Chronique de la quinzaine - 31 janvier 1897

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Chronique n° 1555
31 janvier 1897


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 janvier.

Tous les yeux continuent de se tourner vers l’Orient, mais s’ils y voient clair, c’est qu’ils sont extrêmement perspicaces. Nous avouons avec modestie que la situation reste pour les nôtres assez obscure : tâchons cependant de la débrouiller. Depuis l’ouverture du parlement, le gouvernement anglais a publié un nombre considérable de Livres Bleus, sans réussir à faire autre chose qu’une lumière partielle ; certains points de la question ont été subitement éclairés ; les autres sont demeurés dans l’ombre. À cela le gouvernement anglais peut répondre que ce n’est pas sa faute, et que, si tous les autres gouvernemens parlementaires avaient imité son exemple, on en saurait plus long aujourd’hui. Qui n’entend qu’une cloche, dit le proverbe, n’entend qu’un son. La nécessité d’un Livre Jaune se fait sentir. Une note officieuse, parue dans les journaux, a annoncé que cette publication ne se ferait plus attendre longtemps, et qu’elle suivrait immédiatement la clôture des travaux auxquels se livrent à Constantinople les ambassadeurs des puissances. Seulement, comme les ambassadeurs, — et on ne saurait trop les en louer, — travaillent dans le secret le plus profond, personne ne sait où ils en sont de l’œuvre qu’ils ont entreprise.

En attendant, nous devons nous contenter des documens qui ont été publiés en Angleterre, et des commentaires qui en ont été donnés à la Chambre des lords et à la Chambre des communes. Il nous est venu de là un ensemble d’informations qui ont un peu modifié l’ordre d’idées où nous vivions depuis quelque temps. Ce n’est pas dans le discours de la Reine qu’il faut chercher des révélations imprévues ; il en est extrêmement sobre. « Les épouvantables massacres, dit la Reine, qui ont eu lieu à Constantinople et dans d’autres parties de l’Empire ottoman ont attiré d’une façon spéciale l’attention des puissances signataires du traité de Paris. Vous serez saisis de documens indiquant les considérations qui ont engagé les puissances à faire de la situation actuelle de l’Empire ottoman l’objet de délibérations spéciales entre leurs représentans à Constantinople. Les conférences que les six ambassadeurs ont été chargées de tenir suivent leur cours. » Il n’y a là, évidemment, qu’un cadre à remplir, et c’est ailleurs qu’il faut chercher le tableau. On n’a pas eu besoin de le chercher longtemps : dès la première séance de la Chambre des lords, le marquis de Salisbury en a présenté une première esquisse, à la vérité assez sommaire, mais qui devait être bientôt complétée par la publication annoncée d’un ou de plusieurs Livres Bleus. Il donnait à sa manière le sens général de ces documens qui témoignaient de l’accord de toutes les puissances sur la nécessité d’agir de concert et de trouver des remèdes pour sauver l’Empire ottoman dont l’existence était compromise. Peut-être, disait-il en outre, aura-t-on recours à des moyens coercitifs ; mais les termes dans lesquels les puissances ont exprimé leurs vues à ce sujet présentent de légères différences de rédaction, et on ne peut pas déclarer que toutes se soient engagées à exercer une pression. Lord Salisbury possède à un rare degré, lorsqu’il lui plaît de l’exercer, l’art de faire entendre beaucoup de choses en peu de mots. Le but qu’il assigne à l’action des puissances est ici parfaitement déterminé : il s’agit de sauver l’empire du sultan qui est en péril. Comment le sauver ? Par des réformes sans doute ; toutefois lord Salisbury n’en parle pas ; il les sous-enlend. En revanche, il fait une allusion très directe aux moyens coercitifs qu’il faudra vraisemblablement employer, mais c’est pour ajouter aussitôt que toutes les puissances n’ont pas été pas absolument d’accord sur ces moyens. De telles paroles devaient augmenter une curiosité déjà très éveillée. On a attendu le Livre Bleu avec un redoublement d’impatience.

Il a paru. On y a trouvé, comme point de départ de tout ce qui est venu ensuite, une circulaire que lord Salisbury a adressée aux Puissances en date du 20 octobre dernier. Ce document, très important en lui-même, le devenait plus encore par le fait qu’il y était question d’une entente préalable établie, dès le 23 septembre, avec le gouvernement austro-hongrois. Lord Salisbury avait jugé à propos de doubler sa propre autorité de celle qui, dans le concert européen, appartient au comte Goluchowski. La pensée se reportait aussitôt à des souvenirs récens. Le comte Goluchowski, parmi les ministres européens, avait, en toutes circonstances, paru le plus disposé à recourir à des mesures d’exécution. Un jour il avait proposé de forcer les Dardanelles, un autre de bloquer la Crète et les côtes de la Grèce. Enfin le ministre des Affaires étrangères du sage et pacifique François-Joseph avait constamment fait preuve de l’esprit le plus hardi, peut-être même le plus aventureux. On comprend dès lors que la proposition de lord Salisbury, ayant derrière lui le comte Goluchowski, ait paru devoir être étudiée avec soin avant d’être acceptée. La proposition avait deux parties étroitement liées dans la pensée du gouvernement anglais. Il s’agissait, conformément au précédent qui avait amené l’heureuse issue des affaires de Crète, de confier aux ambassadeurs à Constantinople le soin d’élaborer entre eux un projet de réformes. Sur ce point, le gouvernement français ne pouvait faire aucune objection ; n’est-ce pas lui qui avait, il y a quelques mois, imaginé le précédent qu’on voulait faire revivre et qui avait si bien réussi ? On était convaincu, à cette époque, que la sultan ne pourrait pas manquer de donner son adhésion à un projet qui lui serait présenté avec la haute autorité de l’Europe tout entière, et l’événement n’avait pas démenti ces espérances. Tel était le précédent crétois ; lord Salisbury s’en inspirait sans doute, mais non pas jusqu’au bout. Au lieu de prévoir que, cette fois encore, le sultan s’inclinerait devant les conseils unanimes de l’Europe, conseils derrière lesquels il sentirait une volonté réfléchie et résolue, il prévoyait tout le contraire, à savoir que le sultan ne se soumettrait pas, qu’il résisterait, et qu’il faudrait employer contre lui des mesures de rigueur. Le choix de ces mesures et l’entente qu’il convenait d’établir pour les appliquer prenaient en quelque sorte le premier pas dans les préoccupations britanniques, et plus encore peut-être dans les préoccupations austro-hongroises. Lord Salisbury était convaincu par avance que les ambassadeurs à Constantinople arriveraient toujours à se mettre d’accord sur un plan de réformes, et qu’il n’y avait pas lieu d’éprouver à cet égard la moindre inquiétude ; il suffisait, comme on l’avait fait une première fois, de laisser beaucoup de liberté aux ambassadeurs et de ne pas les enfermer dans des instructions trop étroites. Pour ce qui est, au contraire, de l’adhésion du sultan, de son adhésion sincère et effective, elle était à ses yeux beaucoup plus douteuse, et le plus sûr était même de la regarder comme peu probable. Dès lors, la nécessité de mesures de coercition devenait évidente, et il fallait s’en préoccuper tout de suite.

Telle a été l’initiative que lord Salisbury a prise le 20 octobre dernier, initiative qui était restée jusqu’à ce jour ignorée du grand public. Le secret en avait été parfaitement gardé par tout le monde, et lord Sabsbury lui-même, dans son discours au banquet du lord maire, prononcé le 9 novembre, n’y avait fait aucune allusion. Il s’était borné à parler avec approbation du discours que M. Hanotaux avait prononcé lui-même à la Chambre des députés peu de jours auparavant. Ce discours permettait de croire que, si une initiative avait été prise au sujet des affaires d’Orient, c’était par la France et par la Russie, à la suite des conversations de l’empereur Nicolas et de M. Chichkine avec notre ministre des Affaires étrangères. Il semblait résulter du langage tenu par celui-ci que tout un plan de conduite avait été arrêté à ce moment, préparé dans tous ses détails, et que l’exécution en était sur le point de commencer. On croyait même généralement que le cas où le sultan montrerait de la mauvaise volonté avait été prévu comme il devait l’être, et que les deux puissances s’étaient occupées d’avance de ce qu’il y aurait à faire dans cette hypothèse. Ce qui s’est passé par la suite montre qu’on s’était un peu mépris, sinon sur le sens même des paroles de M. Hanotaux, au moins sur l’intention immédiate dans laquelle il les avait prononcées. Tout porte à croire qu’il avait voulu prendre publiquement position, dès le lendemain de l’ouverture faite par lord Salisbury, exposer sa propre politique à la Chambre et la faire approuver par elle, dans l’espoir qu’un vote parlementaire lui donnerait une force et une autorité plus grandes au cours des négociations ultérieures. S’il a fait ce raisonnement, il ne s’est d’ailleurs pas trompé. L’approbation et la confiance de la Chambre ne lui ont pas fait défaut. LordSalisbury a dû naturellement tenir grand compte d’une manifestation dont le sens était aussi irrécusable. Lorsqu’on relit aujourd’hui sa harangue au banquet du lord maire, on en comprend mieux certains passages. Après avoir parlé du discours de M. Hanotaux et de l’impression favorable qu’il en avait éprouvée : « Je suis d’accord avec lui, a-t-il dit, dans ses lignes générales. M. Hanotaux a précisé d’une façon très juste l’action européenne au sujet de l’Empire ottoman, et je ne vois rien dans l’attitude de la France qui puisse empêcher le concert européen. Nous avons toujours été d’accord avec la Triple Alliance sur la question orientale. Rien ne permet de croire qu’elle ne coopérera pas volontiers au même but. » Et un peu plus loin, lord Salisbury s’exprime comme il suit : « Sans doute, il y a des divergences d’opinion sur les moyens à employer. Je ne vois pas de difficultés à prêter notre appui à toute proposition qui tendrait à employer la force, proposition à laquelle les cinq autres puissances peuvent participer. Je ne sais pas si elles voudront y participer. C’est seulement par l’intermédiaire du sultan, et par lui seul, je le disais l’année dernière, que nous pouvons espérer de donner un bon gouvernement aux chrétiens et aux musulmans de l’empire turc. »

Lorsque M. Hanotaux a lu à son tour les paroles prononcées par le marquis de Salisbury au Guildhall, il a dû éprouver des sentimens assez divers. D’abord, une grande satisfaction. S’il avait, en effet, exprimé déjà quelques réserves au sujet de la proposition du gouvernement anglais, celui-ci n’en avait ressenti aucune contrariété. Loin de là, lord Salisbury déclarait très baut qu’il ne voyait rien dans l’attitude de la France qui fût de nature à empêcher le concert européen de se produire ou de se maintenir. Mais il est un autre sentiment que M. Hanotaux a éprouvé aussi, et sur lequel nous ne raisonnons plus par hypothèse, car le Livre Bleu anglais en fait foi. Notre ministre des Affaires étrangères a été un peu étonné comme tout le monde du ton extrêmement adouci avec lequel lord Salisbury parlait de l’Empire ottoman et du sultan. Sans doute il avait déjà dit l’année précédente que le sultan seul pouvait faire des réformes dans son empire, et il avait le droit de le rappeler ; mais, l’année précédente, il avait tenu ce langage avec l’accent de la menace et avec l’intention évidente d’écraser l’infortuné Abdul-Hamid sous le poids d’une responsabilité que les épaules les plus vaillantes n’auraient pas pu soutenir. Il prédisait des catastrophes ; il semblait disposer des vengeances du ciel et il en annonçait les prodromes. Incontestablement le discours de cette année provenait d’une inspiration différente, apaisée, tempérée, et M. Hanotaux en a manifesté sa surprise à M. Gosselin, chargé d’affaires d’Angleterre. Il n’y avait certes pas à regretter le ton d’autrefois, mais celui d’aujourd’hui était-il plus opportun au moment même où les négociations reprenaient, et où il s’agissait une fois de plus d’amener le sultan à composition ? Le contraste même entre les deux harangues n’était-il pas de nature à inspirer au sultan des doutes, ou du moins des illusions sur la fermeté de la politique anglaise et sur la fixité des sentimens dont elle s’inspirait ? « M. Hanotaux, raconte le chargé d’affaires anglais, me dit qu’il espérait bien que je ne m’étais pas mépris sur le sens de sa remarque ; il savait bien que le gouvernement de la Reine réprouvait les atrocités dont l’empire turc avait été le théâtre ; mais il avait encore dans la mémoire le langage plus sévère employé par Votre Seigneurie au banquet du Guildhall de l’année précédente, et il voulait simplement exprimer la crainte que le ton plus modéré du nouveau discours n’induisît le sultan à penser que l’Angleterre n’était plus aussi impressionnée qu’auparavant par les abominations qui avaient déshonoré l’administration ottomane pendant les derniers dix-huit mois. » Ainsi les rôles étaient en quelque sorte renversés entre le ministre anglais et le nôtre, et c’était le second qui exhortait le premier à se montrer plus énergique. Peut-être lord Salisbury avait-il voulu, par l’extrême modération de ses paroles, calmer les appréhensions que certaines puissances avaient ressenties en l’entendant parler de mesures coercitives ; mais après avoir exagéré dans un sens, n’exagérait-il pas un peu dans l’autre ?

Venons-en aux réponses faites par les diverses puissances à la circulaire du 20 octobre. Dans son discours au Guildhall, lord Salisbury disait déjà, en termes explicites, qu’il comptait sur la Triple Alliance, avec laquelle il avait toujours été d’accord dans les affaires d’Orient. Depuis, les journaux anglais n’ont pas cessé d’affirmer que l’entente avec la Triple Alliance était formelle, absolue, sans réserves ni restrictions. Cela est-il parfaitement exact ? En ce qui concerne l’Autriche-Hongrie, oui, sans doute : on a vu que lord Salisbury, avant d’écrire sa circulaire aux puissances, s’était mis d’accord avec le comte Goluchowski, et la réponse de celui-ci a été ce qu’elle devait être, c’est-à-dire pleine d’effusion. En ce qui concerne l’Italie, oui, encore : l’Italie, bien qu’elle soit devenue beaucoup plus prudente que par le passé, et qu’elle ait un peu modéré l’ardeur fiévreuse avec laquelle elle s’intéresse aux affaires d’Orient, l’Italie a pris l’habitude de marcher avec l’Angleterre. Mais la réponse de l’Allemagne n’a pas été tout à fait la même, et c’est à quoi les journaux anglais se sont obstinés à fermer les yeux. Depuis l’ouverture de la crise orientale, l’Allemagne a toujours paru s’inspirer du vieux mot du prince de Bismarck ; que toutes les affaires d’Orient ne valaient pas pour elle la solide charpente d’un soldat poméranien. Ce n’est pas à dire qu’elle ne soit pas toujours prête à donner son adhésion aux propositions des autres puissances, mais on voit, on sent qu’elle ne la donne que du bout des lèvres et que le cœur n’y est pas. Pourquoi la refuserait-elle ? Il est toujours entendu, dans son for intérieur, que cette adhésion ne l’engage pas à grand’chose, car elle n’entretient pas de forces maritimes considérables dans la Méditerranée. Dès lors, il lui importe assez peu que les autres forcent les Dardanelles ou fassent le blocus de la Crète ; le cas échéant, elle les regarderait faire. Cette attitude, dont elle semble décidée à ne pas sortir, la rend facilement, mais banalement obligeante envers les propositions de ses alliées. Il y a d’ailleurs tant de chances pour que ces propositions n’aboutissent pas ! Dans le nombre déjà considérable de celles qui ont été faites, pas une seule n’est encore arrivée à terme. Pourquoi se tourmenter d’avance et prévoir les difficultés de si loin ? L’Allemagne a donc une tendance à ne pas faire des objections qui lui paraissent probablement inutiles, certainement prématurées, et à accepter en principe tout ce qu’on veut. Pourtant, dans la circonstance actuelle, le baron de Marschall a montré une réserve plus circonspecte qu’à l’ordinaire. Il a déclaré qu’il ne pouvait pas donner une réponse définitive sans un examen attentif et prolongé. L’examen se prolonge encore. Le gouvernement allemand s’est contenté de dire, en attendant, qu’il était disposé à se joindre à toutes les démarches auxquelles les autres puissances pourraient se décider à l’unanimité en vue de maintenir l’intégrité de l’Empire ottoman et d’améliorer le sort, non seulement des Arméniens, mais de tous les sujets du sultan sans distinction de race ni de religion. C’est là une réponse qui, avouons-le, ne le compromet pas beaucoup.

La Russie et la France ont trop d’intérêts engagés dans les affaires d’Orient pour imiter l’exemple si philosophique de l’Allemagne. Leur réponse à la proposition anglaise devait avoir un caractère plus précis. Il leur était impossible de ne pas éprouver quelques appréhensions au sujet de ces mesures coercitives dont parlait lord Salisbury, mesures d’autant plus inquiétantes qu’elles étaient présentées d’une manière plus vague, et qu’en demandant aux autres gouvernemens de les prendre, celui de la Reine avait négligé de les définir. Si des mesures de ce genre ne sont pas exécutées avec opportunité, avec rapidité, avec une parfaite unanimité entre toutes les puissances, elles risquent de faire plus de mal que de bien, et de provoquer dans l’Empire ottoman les accidens les plus graves. Qui sait si les intérêts de l’humanité, ceux dont l’Europe s’est le plus préoccupée dans ces derniers temps, ne seraient pas les premiers compromis et lésés par une action intempestive et maladroite ? Bien que beaucoup de sang ait coulé déjà, il peut en couler plus encore, de sorte que le but principal que l’Europe poursuit en ce moment serait complètement manqué. Xous ne parlons pas du côté politique de la question : une intervention d’une certaine nature mettrait en cause l’existence même de l’Empire ottoman, dont tout le monde veut maintenir l’intégrité, mais qui, dans l’état où il est aujourd’hui, n’aurait certainement pas la force de résister à une secousse un peu brusque, et à un ébranlement qui se répercuterait jusqu’à ses dernières extrémités. Nous sommes convaincus que personne en Europe ne songe à ouvrir la succession de l’Homme malade, qui l’est plus que jamais, qui le sera probablement toujours ; toutefois il y a des puissances qui répugnent, plus peut-être que d’autres en ce moment, à une intervention qui pourrait les jeter toutes, bon gré mal gré, dans la voie des grandes aventures, et parmi ces dernières il faut mettre au premier rang la France et la Russie. Cette politique a toujours été celle de la France ; elle n’a pas toujours été celle de la Russie, et de là sont venues dans le passé les regrettables oppositions qui se sont produites entre les deux pays. Nous avons la chance aujourd’hui que la Russie, profondément pacifique, et dont la politique est du reste engagée et occupée ailleurs, soit aussi conservatrice que la France elle-même en Orient, et que tant d’autres intérêts qui nous rapprochent ne soient pas troublés par ceux qui pourraient nous diviser. C’est pourquoi notre politique et celle de notre alliée se trouvent naturellement d’accord dans les affaires d’Orient : les réponses faites par les deux gouvernemens à la circulaire anglaise du 20 octobre nous en ont apporté une preuve nouvelle.

On s’est demandé à Saint-Pétersbourg et à Paris s’il était bien prudent de parler avant tout des mesures coercitives à employer éventuellement contre le sultan. Le gouvernement russe a fait tout de suite une observation pleine de bon sens, à savoir que, pour exécuter des réformes, le sultan aurait besoin d’argent et que les puissances feraient bien de s’occuper de ce côté de la question qui était, au point de vue pratique, le plus important et le plus urgent de tous. Là était la clé de la situation. Quant aux mesures coercitives, rien ne prouvait qu’elles seraient indispensables, et M. Chichkine était convaincu que le sultan céderait si les puissances se montraient unies. M. Hanotaux partageait ce sentiment. A ses yeux, les ressources de la diplomatie n’avaient pas encore été épuisées. Il fallait, disait-il, envoyer à tous les ambassadeurs à Constantinople des instructions solennelles qui leur donneraient de la force à l’égard de la Porte, tout en leur laissant une assez grande liberté sur le choix et la nature des réformes à demander. Des moyens de coercition ! On verrait plus tard s’il y avait lieu d’y recourir ; mais était-ce bien par cette menace qu’il fallait commencer ? Le gouvernement russe et le gouvernement français ont déclaré l’un et l’autre, pour qu’on ne se méprit pas sur leur pensée, qu’ils ne se refuseraient pas à discuter ces moyens, quand le moment serait venu, et si toutes les puissances en jugeaient alors l’emploi indispensable. En d’autres termes, ils mettaient au second plan ce que la circulaire anglaise avait mis au premier, et leur réponse était à coup sûr aussi nette et aussi expressive que celle de l’Allemagne dont nous avons plus haut reproduit les termes.

Quant aux instructions aux ambassadeurs, M. Hanotaux ne s’est pas contenté d’en parler, il s’est empressé de rédiger celles qu’il se proposait d’envoyer à M. Cambon, et, après les avoir rédigées, il les a communiquées aux autres puissances, notamment à l’Angleterre. Le baron de Courcel a été chargé d’en donner connaissance à lord Salisbury. Notre ambassadeur était invité à se concerter avec ses collègues afin d’assurer la réalisation prompte et complète des réformes promises et nécessaires. Il lui était prescrit de tenir le langage qui serait le plus propre à donner au sultan le sentiment exact des graves conséquences auxquelles il s’exposerait s’il ne tenait pas compte du vœu unanime des puissances, et s’il rendait ainsi inévitable une intervention de l’Europe. L’hypothèse de cette intervention n’était donc pas écartée, mais elle n’était plus regardée comme un préambule indispensable à tout programme de réformes. M. Hanotaux se contentait de poser trois principes qui devaient présider à tout travail et, au besoin, à toute action en commun. Ce sont les suivans : 1° l’intégrité de l’Empire ottoman sera maintenue ; 2° il n’y aura d’action isolée sur aucun point ; 3° il ne sera pas établi de condominium. Ces trois points sont conformes aux traditions et aux intérêts de la politique française en Orient. En les précisant à nouveau, M. Hanotaux donnait une direction, et aussi des limites, au travail que les ambassadeurs allaient entreprendre à Constantinople. Il a exprimé un dernier avis, à savoir que les réformes devraient s’appliquer, sans distinction de race et de croyance religieuse, à toutes les populations de l’Empire. Nous avons déjà vu quelque chose de semblable dans la réponse faite à la circulaire anglaise par le gouvernement allemand. Non pas qu’une suggestion de ce genre soit originairement venue de l’Allemagne, pour être ensuite acceptée par les autres puissances, et notamment par nous. On s’était demandé plusieurs fois déjà pourquoi, au moment de l’histoire où nous sommes, l’Europe, lorsqu’elle traite des affaires d’Orient, ne porterait ses préoccupations que sur les populations chrétiennes. La question avait été posée par M. Denys Cochin dans son interpellation du 4 novembre. Est-ce que les populations ottomanes ne seraient pas dignes, elles aussi, de notre bienveillance ? Est-ce qu’il ne serait pas légitime, quand on fera des réformes, d’admettre tout le monde à en bénéficier ? De plus en plus, les différences de race et de religion s’effacent aux yeux de l’Europe pour faire place à des considérations d’un autre ordre. Cependant, nous ne pouvons pas oublier que les catholiques d’Orient sont vis-à-vis de nous dans une situation spéciale, puisqu’ils forment notre clientèle historique et que nous sommes leurs représentans et leurs protecteurs. Lorsqu’ils réclament notre appui, ce n’est pas seulement une question d’humanité qui se pose, mais une question politique. C’est pourquoi, si nous demandons que les réformes que nous obtenons pour eux s’appliquent également à d’autres, cette conséquence naturelle d’un devoir plus général n’affaiblit pas ce que notre devoir particulier envers eux a de plus formel encore et de plus étroit.

Le 30 décembre, lord Salisbury a pris acte de la notification qui lui avait été faite officiellement des instructions adressées à M. Cambon, en déclarant qu’elles étaient en harmonie avec sa circulaire du 20 octobre. Tout est bien qui finit bien, et, puisque tout le monde est content, il faudrait avoir mauvais caractère pour ne pas l’être. Nous le sommes donc en toute sincérité, mais non pas tant parce que les instructions de notre ambassadeur ont paru à lord Salisbury conformes à sa propre circulaire, que parce qu’elles sont excellentes en elles-mêmes. En somme, après deux mois de pourparlers, tout le monde s’est trouvé d’accord parce qu’on s’est fait des concessions mutuelles. Lord Salisbury en a fait comme les autres, ce dont il convient de l’en féliciter. Cet incident diplomatique, qui aura sans doute une grande influence sur le développement des affaires d’Orient, ne doit pas être ramené à l’initiative exclusive de l’Angleterre, à laquelle toutes les puissances se seraient ralliées l’une après l’autre. Il y a eu une seconde initiative, qui s’est produite un peu plus tard, celle de la Russie et de la France ; elle n’a pas été moins efficace ; elle n’a pas eu moins d’influence sur les résolutions finales qui ont été prises en commun. S’il fallait absolument classer l’Allemagne de l’un ou de l’autre côté, peut-être, comme on l’a vu, faudrait-il plutôt la rapprocher de la France et de la Russie. Mais à quoi bon ? Il n’y a pas deux camps en Europe en ce qui concerne les affaires d’Orient, il n’y en a qu’un, et il faut qu’il n’y en ait qu’un. Aussi laissons-nous volontiers les journaux anglais célébrer le grand succès diplomatique de lord Salisbury. A les entendre, c’est lui seul qui a tout fait, tout dirigé, tout mené, tout ramené, à force d’habileté et d’énergie, dans le giron de sa politique personnelle. La dépêche par laquelle il a reconnu la conformité des instructions de M. Cambon avec sa circulaire est un dernier bulletin de victoire. Soit ! Si cette manière de concevoir les choses fait plaisir à nos voisins d’outre-Manche, il y aurait mauvaise grâce de notre part à les présenter un peu autrement. Nous voudrions même que lord Salisbury fût aussi pénétré que ses journaux de l’étendue de son succès. Dans son discours à la Chambre des lords, un passage nous a un peu inquiété, c’est celui dont nous avons déjà parlé, celui où il a cru devoir indiquer des divergences dans les termes employés par les puissances au sujet des mesures coercitives. Cela était-il bien nécessaire ? Le souci de l’exactitude n’a-t-il pas entraîné un peu loin lord Salisbury ? N’attachera-t-on peut-être pas, à Constantinople, plus d’importance qu’il ne faut à des divergences aussi légères ? La crainte qu’exprimait M. Hanotaux au sujet du discours du Guildhall ne peut-elle pas s’appliquer aussi à celui de la Chambre des lords ? On se demande parfois si lord Salisbury, quel que soit son désir d’exercer une impression efficace sur le sultan, qui ne peut pas tout, mais sans lequel on ne peut rien, emploie toujours les meilleurs moyens pour atteindre ce résultat. L’avenir éclaircira ces doutes.

Parmi les puissances, et bien qu’elles soient toutes d’accord entre elles, il en est certaines qui le sont encore davantage les unes avec les autres. De même que l’Autriche-Hongrie l’est plus particulièrement avec l’Angleterre, la Russie l’est plus particulièrement avec la France. L’entente entre ces deux derniers pays ne s’arrête sans doute pas aux affaires d’Orient ; on l’a déjà vue se produire ailleurs : elle se manifeste de nouveau, aujourd’hui, d’une manière très significative. Le comte Mouravief, ministre des Affaires étrangères de l’empereur Nicolas, se rendant de Copenhague à Saint-Pétersbourg, est passé par Paris. Il doit aussi passer par Berlin, mais les deux voyages n’ont évidemment pas le même caractère. Le comte Goluchowski était lui aussi à Berlin il y a quelques jours à peine. On ne sait pas très bien quel était le but de sa visite ; peut-être était-ce seulement de réchauffer la tiédeur du gouvernement allemand au sujet des affaires d’Orient, et de communiquer au prince Hohenlohe et au baron de Marschall quelque chose du feu qui l’anime. Nous sommes malheureusement condamnés à ne pas savoir, au moins pas encore, s’il y a réussi. Peut-être se proposait-il un objet tout différent, et mieux vaut ne faire aucune conjecture, de peur d’en faire d’inexactes. Il est tout naturel, entre deux alliés, de se voir le plus souvent possible ; on a presque toujours quelque chose à se dire. C’est vraisemblablement pour cela que le comte Mouravief est venu à Paris. Au lendemain de sa nomination au ministère des Affaires étrangères de Russie, et avant de prendre définitivement possession de son poste, l’opportunité d’un séjour, ne fût-ce que de quelques heures, au milieu de nous n’était pas contestable ; l’occasion était bonne, il était tout simple d’en profiter. Pendant son ministère, le prince Lobanof est venu également en France, et les conversations qu’il a eues avec quelques-uns de nos hommes politiques, avec le Président de la République, avec le ministre des Affaires étrangères, n’ont pas été inutiles. Mais ce qui frappe surtout dans la démarche du comte Mouravief, c’est l’intention évidente de manifester une fois de plus à tous les yeux l’intimité politique qui existe entre son gouvernement et le nôtre. A vrai dire, on sait aujourd’hui partout à quoi s’en tenir, et cependant, au dehors, on saisit les moindres prétextes pour faire naître à ce sujet des doutes que ceux qui les propagent n’éprouvent peut-être pas eux-mêmes. Ainsi nous racontions, il y a quinze jours, un incident diplomatique dans lequel le gouvernement français et le gouvernement russe avaient eu quelque peine à trouver le meilleur moyen d’atteindre le but qu’ils se proposaient en commun. Si l’on connaissait les détails du ménage que font ensemble l’Allemagne et l’Autriche, l’Autriche et l’Italie, on en verrait bien d’autres ! Le fait dont nous avons parlé n’avait pas grande importance ; cela n’a pas empêché les journaux étrangers d’en tirer des conséquences à perte de vue, et la plupart d’entre eux persistent encore à soutenir que, dès le premier pas qu’elles ont voulu faire côte à côte sur le terrain des affaires, la France et la Russie n’ont pas pu rester d’accord. Il ne faudrait pas, à coup sûr, donner à ceux qui nous, observent l’occasion de faire trop souvent des constatations| de ce genre même lorsqu’elles ne reposent que sur des apparences, et c’est pourquoi il était très bon que le comte MouraviefvintàParis. Son voyage est, au surplus, la meilleure des protestations contre les bruits fâcheux qu’on avait fait courir. Nous avons un autre motif de nous réjouir du voyage du comte Mouravief : le nouveau ministre russe pourra constater lui-même les sentimens qu’il inspire. La nouvelle de sa nomination, aussitôt qu’elle a été connue, a produit en France une heureuse impression. D’abord, on trouvait que l’intérim ministériel s’était peut-être prolongé un peu longtemps, et on venait précisément de voir que cela n’était pas sans inconvéniens. De plus, le comte Mouravief a laissé autrefois à Paris, comme secrétaire d’ambassade, des souvenirs très sympathiques. Enfin la marque d’estime personnelle et de confiance, que lui donnait son souverain, le recommandait auprès de nous. Il vient de Copenhague, c’est-à-dire d’une cour de famille pour l’empereur Nicolas et pour sa mère l’impératrice Marie-Feodorovna : c’était encore une considération qui n’était pas indifférente à nos yeux. Pour tous ces motifs, le choix du comte Mouravief nous avait été agréable, et son voyage à Paris ne peut que nous causer une réelle satisfaction.

Francis Charmes.
ESSAIS ET NOTICES


Dijon, monumens et souvenirs, par Henri Chabeuf, membre de l’Académie de Dijon, 1 vol. gr. in-4o, illustré de 140 photogravures par Chesnay; Dijon, librairie Damidot.


J’ai connu jadis un Anglais qui adorait Dijon. Pas une fois il ne manquait à s’y arrêter, lorsque, le printemps venu, il recommençait son pèlerinage annuel aux vieilles cités d’Italie. « C’est, me disait-il, un endroit charmant, et que je ne saurais trop vous recommander pour peu que vous détestiez, comme moi, les nuits en wagon. Partant le soir de Paris, j’y arrive à temps encore pour me faire servir, dans un hôtel voisin de la gare, mon meilleur dîner de l’année entière. Mais quel dîner! Quels vins, quel poisson, quels rôtis, sans compter la moutarde ! Là-dessus une bonne nuit, dans une grande chambre bien chaude; et le lendemain matin je reprends ma route, reposé et ragaillardi, emportant de cette aimable ville un souvenir mêlé de regrets et de reconnaissance. » Je m’avisai un jour de lui demander s’il n’y avait pas à Dijon d’autres curiosités : car je le savais un peu archéologue, et s’éprenant volontiers de beaux monumens. « Ma foi, me répondit-il, je n’ai jamais songé à m’en informer! Je me rappelle seulement une façon d’arc de triomphe, devant l’hôtel, et peut-être aussi quelques clochers, qu’on voit de la gare. Mais la ville est loin, l’express n’attend pas, et c’est assez pour moi que Dijon soit un des lieux du monde où l’on dîne le mieux. »

Mon ami avait raison : on dîne bien à Dijon, comme je m’en suis aperçu moi-même en m’y arrêtant à mon tour[1]. Et je me suis aperçu, de plus, que mon ami n’était pas le seul Anglais à l’avoir découvert. Tous les soirs j’ai vu arriver, dans l’hôtel qu’il m’avait vanté, de nouvelles fournées de ses compatriotes. Ils y dînent, y couchent, et s’en vont le lendemain par les premiers trains. Les uns font route pour Marseille et Nice, d’autres pour Milan, ou pour les rives souriantes du lac de Genève. Aucun d’eux n’a l’idée que cette ville « où l’on dîne si bien » est en outre une des villes les plus curieuses de l’Europe, une des plus riches en œuvres d’art et en souvenirs historiques, une ville qui n’est à la vérité ni italienne, ni provençale, ni même bourguignonne, mais simplement dijonnaise, avec une élégance et un charme tout à fait spéciaux. Ils ne se doutent pas que, derrière le petit arc de triomphe qu’ils voient en passant, dix églises les attendent, uniques en leur genre, Saint-Bénigne, Notre-Dame, harmonieuse et pure comme un temple grec, l’extravagant Saint-Michel, la gentille Sainte-Anne ; que de l’autre côté, à cent pas de la gare, l’ancien portail de la Chartreuse et le Puits de Moïse sont les plus parfaits, les seuls vrais chefs-d’œuvre de la sculpture flamande de la Renaissance ; mais surtout que nulle part autant qu’à Dijon les siècles ne se sont pour ainsi dire juxtaposés l’un à l’autre, laissant toujours à l’ensemble sa vie, son allure, sa physionomie primitives[2].

Encore ces étrangers savent-ils, tout au moins, honorer l’un des mérites de la capitale bourguignonne. Mais parmi les voyageurs français combien, passant par Dijon, ont jamais pris la peine de s’y arrêter ? Ils s’y arrêtaient tous, autrefois. Dijon était la première grande étape, sur la route du Midi ; et il n’y a guère de vieux livres sur l’Italie ou la Suisse qui ne débutent par une description du Palais Ducal. Aujourd’hui on n’a plus le temps. On s’arrête plus loin, à Milan, ou à Gênes, ou à Lausanne : Dijon ne compterait plus, sans le buffet de sa gare. Et combien d’autres villes ont le même destin ! Des innombrables touristes qui, tous les étés, explorent la Belgique, en trouverait-on cinq qui songent, en chemin, à visiter l’église, les vieilles rues, le musée de Saint-Quentin, à connaître Arras, Douai, ces nobles cités endormies, à jeter les yeux sur l’incomparable trésor que sont — qu’étaient, hélas ! avant d’être envahis par les champignons — les peintures, les dessins, et la Tête de Cire du musée de Lille !

Ce n’est pas seulement, d’ailleurs, le temps qui leur manque. Une opinion s’est formée, et sans cesse se répand davantage, suivant laquelle la province française serait désormais dénuée d’intérêt, Paris ayant absorbé toute la vie, toute la pensée, tout l’art de la France. On admet bien que les vieux monumens sont restés en place : les pierres ont encore résisté, jusqu’ici, à la grande poussée de centralisation. Mais on les croit mortes, dans ces villes mortes, et le désir de les voir décroît peu à peu : on a l’impression que tout ce qu’il y a en France de curieux ou de beau se trouvera tôt ou tard rassemblé dans la capitale. Et de fait l’immigration des hommes et des choses y devient tous les jours plus considérable. Pour ne parler que de Dijon, n’avons-nous pas vu deux de ses œuvres d’art peut-être les plus locales, le tombeau de Philippe Pot et la charmante Vierge de la rue Porte-aux-Lions, ne les avons-nous pas vues s’installer au Louvre? N’a-t-on pas même déjà proposé d’y faire venir à leur suite, en échange de quelques Bolonais ou d’un vase de Sèvres, les deux tombeaux du Musée et le Puits de Moïse?

Mais fort heureusement ce n’est là qu’un projet; et en attendant qu’on ait achevé de les dépouiller, les villes de province restent encore assez riches en belles œuvres d’art. Dijon, par exemple, est aujourd’hui, comme jadis, un musée vivant. Toutes les rues y ont une âme; toutes les maisons y enchantent les yeux, par quelque singularité élégante ou piquante. On y sent, suivant l’expression d’Emile Montégut, « une ville qui a été constamment heureuse, et qui a eu le bon sens de ne pas trop changer. » Et il suffit de jeter les yeux sur les illustrations de l’ouvrage consacré par M. Chabeuf à la gloire de sa ville natale, pour comprendre aussitôt la variété, le charme, l’antique et toujours nouvelle beauté de Dijon.

Non, Dieu merci ! Paris n’a absorbé jusqu’à présent ni l’art, ni la pensée, ni la vie de la France ! Voici un ouvrage qui a été écrit, illustré, édité en province : et c’est à coup sûr un des plus beaux qu’on ait publiés depuis de longues années, un des plus somptueux et des plus soignés, mais aussi des mieux écrits, et plus intéressant encore, peut-être, à lire qu’à regarder. L’auteur, M. Chabeuf, a beau habiter Dijon, ou plutôt Saint-Seine, aux portes de Dijon : ce n’en est pas moins un excellent écrivain. Il ne se borne pas à connaître sa ville, il en porte, pour ainsi dire, le passé en lui. Siècle par siècle, la vie de l’antique capitale s’évoque devant ses yeux. Je voudrais pouvoir citer, notamment, le chapitre qu’il intitule Dijon féodal et ducal : il y a fait une des peintures de la société du moyen âge les plus précises, les plus colorées, les plus attachantes qui soient. Et M. Chabeuf est de plus un sage, un vrai philosophe, qui, non content de bien voir, sait encore réfléchir aux choses qu’il voit. A tout instant, chez lui, le moraliste se montre sous l’historien et l’archéologue. Après avoir signalé l’irrégularité des rues de Dijon : « Ne nous en plaignons pas trop, ajoute-t-il, et surtout n’accusons pas l’esprit du moyen âge! Dijon s’est élevé de lui-même, un peu au hasard, avec cette indépendance qui est le caractère de la race. Et si la raison s’irrite parfois de ces incohérences, n’y trouve-t-elle pas aussi d’amples compensations? » Et, quelques pages plus loin : « En vérité, quand on se représente tant de maux divers dont nos pères ont été accablés, on se demande comment l’homme pouvait vivre. Eh bien! on vivait, et même on vivait gaiement; on vivait mieux avec ses maux que nous avec les nôtres, et la peste déclarée ne faisait pas plus d’effet que n’en produit aujourd’hui telle épidémie légère, qui fait fuir un grand nombre et affole le reste. »

Ce sage, comme on voit, n’accorde pas une confiance excessive aux soi-disant progrès de la civilisation. Non qu’il ait contre le présent aucun parti pris: mais il aime le passé autant qu’il le connaît, et c’est là, en tout cas, une disposition précieuse chez un historien. Elle permet à M. Chabeuf d’étudier avec une égale sympathie chacune des phases successives du développement de Dijon : car dans chacune d’elles il trouve l’expression d’un idéal particulier d’élégance fastueuse ou de tranquille bonheur, et chacune lui montre cependant, sous un aspect nouveau, la même âme dijonnaise, gardant à travers les siècles le même fond d’équilibre et de belle santé. Ainsi il va de quartier en quartier, en quête des moindres vestiges des âges disparus. Tantôt il nous décrit les monumens de sa chère ville, tantôt c’est leur histoire qu’il nous raconte ; d’autres fois encore il les prend pour exemples, et nous reconstitue, autour d’eux, l’époque tout entière dont ils sont la trace. Heureuse ville, où il n’y a pas une époque qui n’ait laissé pour trace quelque monument !

Mais je n’ai pas assez dit à quel point ce livre lui-même est un monument, avec les 450 pages in-folio de son texte, avec les innombrables vignettes dont il est semé, et ses cent grandes planches en photogravure, reproduisant tour à tour, dans l’ensemble et par le détail, églises et palais, hôtels féodaux et parlementaires, vieilles rues et vieilles maisons, trésors artistiques et curiosités locales. C’est un monument élevé à la gloire de Dijon, et de la province tout entière, dont il atteste, en même temps que l’inaliénable richesse artistique, la féconde vitalité intellectuelle et morale. Puisse seulement la tentative de M. Chabeuf trouver bientôt des imitateurs! Puissent les autres villes françaises, à l’exemple de Dijon, se rappeler par de beaux ouvrages à notre respectueuse attention !


T. W.


Le Directeur-général,

F. BRUNETIERE.

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  1. Déjà Emile Montégut l’avait constaté il y a vingt-cinq ans, dans un chapitre de ses Souvenirs de Bourgogne. « On y mange, écrivait-il, d’une manière conforme aux exigences du palais d’un galant homme. » (Voyez la Revue du 1er mai 1872.)
  2. Voyez, sur le Puits de Moïse et les monumens de Dijon, l’étude déjà citée, d’Emile Montégut.