Chronique de la quinzaine - 14 février 1897

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Chronique n° 1556
14 février 1897


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 février.

Depuis quinze jours, et surtout dans cette dernière semaine, la situation s’est singulièrement aggravée en Orient. L’horizon s’est tout à coup empourpré des lueurs sinistres de l’incendie ; on a appris que l’île de Crète était de nouveau livrée à la guerre civile ; la lutte à main armée avait recommencé entre chrétiens et musulmans, et il semble bien que la première agression soit venue des chrétiens. Au reste, cela importe peu, car il ne s’agit pas ici de faire un procès aux uns ou aux autres, mais seulement d’exposer une situation politique. Elle est fort grave ; jamais, depuis le commencement de la crise orientale, elle ne l’a été davantage. L’Europe, en recevant ces nouvelles inquiétantes, a éprouvé une pénible surprise ; non pas qu’elle se fit beaucoup d’illusions sur la solidité et sur la durée du calme apparent qui avait succédé à tant d’agitations meurtrières, mais parce que, dans l’opinion générale, le mal qui couvait sous la cendre ne devait éclater qu’au printemps. On espérait, avant cette échéance, avoir trouvé des moyens de le combattre, ou même de le prévenir, et c’est à quoi les ambassadeurs travaillaient à Constantinople avec une assiduité méritoire. On annonçait comme très prochaine la conclusion de leurs travaux, où les esprits optimistes voulaient voir les Cahiers des populations ottomanes, rédigés et dressés par l’Europe impartiale. Les esprits moins optimistes se demandaient, non sans inquiétude, comment ces projets de réforme, qui prendraient la forme d’un ultimatum, seraient accueillis par le sultan. Mais les uns et les autres se flattaient d’avoir encore quelques semaines avant d’arriver à l’heure critique et décisive. Ce qu’on n’avait pas prévu, c’est que, pendant qu’on songeait au reste de l’Empire et aux remèdes à y introduire, le mal ferait une nouvelle explosion en Crète même, c’est-à-dire dans la partie qu’on se flattait d’avoir le plus habilement soignée et le plus heureusement guérie. On croyait la Crète hors d’affaire ; on le répétait avec complaisance ; on aimait à dire qu’il suffirait d’appliquer partout les procédés qui avaient si bien réussi sur ce point particulier, pour obtenir les mêmes résultats. Peut-être, en effet, obtiendrait-on les mêmes; mais on peut voir aujourd’hui à quel point ils sont fragiles, et en quelque sorte provisoires. Il y a, dans cette cruelle ironie des faits, une leçon dont il faut savoir profiter.

On répond, il est vrai, que si l’insurrection a éclaté de nouveau en Crète, c’est parce que les réformes promises n’ont pas été faites. On accuse la mauvaise volonté, la mauvaise foi du gouvernement ottoman. On se plaint des résistances qui se produisent dans les milieux musulmans, et on en rattache la cause à un fanatisme religieux contre lequel on s’élève en déclamations indignées. Certes, si les musulmans et les chrétiens n’étaient pas ce qu’ils sont; si les premiers ne voulaient pas garder à tout prix le pouvoir qu’ils détiennent, et si les seconds ne voulaient pas le leur arracher par la force; si les uns et les autres, enfin, n’employaient pas, sans le moindre scrupule, tous les moyens pour atteindre leur but, le problème serait plus facile à résoudre. Il pourrait même le devenir à un tel point que la diplomatie n’y aurait plus aucun mérite. Mais pour en revenir aux réformes crétoises, malgré toutes les oppositions qu’elles ont rencontrées, non seulement de la part des musulmans, mais encore de la part des chrétiens, il n’est pas vrai qu’on n’ait encore rien fait pour les appliquer. La vérité, au contraire, est que leur exécution faisait depuis quelque temps des progrès sensibles, et cela même, peut-être, n’a pas été étranger aux émeutes. Quand on a vu que les réformes étaient en voie de s’accomplir, et qu’un programme encore plus général allait être soumis au sultan en vue d’en étendre les bienfaits à tout l’empire, ce qu’il y avait en tout cela d’insuffisant au gré de certaines ambitions a provoqué une explosion d’impatiences. En Crète, ce n’est un secret pour personne que des intelligences très étroites et très actives, qui se traduisaient par des allées et venues continuelles, n’ont pas cessé d’exister entre les chrétiens de l’île et la Grèce. De part et d’autre, on n’avait entendu consentir qu’à une trêve; on commençait à craindre qu’elle ne durât assez longtemps pour amortir le feu des passions révolutionnaires. Voilà pourquoi le moment qui, si on n’avait regardé qu’à l’apparence extérieure des choses, aurait paru le moins propre à déterminer une reprise des hostilités, est précisément celui qui a été choisi : sous le calme de la surface, des causes d’agitation énergiques et profondes continuaient d’exercer leur action secrète, en attendant de faire éclat au grand jour.

Lorsque l’Europe a connu les nouvelles de Crète, elles lui sont venues d’abord par Athènes : ce fait matériel semblait révéler déjà les relations qui existaient entre le petit royaume hellénique et la grande île méditerranéenne. On a cru d’abord, et pour ce motif même, que ces nouvelles étaient exagérées ; on a appris bientôt que si elles l’étaient, en effet, dans le dénombrement des victimes de la guerre civile et des incendies, elles ne l’étaient pas en ce qui touche le caractère même et l’importance des événemens. Tous les yeux se sont tournés aussitôt, avec anxiété, du côté de la Grèce. On sentait instinctivement que là était le nœud de la situation. Si la nouvelle insurrection crétoise n’était pas encouragée et soutenue du dehors, elle serait certainement de courte durée, et on pourrait la comparer à ces soudaines, mais dernières échappées de flammes qui se produisent parfois quand un incendie est sur le point de s’éteindre. Mais tout faisait craindre qu’il n’en fût pas ainsi, et que la Grèce n’eût pris une part directe dans la préparation des événemens. Aucun doute aujourd’hui ne subsiste à ce sujet. Nous avons déjà, au cours de la première période de la crise orientale, parlé de l’attitude de la Grèce ; il y aurait quelque naïveté à s’en étonner; elle est si naturelle qu’elle en devient presque légitime. Sans doute, il serait plus édifiant de la part de la Grèce de subordonner ses propres intérêts et ses aspirations particulières au maintien de la tranquillité de l’Europe ; mais ce serait demander beaucoup à une nation jeune et ardente que d’attendre d’elle une aussi grande sagesse, et il faut convenir que le siècle écoulé lui a donné des exemples tout contraires, d’autant plus tentans à imiter qu’ils ont été presque toujours couronnés de succès. L’état de l’opinion, en ce moment, est des plus impressionnables à Athènes, ce qui s’explique sans peine après toute une année d’émotions, faites d’espérances qui restent toujours vivantes et de déceptions qu’on s’obstine à regarder comme provisoires. Le repos de ces derniers mois semble avoir modéré l’expression de ces sentimens, mais n’en a pas amorti l’ardeur. De plus en plus, l’idée que la Crète doit appartenir à la Grèce est entrée dans les esprits, ou, pour mieux dire, elle y était déjà depuis longtemps, mais elle y a pris ce degré d’acuité des choses dont l’accomplissement paraît proche. La Grèce a l’avantage d’avoir à sa tête, depuis de longues années déjà, un roi habile, avisé, auquel ses relations personnelles avec la plupart des grandes familles impériales ou royales de l’Europe donnent une situation particulière, dont il a su faire profiter son pays d’adoption. Toutefois, elle commençait à trouver que ce prince était trop sage, qu’il était trop prudent et ne comprenait pas assez que le moment était venu de l’être un peu moins. Déjà contre lui, qui est Danois d’origine, contre la reine qui est Russe et à laquelle on reprochait de représenter le slavisme à l’encontre de l’hellénisme, on entamait, on esquissait une campagne qui avait pour objet d’entraîner le souverain à la suite de son peuple, faute de quoi on pourrait bien se souvenir que sa dynastie était étrangère, et que sa couronne lui avait été donnée après avoir été reprise à un autre. Ces insinuations, qu’on ne se gênait pas pour faire assez haut, devaient produire leur effet. Le roi a peu à peu modifié son attitude première. Depuis quelques semaines on a signalé dans son langage un ton plus hardi, presque belliqueux. Un jour, il a jugé opportun de créer un camp sur la frontière, et son discours à ce propos aurait certainement produit plus d’impression s’il n’avait pas été prononcé à un moment où l’Europe ne voulait rien entendre, et se berçait obstinément dans un rêve de sécurité. Ce qui était, dès ce moment, plus digne de remarque aux yeux de ceux qui suivent avec une attention soutenue les affaires européennes, c’est que le roi Georges s’était livré à ces manifestations significatives à la suite d’un voyage circulaire qu’il venait de faire dans toute l’Europe, voyage au cours duquel il avait vu beaucoup de souverains, de ministres et d’hommes politiques, et après avoir passé finalement quinze jours à Vienne, d’où il arrivait tout droit. C’est quelques semaines plus tard que le comte Goluchowski allait faire à Berlin une visite dont l’objet est resté jusqu’à ce jour mystérieux. Nous rappelons tous ces incidens sans affirmer, bien entendu, qu’ils ont un rapport nécessaire les uns avec les autres ; mais il n’est peut-être pas inutile de les remettre à la fois sous les yeux de nos lecteurs pour les aider à en tirer, peut-être aujourd’hui, peut-être demain, les conclusions qui leur paraîtront vraisemblables.

L’émotion qui s’est produite en Grèce à la suite des incidens crétois devait donc être très vive. Elle s’est répandue dans le pays tout entier avec une extrême violence, et elle a atteint son paroxysme à Athènes, dans le monde politique. On a remarqué la rapidité avec laquelle le gouvernement s’est trouvé prêt à envoyer deux cuirassés en Crète et a pu annoncer l’envoi presque immédiat d’autres bâtimens. Il semblait que tout eût été prévu et préparé d’avance. La Chambre des députés a pris aussitôt un air de ressemblance avec nos assemblées révolutionnaires, dans les momens où un même sentiment s’emparait de tous les cœurs et semblait les entraîner dans un tourbillon de vertige patriotique. L’opposition a déclaré qu’elle soutiendrait le gouvernement. Elle a eu le tort de proposer des séances secrètes, que M. Delyannis a eu raison de ne pas accepter. On n’a d’ailleurs pas tardé à s’apercevoir que le roi et ses ministres avaient pris le parti de ne rien cacher de leurs déterminations. Bien au contraire, ils les affichaient. Ils les ont notifiées à l’Europe afin qu’elle n’en pût ignorer. Et quelles étaient ces résolutions ? La Grèce déclarait qu’elle ne pouvait pas se désintéresser des affaires de Crète, c’est-à-dire des efforts d’une population qui, se confondant déjà avec elle par l’identité de race et de religion, aspire à une fusion complète. Nous ne raconterons pas ici, car tout le monde les connaît déjà, les circonstances caractéristiques du départ du prince Georges, le second fils du roi, qui s’est embarqué pour la Crète à la tête d’une petite flottille de torpilleurs, et que son père a accompagné jusqu’au port au milieu d’une population dont l’enthousiasme tenait du délire. Comment pourrait-on se tromper sur ce qu’il y a eu de prémédité, de réfléchi, de voulu, d’irrévocable dans des manifestations de ce genre ? Il faudrait, pour cela, fermer les yeux à l’évidence. La Grèce risque l’aventure. Le jeune prince qu’elle vient d’envoyer en Crète n’en reviendra pas sans avoir essayé de faire quelque chose. Mais que fera-t-il ? Et que lui laissera-t-on faire ? Quelle sera l’attitude de l’Europe, présente tout entière par ses navires, ses puissans cuirassés, ses canons formidables, si la petite escadrille grecque cherche, comme elle en annonce l’intention, à couper les communications militaires de la Porte avec une île qui appartient incontestablement à celle-ci, au moins jusqu’à ce jour ? Allons-nous voir un nouveau Navarin ? Nous entrons dans l’inconnu, et il est permis de tout attendre de l’audace des uns et du désarroi des autres, — tout, sauf une solution tout à fait satisfaisante. Quoi qu’il en soit, la Grèce a jeté le masque, et il est difficile de croire qu’avant de le faire, elle ait négligé de se renseigner et de prendre ses précautions.

Une situation aussi grave exige des mesures immédiates de la part du sultan et de l’Europe. Le sultan ! Il faudrait qu’il fût atteint de la pire surdité, de celle des sourds qui ne veulent pas entendre, pour ne pas recueillir l’écho chaque jour grandissant de l’immense clameur qui s’élève contre lui. L’opinion de l’Europe est faite sur son compte. Nous ne rechercherons pas si elle est bien faite, si elle est complètement équitable, ni si elle a tenu suffisamment compte des difficultés contradictoires avec lesquelles ce malheureux souverain s’est trouvé et se trouve encore aux prises. Il ne s’agit pas en ce moment de discuter la complète légitimité d’un état d’esprit devenu général ; il faut en tenir compte comme d’un fait que rien ne pourra modifier avant longtemps. Trop de sang a coulé en Orient ; l’horreur de tant d’holocaustes a enfiévré les imaginations ; on cherche, comme il arrive toujours en pareil cas, une tête sur laquelle on puisse faire retomber toute la responsabilité, et on désigne Abdul Hamid. On parle de le déposer. Le sultan, déjà si profondément ébranlé sur son trône, n’a qu’un moyen de se sauver, c’est de se remettre entre les mains de l’Europe : peut-être la désarmera-t-il par là. On a accusé sa loyauté; il faut que, désormais, il soit impossible de la mettre en doute. On a dit qu’il acceptait les réformes avec l’arrière-pensée de ne pas les faire ; il faut qu’il les accepte cette fois avec la volonté de les exécuter sans délai, sans réserves, et qu’il associe l’Europe à leur exécution. S’il agit ainsi, le passé continuera sans doute à peser sur lui, mais l’avenir ne lui sera pas interdit. S’il agit autrement et si, par faiblesse ou par duplicité, il laisse apercevoir dans sa conduite la moindre hésitation ou surtout la moindre équivoque, nous ne sommes pas prophètes et nous ne voulons rien prédire, mais on a vu tomber des couronnes qui paraissaient plus solides que celle d’Abdul Hamid. La sienne, en ce moment, a grand besoin d’être raffermie. Mais pour qu’elle puisse l’être, il a lui-même beaucoup à faire oublier, beaucoup à se faire pardonner. S’il ne le comprend pas, il sera la première victime de son aveuglement, et nous voudrions espérer qu’il sera la seule.

L’Europe également a des devoirs à remplir, et tous d’ailleurs se résument en un seul, qui est de maintenir entre ses membres l’union la plus absolue. Cette union existe-t-elle aujourd’hui? On le dit, il faut le croire. Cependant nous signalions, il y a quinze jours, les déclarations certainement inopportunes de lord Salisbury, d’après lesquelles toutes les puissances n’auraient pas pris les mêmes engagemens au sujet de la sanction à donner à leurs volontés communes. A supposer qu’il en fût ainsi, peut-être était-ce là un mystère qu’il aurait été prudent de ne pas dévoiler juste au moment où nous sommes, c’est-à-dire à la veille de soumettre au sultan le programme de réformes qui vient d’être élaboré par les ambassadeurs. Ce qui devrait nous rassurer, c’est que, quelques jours auparavant, le même lord Salisbury, après avoir pris connaissance des instructions de M. Hanotaux à M. Cambon, s’en était montré pleinement satisfait et les avait jugées conformes aux propositions dont il avait pris l’initiative. L’identité des termes employés par les diverses puissances ou par leurs gouvernemens n’est pas indispensable; il suffit que le fond soit le même, et il semble bien qu’il l’ait été. C’est du moins ce qu’on nous a dit. Le malheur est que nous ne pouvons encore en juger que par les publications du gouvernement anglais; nous attendons toujours celles que le gouvernement français a annoncées, que M. Hanotaux, l’autre jour encore, promettait à la tribune comme très prochaines, mais qui ne sont pas encore venues. Les pièces diplomatiques sont des documens qu’on ne peut pas altérer dans leur essence; elles sont ce qu’elles sont ; cependant, il y a un art de les choisir et de les disposer, et, pour ceux qui en ont l’habitude, leur lecture attentive révèle les tendances particulières du gouvernement qui les a livrées au public. Il est certain que le gouvernement anglais n’a rien omis dans les siennes de ce qui pouvait donner à croire que l’entente entre les puissances avait été lente, difficile et laborieuse. Évidemment, elle a été longue à s’établir, puisqu’il a fallu pour cela plus de deux mois. Peut-être n’était-il pas indispensable de faire cette démonstration aux yeux du sultan, et aurait-il été plus habile d’indiquer seulement les résultats obtenus puisque, en fin de compte, on devait en montrer une satisfaction qui s’est exprimée au premier moment sans réserves. Aujourd’hui, nous en savons trop pour ne pas désirer tout savoir; la curiosité publique a été mise en éveil, et nous attendons avec impatience les Livres Jaunes qui doivent compléter les Livres Bleus. A l’heure où nous écrivons, nous ne les connaissons pas encore : peut-être les aurons-nous sous les yeux lorsque cette chronique paraîtra. Nous y verrons sans doute que le gouvernement français n’a jamais hésité à donner ou à promettre son concours aux autres puissances, et que, s’il a pris des précautions pour que l’œuvre collective de l’Europe ne s’égarât jamais dans des diversions dangereuses, il a eu pour cela les meilleurs motifs.

Si des mesures de coercition deviennent indispensables, il faudra bien se résoudre à y recourir, et le sultan ne doit se faire aucune illusion à ce sujet; mais une trop grande précipitation aies adopter, sans explications préalables et sans garanties, aurait peut-être donné une confiance excessive à ceux qui ont paru quelquefois rechercher et, en quelque sorte, aimer ces mesures pour elles-mêmes, sans se rendre un compte suffisant des inconvéniens qu’elles peuvent présenter. L’expérience est là pour montrer que le concert établi en vue d’une action commune ne résiste pas toujours à l’épreuve de l’événement, et ne lui survit pas. On sait comment on part pour le Schleswig-Holstein par exemple, afin d’y exercer l’action fédérale, mais on ne sait pas comment on en reviendra. On peut être unis avant, et mortellement brouillés après. Cela s’est vu. Cela se reverra sans doute encore. C’est la mode aujourd’hui de condamner les condominium, et à notre avis on l’exagère, car il y a des circonstances où les condominium sont utiles et même nécessaires; mais, de tous, les condominium militaires sont les plus périlleux, et assurément le danger ne diminue pas si, au lieu d’être deux, on est six, peut-être même sept en y comprenant la Grèce, comme on a compris autrefois le Piémont, — Dieu sait pourquoi! — dans les opérations militaires et diplomatiques qui se sont terminées par la prise de Sébastopol et le Congrès de Paris. Si on était sûr qu’une simple démonstration suffirait pour atteindre le résultat désiré, c’est-à-dire pour abattre d’un seul coup les résistances qui pourraient se produire et, en même temps, ceux qui auraient la folie de les faire, nous dirions : soit ! allons-y tous, et revenons vite. Mais dans l’état actuel des esprits et des choses, tel que nous l’avons défini plusieurs fois déjà et encore aujourd’hui ; étant donné les prétentions indéfinies de la plupart des chrétiens d’Orient, et de ceux qui sont libérés du joug ottoman encore plus que de ceux qui le supportent encore; si on constate les préoccupations évidentes de toutes les puissances, dont aucune n’oublie les intérêts de sa politique personnelle, ce qui explique entre elles, quoi qu’on en dise, des différences d’attitudes assez marquées ; en présence des traits complexes, inquiétans, menaçans de ce tableau, on comprendra que notre gouvernement ait observé quelque réserve, qu’il ait réfléchi avant de s’engager, et qu’il ne se soit engagé que dans la mesure où la prudence le permettait.

L’Angleterre, dans la situation privilégiée où elle se trouve, séparée de l’Europe et pesant sur elle du dehors, peut s’abandonner plus librement à ses sentimens philanthropiques : encore a-t-elle grand soin de ne le faire que lorsque ses intérêts n’y courent aucun risque, et mieux encore lorsqu’ils y trouvent avantage. Mais tout le monde n’a pas les coudées aussi franches. Si nous regardons l’Europe continentale, qui assurément a été tout aussi émue et indignée que l’Angleterre des cruautés dont l’Orient a été ensanglanté, que voyons-nous ? L’Allemagne se retranche dans une attitude de sphinx : il est impossible de se garder davantage, et d’attendre les événemens avec une résolution plus impassible de ne rien faire pour les précipiter. La Russie, qui assurément est une nation généreuse, et qui a fait plus que toute autre, bien qu’elle en ait été mal récompensée, pour libérer les nationalités chrétiennes des Balkans, la Russie que l’expérience a instruite, se voit obligée de faire entrer dans ses calculs des préoccupations nouvelles. Elle a cessé d’être révolutionnaire pour devenir, comme nous, conservatrice en Orient. Elle promet, elle donne son concours aux autres puissances, mais elle prend soin, elle aussi, que ce concours, dont on pourrait user au profit d’une politique aventureuse, n’amène pas un ébranlement général, pour lequel elle n’est pas plus prête que nous. L’Italie même, l’Italie actuelle, gouvernée par MM. di Rudini et Visconti-Venosta, sentant tout ce qu’elle a à réparer, tout ce qu’elle a à reconstituer de ses forces imprudemment gaspillées, adhère aux propositions anglaises, mais avec une réserve imprévue, et assurément très sage. L’Autriche-Hongrie est plus expansive, plus expressive, plus pittoresque dans ses démonstrations. Elle a un ministre jeune et qui ne doute de rien, imaginatif et plein de ressources, mais dont les suggestions n’ont pas toujours paru très prudentes. Elle a, en revanche, un souverain vieilli dans l’adversité, l’homme de son temps qui a été le plus cruellement éprouvé par la guerre, mais qui s’est relevé de ses malheurs par une politique pleine de bon sens et résolument pacifique. Cela fait contrepoids, et on discerne très bien le point où François-Joseph arrêterait son ministre, s’il ne s’arrêtait pas lui-même, ce dont il est heureusement fort capable. Telle est l’Europe d’aujourd’hui. Elle est unie, certes, dans un même sentiment d’humanité à l’égard des chrétiens d’Orient; mais le moment viendrait vite où elle cesserait de l’être si la logique des circonstances qu’elle aurait provoquées elle-même la conduisait plus loin qu’elle ne le suppose et qu’elle ne veut le prévoir aujourd’hui. Parmi les puissances, les unes s’arrêteraient plus tôt, les autres plus tard, et il en est peut-être qui ne voudraient plus s’arrêter du tout. Quant à nous, Français, nous sommes extrêmement sensibles au malheur, que nous voudrions pouvoir qualifier de tout à fait immérité, des Arméniens et des Crétois, et nous ferons ce qui dépendra de nous pour y porter remède; mais ne nous sera-t-il pas permis, comme le font les autres, de penser aussi à nous-mêmes? Faudra-t-il recommencer les discussions d’il y a trente ans, et prouver une fois de plus qu’une nation, surtout lorsqu’elle a été malheureuse, a non seulement le droit, mais le devoir strict de ne jamais négliger ses propres intérêts et de ne les subordonner à aucun autre? Or, notre intérêt est sans doute que la situation intérieure des pays musulmans s’améliore, mais sans qu’il soit porté atteinte à l’intégrité de l’empire, et sans qu’aucune parcelle en soit détachée. On croit pouvoir en faire tomber une pierre nouvelle, la Crète par exemple, et conserver tout le reste en équilibre; mais qui pourrait en répondre? Une fois la brèche ouverte, qui sait si la vieille muraille ne croulerait pas tout entière? Quelle main se croirait assez habile ou assez forte pour être assurée de la maintenir? Ne voit-on pas que toutes ces questions, crétoise, arménienne, grecque, macédonienne, etc., sont étroitement liées les unes aux autres? Ne sent-on pas le danger de les laisser se poser à la fois? Allons-nous, comme jadis, devenir Arméniens, ou Crétois, ou Grecs, ou quelque autre chose encore, et oublier seulement d’être Français ? Non ; il n’est personne qui ne proteste contre un pareil entraînement ; mais, tout en protestant, beaucoup commencent à y céder, et il n’est peut-être que temps de le leur faire remarquer.

Si tel est l’état de l’Europe, et s’il faut apporter tant de ménagemens à maintenir son union, on conviendra que l’Angleterre, qui a pris tant de peine pour déterminer cette union et qui s’en est vantée comme d’un succès personnel de sa politique, la croit aujourd’hui bien solide, à en juger d’après les épreuves auxquelles elle la soumet. Nous voulons parler de la discussion qui a eu lieu récemment à la Chambre des communes au sujet de l’avance faite par le gouvernement de la Reine au gouvernement khédivial, pour restituer au fonds de réserve de la caisse de la Dette les sommes qui en avaient été détournées indûment. Nous ne reviendrons pas sur la question : elle a été déjà traitée ici à diverses reprises. Il n’est pas douteux que l’Egypte n’a pas le droit d’emprunter sans l’autorisation des puissances. Il ne l’est pas davantage que l’avance qui lui est faite constitue de la part de l’Angleterre un prêt, et par conséquent, de sa part à elle, un emprunt qu’on ne s’est même pas donné la peine de déguiser. Dès que le gouvernement français a eu connaissance de ce projet, il a fait auprès du gouvernement khédivial les réserves les plus expresses, et le gouvernement russe s’est associé à lui dans cette occasion : c’était leur droit incontestable à l’un et à l’autre. Sir Michaël Hicks-Beach, chancelier de l’Échiquier, a paru s’étonner qu’en accomplissant cette démarche, les gouvernemens russe et français n’en aient pas avisé le gouvernement anglais : pourquoi l’auraient-ils fait ? L’Egypte n’est pas, que nous sachions, sous le protectorat de l’Angleterre. Il est permis d’avoir avec elle des rapports directs. Aucun intermédiaire n’a ici sa place obligatoire, et si les deux gouvernemens alliés avaient usé de celui de l’Angleterre, ou même s’ils avaient fait auprès du gouvernement de la Reine la même démarche qu’auprès de celui du khédive, ils auraient créé un précédent fâcheux. Ils n’avaient d’ailleurs rien à dissimuler, et ils n’ignoraient pas que les ministres égyptiens ne manqueraient pas de communiquer leur note à lord Cromer ou au conseiller financier. C’est cette note, en somme, qui a été discutée à la Chambre des communes, et sir Michaël Hicks-Beach y a mis un ton d’acrimonie et même de violence qui n’est pas habituel dans les débats où une puissance étrangère est intéressée. Le chancelier de l’Échiquier est sans doute un financier habile ; il n’est pas tenu d’être diplomate : mais tout homme qui a la responsabilité du pouvoir gagne à mettre dans son langage un peu plus de modération qu’il ne l’a fait. Son excuse est qu’il ne savait que dire. On lui demandait quelles étaient les garanties que l’Égypte pouvait fournir pour le remboursement ultérieur de l’avance qui lui était faite, et incontestablement elle ne pouvait en fournir aucune. L’Égypte, a dit sir Michaël Hicks-Beach, a donné sa parole. Nous avouons ne pas savoir ce que cela signifie. L’Égypte ne peut donner sa parole que dans la mesure où elle est libre de s’engager, et cette mesure est strictement limitée. Aussi le chancelier de l’Échiquier a-t-il cru devoir ajouter une garantie plus substantielle à celle-là, et il a déclaré avec une certaine arrogance que la garantie véritable de la nouvelle dette venait de ce que l’Angleterre était en Égypte, qu’elle y resterait aussi longtemps qu’elle le jugerait à propos, que tout ce que la France avait fait jusqu’ici pour la contrarier dans cette occupation ne pouvait que l’engager à la prolonger, que l’affaire actuelle, notamment, n’aurait pas d’autre conséquence que celle-là, et qu’au surplus on en verrait bien d’autres, puisque l’Angleterre avait l’intention de continuer son expédition soudanaise, en prenant son temps et ses aises, et de la pousser jusqu’à Khartoum. On peut résumer le discours de sir Michaël Hicks-Beach dans cet aphorisme de notre fabuliste, que la raison du plus fort est toujours la meilleure : il est juste de dire que La Fontaine l’avait mis dans la bouche du loup parlant à l’agneau. Nous ne sommes pas un agneau, et nous persistons à croire que l’Angleterre n’est pas davantage un loup. Le gouvernement britannique a, heureusement pour lui, et heureusement pour le monde où il a fait faire à la civilisation de si grands progrès, d’autres principes de droit que ceux-là. Évidemment sir Michaël Hicks-Beach se sentait dans son tort, et, comme il arrive souvent en pareil cas, il a forcé la voix : mais il l’a trop forcée.

Il a attaqué les tribunaux mixtes, le tribunal du Caire, la cour d’Alexandrie, qui ont eu l’audace de donner raison aux commissaires de la dette russe et français, dans la revendication qu’ils ont portée devant les tribunaux, à l’appui de celle des bondholders. C’est là, paraît-il, un crime que la mort seule peut expier, et en conséquence sir Michaël Hicks-Beach a annoncé que l’année prochaine, au moment du renouvellement quinquennal de la Réforme judiciaire, les tribunaux mixtes seraient remis à leur place. En vérité, — et nous voudrions être tout à fait désintéressés dans la question pour qu’on ne pût nous soupçonner d’y apporter aucun parti pris, — un tel langage étonne dans la bouche d’un homme public. Lorsqu’on a accepté un juge, on a perdu le droit de protester contre sa sentence. Sir Michaël Hicks-Beach dira peut-être qu’il accepte le jugement, parce qu’il ne peut pas faire autrement, mais qu’en revanche il supprimera le juge dès qu’il le pourra, c’est-à-dire l’année prochaine : on conviendra que cela ne vaut pas mieux, et que c’est pire encore. A supposer que le gouvernement anglais ait quelques amendemens à proposer à l’institution actuelle des tribunaux mixtes, sir Michaël Hicks-Beach a pris un singulier moyen pour en préparer et en faciliter l’adoption par les puissances. Sur le point spécial dont il s’agit, comment la Russie, comment la France pourraient-elles désormais consentir à la moindre modification? Si elles l’avaient pu avant le discours de sir Michaël, elles ne pourraient plus après : leur dignité y est intéressée. Le chancelier de l’Échiquier a rendu bien difficile la tâche future de la diplomatie. L’Angleterre, dépitée, dénoncera-t-elle la réforme judiciaire? Reprendra-t-elle pour ses consuls la juridiction de ses nationaux? Obligera-t-elle les autres puissances à faire de même? Laissera-t-elle retomber l’Egypte, après quinze ans d’occupation britannique, au rang des pays barbaresques? On nous permettra de ne pas discuter ces hypothèses ; elles ne sont pas sérieuses ; et si elles donnent la mesure de l’importance qu’il convient d’attacher aux autres menaces de sir Michaël Hicks-Beach, nous aurions vraiment tort de nous en émouvoir. Aussi personne ne s’en est-il ému en France. Une question a été posée par M. Deloncle à M. Hanotaux, et celui-ci y a répondu en termes aussi réservés et aussi convenables que ceux du ministre anglais l’avaient été peu. Ils n’en ont pas été moins nets. M. Hanotaux a rétabli doucement, sans affectation de raideur, mais avec beaucoup de précision et de fermeté, les principes qui avaient été si rudement malmenés, et surtout si complètement méconnus par sir Michaël Hicks-Beach. Il a dit tout ce qu’un ministre français devait dire en pareille occurrence, rien de plus, rien de moins, et nous sommes convaincus que si l’Europe établit une comparaison entre les deux discours, ce n’est pas à celui du ministre anglais qu’elle donnera la préférence.

Il est probable qu’en tout état de cause M. Hanotaux aurait parlé avec la même modération, mais peut-être, aujourd’hui, avait-il une raison de plus pour le faire. « Il n’y a assurément dans cette Chambre, a-t-il dit, personne qui ne se rende compte du prix que nous devons attacher, dans les circonstances que traverse l’Europe, à ce que rien ne vienne troubler la bonne entente et la bonne harmonie existant entre toutes les puissances. » C’est par là, en effet, que l’incident soulevé si mal à propos au Parlement anglais se rattachait à la situation générale. Il est permis de penser que le désir qu’elle éprouve de justifier le maintien de son occupation de l’Egypte jette quelques lumières sur l’attitude générale de l’Angleterre, et il est bien naturel qu’elle cherche de meilleures raisons à présenter au monde que celles dont est émaillé le discours du chancelier de l’Échiquier. On se demande parfois si cette préoccupation inquiète et constante du cabinet anglais est étrangère à la mobilité qu’on constate dans sa conduite, à la versatilité qu’on relève dans son langage. La question d’Egypte disparait un peu, ou du moins elle perd de son relief dans l’ensemble des affaires d’Orient; mais si ces affaires viennent à se régler, et si elles se règlent sans que l’intégrité de l’Empire ottoman ait subi aucune atteinte, elle reviendra au premier plan sans qu’on puisse trouver dans les événemens de la veille aucun prétexte à invoquer pour la résoudre au gré des ambitions britanniques. De là — peut-être — ces fluctuations singulières, bizarres, contradictoires, difficiles à expliquer autrement, dans une politique qui est tantôt si dure pour le sultan, et qui tout à coup se montre pour lui plus indulgente ; qui encourage toutes les espérances arméniennes, au risque d’amener des déceptions qu’on peut, dans tous les sens du mot, qualifier de cruelles; qui prêche l’union de l’Europe et s’efforce de l’établir sur une proposition définie, et qui, après y avoir réussi, émet publiquement des doutes sur la parfaite exactitude d’un fait qu’elle regardait la veille comme assuré. Il est certain que le discours de sir Michaël Hicks-Beach, si nous n’avions pas fait de grands progrès en circonspection et en prudence, était de nature à produire chez nous une explosion de sentimens révoltés, et c’est pour le moins jouer avec le feu que de prononcer de pareilles paroles en un pareil moment. Rien n’a troublé notre sang-froid. La parole la plus importante à nos yeux du discours de M. Hanotaux a été pour faire entendre que nous devions tout subordonner, même nos susceptibilités légitimes, à l’intérêt supérieur de l’union à maintenir entre les puissances. Cette union si désirable sera probablement soumise à d’autres épreuves encore; mais on ne nous contestera pas le mérite d’avoir aidé à en traverser quelques-unes, et d’y avoir, comme on dit, largement mis du nôtre. Il faut rendre justice à tout le monde. Nous rendons à lord Salisbury celle de reconnaître qu’il a pris la première initiative d’où est sorti le concert actuel ; mais après avoir établi ce concert, les ministres anglais l’ont en vérité exposé à bien des aventures où il aurait pu subir quelques atteintes ; et si c’est eux qui l’ont fait, nous avons certainement contribué à le maintenir jusqu’ici à peu près intact.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-gérant,

F. BRUNETIERE.