Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1838

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Chronique no 138
14 janvier 1838


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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14 janvier 1838.


La discussion de l’adresse a rempli seule toute la durée de cette quinzaine. Cette discussion est chaque année un évènement d’une gravité réelle. Elle offrait, cette fois, un intérêt plus vif et plus puissant que jamais. Le ministère du 15 avril se présentait devant une nouvelle chambre, et, par un incident qu’il était facile de prévoir, il devait provoquer une décision de cette chambre sur un point de politique qui avait déjà causé la dissolution d’un cabinet. Et à combien d’influences diverses se trouvait livrée, en cette circonstance, une chambre en partie inexpérimentée, et qui n’avait pas eu le temps de se connaître elle-même ; influence des hommes et influence des évènemens ! Double et triple complication, dont la chambre, le ministère, et, il faut le dire, l’opposition (l’opposition modérée), se sont tirés avec un rare bonheur.

D’abord les élections portaient le caractère du centre gauche, où M. Thiers a placé son avenir et sa fortune. Or, quand M. Thiers s’était noblement retiré du ministère à l’occasion d’une dissidence politique, cette dissidence avait porté sur la question de l’intervention en Espagne. Un ministère qu’on est convenu de regarder comme appartenant, par une partie de ses membres, au centre droit, avait succédé au ministère que présidait M. Thiers. La question se présentait de nouveau en présence d’un autre ministère, qui a donné un nouveau caractère à la situation par une politique conciliante, aimable, et il ne faut pas le taire, par une politique qui s’est trouvée heureuse. Cette chambre, née dans les colléges électoraux sous l’influence des idées du centre gauche, avait donc, dès les premiers jours de son existence, à se prononcer sur la question qui avait fait sortir M. Thiers des affaires, c’est-à-dire qu’elle se trouvait dans la nécessité de l’en tenir encore écarté ou de l’y faire rentrer. Elle avait encore à prononcer entre le ministère et M. Thiers, à les juger sur le point, peut-être unique, où leur politique diffère. Il s’agissait, chose délicate pour de nouveaux députés sortis des élections de 1837, de voter par un premier vote, par un vote décisif, par un vote qui engage presque toute la session, de voter avec M. Guizot et ses amis contre M. Thiers et les siens ; en un mot de faire pencher la balance parlementaire du côté droit, eux œuvres encore toutes récentes du côté gauche dans les élections.

Et quelle question que cette question de l’intervention, qui touche à tout, qui est devenue plus brûlante que jamais, par les sollicitations du gouvernement espagnol, par les progrès du prétendant et par les espérances que ces progrès ont fait naître au nord et au midi de l’Europe, au sein des cabinets qui ne nous sont pas favorables ! D’un côté, l’honneur et l’intérêt de la France, sa sécurité intérieure, sa considération au dehors, ses engagemens avec ses alliés ; de l’autre, l’éventualité d’une démarche immense, la suspension de ses réformes et de ses améliorations pacifiques, et un surcroît de dispositions défavorables chez ses adversaires, secondé peut-être par nos embarras ; sans compter la responsabilité pour la chambre d’un ministère renversé par ceux-là même qui veulent son maintien… Jamais, on en conviendra, une législature ne se vit placée, dès son début, sur un terrain, plus glissant.

Les devoirs du ministère envers lui-même étaient plus pressans, mais aussi moins difficiles à remplir. M. Casimir Périer avait laissé une sorte de tradition politique que n’ont certainement oubliée ni M. de Montalivet ni M. Guizot, ni même M. Thiers, qui a dû comprendre aussitôt la marche qu’on se disposait à suivre. Ceci consiste à s’avancer droit sur une chambre nouvelle, comme avait fait M. Périer, et à la forcer d’accorder une éclatante approbation, — ou à frapper un de ces coups décisifs que les chambres nouvelles ne frappent guère, à moins que ce ne soit à leur insu. Le ministère actuel avait d’autant moins à hésiter, que, malgré ses actes, qui parlent assez haut, on était convenu en quelque sorte qu’il n’a pas de politique, que son système n’est pas seulement la négation de tout système (ce qui en serait déjà un), mais que son système participe de tout, de la droite, de la gauche, ou du centre, selon l’occasion.

M. Guizot et ses amis, dont la politique conservatrice a pris l’engagement de ne pas troubler l’esprit d’accommodement que chacun semble vouloir apporter dans les affaires, et qui s’étaient d’ailleurs assez mal trouvés, dans la session dernière, d’une vivacité que leurs amis du second ordre traduisaient en rudesse, M. Guizot et ses amis avaient leur rôle tracé dans la mêlée qui se préparait : soutenir le ministre dans une question de politique où ils se trouvaient, par exception, penser comme lui, donner ainsi des gages d’esprit de conciliation, et enfin, on nous permettra cette petite supposition, prendre du terrain chez lui, et le saisir au corps, en combattant coude à coude avec lui dans le même rang.

Une seule nuance d’opinion dans la chambre, et nous serions plus exacts en disant un seul homme, n’avait pas d’intérêt positif à faire tracer nettement la situation, et à tout dire en deux séances. C’était M. Thiers. Et cependant qui a abordé la question avec plus de franchise que M. Thiers ? qui s’est montré plus loyal à ne laisser aucun doute dans la question ? Qui s’est plus généreusement exposé ? qui s’est plus entièrement sacrifié à ses convictions, dans un débat où tout le monde apportait les siennes ? Jamais homme n’a répondu par un acte de conscience plus net et plus ferme à ceux qui l’avaient un jour méconnu. Nous le disons sans embarras.

Voilà donc, en deux mots, de quelle manière cette discussion s’est engagée, et cette discussion a appris à la France beaucoup plus de choses qu’on n’en a dites. À savoir, d’abord, que le ministère est loin d’avoir méconnu la nécessité qui appelle la France à exercer une action constante sur la révolution espagnole, comme à empêcher le malheur immense de la contre-révolution en Espagne ; et secondement, qu’au centre gauche ne siégent pas des partisans effrénés d’une expédition militaire, des esprits avides de mouvement, qui s’embarqueraient autrement qu’au dernier jour, et à la dernière heure, dans les périls et les conséquences d’une intervention. Et pour tout résumer sous deux noms, M. Molé a montré, en cette occasion, une résolution et un parti pris qui ne permettent plus de le taxer d’incertitude, tandis que M. Thiers a fait assez de concessions aux temps et aux circonstances pour éviter le reproche d’opiniâtreté que lui adressaient quelques-uns de ses adversaires.

Les détails de cette mémorable discussion sont déjà de l’histoire. Il n’en est pas un qui ne soit un acte décisif dans la vie politique de celui qu’il intéresse. M. Saint-Marc Girardin avait été nommé rédacteur de l’adresse, avec l’assentiment du ministère ; il avait été nommé à la majorité de six voix contre quatre. Par conséquent M. Boissy d’Anglas lui avait donné la sienne, et formé ainsi une majorité dans la commission, qui semblait partagée en deux fractions égales. D’après le nom du rédacteur et les circonstances de sa nomination, on ne devait guère s’attendre à une adresse qui embarrassât le ministère et l’obligeât à chercher sur les bancs d’amis équivoques un éditeur responsable pour un amendement au projet. Ce fut pourtant ce qui arriva. M. Saint-Marc Girardin lut à la chambre une adresse où la conscience publique signala aussitôt un passage qui, rapproché du discours de la couronne, semblait indiquer, à propos de l’Espagne et du traité de la quadruple alliance, le vœu, la possibilité, la nécessité éventuelle d’une politique plus efficace que par le passé. Or c’était évidemment là la question politique de l’adresse, la seule sur laquelle pût s’engager un débat sérieux, celle qui depuis quelque temps, grace à des circonstances nouvelles, préoccupait le plus vivement l’esprit public. Comment s’expliquer une pareille dissidence entre le ministère et une commission dont la majorité lui était favorable, une pareille surprise faite à l’opinion, un résultat si différent de ce qu’on s’était promis de la nomination du rédacteur ? L’explication est bien simple. Il y avait majorité dans la commission pour le ministère du 15 avril : il n’y avait pas majorité pour le système de la non-intervention absolue ; il n’y avait pas majorité pour l’approbation sans réserve de ce qui s’était fait en vertu du traité de la quadruple alliance, en ce sens qu’il n’y aurait, en aucun cas, ni plus ni mieux à faire pour atteindre le but de ce traité. À l’article des relations avec les puissances étrangères, le rédacteur de l’adresse proposa d’abord une phrase insignifiante, écho inoffensif du même passage dans le discours de la couronne. Mais aussitôt on se récria dans le sein de la commission même ; l’expression des sympathies de la France pour la cause de la reine Isabelle « était trop faible, dit-on, dans le projet du rédacteur ; il fallait quelque chose de plus ; il fallait, sans rien compromettre, sans rien imposer, combiner une rédaction qui présentât plus d’espoir aux amis de l’Espagne, et qui fût d’un plus grand appui moral pour la cause constitutionnelle. — Et vous ne pouvez pas vous y opposer, disait-on avec raison à M. Saint-Marc Girardin ; vos opinions sont connues, et si vous ne parliez qu’en votre nom, vous iriez certainement beaucoup plus loin, vous demanderiez beaucoup plus ; vous ne seriez satisfait de rien moins que l’intervention, et peut-être même de l’intervention immédiate ; à travers toutes les vicissitudes de la question espagnole, vous êtes resté fidèle à la cause de la reine Isabelle II qui n’a pas cessé d’être, à vos yeux, la cause même de la France, de la révolution de juillet et de la nouvelle dynastie ! » M. Saint-Marc Girardin, avec la loyauté qui le caractérise, reconnut que c’était vrai, qu’il pensait aujourd’hui comme il pensait il y a deux ans, et comme il l’écrivait alors avec tant d’énergie, de conviction et de talent : aussi laissa-t-il substituer une autre rédaction à la sienne. Nous ne savons pas précisément qui s’en chargea ; on assure que ce fut l’honorable président de la chambre. Voilà comment le ministère se trouva embarrassé par la commission où ses amis étaient en majorité, et par un projet d’adresse dont il avait, en quelque sorte, fait nommer le rédacteur.

Au reste, dans cette affaire, tout a roulé sur des interprétations et des subtilités de mots que le sens qu’on est convenu d’y attacher a relevées et agrandies. De ce que la rédaction primitive de la commission recommandait au gouvernement d’exécuter fidèlement le traité de la quadruple alliance, on en a conclu que la commission n’était pas bien sûre que ce traité eût été jusqu’alors fidèlement exécuté. La commission protestait au contraire, et par la bouche de M. Saint-Marc Girardin, et par celle de M. Dufaure, qu’elle n’avait pas entendu s’occuper du passé, qu’elle ne le condamnait ni ne le flattait, et qu’elle laissait au gouvernement toute liberté sur les moyens d’atteindre le but qu’elle lui indiquait bien nettement. Une autre difficulté d’interprétation, une autre subtilité de mots s’est développée parallèlement sur l’amendement de M. Hébert. — Vous engagez le gouvernement à continuer, disaient les adversaires de cet amendement, à continuer l’exécution donnée au traité de la quadruple alliance ; c’est lui conseiller de ne pas l’exécuter autrement. — Non, répondaient M. Hébert et le ministère, l’amendement approuve le passé, il est vrai, et nous avons besoin de cette approbation du passé ; mais il respecte l’indication d’un but auquel nous reconnaissons qu’il faut tendre, et dont l’accomplissement pourrait en effet exiger d’autres mesures, des résolutions différentes.

Tel était le débat ; mais ces difficultés, presque grammaticales, étaient tout un monde. Le ministère, l’opposition, les circonstances, l’avaient ainsi voulu. Cela est si vrai, que la supposition du refus de cette rédaction par la chambre eût entraîné la chute du ministère, et la formation d’un cabinet, qui, n’importe sous quel nom, eût été forcé, pour obéir à son origine, d’intervenir en Espagne, à la première demande de M. d’Ofalia. Aussi M. Thiers, qui eût voulu être le maître de choisir et le temps et les circonstances, ne se souciait probablement pas de renverser le cabinet, et encore moins de l’éloigner à son profit.

On a cru grandir ce débat, qui n’avait pas cependant besoin d’être grandi, en disant qu’il s’agissait là d’une question de cabinet. Il s’agissait de bien plus encore, n’en déplaise à personne. Il s’agissait, pour M. Thiers de ne pas se jeter sur un pouvoir dont la possession immédiate, avec les vues qu’on lui prêtait, l’eût forcé d’aller plus vite et plus loin qu’il ne voulait ; et il s’agissait pour le ministère, pour M. Molé surtout à qui se trouve confiée notre sécurité extérieure, de rester ministre, non pas pour rester ministre, mais pour ne pas livrer le pays à un système dont l’exécution intempestive doit, selon lui, le mettre en péril. Chacun a bien rempli sa tâche, et dût-on voir ici une naïveté, et se tromper à notre dire, nous ajouterons que chacun est bien arrivé à son but.

Ce qui serait une naïveté réelle, ce serait de louer M. Thiers du magnifique talent qu’il a déployé dans la discussion de l’adresse. Comme orateur, M. Thiers est depuis long-temps au-dessus des éloges. Cette discussion a valu aussi à M. Molé, dans la chambre des députés, ce titre d’orateur qu’on ne lui avait jamais contesté dans la chambre des pairs, qualité qui ne comprend pas seulement une parole lumineuse et brillante, mais la distribution habile des moyens de défense et des argumens, ce qui n’était pas de pratique facile dans la double situation où se trouvait le président du conseil, ministre des affaires étrangères.

En cette double qualité, M. Molé était obligé de défendre deux situations toutes différentes en ce moment-là. La chambre ne voulait pas de l’intervention, il est vrai ; mais sa répugnance n’était pas encore très nette, et surtout elle n’était pas entière. En un mot, elle ne voulait pas s’engager, se rendre responsable d’une entreprise aussi grave. La chambre des députés est ainsi faite de tous les temps. Sauf quelques époques d’enthousiasme et d’ivresse, époques toujours fatales, qui marquent quelque funeste crise dans le pays, la chambre est timide comme les intérêts individuels qu’elle représente par-dessus tout, toute fiction constitutionnelle à part. La chambre se fût peut-être entendue sur l’intervention avec un ministère qui ne l’eût pas consultée. – « C’est la prérogative du roi de faire la paix ou la guerre, et non celle de la chambre, disaient quelques députés. — Et en effet, c’est peut-être la seule prérogative royale sur laquelle la chambre est très disposée, vu les suites, à ne pas vouloir exercer une prétention d’omnipotence. Le tableau des inconvéniens et des périls qu’il y aurait à se jeter en Espagne, que M. Molé s’est vu forcé de faire à la chambre, n’était donc pas de trop, sachant surtout quelle puissante parole il allait avoir à combattre. M. Molé n’ignorait pas cependant qu’en montrant à découvert aux puissances étrangères tous les obstacles qu’il trouve à aller étouffer la contre-révolution espagnole, il se liait les mains de plus d’une manière dans ses négociations ; mais c’était à la chambre qu’il avait affaire. En ce moment, c’était le président du conseil, le ministère entier qu’il fallait secourir. M. Molé crut bon d’aller au plus pressé. Il rappela les jours de puissance de Napoléon à l’époque du traité de Tilsitt, quand il se décida à entrer en Espagne, et il montra comment le conquérant en était sorti. Il étendit la main vers l’Orient, où la vigilance la plus habile nous fait tenir nos flottes en mouvement depuis plusieurs mois ; vers l’Afrique, où le sol est encore ébranlé de sa dernière secousse sous le pied de nos soldats ; vers le Rhin, où deux cent mille hommes suffiraient à peine en cas d’une collision, qu’une campagne malheureuse en Espagne pourrait rendre possible. Enfin, il montra les nécessités de tous les genres qui nous entourent, parmi lesquelles il faut placer en première ligne, comme l’a répété M. Guizot, celle de nous tenir prêts à intervenir partout où il serait besoin, repoussant ainsi, comme par la méthode homéopathique, l’intervention par l’intervention.

Et qu’on ne dise pas que M. Molé cherchait, en parlant ainsi, d’autre but que celui de faire passer ses appréhensions dans la chambre ; qu’on n’allègue pas qu’il voulait se concilier quelques cabinets étrangers, qui redoutent notre intervention en Espagne, tout en la désirant peut-être, dans l’espoir qu’elle nous attirera des embarras. M. Molé sait que l’Italie est ébranlée de la question espagnole, c’est-à-dire que les gouvernemens italiens se montrent plus difficiles dans leurs relations avec nous, selon les succès ou les défaites de don Carlos, et qu’ils ne seraient pas maniables, une fois que le prétendant serait entré à Madrid. Le ministre des affaires étrangères sait cela mieux que personne et cependant le président du conseil n’en craint pas moins l’intervention. M. Molé, pour citer un exemple contraire, sait aussi que la Russie ne verra dans l’adresse que le passage relatif à la Pologne et que le ministère qui ne l’a pas combattu, ou combattu en termes qui équivalaient presque à l’insertion du passage, ne sera pas vu d’un œil plus favorable que par le passé à Saint-Pétersbourg, qu’il veuille ou non l’intervention. Les raisons de M. Molé étaient donc toutes françaises, toutes prises dans des considérations intérieures ; c’est aussi dans ce sens qu’elles ont été reçues et goûtées. Ceci fait, ce point gagné par le président du conseil, il restera au ministre des affaires étrangères à s’arranger avec les puissances ; et il est assez habile et consommé pour remplir cette tâche qui le regarde, sans appeler la chambre à son secours.

M. Thiers nous a montré l’autre face de cette médaille : l’affaiblissement de notre alliance avec l’Angleterre, la force donnée aux puissances du nord par une contre-révolution au midi, le Portugal arraché à la quadruple alliance, la rupture de la ligue constitutionnelle du sud. M. Thiers a vu en Europe, et d’un long coup d’œil, toutes les conséquences de la non-intervention ; M. Molé y a vu celles de l’intervention avec toute la sagacité d’un esprit non moins pratique. On peut dire que sous ce double point de vue, les deux discours complètent l’ensemble de notre situation diplomatique, et que leurs auteurs, vigies attentives, placées au nord et au midi, nous ont signalé tous les dangers qui leur apparaissent de la position élevée qu’ils ont prise. C’est ainsi que nous entendons le pouvoir, mais c’est surtout ainsi que nous entendons l’opposition, non plus déclamatoire et aveugle, mais utile au pays, et lui prodiguant sans amertume ses conseils, même quand le pays ajourne ou écarte ses conclusions.

Nous sera-t-il permis de répondre par un mot à ces deux cris d’alarme, qu’une prévoyance un peu sinistre a fait jeter dans deux directions différentes, à M. le comte Molé et à M. Thiers ?

On est, il nous semble, bien près de s’entendre sur la question de la répression de la contre-révolution espagnole, qu’on la nomme comme on voudra, ou la guerre, ou l’intervention, ou la coopération ; ceux qui la veulent, avouant qu’ils ne la voudraient pas tout de suite, et ceux qui ne la veulent pas, déclarant qu’ils pourraient y consentir dans un jour peu éloigné. Nous nous en tiendrons, comme tant d’esprits éminens, à cet état d’option qui semble plaire à tout le monde, en leur faisant observer toutefois, que quel que soit le parti que l’on adopte, l’Europe n’est pas si préparée qu’on a bien voulu le dire, à nous faire payer cher l’une ou l’autre de ces résolutions. Qu’on veuille bien déployer une carte d’Europe, on verra un chancre rongeur attaché au sein de chacune des puissances qui la composent, une plaie qui la condamne à l’immobilité si elle ne veut l’agrandir. La Russie venir au Rhin ! dites-vous ? Mais la côte de Circassie, mais la ligne du Caucase, mais les provinces de la Russie-Blanche, et la Pologne ! Et avec qui viendrait la Russie, s’il vous plaît ? Avec la Prusse, qui laisserait derrière elle le duché de Posen, ses provinces saxonnes, et qui nous appellerait ainsi dans ses provinces rhénanes ? Avec l’Autriche, dont la surveillance suffit à peine au royaume lombardo-vénitien ? Craindriez-vous la réunion des états secondaires de l’Italie à cette ligue ? Celle de Naples, par exemple, qui vient de s’engager plus que jamais dans une neutralité forcée, en poussant à bout la Sicile ? La Sardaigne n’a-t-elle pas à veiller sur Gênes et même sur Turin ? Le saint-père sur la Marche d’Ancône ? Est-il un seul état marqué sur cette carte qui puisse se dire libre dans ses mouvemens, et notre alliée l’Angleterre n’a-t-elle pas autre chose à faire qu’à se brouiller avec nous pour la non-intervention, comme d’autres pourraient le faire pour l’intervention, ne fût-ce qu’à pacifier le Canada, et à contenir l’Irlande ?

Non, la France est moins gênée qu’on le pense dans ses allures ; sans doute, elle s’exposerait à de grands périls et à des périls mérités, j’ose le dire, si elle troublait, par son ambition, l’ordre public européen, et un statu quo qu’elle a consenti elle-même et qu’elle consent encore, après chaque changement qui le dérange, soit qu’il nous satisfasse ou non ! Mais la France n’est pas même exposée à de pareils soupçons ; elle a donné assez de garanties de ses interventions pacifiques pour être regardée avec crainte, et, disons-le bien haut, avec respect, chaque fois qu’elle se croit forcée de faire un geste menaçant. En cette affaire d’Espagne, ce qu’elle jugera devoir faire, elle ne le fera que pour veiller à sa propre conservation, et elle pourra, nous le croyons, ne se décider que d’après un ordre d’idées prises dans ses intérêts directs. L’Europe ne se placera pas entre la France et l’Espagne, et les embarras du Rhin n’auront pas lieu tant que la France sera gouvernée par le système de politique générale actuel qui est à la fois, à quelques nuances près, celui des deux ou trois partis modérés qui se livraient bataille dans la discussion de l’adresse.

M. Molé a défendu avec talent la position que le cabinet voulait prendre ; il a été constamment sur la brèche, où l’appelaient à chaque instant des interpellations pressantes, des provocations chaleureuses. C’est à lui que le ministère doit sa victoire dans cette grande lutte, dont l’issue a même dépassé toutes ses espérances. La chambre a voté à une majorité considérable l’amendement de M. Hébert, qui contenait l’approbation du passé, et le ministère a déclaré à plusieurs reprises qu’il ne voyait là ni l’engagement ni le conseil de rien faire de plus dans l’avenir pour atteindre le but du traité de la quadruple alliance. Pour notre compte, nous acceptons de grand cœur cette interprétation de l’amendement et du vote de la chambre ; nous avons fait plus, nous avons essayé de prouver, d’après tous les incidens et toutes les péripéties de la discussion, que c’était ainsi qu’il fallait interpréter l’un et l’autre. Maintenant nous nous demandons avec anxiété si l’opinion publique de l’Europe, si l’Espagne constitutionnelle, si la cour et le camp de don Carlos, si la diplomatie carliste accréditée auprès de la plupart des cabinets étrangers, ne seront pas autrement affectés, et si l’on ne verra pas dans l’adoption de l’amendement la confirmation sans réserve, à tout hasard, d’une politique qui a certainement fait plus que des vœux, qui a donné plus que des sympathies, mais qui n’a pas encore sérieusement embarrassé don Carlos. À cet égard l’avenir seul peut répondre. Cependant le principal organe du parti légitimiste a déjà anticipé sur sa décision, et le même soir il s’est formellement emparé du vote de la chambre, pour la remercier d’avoir renoncé, au nom de la France, à empêcher une restauration carliste en Espagne, si l’accomplissement de ce but exigeait d’autres mesures que le rigoureux blocus de la frontière des Pyrénées. C’est un grand malheur assurément que la possibilité d’une interprétation pareille ; mais nous avons trop de confiance dans les lumières et la loyauté de M. Molé, pour ne pas croire qu’il lui donnerait, au besoin, un démenti solennel. Nous dirons plus, nous croyons que le ministère est obligé, dès aujourd’hui, à faire quelque chose pour l’Espagne, plus ou moins, ceci ou cela ; mais quelque chose de nouveau, quelque chose de suffisamment efficace, et c’est un conseil que lui donnent maintenant plusieurs de ceux qui ont adopté l’amendement Hébert. Et comment ne le lui donnerait-on pas ? Il y a dans le parti doctrinaire, qui a voté en masse pour le ministère, des noms très compromis sur l’intervention et pour l’intervention ; il y a des hommes qui restent convaincus que ç’a été une faute de ne pas intervenir en 1835, et qui ont cent fois dit, écrit, imprimé, comme M.  Dufaure : « L’intervention le plus tard possible, l’intervention à la dernière extrémité, l’intervention pour dernière ressource ; mais la contre-révolution, jamais. »

On se flatte, nous le savons bien, de ne pas voir arriver cet extrême danger pour la cause d’Isabelle II, de ne pas voir la contre-révolution imminente en Espagne. On croit que la guerre civile peut encore durer des années sans approcher sensiblement d’une solution favorable à don Carlos ; on espère qu’au moins ces tristes vicissitudes se prolongeront assez au détriment des deux partis, avec un égal affaiblissement des deux côtés, pour qu’ils transigent d’eux-mêmes sans médiation et sans garantie étrangère. Eh bien ! on se trompe peut-être ; le ministère modéré qui avait si imprudemment compté sur notre assistance, est aux abois. Il reconnaît que si la France n’accorde pas quelque secours à la cause de la reine, il sera bientôt obligé de faire place à une opinion différente, au parti anglais. Le ministère d’Ofalia, plus sincère que les administrations précédentes, dit encore que l’épuisement des finances est arrivé à son dernier terme, que les carlistes ont réorganisé leurs forces sur tous les points, et que les armes et les généraux de la reine sont profondément découragés. Et tout cela est rigoureusement vrai ! Une expédition carliste vient en effet de passer l’Èbre ; elle a opéré sa jonction avec Cabrera, et elle est entrée dans Catalayud, tandis que le général en chef de l’armée qui devait la combattre et qui aurait dû poursuivre Cabrera, donne sa démission !

Voilà donc la situation dans laquelle le vote et la discussion de la chambre des députés vont trouver les deux parties belligérantes. Du côté de la reine, un ministère modéré, un ministère ami de la France, qui se décourage ; du côté de don Carlos, des bandes que l’on disait vaincues et démoralisées, qui reprennent cœur, qui tentent, au milieu de l’hiver, de nouvelles entreprises et qui agrandissent derechef le théâtre de la guerre, momentanément resserré dans ses anciennes limites. Le sort de l’Espagne peut dépendre, dans une pareille situation, du sens qu’elle attachera au vote de l’amendement Hébert, réclamé par le ministère avec tant d’insistance ; et comme nous craignons qu’après tout l’Espagne interprète mal ce vote, nous disons que le ministère devrait, dans son intérêt et dans un intérêt plus grand que le sien, chercher à en fixer le sens par une combinaison quelconque, de nature à servir la cause constitutionnelle. S’il ne le fait pas, tout est à redouter du désespoir des uns, et d’un redoublement d’audace chez les autres.

Mais, encore une fois, nous avons confiance dans le ministère. M. Molé a dit d’abord, en parlant de la contre-révolution espagnole, que ce serait un grand malheur ; puis, frappé des réflexions de M. Thiers, la justesse de son esprit lui a fait ajouter que ce serait un malheur immense. Ce mot est le fait qui est résulté de la discussion. La France ne se résignera pas, sans de grands efforts pour le détourner, à subir un malheur immense ; et si le danger ne paraît pas assez immense pour le repousser par une coopération active, le ministère aura sans doute quelque moyen à proposer à cette chambre si disposée à l’aider en tout ce qu’il demandera. Un journal dont les opinions ne sont pas toujours les nôtres, le Journal des Débats, a prononcé le mot subsides, et l’a appuyé de raisons d’une justesse parfaite, alléguant qu’en fait de subsides, on peut s’arrêter où l’on veut, et rester seulement dans la mesure du sacrifice qu’on s’est imposé. Il n’y a pas là, ajoute cette feuille, de cylindre où passe toute le corps dès qu’on y a mis le doigt. La proposition nous semble à la fois honorable et judicieuse, et les raisons qu’on en donne de nature à être discutées avec avantage dans la chambre. Elle ne verrait pas dans cette proposition, comme elle l’a cru voir dans la discussion, une sorte de tendance à l’entraîner sur le terrain d’une guerre de principes, et à lui arracher un vote qui serait accueilli par les agitateurs de tous les pays comme le fameux décret de la Convention du 19 novembre 1791, qui promettait appui à tous les peuples révoltés ou prêts à se révolter contre leur gouvernement. De son côté, le gouvernement espagnol verrait assurément dans cette mesure une haute marque d’intérêt, et l’Europe saurait que si nous n’accordons que notre secours pécuniaire, c’est qu’il n’y a pas encore lieu d’accorder autre chose. Il y aurait un autre avantage dans ce mode de coopération : c’est que l’Angleterre pourrait y prendre part avec d’autant moins d’opposition qu’il se trouve conforme à tous ses antécédens.

Nous répéterons, au sujet de cette mesure mixte, qu’il ne faut pas alarmer l’Europe, mais qu’il ne faut pas non plus s’alarmer de ce qu’elle pourrait faire contre nous. L’Europe nous craint ; mais les peuples eux-mêmes ne sont pas tels que beaucoup de personnes les supposent en France. On ne sait pas assez de quelles mesquines concessions la plupart d’entr’eux se contenteraient. Ne mettons donc en ligne de compte dans nos calculs politiques ni l’aversion des gouvernemens, ni l’affection des peuples pour nous. Toutes ces choses sont beaucoup moindres qu’on ne pense. Ne comptons que sur nou-mêmes, et reposons-nous aussi un peu sur la sagesse que notre gouvernement a montrée depuis sept ans. Dans l’origine de l’établissement de juillet, on se berçait, en Europe, de l’espoir de notre chute prochaine. Le caractère de stabilité que prend le gouvernement de la France a réveillé de fâcheuses dispositions, et le défaut de bienveillance s’accroît en raison du sentiment qu’on a de notre durée et de notre force. C’est une seconde phase à passer, pour arriver à la troisième, qui sera peut-être tardive, mais qui viendra, nous n’en doutons pas. On rend hommage à notre force par les mauvais vouloirs même qu’on nous porte ; en n’abusant pas de son influence, la France atteindra bientôt à son ancienne et immense position qu’elle regagne chaque jour dans la société européenne. La discussion de la question d’Espagne est faite pour servir notre cause et nous avancer dans cette voie ; couronnée par une résolution généreuse et pacifique à la fois, comme un vote de subsides, elle aura l’approbation de tous les hommes éclairés.

Quant à l’alliance prétendue du ministère avec M. Guizot et ses amis, nous dirons, sans craindre d’être démentis, qu’elle n’existe pas, du moins de la part du cabinet. Nous avons dit plus haut les raisons qui avaient décidé M. Guizot et ses amis à appuyer, par circonstance, le ministère, dans la question d’Espagne. Ces raisons font honneur à leur sagacité, et montrent l’esprit de conduite de ceux qui y ont obéi ; mais il y a loin d’une rencontre fortuite d’intérêts à une alliance, M. de Montalivet, qui a montré un si beau talent dans les discussions de l’adresse à la chambre des députés et à la chambre des pairs, a parfaitement défini la situation actuelle en disant : « C’est une ère de maintien et de consolidation des droits politiques. » Or, je le demande, est-ce là le système qui a présidé aux derniers actes politiques de M. Guizot et de ses amis quand ils étaient au pouvoir, aux écrits qui se publiaient sous leur patronage, entre autres à la rédaction du Journal de Paris ? Non, sans doute. Or, sur quelle base se ferait l’alliance annoncée ? Nous estimons trop M. Molé et M. Guizot pour supposer qu’ils puissent se joindre ailleurs que sur le terrain des principes ; et encore une fois, il y a à peine un an que les principes les ont séparés.

Nous parlera-t-on des avances publiques de M. le comte Jaubert ? Mais ne sait-on pas que M. Jaubert, qui unit l’humeur et les caprices d’une jolie femme à la malice d’un homme d’esprit, jouit, dans son parti, d’une indépendance qui l’en sépare presque sans cesse ? À la fin de la session, ne faisait-il pas seul, de tous les siens, la guerre au ministère ? Serait-il donc bien étonnant qu’il fît seul la paix aujourd’hui ? sans compter qu’il pourrait bien trouver quelque secret plaisir à afficher le ministère et à le compromettre par ses embrassemens.


— La mort de M. Le comte Reinhart laisse deux places vacantes à l’Institut, l’une à l’Académie des sciences morales, qui paraît destinée à M. Michelet ; l’autre à l’Académie des inscriptions, qui fournira sans doute à ce corps l’occasion de réparer une grave injustice. On n’a pas oublié comment l’intrigue a égaré, à la dernière vacance, le choix de l’Académie des inscriptions. La place de M. Raynouard appartenait naturellement à son successeur au secrétariat de l’Académie française ; mais une majorité assez faible montra comment une coterie politique peut l’emporter sur une réputation européenne et sur des titres aussi variés qu’ils sont solides. Nous reviendrons sur cette élection, quand les candidats au fauteuil laissé par M. Reinhart seront définitivement connus.


M. Théodore Jouffroy a ouvert, il y a quelques semaines, son cours de psychologie à la Faculté des lettres, avec une clarté d’exposition, une rigueur d’analyse et un ton de supériorité digne et calme, qui font regretter que la santé du professeur interrompe aussi souvent ses leçons. Après avoir exposé l’état actuel d’une science qui a déjà trouvé, en France, deux interprètes bien divers, dans MM. Laromiguière et Royer-Collard, dont l’un finissait noblement l’école du xviiie siècle, et dont l’autre posait hardiment les bases de la théorie nouvelle, M. Jouffroy a indiqué, à l’aide de ce procédé fin et délié qui le distingue, les différences et les rapports de la physiologie et de la psychologie, ainsi que le parallélisme et les variations de la méthode de ces deux sciences. Nous reviendrons sur les leçons de M. Jouffroy, quand elles présenteront un ensemble susceptible d’analyse et d’examen. Le cours de M. Patin sur la poésie latine, devant présenter de grandes divisions qu’il importe de suivre, nous attendrons aussi, pour en reproduire les plus gracieuses parties, qu’une notable portion du programme soit remplie. Il en sera de même des leçons de M. Fauriel sur la littérature espagnole et du cours de M. Ampère. L’ingénieuse excursion que M. Geruzez fait cette année dans une époque qui nous est assez familière, la littérature du règne de Louis XIII, nous sera une occasion de parler quelquefois d’hommes assez peu connus, et dont l’étude pourtant ne manque pas d’intérêt. La publication des leçons de M. Geruzez sur l’éloquence religieuse et politique du xvie siècle, ne peut manquer non plus de donner lieu, dans ces comptes rendus de l’enseignement, à un examen détaillé où l’approbation trouvera sa place à côté de la critique. Enfin, si nous ne nous arrêtons guère devant les vieilles déclamations de M. Lacretelle, devant les communes et pâles improvisations de M. Tissot, si nous ne parlons pas de l’histoire du xviiie siècle faite dans une chaire d’histoire ancienne, et de l’archéologie phénicienne enseignée dans une chaire d’histoire moderne, il nous restera pourtant encore assez d’opinions à réfuter, assez de nobles paroles à reproduire.


— Depuis dix ans, on peut le dire, toute une révolution s’est accomplie dans la manière de construire les pianos. À mesure que les grands artistes trouvaient dans l’exécution des ressources nouvelles, l’instrument se développait comme sous leurs doigts. À la tête des hommes qui sont parvenus, à force de persévérance et de travail ingénieux, à élargir ce champ donné au génie des maîtres, il faut citer M. Pape. M. Pape a long-temps fabriqué ses pianos en employant le mécanisme ordinaire. Les succès qu’il a obtenus pouvaient suffire à sa fortune, mais l’art demandait plus. Les marteaux qui touchaient la corde en dessous et la poussaient hors du sillet la frappent maintenant par-dessus et l’attaquent avec bien plus de force et de soudaineté, cette manière de procéder n’exigeant pas autant de complication dans le système de l’échappement. La corde, qui formait un angle au point du sillet, afin de résister aux efforts du marteau, qui tendaient à l’en détacher, est droite et vibre dans toute sa longueur. M. Pape avait déjà donné ce mécanisme aux pianos à queue, mais le piano carré devait en tirer de bien plus grands avantages, puisque l’on peut livrer à la table d’harmonie toute l’étendue de l’instrument. On sait que cette table est échancrée en triangle et perd un quart de sa largeur quand il faut donner passage aux marteaux placés sous la corde. Dans les nouveaux pianos carrés de ce facteur, la table d’harmonie occupe tout le plafond du piano. Le mécanisme qui règne au-dessus, indépendant, frappe, les cordes avec plus de vigueur, les affermit sur le sillet, et la table vibre dans tous les sens. Ces deux raisons contribuent également à augmenter les moyens sonores dont les résultats sont admirables. La corde attaquée par en haut éprouve une impression plus régulière et tient plus long-temps l’accord. Le tirage, ne portant plus à faux, n’exige pas qu’on lui oppose autant de résistance, et l’instrument, moins grand et beaucoup moins lourd, donne des résultats plus brillans. Cette découverte renverse de fond en comble le système du piano, on peut le dire sans figure, puisque ce qui était dessous se trouve maintenant en dessus, et augmente dans une progression immense les moyens sonores de l’instrument. En 1832, la société d’encouragement apprécia les avantages de ce nouveau système ; le rapport fait en 1833, à l’Académie des Beaux-Arts, par M. Berton, n’est pas moins favorable à M. Pape. Son nouveau système y est approuvé sous tous les points, et ce rapport était signé par Boieldieu, Lesueur, MM. Cherubini, Auber, Paer et Berton. Cette invention de M. Pape méritait d’être signalée, et on ne saurait trop recommander les nouveaux pianos qui sortent de ses ateliers.


— L’auteur de Volberg, dans sa préface, essaie de nous démontrer que la poésie est encore de ce monde et que notre époque n’est pas stérile en grands écrivains ; il discute gravement l’influence du progrès matériel sur les dévoloppemens variés de la pensée et de la fantaisie, et après un laborieux raisonnement, il nous assure, avec le cri de surprise qu’arrache une découverte, que la poésie doit survivre à notre siècle et qu’elle ne cessera pas d’être florissante, en dépit de la science et de l’industrie. Ce sont là, sans doute, de bien grandes vérités ; mais nous engageons M. Pécontal à employer, pour nous les dire, moins de phrases prétentieuses et de périodes solennelles. En consacrant vingt pages de préface à amplifier un texte rebattu, M. Pécontal a fait preuve de maladresse ou de vanité. Ou il a cru nécessaire de prouver l’évidence, et sa préface est insignifiante au point de vue de la logique ; ou il a cru pouvoir racheter la pauvreté du fond par les richesses de la forme, et alors il est coupable de vanité. Dans les deux cas, M. Pécontal aurait bien fait, puisqu’il combattait des chimères, de défendre la cause des poètes avec plus de calme et de mesure. Nous ne savons où il a entendu nier l’existence de la poésie dans les temps modernes ; mais nous croyons bien que plus d’une fois on a pu, devant lui, déplorer qu’elle se manifestât si rarement dans une œuvre digne de la représenter et ranger parmi les essais médiocres ou insignifians, la plupart des recueils lyriques ou des poèmes qui se publient de notre temps. Ceux qui pensent ainsi, ne méritent point d’être traités d’esprits chagrins, inquiets ou aveugles. M. Pécontal devra au contraire, s’il est juste, reconnaître leur impartialité et leur clairvoyance.

Nous ne rangeons pas le poème de Volberg parmi les livres dont nous parlons. S’il a de commun avec eux une mauvaise préface et des prétentions démesurées, il les dépasse dans certaines parties par l’exécution. Quelque reproche que méritent le choix du sujet et les réminiscences du style, on ne peut contester à l’auteur de Volberg la supériorité que nous lui accordons. Il exprime avec assez d’éclat et de facilité, des pensées graves et d’énergiques convictions. À quelques égards, Volberg se distingue donc de la foule des débuts poétiques.

La donnée du poème est la lutte du scepticisme et de la foi. M. Pécontal n’a pas reculé devant un sujet aussi vaste et tant de fois traité avec magnificence.

Il est nécessairement tombé dans l’imitation ; et malheureusement il n’a pas toujours imité avec talent. On excuserait volontiers l’imitation en elle-même ; il est bon peut-être de préférer, en commençant, l’étude d’un modèle à une recherche ambitieuse de la nouveauté. Mais si l’imitation est maladroite, la critique peut justement se plaindre et reprocher à l’écrivain non un défaut d’originalité, mais un manque de goût.

La création de Volberg, le héros du poème, n’a rien coûté à M. Pécontal. En traçant ce caractère, il s’est souvenu du René de M. de Châteaubriand, du Faust de Gœthe et du Manfred de Byron. Nous ne voulons pas nous arrêter sur les nombreuses imperfections de la copie. Une fois décidé à personnifier le doute, M. Pécontal ne pouvait guère mettre en oubli les types dont nous parlons, et presque involontairement il devait chercher à les reproduire. L’ironie, le désespoir et l’orgueil s’expriment donc tour à tour par la bouche de Volberg ; mais c’est, nous l’avons dit, une imitation sans chaleur et sans portée. Il y a aussi quelques vers sur la pâleur de Volberg, sur les rides de son front et sur la tristesse de son sourire, qui rappellent tout ce que des copistes maladroits ont pu dire sur le même sujet. M. Pécontal n’a eu que la peine de traduire ou de consulter sa mémoire. Nous eussions mieux aimé qu’il se confiât en ses forces.

Le second personnage du drame est une personnification de la foi. Pour celui-là, M. Pecontal ne s’est souvenu que de Jocelyn. Ce personnage est un curé de campagne qui emploie volontiers la parabole pour rendre plus clairement sa pensée et qui prodigue les dissertations pieuses sur la poésie du christianisme. Mais dans le beau livre de M. de Lamartine, c’est l’amour qui égare le prêtre ; dans Volberg, c’est le voltairianisme qui joue le rôle de l’amour. La passion, en se purifiant, ramène Jocelyn au sentiment religieux ; l’ami de Volberg ne comprend le christianisme que lorsque sa raison est convaincue comme son cœur. C’est la lecture de l’évangile, ou plutôt c’est le raisonnement appliqué à cette lecture qui le ramène à la foi. À part cette différence, le prêtre dans Volberg est une réminiscence évidente du pasteur de Valneige.

Nous ne parlerons pas du troisième personnage qui figure sans doute dans le poème, l’amour méconnu et sacrifié. Noëmi n’a d’autre emploi que de servir au dénouement. Nous serions embarrassé de lui assigner un meilleur rôle et d’expliquer autrement sa brusque apparition, au milieu des pieux entretiens de Volberg et du prêtre. Pourtant M. Pécontal paraît attacher à cette création une certaine importance. En traçant le portrait de Noëmi, il s’écrie avec un naïf enthousiasme : « C’est Ophélia, c’est Anna ; c’est Elvire ; » on aurait tort cette fois de s’en rapporter au jugement du poète. Ni Shakespeare, ni Mozart n’ont rien à revendiquer dans la création de Noëmi.

Il y avait assurément dans la personnification du doute, de la foi et de l’amour, tous les élémens d’une tragédie solennelle ; l’action pour être vraisemblable et attachante n’avait qu’à se déduire de la philosophie. L’auteur de Volberg a-t-il su disposer avec art les matériaux précieux qu’il avait choisis ? a-t-il satisfait à toutes les exigences d’une donnée aussi vaste ? Nous ne le croyons pas, et pour justifier notre assertion il nous suffira sans doute d’exposer rapidement l’action de Volberg.

Au début du poème, le sceptique, découragé, veut chercher dans la mort un remède à ses tourmens. Un prêtre rencontre Volberg fort à propos et relève avec indignation ses blasphèmes. Volberg ému, se résigne à vivre et assure au prêtre en le quittant, qu’il viendra le revoir. Il tient parole, et alors s’établit entre Volberg et le pasteur une controverse animée. Celui-ci réfute complaisamment toutes les attaques renouvelées de Voltaire et de l’encyclopédie, que Volberg dirige contre la bible et l’évangile. L’action est suspendue au milieu de ces doctes entretiens et on pourrait croire que le poème entier se réduit à un dialogue philosophique. Il n’en est pas ainsi pourtant, et les conversations de Volberg et du prêtre sont interrompues par l’arrivée de Noëmi. Cette jeune fille a été aimée de Volberg, qui l’a abandonnée après l’avoir séduite. L’amour a troublé son esprit et elle ne vit que dans l’espoir de revoir un jour celui qui l’a trahie. Volberg en retrouvant Noëmi sent son amour renaître, et il veut réparer sa faute. Noëmi revient à la raison dans les bras de son amant ; mais cette émotion trop vive a brisé son cœur, et au moment où le prêtre bénit le mariage de Noëmi et de Volberg, la jeune fille meurt en priant Dieu pour son époux. Volberg ne voit dans la perte de sa bien aimée qu’une raison pour nier devant le prêtre la bonté divine et pour maudire encore une fois la vie. Heureusement le prêtre ferme la bouche au sceptique en lui exposant le dogme de l’immortalité de l’ame. Volberg convaincu, se résigne et déclare, devant le lit de mort de Noëmi, que le doute est sorti pour jamais de son cœur.

Il est superflu de faire ressortir l’insignifiance de cette conception. Les parties du poème qui devaient être les plus développées, sont précisément celles que l’auteur a traitées avec une concision irréfléchie. Il n’a consacré que quelques pages au triomphe de l’amour et de la foi sur le doute, et s’est plu à développer sous toutes les formes l’antithèse du savant et du prêtre. A-t-il pu croire que les raisonnemens du pasteur étaient de force à convaincre Volberg et que cette controverse religieuse préparait le dénouement ? S’il en est ainsi, que n’a-t-il fait de Volberg un esprit humble et crédule ! On concevrait peut-être alors qu’il se rendît sans trop de peine à des explications sans valeur et sans portée ; mais un homme qui a sondé tous les systèmes, épuisé toutes les jouissances, un rêveur qui a vieilli avant l’âge dans la poursuite de ses chimères, orgueilleux comme Manfred, savant comme Faust, blasé comme don Juan, peut-il se laisser convaincre par un curé de village, qui lui traduit dans un langage sans pompe et sans énergie la prose du Génie du Christianisme ? On comprendrait le pouvoir qu’exerceraient sur une imagination jeune et tendre des preuves puisées à cette source poétique, mais Volberg devrait depuis long-temps avoir réfuté des raisonnemens aussi frivoles. Il n’a pas demandé inutilement le secret de son origine et de sa fin aux religions de l’Inde, de la Chaldée, de l’Égypte et de la Grèce, pour trouver une solution de cette énigme dans une démonstration poétique du christianisme. Quoi qu’en dise M. Pécontal, nous ne pouvons consentir à voir dans ce Volberg un nouveau Manfred ; c’est un écolier maladroit qui n’a de commun avec son maître que les rides du front et la tristesse du sourire. Mais pour peu qu’on le presse et qu’on lui expose un peu vivement des preuves insignifiantes, il reste interdit et trouve à peine dans sa mémoire les premiers mots d’une leçon mal étudiée.

L’erreur de M. Pécontal vient de ce qu’il n’a pas composé logiquement son œuvre ; Il ne s’est pas bien rendu compte de ce qu’il voulait démontrer. Deux manières s’offraient à lui de traiter la question du doute. Il pouvait comprendre ce mot dans son acception la plus large et attaquer le scepticisme non pas seulement dans ses rapports avec une foi déterminée, mais dans son influence universelle qui s’applique à l’amour, à la philosophie, à la science aussi bien qu’au dogme chrétien. Il pouvait aussi limiter sa tâche et ne combattre que le doute religieux ou le doute du cœur. M. Pécontal s’était arrêté à ce point de vue moins vaste de la question. Son livre avait pour but de réfuter le doute religieux. Pour réaliser cette donnée, il lui fallait personnifier la foi chrétienne et le doute chrétien. L’un de ses personnages représente en effet la foi chrétienne ; c’est le prêtre. Mais Volberg ne figure pas avec une égale exactitude le doute chrétien. Volberg est au contraire une personnification du doute universel. Aussi le dénouement n’est-il pas vraisemblable. Il est absurde, que des raisonnemens tirés de Jocelyn réussissent à convaincre Manfred.

Le style de Volberg prouve que M. Pécontal a déjà quelque habitude de la forme poétique ; en général, il est supérieur à celui des poèmes ou des odes qui révèlent chaque année au public indifférent une ambition ridicule et promptement déçue. Mais M. Pécontal fera bien de traiter désormais de moins vastes sujets, de s’imposer une tâche plus facile et qui l’expose moins à imiter maladroitement de belles œuvres. L’ode ou l’élégie conviendraient peut-être mieux au talent de M. Pécontal que le poème philosophique. Ainsi contenue, sa pensée s’exprimerait sans doute avec plus d’éclat et d’originalité.

Nous ne passerons point de la critique d’ensemble à la critique de détails. Nous ne croyons pas devoir insister sur les taches du style, sur les rimes hasardées, et autres incorrections. Le mépris des poètes pour ces minuties, est un fait bien connu. Toutefois nous recommandons à M. Pécontal de ne plus confondre, comme il l’a fait dans sa préface, M. Casimir Delavigne avec Gœthe et lord Byron. L’élégante versification du Paria et des Messéniennes, ne peut valoir en aucune manière à M. Delavigne le rang que lui accorde si complaisamment M. Pécontal parmi les premiers poètes du siècle. Une semblable erreur, si elle se répétait, ferait mettre en doute l’instinct poétique de l’auteur de Volberg, et le public serait fondé cette fois à traiter son œuvre avec indifférence.


— Une des parties les plus intéressantes et les moins connues de l’histoire de notre littérature dramatique vient d’être traitée par M. Onésime Leroy dans un livre intitulé : Études sur les mystères dramatiques et sur les manuscrits de Gerson. M. Leroy est remonté aux meilleures sources, et son ouvrage est presque entièrement rédigé d’après des manuscrits d’un haut intérêt. Les qualités d’une œuvre littéraire s’y allient d’ailleurs à celles d’un bon travail historique. Une critique judicieuse accompagne les recherches savantes et un style élégant leur prête un attrait de plus. Nous reviendrons sur ce livre intéressant, auquel le Roi vient de souscrire pour ses bibliothèques.