Chronique de la quinzaine - 14 février 1917

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Chronique n° 2036
14 février 1917


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Un fait considérable vient de se produire. Le samedi 3 février, le Président Wilson a déclaré rompues les relations diplomatiques des États-Unis avec l’Empire allemand. Rien de plus pour le moment, mais rien de moins ; et il n’en faut pas davantage pour que, depuis la résolution prise par la Grande-Bretagne le 4 août 1914, il ne se soit point accompli d’acte plus important. Comment cet acte a-t-il été amené, par quel enchaînement de circonstances, quels en ont été les motifs, quelles en seront les conséquences probables ou possibles, c’est ce que, soit pour en bien dégager le caractère, soit pour en bien estimer la valeur, il ne sera sans doute pas inutile de montrer. Si près des événemens, et de si grands événemens, la seule manière qu’il y ait, non d’écrire, mais de préparer « l’histoire politique, » et par-là de nous acquitter d’une tâche qui devient de plus en plus difficile, n’est-elle pas d’essayer d’en donner, sur le vif, une bonne et fidèle analyse ?

La quinzaine dernière s’était en quelque sorte close par le message de M. Wilson au Sénat de Washington. Tel que ce document nous permettait de nous représenter, à la fin de janvier, l’état d’esprit du Président, nous l’avions laissé occupé uniquement de la paix, y pensant sans relâche, l’appelant de ses vœux, tout prêt à l’appeler de ses efforts, organisant en imagination une société des nations où, sous la protection commune et dans la foi jurée, l’agneau vivrait comme s’il n’y avait pas de loup, et, pour tout dire, rêvant un peu, à notre avis. Mais, comme ces rêveries sont de celles par lesquelles, au long des âges, l’humanité a réalisé les rares et faibles progrès dont elle peut s’enorgueillir, il n’y avait, au bout du compte, qu’à ne pas les interrompre, qu’à s’incliner avec respect, et à passer. C’est en effet ce que firent les gouvernemens du monde entier, belligérans du neutres, excepté celui du « Suprême seigneur de guerre, » chef de chœur de la Quadruple-Alliance. Justement, Guillaume II allait fêter son cinquante-huitième anniversaire, et il avait, à cette occasion, réuni, autour de sa table, à son quartier général, sa famille d’abord, comme il convenait, l’impératrice Augusta-Victoria, les princes Henri et Valdemar, son allié inséparable, l’empereur Charles Ier d’Autriche, et les serviteurs de sa volonté, les ombres de sa majesté au dedans et au dehors, le chancelier de Bethmann-Hollweg, le secrétaire d’État Zimmermann ; pour les pays de la couronne des Habsbourg et de la couronne de Saint-Étienne, le comte Czernin : trois personnages dont la présence révélait que tout ne s’était pas borné à des congratulations, et qu’on en avait fait, ou médité, entre complices, beaucoup plus qu’on n’en voulait dire. M. Zimmermann jouit en Allemagne de la réputation, qu’il ne partage avec personne, pas même avec M. de Bethmann-Hollweg, son supérieur hiérarchique, d’être l’homme le plus spirituel de la Wilhelmstrasse. Il n’est pas défendu de supposer qu’il fut, au cours de ce voyage, particulièrement brillant; et que c’est peut-être pourquoi, lorsque le Chancelier annonça, non sans mise en scène, qu’il se rendrait, le 31 janvier, devant la grande commission du Reichstag, pour y exposer « les vues au sujet desquelles il était allé se mettre d’accord avec l’Empereur, » il ajouta qu’il serait assisté du secrétaire d’État ; et c’est peut-être aussi pourquoi M. Zimmermann fut chargé de rédiger et de signer la réponse allemande à la communication, faite en forme officielle, du message lu parle Président Wilson au Sénat des États-Unis. Fixons donc la chronologie : 92 janvier, message de M. Woodrow Wilson; 27 janvier, réunion au quartier général du Kaiser; 31 janvier, discours de M. de Bethmann-Hollweg à la commission du Reichstag et réponse de M. Zimmermann au message américain.

Le discours ne fut, en vérité, que le commentaire du document; et c’est par conséquent au document lui-même qu’il faut aller tout droit. Quand même il ne porterait pas, au bas de la page, le nom de M. Zimmermann, il n’en porterait pas moins sa marque. La voici, bien visible, et comme gravée, dans le préambule : « Il est très agréable au gouvernement impérial de constater que les lignes directrices de cette importante manifestation (le message Wilson) concordent avec les principes et les vœux auxquels souscrit l’Allemagne. En premier lieu vient le droit de toutes les nations de décider de leur sort et d’être traitées également. En reconnaissance de ce principe, l’Allemagne se réjouirait sincèrement si des peuples comme l’Irlande et les Indes, qui ne jouissent pas des bienfaits de l’indépendance politique, recevaient maintenant la liberté. » Pour être de l’ironie, on ne peut pas dire que ce n’en est pas; ou qu’elle est si légère qu’on la sent à peine passer. Si la Chancellerie n’en trouve pas de meilleure, c’est que M. Zimmermann n’en a pas de plus fine: et si toute l’Allemagne n’en est pas secouée d’un rire colossal, c’est que tout de même elle n’a plus le cœur à rire et n’est plus assez nourrie pour perdre de ses forces à cet exercice. Et l’on serait tenté de se récrier, de s’indigner contre une pareille audace, de la part de gens qui détiennent, oppriment et tyrannisent, les uns depuis un demi-siècle, les autres depuis un siècle entier, Danois du Sleswig, Alsaciens-Lorrains, Polonais, pour abréger le catalogue de leurs victimes ; mais on réfléchit qu’il y a là-dedans autant d’aveuglement, de cécité morale, que de cynisme. L’esprit et la conscience ont leur myopie, qui ne se corrige pas avec des lunettes. Des choses comme celles-là, aucun Allemand ne devrait oser ni pouvoir les écrire; mais M. Zimmermann poursuit, imperturbable : « Le peuple allemand est opposé aux alliances qui poussent les peuples dans une lutte pour la puissance et qui les enlacent dans un réseau d’intrigues égoïstes. En revanche, la joyeuse collaboration du gouvernement allemand est assurée à tous les efforts qui tendraient à empêcher les guerres futures (notons, en passant, que l’épithète a changé d’objet : ce n’est plus la guerre qui est « fraîche et joyeuse). » La liberté des mers, qui est la condition préalable de la libre existence et des relations pacifiques des peuples, de même que la politique de la porte ouverte au commerce de toutes les nations, ont toujours été au nombre des principes directeurs de la politique allemande. »

Fermes sur ces principes directeurs, l’Allemagne et ses alliés voulaient tout de suite entamer des « pourparlers de paix, » en leur donnant pour but « la protection de la vie, de l’honneur et du libre développement du peuple. » Ni elle, ni eux ne visaient à « l’anéantissement de leurs adversaires. » La Belgique, eh bien! la Belgique, l’Allemagne ne l’annexerait pas, elle ne la restituerait pas, et ne la restaurerait pas absolument, non plus. L’Europe centrale avait, en toute ingénuité, fait connaître son intention de déclarer au monde cette paix perpétuelle, dans l’égalité des nations, si conforme à la fois aux idées de M. Wilson et au génie allemand. La scélérate Entente n’en avait pas voulu. Elle avait fait échouer ce grand dessein, par « appétit de conquête, » brûlant « de démembrer l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie, la Turquie et la Bulgarie, » opposant, « au désir de réconciliation, une volonté de destruction. » Dès lors, l’Allemagne se voyait « obligée de prendre de nouvelles décisions. » Puisque l’Entente avait dédaigné la paix sans victoire, elle allait avoir la guerre sans merci. La guerre navale d’abord. Dieu punisse l’Angleterre et « le groupe de Puissances mené par elle ! » Ici, une phrase admirable : « Depuis deux ans et demi, l’Angleterre abuse de la puissance de sa marine pour essayer criminellement de réduire l’Allemagne par la faim. » L’Allemagne a bien le droit de le lui dire, elle qui n’a jamais « abusé de la puissance de son armée » pour essayer de réduire un autre peuple par la force ! Et ce n’est pas seulement l’Allemagne que l’Angleterre contraint ainsi et étreint, ce sont aussi les États neutres, qu’elle prétend, « par une pression impitoyable, » faire renoncer à tout trafic commercial qui lui déplaît. Arrivé là, M. Zimmermann se fait, alternativement ou tout ensemble, solennel et sentimental. « Devant l’humanité, devant l’Histoire et devant sa propre conscience, le gouvernement impérial ne peut prendre la responsabilité de ne pas recourir aux moyens, quels qu’ils soient, de hâter la fin de la guerre. » On lui a fermé brutalement les voies pacifiques, qu’il eût préférées. La guerre donc, la guerre à toutes armes, car il n’en est aucune qu’il ne doive employer dorénavant, « s’il veut servir un idéal élevé d’humanité, et s’il ne veut pas pécher contre ses compatriotes. » Pécher encore contre les neutres, en n’arrêtant pas au plus tôt, en ne brisant pas net l’abominable « guerre de famine » dans laquelle « la soif de domination britannique accumule froidement les souffrances de l’univers. » M. Zimmermann en vient à parler comme Bernhardi. Que la lutte soit horrible, pourvu qu’elle soit courte; et plus elle sera horrible, étant plus courte, plus elle sera humaine ! Que les neutres souffrent plus cruellement, pourvu qu’ils souffrent moins longtemps; qu’ils laissent faire le gouvernement allemand qui sait mieux qu’eux ce qu’il leur faut, qui ne les tue que parce qu’il les aime et ne leur cause tout ce mal que pour leur bien, pour le bien de ses ennemis eux-mêmes! «Chaque journée apporte dans la lutte qui se poursuit de nouveaux ravages et de nouvelles morts. Chaque journée qui abrégera la guerre conservera la vie, des deux côtés, à des milliers de vaillans combattans et sera un bienfait pour l’humanité éprouvée. » Tout cet étalage de doctrine, pour aboutir pratiquement à une conclusion qui ne demandait pas tant d’affaires : « Par suite, le gouvernement impérial est décidé à abolir les restrictions qu’il s’était imposées jusqu’ici dans l’emploi de ses moyens de combat sur mer, dans l’espoir que le peuple américain et son gouvernement comprendront les causes de cette décision et sa nécessité. Le gouvernement impérial espère que les États-Unis apprécieront le nouvel état de choses de la haute tribune de l’impartialité, et, de leur côté, qu’ils aideront aussi à empêcher de nouveaux maux et des sacrifices de vies humaines évitables. » De quelle manière ? « De la manière la plus simple : il suffira que le gouvernement américain « déconseille à ses ressortissans et aux navires américains de communiquer avec les ports des eaux déclarées prohibées.» Les eaux déclarées prohibées, conformément au mémoire et aux plans annexés, ce sont, sauf d’étroites bandes et un étroit chenal, par où, à leurs risques et périls, de nuit, une fois par semaine, peinturlurés en arlequin, pourraient tenter de se glisser quelques navires neutres, à peu près toutes les mers de France, d’Angleterre et d’Italie; presque toute la mer du Nord, toute la Manche, toute la portion de l’Atlantique qui baigne nos côtes, à peu près toute la Méditerranée, toute la mer Adriatique. Parce qu’il plaît à l’Allemagne, et qu’elle pense y trouver son intérêt, elle chasse le monde de la moitié du monde: elle fait plus; avec des grâces, qui forcent par trop son talent, elle le prie de s’en exiler. Dans les bureaux de la Wilhelmstrasse, on se frotte les mains ; pour l’étranger, on expédie de bons radiotélégrammes, et, pour la consommation intérieure, on dicte de bons articles. On va voir ce que peut, contre un sous-marin du dernier modèle, à grand rayon d’action, la machine à écrire du Président Wilson : c’est le thème de la plaisanterie favorite; et M. Zimmermann est tout fier d’avoir rencontré cette métaphore : « de la haute tribune de l’impartialité. » On l’entendra bien aux États-Unis, pays de sport : la plate-forme de l’arbitre, d’où il dirige le match et juge des coups, quitte à en recevoir par hasard qui ne lui étaient pas destinés.

Mais voici que, gravement, processionnellement, entouré de sénateurs et de représentans, qui sont allés le chercher aux portes du Congrès, grandi par la triple grandeur du lieu, de l’heure et de la fonction, le Président des États-Unis, qui n’est plus simplement M. Woodrow Wilson, mais un chef d’État dont on ne peut comparer les pouvoirs qu’à ceux « d’un souverain anglais du temps des George, » est monté sur « la haute tribune. » Il tient à la main et déroule le manuscrit de cette note, qui, par avance, divertit si fort la grossière astuce allemande. M. Woodrow Wilson se retrouve un instant juriste et professeur pour poser incontestablement le point de droit. Or, le point de droit, il le tire de sa note au gouvernement allemand du 18 avril 1916, de la réponse allemande à cette note, réponse, en date du 4 mai, et de l’acte pris de la dite réponse par le gouvernement américain, dans sa réplique du 8 mai. Le Président Wilson avait dit, le 18 avril : « S’il est toujours dans l’intention du gouvernement impérial de faire, au moyen de ses sous-marins, indistinctement, contre les navires de commerce, une guerre implacable sans aucun égard pour ce que le gouvernement considère comme des règles incontestables et sacrées du droit des gens et comme des obligations impératives d’humanité universellement reconnues, le gouvernement des États-Unis sera enfin forcé d’arriver à cette conclusion, qu’il n’aura qu’une ligne de conduite à tenir. A moins que l’Allemagne ne déclare maintenant, et ne donne immédiatement effet à cette déclaration, qu’elle abandonne ses procédés actuels de guerre sous-marine contre les navires transportant des cargaisons et des passagers, les États-Unis n’auront pas d’autre alternative que de rompre les relations diplomatiques. » Ainsi le gouvernement impérial était dûment averti. Il s’inclina. « Le gouvernement allemand, répondit-il assez platement le 4 mai, est disposé à faire tout son possible pour limiter ses opérations de guerre pendant le reste de la durée des hostilités à la lutte contre les forces belligérantes et à assurer de cette manière la libre circulation sur les mers, principe sur lequel le susdit gouvernement croit être maintenant comme auparavant, en accord avec le gouvernement des États-Unis. » Dont acte, répliqua aussitôt, le 8 mai, le secrétaire d’État américain, M. Lansing. Et comme la Chancellerie avait insinué : « Les neutres ne peuvent pas s’attendre à ce que l’Allemagne, obligée de combattre pour son existence, aille, par égard à leurs intérêts, limiter l’emploi d’une arme efficace, au cas où on laisserait son ennemi continuer l’application de procédés de guerre transgressant les règles du droit des gens, » M. Lansing s’était nettement refusé à confondre les espèces, avait catégoriquement prononcé la disjonction. « Afin d’éviter un malentendu, le gouvernement des États-Unis notifie au gouvernement impérial qu’il ne peut une seule minute admettre et encore moins discuter l’idée que le respect par les autorités navales allemandes des droits des citoyens des États-Unis en haute mer dépende en aucune façon et au moindre degré d’une conduite d’un autre gouvernement à l’égard des droits des neutres et des non-combattans. De telles affaires sont séparées et non collectives, absolues et non relatives. »

Les choses étant ainsi réglées, les positions réciproques ainsi prises, neuf mois plus tard, le 31 janvier 1917, l’ambassadeur d’Allemagne à Washington, le comte Bernstorff, remet au secrétaire d’État américain, en même temps que la note de M. Zimmermann, un mémorandum portant en substance : « Le gouvernement impérial ne doute pas que le gouvernement des États-Unis ne comprenne la situation imposée à l’Allemagne par les procédés de guerre brutaux des alliés de l’Entente... et que ce gouvernement... ne rende à l’Allemagne la liberté d’action qu’elle s’était réservée par la note adressée le 4 mai 1916 au gouvernement des États-Unis. En cette occurrence, l’Allemagne ripostera aux mesures illégales de ses ennemis en empêchant par la force, après le 2 février 1917, et dans les zones entourant la Grande-Bretagne, la France, l’Italie et dans la Méditerranée orientale, toute navigation, y compris celle des neutres, de ou pour l’Angleterre, de ou pour la France, etc. Tous navires rencontrés dans ces zones seront coulés. »

Le coup a été machiné comme au théâtre. Il y a eu préparation savante, mais secrète, et il éclate subitement. Le président Wilson le dit, et il insiste à deux reprises : « A l’improviste et sans un avis antérieur quelconque... Cette action inattendue du gouvernement allemand, cette renonciation soudaine et profondément déplorable à l’assurance donnée... » Mais, depuis le 18 avril ou depuis le 8 mai 1916, depuis le premier et le dernier mot du Président sur ce sujet, la résolution des États-Unis est liée. Leur gouvernement n’a pas à choisir entre deux partis : il ne lui en reste qu’un à prendre, ou plutôt il est déjà pris. « Je pense que le Congrès sera d’accord avec moi... que le gouvernement n’a plus d’autre alternative compatible avec la dignité et l’honneur des États-Unis que de recourir à la décision que, par sa note du 18 avril 1916, il annonçait devoir prendre au cas où le gouvernement allemand ne déclarerait pas abandonner et n’abandonnerait pas effectivement les procédés de guerre sous-marine qu’il employait alors et qu’il a l’intention d’employer derechef aujourd’hui. » Cette décision, depuis un an irrévocable, qu’il n’y avait maintenant qu’à appliquer, c’était, pour reprendre la formule même de la note du 18 avril, de rompre les relations diplomatiques. « En conséquence, a continué le Président, j’ai chargé le secrétaire d’État d’annoncer à Son Excellence l’ambassadeur d’Allemagne que toutes les relations diplomatiques entre les États-Unis et l’Empire allemand sont rompues, que l’ambassadeur des États-Unis à Berlin se retirera immédiatement, et, en conformité avec cette décision» j’ai chargé le secrétaire d’État de remettre à Son Excellence ses passeports. » Puis viennent quelques paroles de politesse plus encore que d’atténuation, quelques-unes de ces transpositions de pensée ou quelques-uns de ces renversemens de langage qui servent précisément à faire entendre qu’on croit ce qu’on dit ne pas croire ou qu’on ne croit pas ce que l’on dit qu’on croit : « Malgré cette action inattendue du gouvernement allemand..., je me refuse à croire qu’il soit dans l’intention des autorités allemandes d’exécuter ce dont elles nous ont prévenus et qu’elles se sentiraient libres de faire... Seuls, des actes positifs manifestes de leur part pourraient me faire croire cela même maintenant... » Pourtant, sait-on jamais ? Alors, s’il fallait enfin se résigner à croire, « si cette confiance invétérée en la discrétion et la clairvoyance de leurs intentions venait malheureusement à se manifester sans fondement, si des vaisseaux américains, des existences américaines devaient réellement être sacrifiés..., je prendrais la liberté de revenir devant le Congrès demander qu’on me donne l’autorité pour employer tous les moyens qui peuvent être nécessaires pour protéger nos marins, nos concitoyens au cours de leurs voyages légitimes et pacifiques en haute mer. » Là-dessus, ce cri émouvant, ce témoignage que se rend à elle-même une conscience apaisée : « Je ne puis faire rien de moins. » Ces moyens qui, un jour, seront peut-être nécessaires, se résument en un seul, le suprême moyen; pour l’appeler par son nom : la guerre. Mais, jusqu’au bout, même après la rupture des relations diplomatiques, après le congé de l’ambassadeur d’Allemagne, M. Wilson désire éviter d’y recourir. Les États-Unis ne veulent rien, ne demandent rien, n’attendent rien. Ils n’ont d’autre ambition que d’être fidèles aux « principes immémoriaux » du peuple américain, que de revendiquer et de garantir ses droits incontestables « à la liberté, à la justice et à la tranquillité de l’existence, élémens de paix et non de guerre. — Dieu veuille que des actes d’injustice voulus de la part du gouvernement allemand ne viennent pas nous provoquer à les défendre. »

« Je ne puis rien faire de moins, » affirme, et, pour ainsi dire, jure M. Wilson. Et nous, nous ne pouvons rien dire, nous ne devons rien lui faire dire de plus. Nous en convenons sans feinte ; au courant de l’année dernière, ses mouvemens, parfois, nous avaient paru lents, au gré de nos impatiences. Il nous avait semblé avoir, sinon des reculs, car il n’a jamais reculé, au moins des temps d’arrêt, ou des hésitations, qui nous avaient parfois déconcertés. Certains de ses écrits dans le nombre, et certains de ses propos, étaient, en apparence, bien faits pour nous surprendre : et peut-être est-il arrivé que nous marquions ici notre étonnement, avec quelque vivacité. Mais tout cela, en M. Wilson, était superficiel, ces contradictions, ces scrupules, ces délais, tout cela lui était presque ajouté, presque extérieur. Le fond, de l’être, chez lui, le ressort qu’on ne touche pas sans tout tendre ou sans tout casser, c’est le sens juridique. Il est, pour l’honneur de l’humanité, de ces natures, que l’étude et la pratique du droit ont encore affinées et fortifiées, et qui ne supportent pas qu’un traité, un engagement, puissent être déchirés comme un « chiffon de papier. » Chaque fois que l’Allemagne, dans son ignorance ou son mépris des âmes, a blessé en ce point M. Wilson, elle l’a redressé. Vue sous ce jour, l’attitude du Président est parfaitement cohérente, du premier de ses gestes au dernier, de la note du 18 avril 1916 à la déclaration du 3 février 1917. Il n’y a rien en acte dans cette déclaration qui ne fût en germe dans la note du 18 avril. La conclusion même n’est pas d’hier ; elle est de l’an dernier ; et ce n’est même pas M. Wilson qui y est venu, c’est l’Allemagne qui l’a dégagée. Elle l’a peut-être voulue plus qu’il ne la voulait. Elle Tamis, par ses attaques, par ses provocations, en devoir de faire la figure qu’il devait aimer le mieux faire et de faire jouer à son pays le rôle que son pays aime le mieux jouer. Maintenant, le voici, pacifiste, mais juriste, puritain, président des États-Unis : il ne pouvait rien faire de moins, il ne pouvait faire autrement.

Mais la rupture des relations diplomatiques entre les États-Unis et l’Allemagne n’est que le premier des deux points qu’a développés ou abordés le discours du Président au Congrès de Washington. Il y en a un second, et c’est un appel aux neutres. A lire sous les mots ou entre les lignes, on eût peut-être été porté à y voir même plus qu’un appel : « Je considère comme entendu, avançait M. Wilson, que tous les gouvernemens neutres adopteront la même ligne de conduite. » Cette expression, si nettement affirmative : « Je considère comme entendu, » ouvrait aux imaginations de vastes perspectives ; d’autant plus qu’on l’avait noté, dans son message précédent, du 22 janvier, le Président Wilson, avait, avec affectation, parlé non seulement au nom du peuple des États-Unis, mais au nom « des peuples » de l’Amérique ou des Amériques, ce à quoi il ne semblait pas téméraire de supposer qu’il devait être en une certaine mesure autorisé. A présent, il parlait au nom des neutres, et il allait parler directement aux neutres, les invitant à joindre leur action à la sienne. En leur notifiant sa résolution, et tout en répétant qu’« il avait peine à croire que l’Allemagne pût réellement exécuter sa menace contre le commerce neutre, » M. Wilson a tenu à dire : « Le Président croit que les Puissances neutres travailleraient à la paix du monde, si elles adoptaient une conduite analogue. » Les réponses commencent à lui arriver. Elles ne sont peut-être pas tout à fait ce qu’il attendait, mais elles sont ce qu’elles pouvaient être. L’Espagne proteste avec hauteur contre la piraterie allemande. A elle aussi, l’Allemagne a trouvé le moyen de faire dire, sur un autre ton, le grand mot, le mot après lequel elle n’a plus jamais reculé d’une ligne : il ne faut pas que « soit interrompu le cours de son existence nationale, » ni que soit porté atteinte « à l’intégrité de sa souveraineté. » Elle appelle, sans ambages, l’attention du gouvernement impérial « sur la responsabilité qu’il assume, en raison, principalement, des pertes que son attitude peut occasionner. » Elle qualifie, en des termes où le dédain ne se dissimule pas, « la décision de fermer complètement le chemin de certaines mers en substituant au droit indiscutable de capture dans certains cas un prétendu droit de destruction dans tous les cas, » décision par laquelle l’Allemagne s’est placée « hors des principes légaux de la vie internationale. » Et l’Espagne le fait en nation qui se souvient qu’il suffit souvent d’opposer la fermeté à la violence, et que Canovas sut faire plier Bismarck dans le conflit des Carolines. Le Brésil, de son côté, proteste et rend l’Allemagne «responsable des actes commis par les sous-marins contre les citoyens, les marchandises et les bateaux brésiliens. » D’autres États de l’Amérique latine suivront sans doute, mais tenons-nous-en à ce qui est acquis. En Europe, les autres neutres, qui sont tous de petits États, sont troublés. Le Danemark voudrait bien suivre M. Wilson, mais il ne le peut pas; il invoque, pour s’excuser, « ses conditions géographiques et économiques; » et il n’est que trop vrai qu’elles l’exposent à tous les périls. De même pour la Suède et la Norvège; de même encore pour la Suisse. Elles se récusent ou délibèrent. Mais si la proposition de M. Wilson n’a pu faire l’unanimité diplomatique, elle a fait l’unanimité morale. Dès aujourd’hui, il est permis de dire hardiment qu’il n’y a plus une seule Puissance au monde qui veuille ou imposer ou conseiller la paix allemande. C’est un résultat capital, dont on ne saurait grossir la signification. Toutes les Puissances du monde et le monde tout entier, dégoûté des méthodes de guerre allemandes, s’insurgent contre l’hypothèse de la victoire allemande. Nous allons enfin recueillir les bénéfices de notre modération, vde notre retenue, de notre sagesse, de notre respect, devenu méritoire, du droit et de l’humanité. Jusqu’à présent, ils ne nous avaient valu que de rehausser, un peu platoniquement, notre cote morale. Mais voici qu’ils vont prendre une valeur positive, et la justice a retrouvé ses voies, quand tous les hommes conviennent qu’à aucun d’eux, rien d’humain, ni aucun bien, ni aucun mal, n’est étranger.

Que fait cependant l’Allemagne ? Et que veut-elle ? Elle ne serait plus l’Allemagne prussienne, si elle avait dépouillé sa duplicité et ne s’était ménagé quelque échappatoire. Aussi n’avait-elle pas manqué de s’en réserver une. Pour expliquer son dernier accès de délire, elle s’appuie sur ce que, dans sa note du 4 mai 1916, elle aurait mis les Etats-Unis en demeure d’abord d’obtenir, puis, au moins, de demander que l’Angleterre levât le blocus qui l’affamait. Oui, mais, dans sa riposte du 8, le gouvernement américain lui avait rabattu le caquet. Le blocus anglais est une chose, les torpillages allemands en sont une autre. « De telles affaires sont séparées et non collectives, absolues et non relatives. » Et l’Allemagne avait si bien compris, qu’à son tour elle n’avait pas répliqué, si bien accepté l’injonction, qu’en fait, et pendant plusieurs mois, sa barbarie sur mer parut s’être un peu relâchée. Ensuite, au fur et à mesure que, malgré ses victoires de Roumanie, sa situation empirait, elle s’exaspéra de nouveau, s’énerva, sous l’aiguillon de ses difficultés intérieures, et s’hypnotisa sur l’idée d’arracher la paix aux belligérans par la terreur de la guerre aux neutres. Elle construisit des sous-marins énormes, monstrueux, plus monstrueux, plus énormes et en plus grand nombre encore sur le papier que sur le chantier. Mais, dès l’été, elle en avait au moins un, le Deutschland, qu’elle envoya, pour son baptême, en Amérique. Visite charmante, et dont le gouvernement des États-Unis goûta toute la délicatesse. En même temps, le comte Bernstorff et les quelques centaines d’auxiliaires qui sont, à des titres divers, attachés à son ambassade assaillaient, harcelaient, circonvenaient à qui mieux mieux l’opinion américaine. Ne nous en plaignons pas. Leur indiscrétion ne nous a pas moins servi que la discrétion de nos diplomates, à nous, fidèles à une tradition qui, pour ne parler que des Etats-Unis, s’est perpétuée heureusement de M. Jules Cambon-à M. Jusserand. Nous avons d’autant plus de plaisir, puisque l’occasion nous en est offerte, à leur rendre ce public hommage qu’on a pu, plus d’une fois, leur reprocher de s’être trop effacés. Mais ce n’est pas le seul cas, et Washington n’est pas le seul lieu, où, en s’effaçant, ils ont laissé passer, et où, s’ils s’étaient, au contraire, trop montrés, on se serait peut-être rejeté en arrière. Ne pas se mettre en travers de la force des choses, qui sait si, dans les grandes crises, ce n’est pas le plus fin secret de l’art des hommes ? Quoi qu’il en soit, l’art du comte Bernstorff, qui s’est pourtant mis en travers, n’a abouti qu’à le faire renvoyer, à faire rompre les relations diplomatiques, à amener l’Allemagne, suivant l’expression de M. Lansing, « au bord de la guerre avec les États-Unis. » Cette guerre avec un onzième ennemi, l’Allemagne l’aura si elle la veut; elle ne l’aura que si elle la veut, comme elle n’aura que si elle la veut, la provoque et la déchaîne, la guerre avec les autres États neutres. La voudra-t-elle, et si elle commet, par-dessus toutes ses folies, cette ultime folie, pourquoi ? Notre raison ne peut deviner ses raisons. Est-ce pour ranimer la confiance évanouie, et déclencher, épileptique, le furor teutonicus que le maréchal Hindenburg invoque depuis six mois ? Est-ce pour chercher cet unique moyen de salut qui serait de n’espérer plus aucun salut, de braver le ciel et la terre, de forcer et de violer la Fortune ? Est-ce, plus simplement comme le pensent les intéressés, le Danemark, la Hollande, pour voler un morceau de pain et se donner quelques semaines de vie en faisant main basse sur leurs approvisionnemens ? Plus simplement, encore, est-ce pour faire une fin sans égale, et ensevelir son orgueil dans l’immensité même du désastre, pour dire : « Que pouvions-nous ? Tout l’univers était conjuré contre l’Allemagne. Mais ce n’a pas été trop de tout son poids pour l’écraser. Qui donc jamais ?... Quel autre peuple et quel autre empire, jamais ?... De l’apogée à la catastrophe, Deutschland, Deutschland über alles! »

Il y a là de quoi méditer, tandis que les événemens militaires nous en laissent encore le loisir. L’espèce de trêve, à laquelle l’hiver a condamné toutes les armées, ne sera sans doute plus très longue. On se canonne vers Riga, dans les Carpathes, sur le Carso, sur tout le front occidental. Entre nous et les ennemis du droit, qui sont et qui doivent se sentir les ennemis du genre humain, le glaive tranchera. Mais nous marchons à eux, couverts, comme d’une armure de diamant, de la sympathie, de l’approbation, de l’aspiration universelle. Nous sommes désormais certains de pouvoir souffrir un quart d’heure de plus, puisque ce s’est pas à nous seuls ni pour nous seuls que nous souffrirons, et de tenir les derniers, c’est-à-dire de vaincre.


CHARLES BENOIST.

Le Directeur-Gérant. RENE DOUMIC.