excessif peut-être à l’heure actuelle.

Il n’en est pas de même en Hongrie, où la majorité de la Chambre des magnats semble dès à présent acquise aux projets libéraux du ministère Weckerlé. Les lois ecclésiastiques, dont la discussion commencera le 19 à la Chambre, seront donc l’occasion d’un échec pour le parti clérical, malgré l’appui que les nationalités non magyares, — Roumains, Slvovaques, Serbes et Ruthènes, — prêteront sans doute aux catholiques intransigeans, parce qu’elles veulent voir dans l’organisation laïque des registres de l’état civil une atteinte déguisée à leur particularisme. Quelque respectables que puissent être les motifs mis en avant par ces divers opposans, la mise en vigueur des lois nouvelles constituera pour la Hongrie un acte de justice et de progrès, puisqu’il ne fait en somme qu’introduire dans cette portion de la monarchie un régime qui fonctionne déjà dans l’autre portion et en général dans toute l’Europe civilisée.


Un deuil nouveau vient de frapper la Revue, en la personne d’un de ses plus anciens et plus éminens collaborateurs, dont la perte sera ressentie par nos lecteurs comme elle l’a été dans le monde des lettres, où il était universellement estimé pour son caractère et pour son talent. M. Maxime Du Camp a succombé à Baden-Baden, où il passait chaque été et où la maladie cette fois l’avait retenu. Il est mort le jour même où il atteignait sa soixante-douzième année. Il était né à Paris le 8 février 1822. Quoiqu’il ait beaucoup écrit, presque dans tous les genres, Maxime Du Camp fut un homme d’action en même temps qu’un littérateur. Il aima posséder la vie sous ses aspects divers et son activité prit des formes multiples.

Après s’être tout d’abord occupé de peinture, il fit en Orient deux grands et longs voyages, le premier en 1814, au cours duquel il visita la Turquie, la Grèce et l’Algérie ; le second en 1850, avec Gustave Flaubert, consacré à l’Egypte, à la Nubie, à la Palestine. Les récits qu’il en publia commencèrent sa réputation. Dans l’intervalle, en 1848, officier dans la garde mobile, blessé aux journées de Juin, il avait été décoré par le général Cavaignac. Douze ans plus tard, il se préparait à partir pour une insurrection hongroise que le traité de Villafranca empêcha d’éclater, et, déçu de ce côté, il s’engageait comme volontaire dans le bataillon des Mille, que commandait Garibaldi, dont il raconta la campagne légendaire. Voilà la part du soldat, de l’explorateur, du héros de roman, de roman d’aventures même, qui était en Maxime Du Camp, amoureux des grandes luttes, des choses périlleuses, cherchant une cause rare à qui se donner, une noble raison de vivre. L’homme de lettres qui était au fond de son âme vint la lui fournir. Il se fit l’historiographe de ce Paris contemporain, qui n’avait pas encore d’histoire. Il l’écouta vivre et nous dit comment il vivait. La Revue a eu la primeur de ces chapitres pleins de charmes, où le document discrètement introduit, après avoir été trituré et exprimé, n’enlevait rien à la saveur du style, piquant, alerte. C’étaient encore là des récits de voyage, à travers la structure intime, parmi les organes les plus ignorés, les moins décrits, de cette capitale si attachante dont M. Du Camp, après François Ier, avec nous tous, disait qu’elle « n’est pas une ville, mais un monde. » Les Convulsions de Paris, minutieuse et courageuse anatomie de la Commune, suivirent cette œuvre et valurent à son auteur le fauteuil de M. Saint-René Taillandier, à l’Académie française. Ce fut là qu’il vieillit, prenant part aux travaux d’une compagnie qu’il avait, comme tant d’autres, doucement raillée dans sa jeunesse. Avec les années, la tristesse était venue assombrir le front de Maxime Du Camp ; tristesse nullement morose, mais riche de conseils dont nous avons ici reçu la confidence attachante, dans des articles pour ainsi dire testamentaires, que l’auteur réunissait l’an dernier en volume sous ce titre mélancolique : Crépuscule, propos du soir.


Vte G. D’AVENEL.

Le Directeur-gérant, F. BRUNETIERE. ZOE