Chronique de la quinzaine - 14 février 1905

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Chronique n° 1748
14 février 1905


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



14 février.


Depuis la constitution du ministère Rouvier, l’extrême gauche socialiste et radicale n’a eu d’autre préoccupation que de refaire la majorité de la veille. Elle avait cru devoir en sortir après la disgrâce de M. le général Peigné et de M. le commandant Bégnicourt, mais elle entendait bien y rentrer le plus tôt possible. Elle a donc cherché une question, une réforme, au sujet de laquelle elle pourrait dicter au gouvernement des ordres que celui-ci serait disposé à accepter, et la séparation de l’Église et de l’État lui a paru parfaitement propre à servir de champ clos à un combat dont le scénario serait réglé d’avance, et qui se terminerait par une réconciliation. Il y avait d’ailleurs pour elle quelque chose de piquant à obliger plusieurs de nos ministres, au premier rang desquels figure M. le président du Conseil, à donner un démenti à leurs opinions anciennes et bien connues, pour en adopter une nouvelle qu’ils accepteraient toute faite des mains de M. Jaurès et de M. Briand. Le gouvernement s’est exécuté ; il a fait tout ce qu’on a voulu ; il a déposé un projet de loi sur la séparation ; il a accepté une interpellation sur sa politique religieuse, et enfin un ordre du jour qui a rejeté sur le Pape la responsabilité de tout le mal fait et à faire. Et c’est de tout cela que nous avons à parler, en procédant par ordre autant que possible.

L’altitude personnelle de M. Combes a quelque peu contribué aussi, il faut en convenir, à amener cette situation. Après avoir écrit à M. le Président de la République la lettre singulière que l’on sait, lettre dans laquelle il avouait que le motif de sa démission était la certitude où il était d’être mis en minorité un jour très prochain, M. Combes a tenté de se relever de cette chute en s’érigeant en arbitre du gouvernement et des partis. Les journaux qu’il a conservés à sa dévotion, soit par les liens de la reconnaissance, soit par ceux de l’espérance, ont fait valoir le dernier service qu’il avait rendu à la République : il avait démissionné, nous allions dire abdiqué, pour ne pas servir d’obstacle à la reconstitution, sur des bases solides, d’une majorité qui était sur le point de se débander. Comment aurait-il pu se désintéresser, après cela, du succès d’une œuvre à laquelle il s’était sacrifié ? Aussi n’a-t-il eu rien de plus pressé que de se faire élire président de son groupe au Sénat, et a-t-il prononcé, en prenant possession du fauteuil, un discours qui s’adressait beaucoup plus au nouveau cabinet qu’à ses collègues, et qui avait toutes les allures d’un ultimatum. M. Combes voulait bien faire connaître à M. Rouvier à quelles conditions il lui donnerait son concours. Il parlait d’ailleurs sur le même ton impératif que lorsqu’il était au ministère, laissant à M. Rouvier le pouvoir apparent et retenant pour lui le pouvoir effectif. Ses successeurs étaient mis en demeure d’accomplir sans plus tarder les réformes qu’il avait lui-même si souvent promises, sans jamais les réaliser. M. Combes a passé, en effet, deux ans et demi aux affaires : qu’a-t-il fait pour les réformes ? Il a eu, on peut le dire, l’impôt sur le revenu tué sous lui ; il a complètement négligé les retraites ouvrières ; il a retardé la préparation de la séparation de l’Église et de l’État en se refusant pendant longtemps à déposer un projet sur la matière, et, finalement, en déposant une feuille de papier qui n’en était pas un. Voilà, exactement, sa participation aux réformes ! On se rappelle avec quelle âpreté M. Millerand lui en a reproché l’insuffisance, ou plutôt la stérilité, et on aurait tort de croire que ce discours lui ait paru sans portée puisqu’il le reprend aujourd’hui pour l’adresser à M. Rouvier. Mais celui-ci n’étant au pouvoir que depuis trois semaines, il est vraiment un peu tôt pour lui demander comme Bonaparte au Directoire, à son retour d’Egypte : — Qu’avez-vous fait de cette France que je vous ai laissée si brillante ? Qu’avez-vous fait de ces réformes que je vous ai laissées si avancées ? — Sans doute M. Combes a posé la question de la séparation ; son discours d’Auxerre en fait foi ; il a agité les esprits ; il s’est efforcé de placer l’Église de France dans une situation aussi fausse qu’il l’a pu. Mais son action s’est arrêtée là, et c’est M. Rouvier le premier qui, à tort ou à raison, a déposé sur la séparation un projet de loi véritable. — Eh quoi ! dira peut-être M. Combes : comptez-vous pour rien ce que j’ai fait dans le diocèse de Dijon ? — Parlons-en donc puisqu’il s’en vante.

Les tristes aventures de deux évêques ont fait trop de bruit, il y a quelques mois, pour qu’on les ait oubliées. L’un de ces prélats, Mgr Le Nordez, vient encore d’appeler l’attention sur lui. Après de longues tergiversations, il a donné à la fois sa démission à Rome, où elle a été acceptée, et à Paris, où elle ne l’a pas été, de sorte qu’il est toujours évêque de Dijon pour le gouvernement de la République, et qu’il a cessé de l’être pour le Pape. Si, de part et d’autre, on s’était inspiré de l’esprit et même de la lettre du Concordat, l’affaire aurait été réglée entre les deux pouvoirs en vertu d’une entente amiable. L’entente étant impossible, puisqu’on n’en voulait à aucun prix à Paris ; le Pape a cru pouvoir passer outre et provoquer par une pression unilatérale. la démission de l’évêque de Dijon. Ce procédé exigeait des réserves, et nous les avons faites : mais, en fait, la situation était devenue intolérable, et, puisque l’Église et l’État n’étaient pas parvenus à se mettre d’accord pour la nomination des évêques, ils n’y auraient pas mieux réussi pour leur révocation.

Quoiqu’il en soit, Mgr Le Nordez étant démissionnaire auprès de l’autorité spirituelle, ne devait plus exercer aucun acte de sa fonction. Il avait lui-même, en temps opportun, investi de ses pouvoirs ses deux grands vicaires qui administraient régulièrement le diocèse à sa place : il était donc permis d’espérer qu’il se tiendrait dans la retraite où il s’était placé avec une liberté apparente ou réelle, mais enfin de son propre mouvement. Que s’est-il passé dans son esprit, on l’ignore. A-t-il agi spontanément ou par suggestion, on ne le saura peut-être jamais. Mais un jour, sans se donner la peine d’expliquer sa décision, il a révoqué d’un trait de plume ses deux grands vicaires. Mgr Le Nordez n’ayant donné jusqu’ici aucun signe de dérangement mental, a dû savoir ce qu’il faisait. Il ne pouvait pas se méprendre sur les conséquences inévitables de son initiative. Elles ne tendaient à rien moins qu’à créer dans le diocèse de Dijon une situation qui n’est pas inextricable comme on se plaît quelquefois à le dire, mais qui est très délicate, et dont les partisans de la séparation de l’Église et de l’État devaient seuls tirer parti. En effet, Mgr Le Nordez ne pouvait plus administrer son diocèse, puisqu’il avait donné sa démission au Pape, ni nommer de nouveaux grands vicaires puisque le Pape ne les aurait pas agréés. D’autre part, les anciens grands vicaires, s’ils continuaient d’être reconnus par le Pape, ne pouvaient plus exercer leurs fonctions, puisque, aux yeux du gouvernement français, ils avaient été valablement révoqués par leur évêque. Il fallait toutefois que leur révocation fût ratifiée par le gouvernement, et c’est ici que M. Combes est intervenu avec une adresse dont il se sait à lui-même le plus grand gré. Comment s’y est-il pris pour obtenir de la complaisance de M. le Président de la République, ou simplement de sa distraction, un décret qui ratifiait la révocation des grands vicaires, la lumière n’est pas faite sur ce point ; mais le décréta été signé et M. Combes en a éprouvé quelque orgueil. — Cette fois, s’est-il écrié, il faudra bien séparer l’Église de l’État, car il n’y a pas d’autre moyen de se tirer d’embarras ! — Cela n’est pas bien sûr ; mais, à supposer qu’il dise vrai, M. Combes a commis une nouvelle et grave incorrection. A quel moment, en effet, a-t-il soumis à M. le Président de la République le décret relatif aux grands vicaires de Dijon ? C’était après la remise de sa démission. Il n’était plus chargé, alors, que de l’expédition des affaires courantes, et, certes, il s’agissait ici de tout autre chose. M. Combes a voulu engager, bon gré mal gré, ses successeurs encore inconnus dans une voie déterminée. Il n’avait pas le droit de le faire, et le mot de supercherie est le seul qui s’applique à sa conduite. Dans quelle mesure Mgr Le Nordez a-t-il été son complice ou sa dupe ? A cet égard toutes les hypothèses sont permises, et nous ne sommes pas assez éclairés sur la conscience de ce prélat pour en émettre une.

Il s’en faut toutefois de beaucoup que l’imbroglio dijonnais soit aussi inextricable qu’on le prétend. D’abord, et ce serait le plus sage, le gouvernement de la République peut toujours accepter la démission de l’évêque : le chapitre aurait alors des moyens réguliers de pourvoir à la vacance du siège épiscopal. Si le gouvernement, tenant compte de ce qu’il y a eu de discutable dans la manière dont cette démission a été imposée à Rome, persiste à la refuser, il peut retirer le décret par lequel la destitution des grands vicaires a été homologuée, et, en vérité, rien n’est plus simple. Mais il ne fera ni l’un ni l’autre. Dans le premier cas, il aurait l’air de s’incliner devant Rome, ce qui peut-être serait grave : dans le second, il aurait l’air de se rebeller contre M. Combes, ce qui le serait encore plus. Eh bien, qu’il laisse les choses en l’état à Dijon. Quelques intérêts en souffriront sans doute, mais tout ne sera pas perdu pour cela. M. Combes a dit, et les journaux ont répété qu’on ne pourrait plus payer un seul traitement ecclésiastique dans tout le diocèse. C’est une difficulté qui n’embarrassera pas beaucoup M. le ministre des Finances : il en a vu et en a surmonté bien d’autres !

Il est toutefois fâcheux de constater que, parmi nos diocèses officiellement pourvus d’un évêque, il y en a deux, ceux de Laval et de Dijon, dont la situation laisse plus à désirer que celle des dix autres qui en sont complètement dépourvus. On a créé là, à force de chinoiseries, un état de choses paradoxal, et même un peu ridicule. Mais qui donc l’a voulu, si ce n’est le gouvernement ? Qu’on ait commis des fautes à Rome, nous le voulons bien. On l’a fait, toutefois, sans mauvaise intention, sans hostilité préconçue, sans volonté de rompre. Il en a été tout autrement à Paris. Là on a voulu la rupture, on l’a recherchée, on l’a provoquée ; et tout l’art de M. Combes, si on peut se servir de ce mot pour qualifier une politique faite de grosse malice et de brutalité, a été de discréditer le Concordat avant de le dénoncer, et pour s’excuser de le faire. Il est convenu aujourd’hui, dans la presse avancée, que le Concordat est la cause de tous nos embarras : ils viennent, au contraire, de ce que le Concordat n’est pas appliqué. Alors, en effet, au lieu d’être un instrument de conciliation entre les deux pouvoirs, il n’est plus qu’une entrave à la liberté de l’un et de l’autre. Le jour de sa mort, on poussera peut-être un soupir de soulagement à Rome aussi bien qu’à Paris. Le Pape procédera tout de suite, dans la plénitude de son indépendance, à la nomination de tous les évêques dont nous manquons, ou dont nous manquerons à ce moment ; il n’aura plus à s’entendre avec un ministre et avec un directeur des Cultes pour l’administration de ce qu’il appelle son troupeau ; il en sera le maître absolu. Ce sera le triomphe définitif de l’ultramontanisme sur le gallicanisme de nos pères. Toutes les garanties que l’État s’était attribuées ou avait retenues disparaîtront d’un seul coup. Oui, certes, ce serait là un beau jour pour Rome, s’il ne devait pas avoir de lendemain ; mais il en aura un, et Dieu seul sait quel il sera. L’organisation matérielle de l’Église de France sera difficile. Sa vie sera peut-être mal assurée. Mais la question qui nous préoccupe le plus est de savoir comment se résoudront, dans la suite des temps, les conflits inévitables entre l’Église et l’État. Oui, inévitables ! Croire qu’il n’y en aura plus après la séparation, que celle-ci sera réelle et que, désormais, l’Église et l’État pourront vivre côte à côte sans se connaître et sans se toucher, est une conception tellement chimérique qu’elle en est puérile. Entre deux pouvoirs qui aspirent l’un et l’autre à la domination sur les esprits et qui sont l’un et l’autre armés pour l’exercer, la paix ne peut résulter que d’un traité. On renonce au traité, on le déchire : qu’en résultera-t-il ? Nous ne nous chargeons pas de l’indiquer, mais nous disons sans crainte de nous tromper qu’il est impossible de jeter de gaîté de cœur dans une pire aventure un pays qui n’y est pas préparé. Et, si l’on trouve que nous avons un esprit rétrograde et réactionnaire, nous répondrons que M. Rouvier était hier de notre avis, et que M. Combes l’était avant-hier. On voit donc qu’à supposer que nous retardions, ce n’est pas de beaucoup.

M. Rouvier ayant enfin obtenu, plus heureux en cela que son prédécesseur, la signature de M. le Président de la République, celle de son collègue des Cultes, celle de son collègue des Affaires étrangères, pour un projet de séparation de l’Église et de l’État, a déposé ce projet sur le bureau de la Chambre. Il a tenu à en faire le dépôt vingt-quatre heures avant l’ouverture de l’interpellation de M. Morlot sur sa politique religieuse, afin de manifester par là qu’il était devenu un partisan sincère, et même impatient de la réforme. On peut trouver à tout âge son chemin de Damas ; mais dans celui de M. Rouvier il y a des ornières profondes ; on l’a bien vu pour l’impôt sur le revenu, qui y a disparu. Oublions ce précédent : peut-être le nouveau projet sera-t-il plus heureux. Il est moins mauvais que celui de M. Combes ; mais il n’est pas meilleur, et sur plusieurs points, il est moins bon que ne l’était, à l’origine, celui de M, Aristide Briand. Le projet de M. Briand accordait par exemple, aux associations qui s’organiseraient pour l’exercice du culte, le droit de s’unir entre elles jusqu’à former dans la France entière une association unique, qui aurait les droits des associations de droit commun. M. Combes avait pris le contre-pied de cette disposition ; il était allé à l’extrémité opposée, enfermant chaque association dans les limites d’un seul département et interdisant toute union entre elles. C’était condamner les départemens pauvres à la disette et à l’abstinence, tandis que, tout à côté, un département riche aurait été dans l’abondance. C’était en outre méconnaître le caractère propre de la religion catholique qui tend à l’unité. Toutefois, s’il n’y avait eu que la religion catholique, ses plaintes n’auraient peut-être pas été entendues ; mais celles des protestans et des Israélites ont été très vives et très pressantes. Les protestans en particulier ont déclaré que leur Église ne pourrait pas vivre dans les conditions du projet Combes, et ils ont réclamé pour les autres comme pour eux, au nom de la liberté. Le projet de M. Rouvier est un compromis entre les deux premiers. Il permet aux associations formées en vue de l’exercice d’un culte de se grouper dans le cadre de dix départemens, et il reconnaît la capacité civile à cette union d’associations. Il va même plus loin, mais cette fois avec une timidité excessive ; il autorise l’union des associations sur toute la surface du territoire ; seulement il refuse la capacité civile à l’association qui les englobera toutes.

En ce qui concerne les édifices du culte, M. Rouvier a reculé devant, la seule solution raisonnable : elle consisterait à les abandonner aux associations religieuses, à l’exception de ceux qui sont des monumens de l’art national. Ces édifices ne peuvent servir qu’au culte ; il serait ridicule de vouloir les détourner de la seule destination à laquelle ils soient appropriés, et en dehors de laquelle ils perdraient même toute valeur. Une autre considération doit entrer en ligne de compte. Nous ne contestons nullement la légitimité des actes révolutionnaires, surtout lorsque les conséquences en ont été consacrées par une prescription plus que séculaire. Cependant l’idée qu’en enlevant ses biens au clergé on lui devait une indemnité est contemporaine de la Révolution qui l’a appliquée. Nous la voyons dans les lois de l’époque ; nous la retrouvons dans le Concordat. Même en laissant de côté la question de principe, il aurait été généreux et habile d’attribuer les édifices religieux aux associations régulièrement formées pour l’exercice du culte. Au lieu de cela, le gouvernement propose, après avoir laissé aux associations la jouissance de ces édifices pendant deux ans, de les leur louer pour des périodes renouvelables de dix ans. La première location serait obligatoire ; les autres seraient facultatives. Nous ne voyons pas dans le projet de loi que les communes pourront, si elles le préfèrent, vendre ces édifices une fois pour toutes. Pourquoi ? Si c’est pour se réserver le moyen de taquiner, de molester, d’intimider les associations religieuses par la menace de rompre le bail passé avec elles, ou de ne pas le renouveler, on nous permettra de dire que ce n’est plus là le régime de la séparation. Mais le moment n’est pas encore venu d’étudier le projet de M. Rouvier dans ses détails : d’ailleurs nous devons dire un mot de l’interpellation Morlot.

Elle a été d’une nullité rare, et n’a eu d’autre objet, que de ramasser les morceaux du Bloc et de les recoller tant bien que mal. Si M. Rouvier s’est prêté à cette comédie, il n’a pas daigné y prendre part : il a laissé ce rôle à M. Bienvenu-Martin, le nouveau ministre de l’Instruction publique et des Cultes. On avait beaucoup parlé de cette interpellation avant qu’elle eût lieu, et les socialistes affectaient d’y attacher une si grande importance que les plus sceptiques avaient fini par s’en préoccuper. Ils avaient bien tort. Sans doute, si on prenait au pied de la lettre toutes les déclarations de M. Bienvenu-Martin et les termes de l’ordre du jour finalement voté, il faudrait faire entendre des observations et des protestations très énergiques ; mais toute cette mise en scène sent si fort la comédie qu’il est difficile de la prendre tout à fait au sérieux. Il n’y eut jamais discussion plus insignifiante sur un sujet plus important. Dès les premiers mots, il a été évident que les socialistes n’avaient d’autre but que de rentrer en grâce auprès du cabinet, en ayant l’air de lui faire grâce eux-mêmes. Ç’a été d’ailleurs la journée des doublures, car, en dehors de M. Denys Cochin et de M. Gauthier (de Clagny), pas un seul des orateurs que la Chambre écoute habituellement avec intérêt n’a jugé à propos de se faire entendre. Nous avons déjà constaté le silence de M. Rouvier ; M. Jaurès s’est tu ; M. Briand n’a rien dit ; M. Ribot s’est contenté d’expliquer son vote ; M. Millerand a rappelé les retraites ouvrières qu’il voudrait discuter avant la séparation, et, s’il a voté le contraire, il a pris soin défaire remarquer, non sans ironie, que la Chambre était toujours maîtresse de son ordre du jour. Il n’y a donc rien de plus vain que ces manifestations. Si la Chambre veut réellement s’attacher au problème de la séparation aussitôt après le budget, elle n’a qu’à le faire quand le moment sera venu, mais à quoi bon le dire d’avance comme du haut d’un Sinaï ? À quoi bon charger expressément le ministère de « faire aboutir » un vote à tel ou à tel moment, alors que cela dépend de la Chambre elle-même, et d’elle seule ? Ne semble-t-elle pas, lorsqu’elle prend toutes ces précautions, se défier de sa propre persévérance ? Elle fait appel au ministère pour lui servir de guide et presque de maître. Elle demande à une volonté qu’elle croit plus forte de suppléer à l’insuffisance de la sienne, toutes choses qui sont si loin de ses habitudes qu’on en reste surpris. La séparation de l’Église et de l’État a-t-elle une chance de plus de se faire, depuis l’interpellation Morlot ? Personne assurément ne le croira, et on croirait plutôt le contraire si on se fiait aux seules apparences. Il est vrai que l’ordre du jour voté a rejeté sur le Vatican toute la responsabilité de la mesure. C’est, dit l’ordre du jour, l’attitude du Vatican qui l’a rendue inévitable. M. Ribot a fait remarquer avec raison, et aussi avec esprit, que la Chambre, en parlant de la sorte, avait l’air d’une personne embarrassée qui plaide pour elle les circonstances atténuantes. Il a ajouté que, si on entendait faire une grande réforme, il fallait y procéder au nom d’une doctrine et non pas en manière de représailles contre des torts contestables, et qui, dans tous les cas, ont été réciproques. Il s’est donc abstenu pour ne pas consacrer par son vote ce qu’il a très justement appelé un « mensonge historique ; » mais, en s’abstenant, il n’a pas entendu faire acte d’hostilité contre le cabinet, et il s’est réservé de prendre part à la discussion quand elle viendra. Il est sûr qu’elle viendra, mais il est sûr aussi que la réforme n’aboutira pas avant la fin de la législature, et il en sera de même de toutes les autres. Après avoir eu le calendrier, on a eu le chapelet des réformes. On les a toutes rappelées et énumérées dans l’ordre du jour, à l’exception toutefois de l’impôt sur le revenu dont on ne parle même plus. Il est enterré sous un silence épais et lourd comme la pierre du sépulcre. Requiescat in pace !

Quel est donc le résultat de l’interpellation Morlot ? C’est que les socialistes et les radicaux-socialistes sont rentrés dans la majorité, que la droite en est sortie, et que les progressistes ont pris une attitude expectante. Une seule des déclarations du gouvernement a eu quelque intérêt : M. Bienvenu-Martin a dit que la situation dans nos diocèses qui n’ont pas d’évêques, ou qui en ont sans en avoir, resterait ce qu’elle est, à Dijon comme ailleurs. Nous n’en sommes pas surpris. Le ministère n’est pas assez fort pour se permettre une initiative quelconque, et comme, au surplus, il ne tient pas plus à une solution qu’à une autre, il obéit au principe d’inertie. A coup sûr, ce n’est pas gouverner, mais peu lui importe si c’est durer. Nous souhaitons qu’il dure, même dans ces conditions toutes passives, puisque enfin, il semble avoir pris pour règle de laisser couler le temps en faisant le moins de mal qu’il pourra. Il vaut toujours mieux que son prédécesseur, qui en faisait le plus qu’il pouvait. Nous aurions préféré une différence plus accentuée ; mais, au point où nous en sommes, il ne faut pas être trop exigeant. Et nous atteindrons ainsi les élections de 1906.


L’Autriche-Hongrie traverse une crise grave. On est habitue, tant le fait se renouvelle souvent, à entendre dire que l’Autriche-Hongrie traverse une crise et que cette crise est grave ; et ce pays est si habitué lui-même à ce genre d’épreuve qu’il finit toujours par s’en tirer. Cette fois, cependant, il y a quelque chose de nouveau dans ce qui vient de se passer, sinon en Autriche, au moins en Hongrie.

En Autriche, le ministère de M. de Gautsch a remplacé celui de M. de Koerber. L’événement n’a pas une grande importance : ce n’est pas de la chute de M. de Koerber qu’il faut s’étonner, mais plutôt de sa durée relativement longue. On n’avait vu en lui, à l’origine, qu’un ministre intérimaire, et les passions nationalistes étaient encore, ou du moins paraissaient si violemment déchaînées lorsqu’il est arrivé au pouvoir, — Allemands d’un côté et Tchèques de l’autre, - — qu’on se demandait s’il pourrait y tenir longtemps. En réalité, ces passions commençaient à être fatiguées ; elles avaient besoin de répit, et M. de Koerber a profité de cette circonstance avec beaucoup de présence d’esprit et d’habileté. Son gouvernement s’est prolongé plusieurs années sans encombre : il a été pour l’Autriche un temps de trêve relative et de repos. Malheureusement, les vacances dernières ne lui ont pas été favorables. Les incidens d’Innsbruck ont mis en présence, c’est-à-dire en conflit, les Allemands et les Italiens, et, bien que ce fût entre des murs universitaires qui auraient dû rester les temples sereins de la science, il en est résulté une grande excitation dans les esprits. Nous constatons avec regret que cette excitation, qui prend tantôt une forme et tantôt une autre, va plutôt en s’aggravant qu’en s’atténuant entre les Allemands d’Autriche et les Italiens. Les seconds sont exigeans, les premiers très impérieux, et, pour ce qui est de contenter en même temps les uns et les autres, c’est un problème à peu près impossible à résoudre. M. de Koerber s’y est employé en vain. Les Allemands lui ont gardé rancune des concessions qu’il avait faites ; les Italiens les ont jugées insuffisantes. De plus, il a remanié son ministère, de manière à donner aux Tchèques une satisfaction qui a eu le même sort. Bref il est tombé, et il a été remplacé par M. de Gautsch. M. le baron de Gautsch n’est pas un homme nouveau ; il a été déjà président du Conseil, mais si peu de temps qu’il n’a pu ni donner sa mesure, ni laisser de son passage aux affaires une trace appréciable. Toutefois, ses intentions ont paru favorables aux Tchèques, à en juger par l’attitude qu’il a prise dans la question des langues. Aussi se demandait-on comment les Allemands l’accueilleraient. La question reste encore en suspens. Cependant les débuts du ministère Gautsch n’ont rencontré jusqu’à présent, ni d’un côté, ni de l’autre, aucune hostilité irréductible, et, nous le répétons, la situation en Autriche est à peu près normale.

Mais non pas en Hongrie : il s’est même passé là des phénomènes sans précédens, qui ont jeté un grand trouble dans le présent, et qui sont de nature à susciter beaucoup d’inquiétudes pour l’avenir. Depuis de longues années, le gouvernement est à Pest entre les mains du parti libéral, qui avait sur l’opposition le double avantage de la majorité numérique et de l’homogénéité. Il a conservé l’homogénéité, mais il a perdu la majorité. Celle-ci appartient pour la première fois à une coalition formée d’élémens divers, où les libéraux dissidens occupent une place, mais une place restreinte : ils y ont quelque peu l’air d’être des otages. Comment en est-on venu là ? Il s’est produit en Hongrie, mais avec des symptômes plus accentués, ce qui s’est également produit en Autriche, et dans d’autres pays parlementaires où l’opposition, c’est-à-dire la minorité, a essayé d’empêcher la majorité de remplir son office naturel et légitime, au moyen de l’obstruction. L’obstruction est la pire maladie dont le régime parlementaire puisse souffrir, puisqu’elle s’attaque à son principe même et empêche son fonctionnement. On ne saurait y appliquer des remèdes trop héroïques. Seulement il faut le faire avec dextérité et avec succès : dans les entreprises de ce genre, rien ne dispense de réussir.

Après quelques tentatives gouvernementales assez malheureuses, François-Joseph a confié le pouvoir à M. Stephan Tisza, fils de l’illustre Koloman Tisza, qui a gouverné si longtemps la Hongrie et lui a rendu d’incontestables services. La principale qualité de M. Tisza, non pas la seule assurément, mais celle qui domine toutes les autres, est l’énergie. Ce ministre, renommé pour la force et la ténacité de sa volonté, s’est proposé de vaincre l’obstruction, et, pour cela, il a fait changer le règlement de la Chambre par des moyens qui, il faut bien l’avouer, n’étaient pas très corrects. Il a appliqué, en effet, le futur règlement à sa propre discussion : en d’autres termes, il l’a mis en usage avant qu’il fût voté. L’escamotage une fois opéré, M. Tisza s’est empressé de suspendre le Parlement. Tout cela s’est passé d’une manière si rapide, si précipitée même, que l’opposition en a été sur le premier moment interloquée ; mais elle s’est vite ressaisie pendant les vacances qui lui étaient imposées, et elle a commencé dans le pays une agitation qui a pris en quelque jours le caractère le plus passionné. La couronne même était atteinte : des sommations à peine déguisées étaient adressées au souverain d’avoir à faire respecter les libertés fondamentales et la constitution du royaume. Quand la Chambre est rentrée en session, on a pu mesurer le progrès du mal. La scène qui a eu lieu a dépassé en violence tout ce qu’on avait encore vu, non seulement en Hongrie, mais dans un pays quelconque. La salle des séances a été littéralement saccagée, le fauteuil du président brisé, ceux des ministres mis en miettes, et les auteurs principaux de cette dévastation étaient les hommes les plus considérables du pays, M. le comte Albert Apponyi ancien président de la Chambre, M. le baron Banffy ancien premier ministre, M. le comte Andrassy, etc. Ce dernier et ses amis étaient des libéraux dissidens qui, révoltés par les procédés dictatoriaux de M. Tisza, s’étaient brusquement jetés dans l’opposition. M. Tisza a compris alors que la Chambre était devenue ingouvernable, et qu’il avait d’ailleurs besoin lui-même d’obtenir du pays un bill d’indemnité. Il a dissous la Chambre et procédé à des élections : c’était le seul parti à prendre. L’opinion la plus répandue était qu’il triompherait ; on le croyait à Vienne, où François-Joseph ne cachait pas ses sympathies pour lui ; on le croyait également à Pest, où l’opposition se contentait de dire qu’elle ne désarmerait pas pour cela, et qu’elle continuerait la lutte dans la Chambre nouvelle par les mêmes moyens que dans l’ancienne. Mais M. Tisza a été battu, on peut même dire écrasé. Il n’a eu, en effet, que 151 voix, tandis que l’opposition en a eu 242, ainsi décomposées : 159 membres du parti Kossuth, 27 libéraux dissidens du comte Andrassy, 21 membres du parti catholique populaire, 13 membres du parti Banffy, 10 indépendans et 9 nationalistes. Ces derniers sont les représentons des nationalités non magyares. Coalition, avons-nous dit, et on voit combien elle est bigarrée ! Mais le fait saillant qui s’en dégage est que le groupe de beaucoup le plus nombreux de la majorité, plus nombreux à lui seul que la minorité tout entière, est celui de M. François Kossuth, c’est-à-dire le groupe de l’indépendance, ou, pour être plus exact, de la séparation de la Hongrie et de l’Autriche. M. Kossuth est toutefois moins révolutionnaire que son nom ne semblerait l’indiquer. Entre son père, le héros de 1848, et lui, chef de groupe aujourd’hui, il y a eu le compromis de 1867 avec toutes ses conséquences. Elles ont été si heureuses pour la Hongrie qu’on a peine à comprendre que des Hongrois en attaquent aujourd’hui le principe. Au surplus, M. Kossuth lui-même, héritier d’une tradition qu’il ne peut pas désavouer, reconnaît la nécessité d’y apporter dans la pratique des tempéramens et des transitions. Nous sommes loin, avec lui, des revendications de 1848, et l’esprit opportuniste de Deak n’est pas encore mort.

Malgré tout, la situation reste critique. François-Joseph, après avoir appelé à Vienne un certain nombre d’hommes politiques pour les consulter, — et on a remarqué qu’il avait oublié M. Kossuth, — a prié M. le comte Andrassy, non pas encore de former un cabinet, mais, après avoir fait une enquête sur la situation, de proposer le meilleur moyen de la dénouer. Si M. le comte Andrassy avait réussi dans sa mission, il aurait naturellement été chargé de former le futur ministère ; mais il n’y a pas été jusqu’ici complètement heureux. L’idée du souverain paraît avoir été de reformer la majorité libérale par le retour des élémens dissidens et par une entente qui ne semblait pas impossible avec quelques autres élémens de la majorité. Cette idée était très politique ; il valait la peine d’en tenter l’épreuve ; mais elle n’a pas abouti. Après quelques jours de pourparlers avec ses collègues, M. le comte Andrassy est revenu à Vienne faire part à François-Joseph des difficultés qu’il avait rencontrées. La coalition victorieuse, quelque peu homogène qu’elle soit, a continué de former un Bloc, comme nous dirions en France : elle a émis des exigences que nous ne connaissons pas très bien, mais que M. le comte Andrassy n’a pas cru pouvoir accepter, au moins jusqu’à présent. Pour essayer de la dénouer, François-Joseph s’est décidé à faire appeler M. Kossuth, pour causer avec lui. Puisqu’il devait prendre ce parti, peut-être aurait-il été bien inspiré en le prenant tout de suite : il y a aujourd’hui quelque chose d’un peu contraint dans sa détermination. M. Kossuth, avant de se rendre à Vienne, a fait connaître ses vues dans les journaux. Il est partisan en principe de l’union personnelle de l’Autriche et de la Hongrie ; mais il reconnaît qu’un changement aussi profond ne peut pas se faire d’un seul coup, et il borne ses projets immédiats à la séparation économique des deux pays, et sans doute à la constitution d’une armée purement hongroise. François-Joseph a fait naguère une résistance énergique sur ce dernier point. M. Kossuth est rentré à Pest, sans qu’on sache encore quel a été le résultat de son entretien avec l’Empereur. Les choses en sont là, et, nous le répétons, ce qui leur donne un caractère inquiétant, c’est que, pour la première fois en Hongrie, il n’y a pas de majorité véritable : il n’y a qu’une majorité de rencontre, composée d’hommes qui ont pu s’entendre pour l’opposition, mais qui ont peu d’idées communes pour le gouvernement. Le parti de l’Indépendance, étant le plus nombreux, devient dans toutes les hypothèses un appoint indispensable, ce qui le rend maître de la situation. Qui sait si, après avoir constaté l’impossibilité de gouverner dans ces conditions, un nouvel appel au pays ne sera pas jugé nécessaire pour sortir de l’embarras actuel ? Et cependant l’expérience électorale qu’on vient de faire n’a pas assez bien réussi pour qu’on soit tenté de la recommencer de sitôt.


FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-Gérant, F. BRUNETIERE.