Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1837

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Chronique no 137
31 décembre 1837


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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31 décembre 1837.


Le pays se trouve depuis quelques jours dans une situation toute nouvelle ; non-seulement parce que la chambre est constituée, mais parce qu’elle a manifesté son esprit, et qu’au lieu de conjectures à faire sur la tendance politique des dernières élections ou sur les dispositions de la majorité future, on a maintenant à compter avec des réalités. Ces réalités, tout épineuses et délicates à manier qu’elles soient, sont au reste ce qu’elles devraient être, ni plus, ni moins, et ne devraient avoir, à bien dire, rien de surprenant, rien d’inattendu pour personne. On n’avait pas sans doute, après tout ce qui s’était passé dans le cours de la dernière session, fait un appel à l’opinion publique ; on n’avait pas avancé, d’une année au moins, le terme de la législature, pour demander au pays la réintégration complète de la majorité précédente, de cette majorité qui d’ailleurs n’avait pas suffi et qui ne répondait plus aux besoins de la situation. Aussi, même avant de connaître le résultat des élections, voyait-on bien qu’il allait s’opérer un changement considérable dans le sein de la puissance parlementaire, et que le centre gauche allait former le noyau de la majorité, au détriment du centre droit, qui n’en serait plus que l’appendice. On ne pouvait se méprendre au caractère des principaux évènemens qui avaient précédé la dissolution, et qui l’avaient rendue inévitable. La signification précise de ces évènemens avait été assignée par M. Thiers dans ce discours si politique, si habile, si vrai, qui, après l’éloquente improvisation de M. Guizot, fit une sensation plus profonde et plus durable, parce qu’il marquait la fin d’une époque et en inaugurait une autre. Pourquoi donc aujourd’hui serait-on étonné de voir M. Benjamin Delessert, remplacé au fauteuil de la vice-présidence par M. Hippolyte Passy, et M. Jaubert par M. Dubois (de la Loire-Inférieure) ? N’est-ce pas la conséquence rigoureuse d’une dissolution prononcée contre le parti doctrinaire et malgré lui, qui était elle-même la conséquence de la formation d’un ministère sans lui et contre lui ? Assurément, si nous croyons que ces deux grandes mesures eussent été accomplies au hasard et les yeux fermés, nous concevrions sans peine que les suites en pussent causer quelque surprise ; mais ce serait méconnaître l’intelligence et la sagacité politique dont elles portent l’empreinte, et nous ne supposons pas que le ministère de M. Molé en soit à se repentir ou de son existence ou de ses actes. Nous ne voyons pas, en vérité, comment il aurait eu à se féliciter du triomphe de M. Jaubert, ni à quel titre il aurait dû accorder à M. Benjamin Delessert une préférence décidée sur M. Passy.

Qu’on y prenne garde ! le cabinet du 15 avril aurait bientôt perdu son caractère primitif, sa signification véritable, s’il se livrait à cet esprit d’exclusion contre le centre gauche, s’il entrait en défiance de certains hommes qui lui ont été bien plus favorables qu’hostiles, qui ont la même origine que lui, et appartiennent au même ensemble de traditions et d’idées politiques. On se demande quelle force il pourrait se flatter d’obtenir, en inclinant vers le centre droit, qu’il s’est proposé d’affaiblir en prononçant la dissolution, et à qui, certes, il n’a pas tenu que l’existence du cabinet fût bien courte ; ce qu’il pourrait gagner en s’éloignant de ses premiers amis, qui aujourd’hui même n’auraient pas l’air de lui être opposés, si, libre d’opter, il n’avait pas paru pencher vers l’autre parti. Mais, dit-on, le ministère se plaint de ce que la nouvelle chambre se fractionne, comme l’ancienne, en diverses réunions qui arborent chacune un drapeau, et qui ont eu l’intention de le combattre, ou celle de lui faire la loi en le soutenant, et pour prix de leur assistance. Ainsi, à la réunion Périer, M. Guizot dirait : Nous appuierons le ministère, s’il fait ce que nous voulons ; à la réunion du centre gauche, chez M. Ganneron, M. Thiers en dirait tout autant ; et il ne se trouverait pas une autre réunion dont les membres diraient : Nous appuierons le ministère pour qu’il fasse librement et en sécurité ce qu’il veut. Il y a de l’exagération en ceci, car le ministère a son parti dans la chambre ; mais il y a aussi du vrai, et selon nous, en voici la cause, ce sera peut-être en même temps indiquer jusqu’à un certain point le remède.

Le ministère, qui a fait l’amnistie si à propos et avec tant de bonheur, semble croire que ce grand acte puisse suffire à la plus longue carrière d’un cabinet, répondre à tout, défrayer toutes les discussions, et qu’il soit destiné à clore l’ère de la politique dans notre gouvernement parlementaire. C’est trop demander à l’amnistie. L’amnistie a honoré le souverain vis-à-vis de l’Europe ; elle lui a rendu sa liberté ; elle a noblement caractérisé le système du nouveau cabinet, et prouvé dans l’homme d’état qui le dirige un instinct sûr et prompt. Maintenant est-il raisonnable de partir de là pour demander à la politique sa démission ? Nous ne le croyons pas. La politique ne veut point donner sa démission ; le gouvernement constitutionnel est son œuvre, sa plus vaste carrière, son champ le plus fécond. En certains momens, elle consentira tout au plus à se calmer, à baisser la voix, à moins exiger pour elle ; mais elle voudra rester maîtresse de son domaine, et elle ne souffrira de long-temps que les partis cessent de s’appeler des noms qu’elle leur a donnés, et de se battre pour les intérêts qu’elle leur a faits. Voilà pourquoi nous trouvons que le ministère se prive d’une grande force en désavouant trop tôt la politique, et en prétendant l’exclure du terrain qu’elle a le droit d’occuper. Non pas que ce ne fût peut-être fort beau d’abolir les classifications de partis, au profit des chemins de fer et des canaux, des réformes industrielles et des projets philanthropiques. Mais il est bien clair que maintenant ce serait tenter l’impossible, et que la politique, chassée par la porte, rentrera par la fenêtre. Eh bien ! s’il en est ainsi, pour qu’une chambre n’échappe pas à la direction d’un ministère, pour qu’elle ne se fractionne pas en coteries plus ou moins nombreuses, d’où parte l’impulsion, et qui annullent de fait un ministère, il faut que celui-ci soit toujours à la tête d’une grande idée, d’un grand intérêt politique, susceptible de passionner et de rallier autour de lui une majorité. Le gouvernement y gagnera en dignité, et le pouvoir n’en sera que plus facile. La marche du monde, les révolutions de la société, si variées dans leurs principes, leurs élémens, les rapports qu’elles détruisent, qu’elles créent, qu’elles affectent, donneront toujours à une administration intelligente, qui saura s’en emparer, le moyen de diriger et d’alimenter ainsi ce besoin d’action et de mouvement que le système représentatif ne tend que trop, mais tend de toute nécessité, à développer chez nous. Si le gouvernement, au contraire, par une sagesse mal placée, ou par une réserve mal entendue, repousse les occasions d’agir qui se présentent, d’autres les saisissent et s’en font une arme contre lui, arme d’autant plus dangereuse qu’ils ne sont point retenus par les difficultés de l’application, et qu’ils n’ont à faire que de la critique et de la théorie. Mais en agissant lui-même, en prenant la conduite d’une affaire, quand elle est arrivée à sa maturité, le pouvoir aurait le double avantage de remplir sa mission, et de prévenir ces écarts de la théorie contre lesquels il a constamment tant de peine à lutter.

Nous pourrions nous en tenir à ces généralités. Néanmoins, pour qu’on ne nous reproche pas d’abuser du droit de critique et de théorie, nous allons essayer de sortir du vague où elles laissent la question du moment ; et pour les appliquer à ce qui se passe, nous dirons que le ministère qui a fait l’amnistie et qui a passionné les esprits au nom de cette habile mesure, doit maintenant se présenter sur le champ de bataille parlementaire avec un drapeau dont les couleurs soient plus fraîches, et avec une idée politique qui ait le mérite de ne pas encore être réalisée. Nous ajouterons que le centre gauche ayant, de l’aveu de tout le monde, le dessus dans la chambre, ne devant sous aucun rapport effrayer le ministère, et lui offrant la force dont il a besoin pour mener une existence tranquille et assurée, le ministère doit, sinon lui dérober absolument telle ou telle question pratique, du moins lui emprunter sa tendance générale, pour se l’attacher sans en être dominé. C’est une expérience à renouveler sur les erremens du 22 février, qui doivent être familiers à M. de Montalivet. Le ministère du 22 février avait très décidément pour lui le centre gauche tout entier, jusqu’à M. Odilon Barrot exclusivement, ce qui n’empêchait pas le juste milieu, même doctrinaire, de vivre avec lui en fort bonne intelligence, malgré les vélléités belliqueuses de quelques-uns de ses adeptes ; et à la fin de la session de 1836, M. Thiers avait certainement conquis, tout en gardant ses couleurs, une des plus imposantes majorités sur lesquelles ait jamais pu compter un ministère. L’ordre et la monarchie ne seraient donc pas en si grand danger, si le cabinet du 15 avril, retenu par les premiers votes de la nouvelle chambre dans ses voies originaires et dans les traditions de son berceau, réclamait d’abord et obtenait du centre gauche un honorable appui, sans perdre ses droits à être soutenu par l’autre fraction du parti gouvernemental.

Il y a eu dans la vérification des pouvoirs deux votes importans, celui sur la validité de l’élection de M. Jacques Lefèbvre, en concurrence avec M. Laffitte, et celui sur l’élection de M. Flourens à Béziers, en concurrence avec M. Viennet. La chambre a validé l’une et infirmé l’autre ; et, dans ces deux circonstances, c’est le centre gauche qui a décidé la question, la première fois contre M. Laffitte, la seconde fois contre M. Viennet. Le rapport de M. Vivien et les explications données par M. Ganneron sur les opérations électorales du deuxième arrondissement ont fait, à double titre, une vive sensation ; et pendant que l’opposition en masse, M. Odilon Barrot à sa tête, votait pour M. Laffitte, le vote contraire du centre gauche ne pouvait manquer d’être pris pour ce qu’il était réellement, pour une manifestation politique. Il est vrai que la même fraction de la chambre a donné beaucoup de voix à M. Odilon Barrot pour la vice-présidence ; mais c’était moins une tactique pour faire nommer le lendemain M. Teste et M. Passy, qu’un témoignage de considération personnelle accordé à M. Barrot, pour la conduite qu’il avait tenue à l’époque de la formation du comité électoral. Du reste, nous ne croyons pas à la prétendue alliance de M. Thiers avec M. Barrot, ni à la fusion de l’opposition dynastique avec le centre gauche, et encore moins du centre gauche avec l’opposition dynastique. M. Thiers et M. Odilon Barrot ont chacun des vues particulières sur la politique intérieure comme sur la politique extérieure ; ils ne songent ni l’un ni l’autre à les abdiquer, et ils ne peuvent pas les mettre en commun. Sans récriminer sur le passé, on peut dire que ces deux hommes d’état ont des idées trop différentes sur l’organisation même du pouvoir, sur les ressorts et les moyens d’action du gouvernement, pour s’associer utilement dans l’accomplissement de la même tâche. Le premier demande beaucoup, et avec raison, pour la force et la grandeur de l’ensemble, le second sacrifierait trop volontiers la force de l’ensemble à la liberté des parties. Le premier veut surtout voir la France grande, puissante et respectée, quoique libre ; le second veut surtout la voir libre dans tous les actes de sa vie intérieure, dans tous les ressorts de son action sur elle-même. Les idées de l’un se reportent toujours à la constitution si lâche de 1791 ; les idées de l’autre à la vigoureuse et puissante organisation du consulat. M. Odilon Barrot est essentiellement un homme de théorie ; il a la rigueur et la subtilité d’esprit du légiste ; il a besoin de constituer la société sur un certain modèle, d’après certains principes bien arrêtés ; M. Thiers, c’est la pratique, l’action, le mouvement ; ce qu’il cherche d’abord à connaître, ce sont les intérêts et les forces auxquelles il peut avoir affaire dans un moment donné, et quand il les a reconnus, quand il en a calculé la puissance, il s’arrange avec eux, ce qui a toujours été toute la politique. Comme ministre du commerce, c’est l’esprit qu’il a apporté dans les questions de liberté commerciale ; et comme ministre des affaires étrangères, c’est ainsi qu’en 1836, ne pouvant faire l’intervention, il a cherché à faire la coopération, c’est-à-dire essayé d’atteindre, quoique plus lentement, le même but par d’autres moyens. Plus les hommes qui ont étudié et compris le caractère de M. Thiers y réfléchiront, plus ils seront convaincus qu’il n’y a pas d’alliance gouvernementale possible entre M. Barrot et lui, quand même le premier se rapprocherait encore davantage de la politique dont il est resté l’adversaire, bien qu’avec plus de modération et des intentions plus nettement définies.

Il s’est fait, dit-on, du côté opposé, un travail inattendu pour le renouvellement d’une autre alliance. On ajoute qu’il n’a pas réussi. Nous ignorons si le moment en viendra ; mais assurément il n’est pas venu. S’il fallait en accuser les hommes plutôt que les choses, ce ne serait pas à M. Thiers qu’en serait la faute. On est, il faut le dire, et de plus d’une part, coupable envers lui de beaucoup d’injustice et d’une bien maladroite ingratitude.

La nomination des membres de la commission de l’adresse a caractérisé, mieux encore que tout le reste, les tendances de la chambre nouvelle. On n’y compte qu’un seul doctrinaire, et les chefs du parti se sont effacés à dessein, pour faire reporter leurs voix sur des noms moins significatifs. Ainsi M. Guizot, qui, dans la formation des bureaux, avait échoué pour la présidence du deuxième bureau contre M. Bérigny, a fait voter ses amis en faveur de ce dernier pour la commission de l’adresse ; et, malgré ce revirement, M. Chaix-d’Est-Ange l’aurait certainement emporté, si M. Glais-Bizoin, un de ces hommes qui n’apprennent et n’oublient rien, n’avait demandé de prime abord, avec toute l’intempérance de langage qu’on lui connaît, l’abrogation des lois de septembre. À ne consulter que les antécédens de ses membres, la commission de l’adresse sera partagée, pour le choix du rédacteur, en deux fractions égales : MM. Dufaure, Étienne, Passy, Dupin et Boissy-d’Anglas d’un côté ; MM. Saint-Marc Girardin, de Belleyme, Bernard de Rennes, Bérigny et Jacqueminot de l’autre. Ce sera au ministère de faire pencher la balance, par l’action qu’on lui suppose sur M. Boissy-d’Anglas.

Le gouvernement anglais s’est décidé à frapper un coup vigoureux dans le Canada. Il a donné l’ordre d’y arrêter les principaux chefs des mécontens ou du parti français, qui, dans la dernière session du parlement provincial, s’étaient distingués par leur animosité contre l’administration coloniale, et qui depuis avaient organisé toutes ces réunions des comtés, où l’on avait menacé l’Angleterre d’une insurrection générale. En conséquence, des arrestations nombreuses ont été faites à Québec et à Montréal, sous la prévention du crime de haute trahison ; le peu de troupes qui occupaient la province du Haut-Canada, dont le gouvernement se croit sûr, ont été concentrées dans la province inférieure, et des régimens se sont mis en marche du Nouveau-Brunswick pour la même destination. Mais le nombre des troupes anglaises, à Québec et à Montréal serait encore insuffisant, malgré toutes ces mesures, si la population se soulevait en masse, et si les forces de la métropole n’étaient soutenues par quelques corps de volontaires, recrutés parmi les Canadiens d’origine anglaise.

Quoique les ordres d’arrestations aient été exécutés à l’improviste, les plus dangereux meneurs du parti de l’indépendance canadienne ont échappé aux magistrats anglais chargés de cette mission. Ainsi le docteur Cote et M. Papineau n’avaient pu être saisis, et c’est pour s’emparer de leurs personnes qu’ont été tentées à la fin du mois de novembre deux expéditions simultanées dirigées, l’une contre Saint-Denis, par le colonel Gore, et l’autre contre Saint-Charles, par le lientenant-colonel Wetherall. On savait que ces deux villages servaient de point de ralliement aux insurgés, qui s’y étaient fortifiés et rassemblés en grand nombre. De plus, tout le pays était en armes et les patriotes avaient détruit plusieurs ponts sur les routes qui y conduisent. Arrivés, non sans d’immenses difficultés, à cause de l’affreux état des chemins, à une portée de fusil des deux villages qui étaient le but de leur expédition, les deux commandans anglais trouvèrent les patriotes retranchés derrière des barricades et autres ouvrages de défense élevés à la hâte, mais néanmoins assez forts. Le lieutenant-colonel Wetherall en triompha cependant et détruisit le village de Saint-Charles, où il fit quelques prisonniers, et où les insurgés perdirent beaucoup de monde. Le colonel Gore fut moins heureux ; ses troupes, épuisées et à moitié mortes de froid (une forte gelée avait succédé soudain à la pluie), après avoir inutilement attaqué un grand bâtiment en pierre, qui défendait l’entrée du village et sur lequel on lança en vain une soixantaine de boulets, se retirèrent en assez bon ordre, pour ne pas être coupés sur les derrières, et se replièrent sur le point d’où elles étaient parties. Mais il fallut enclouer l’obusier qui retardait le mouvement de retraite.

Les communications entre Montréal et les comtés du nord sont souvent interceptées. Le lieutenant-colonel Wetherall ayant, après la prise de Saint-Charles, demandé par courrier des instructions au général Colborne, commandant militaire de la province, l’officier chargé de porter la réponse tomba entre les mains des insurgés, à peu de distance de Montréal ; et quand Wetherall, qui ne pouvait se maintenir dans le village ruiné de Saint-Charles, se replia en arrière, il fut obligé de disperser des bandes d’insurgés qui voulaient lui disputer le passage. C’est dans cette retraite qu’il a enlevé aux patriotes deux petits canons montés sur des charrettes, les seuls qu’ils parussent avoir. Mais ils ne manquent pas de poudre, comme l’atteste le feu bien nourri qu’ils ont entretenu contre les Anglais à Saint-Denis et à Saint-Charles.

Voilà donc la guerre engagée dans le Canada. Le gouvernement anglais ne reculera certainement pas, et sera soutenu sur cette question par une immense majorité dans les deux chambres du parlement. Le député radical de Westminster, M. Leader, demandant hautement la séparation, n’a trouvé aucune sympathie dans la chambre des communes ; et, malgré les ménagemens obligés du ministère de lord Melbourne pour les radicaux, ses organes habituels dans la presse, toujours plus libéraux qu’il ne l’est lui-même, ont fort maltraité M. Leader pour son apologie de la rebellion des Canadiens. Il faut ajouter que MM. Leader, Roebuck et Hume, ardens défenseurs de M. Papineau, viennent de perdre leur interprète quotidien, le journal le True-Sun, et ne disposent plus que d’un ou deux recueils hebdomadaires.

Nous croyons à priori que les Canadiens-Français ont des griefs réels et sérieux contre l’administration coloniale. Il s’était depuis long-temps établi entre les deux chambres du parlement provincial du Bas-Canada, la chambre d’assemblée, composée presque entièrement de Français, et le conseil législatif, nommé par le parlement, une lutte qui devait se rattacher à des intérêts positifs, sur lesquels les deux partis étaient en dissidence. Mais on doit reconnaître que le gouvernement anglais ne peut pas abandonner les colons d’origine anglais, qui ont compté sur sa constante protection, d’autant plus que le Haut-Canada, qui est tout anglais, ne remuant pas, si la province inférieure devenait indépendante, les relations de la métropole avec la colonie seraient à la merci d’un état rival, et maître du Saint-Laurent sur une grande partie de son cours jusqu’à son embouchure.

Ce sera la première question soumise au parlement lors de sa très prochaine réunion, qui est fixée au 16 janvier, car l’insurrection canadienne est précisément le motif qui a fait prononcer un ajournement de si peu de durée. Lord Stanley jouera un des principaux rôles dans la discussion qui ne peut manquer de s’engager aussitôt sur les affaires du Canada. C’est sous son administration, comme secrétaire des colonies, que se sont développés les évènemens qui aboutissent à la crise actuelle, et s’il n’est pas entièrement de l’avis du ministère sur tous les détails de la question, il partagera au moins avec lui les fatigues de la guerre contre les radicaux.

Jusqu’à ces derniers temps, les ordonnances du roi de Hanovre contre la constitution de 1833, et tous les changemens qu’il introduit dans l’administration supérieure de ses états, n’avaient entraîné aucune violence contre les personnes, et la résistance se bornait dans le pays à discuter paisiblement la question constitutionnelle, soulevée par le premier acte du nouveau souverain, la fameuse patente d’avènement du 5 juillet. Mais à mesure que les vues du roi se développent, et que les mesures destinées à les réaliser sont mises à exécution, les évènemens prennent un caractère plus grave, la résistance une attitude plus décidée, toutes les conséquences de la sourde lutte engagée dès à présent entre le pouvoir et la nation une tournure plus fâcheuse pour le Hanovre.

Quelque temps après la promulgation de l’ordonnance royale du 1er novembre, qui a définitivement rétabli les états de 1819, c’est-à-dire substitué le régime consultatif à la monarchie parlementaire, sept des plus illustres professeurs de l’université de Gœttingue, qui envoie un député à l’assemblée des états, ont déclaré, par une protestation adressée au curatoriat universitaire, que leur conscience ne leur permettait de prendre aucune part à l’élection du député qui serait à nommer, et qu’ils entendaient y rester étrangers. À peine signée, cette protestation se répandit en Allemagne et fut aussitôt rendue publique par la voie de la presse dans plusieurs pays voisins du Hanovre, où la question constitutionnelle excite le plus vif intérêt. Trois des signataires, MM. Dahlmann, Jacob Grimm et Gervinus, avaient principalement travaillé à la propager, et cette circonstance vient de les faire bannir du royaume, tandis que les autres ont été seulement suspendus de leurs fonctions. Mais le mal ne s’est pas arrêté là. Un autre incident est venu achever de porter le trouble dans l’université de Gœttingue et l’a entièrement désorganisée.

Le roi avait reçu le 30 novembre, à Rothenkirchen, maison de campagne où il a passé quelques jours, après son voyage dans les provinces, une députation de l’université, composée du prorecteur et de quatre professeurs, qui lui adressa les félicitations d’usage sur son avénement à la couronne, et les journaux du Hanovre en parlèrent d’abord sans y attacher la moindre importance. Mais ensuite la Gazette officielle publia un discours qui aurait été prononcé à cette occasion par le chef de la députation universitaire, et dans lequel celui-ci blâmait ouvertement la protestation du septemvirat (c’est le nom que les élèves ont donné aux sept professeurs). Or, il paraît que ce discours n’a pas été prononcé tel que l’a rapporté la Gazette de Hanovre, que le prorecteur s’est abstenu d’y blâmer la démarche de ses collègues, et que s’il l’avait fait, il aurait parlé contre le vœu de l’université presque tout entière. C’est ce que plusieurs professeurs, au nombre desquels se trouve le célèbre Ottfried Müller, ont publiquement déclaré, en s’associant par là même à la protestation des sept autres. Il en est résulté que la plupart des cours sont fermés, et que les étudians, maltraités par les troupes royales à l’occasion des témoignages de sympathie qu’ils ont donnés à leurs professeurs, sont retournés chez eux, propager dans tout le royaume, et même dans toute l’Allemagne, la douloureuse sensation produite par ces maladroites violences.

Le roi de Hanovre et M. de Scheele se sont embarqués là, dans une entreprise bien hasardeuse, et pour un bien mince intérêt. Les résistances se multiplient de tous côtés. Les municipalités des villes protestent contre le serment de foi et hommage qu’on leur impose, et ne le prêtent qu’avec des restrictions offensantes pour le gouvernement qui l’ordonne. On se prépare ainsi à une campagne plus sérieuse dans le sein de la seconde chambre des états, et malgré tout le flegme des Allemands, les choses pourraient aller fort loin. Le peuple hanovrien se sentira soutenu par l’opinion publique de toute l’Allemagne constitutionnelle, et, ce qui est d’ailleurs un fait bien remarquable sous d’autres rapports, il lui arrive des encouragemens du Schleswig et du Holstein, provinces danoises de langue allemande, qui témoignent ainsi de leur inébranlable attachement à la nationalité germanique.

Ce qui encourage sans doute l’ex-duc de Cumberland à consommer l’expérience, c’est la persuasion, assez fondée d’ailleurs, que les Hanovriens, enchantés de posséder leur souverain chez eux, lui passeront tous ses caprices. De nos jours, même en Allemagne, c’est un calcul dont le succès peut être douteux. Mais il y a une circonstance particulière au nouveau roi qui en détruit l’effet. Sa royauté ne présente aucune garantie pour l’avenir, et c’est un établissement dynastique fort incomplet qui laisse la porte ouverte à bien des éventualités et des chances diverses. L’héritier présomptif de la couronne de Hanovre est frappé de cécité. Le mal a résisté jusqu’à ce jour à tous les efforts de la science. Si ce jeune prince était reconnu inhabile à régner, le sceptre du Hanovre passerait aux mains du duc de Sussex, frère puîné du roi actuel, aussi libéral que son frère l’est peu. Mais le duc de Sussex à son tour n’a pas d’enfans légitimes : du moins les lois anglaises qui régissent la famille royale ne reconnaissent-elles pas son union avec lady Murray, dont il a un fils, assez pauvre d’esprit, qui n’est que trop connu en Allemagne et se fait appeler sir Augustus d’Este. La conclusion de tout ceci est que la couronne de Hanovre pourrait bien appartenir un jour, très prochainement peut-être, au duc de Cambridge, frère des ducs de Sussex et de Cumberland, oncle de la reine Victoria comme eux, et qui a long-temps été vice-roi de Hanovre, où il a laissé une bonne réputation. En cas de difficulté, pourquoi le peuple hanovrien n’aimerait-il pas mieux anticiper de quelque temps sur un avenir si probable ? L’Europe monarchique n’aurait pas, ce nous semble, grand’chose à dire à un pareil avancement d’hoirie.

L’Espagne fait en ce moment l’essai d’un nouveau ministère. Il est composé de M. d’Ofalia, président du conseil et ministre des affaires étrangères, de M. Mon, ministre des finances, de M. le marquis de Someruelos, ministre de l’intérieur, du général Espartero, ministre de la guerre, de M. Castro, ministre de la justice, et de M. Canas, ministre de la marine. Ce cabinet, dont la couleur politique est très modérée, répond assez bien par cela même à l’esprit de la majorité dans les deux chambres, et le général Espartero y représente la réaction militaire opérée entre M. Calatrava et M. Mendizabal. Cependant on peut lui reprocher les antécédens trop peu libéraux de son chef, M. d’Ofalia ; qui est du reste un homme de bien, et de plus, un homme fort éclairé. Ce qui étonne encore dans sa composition, c’est que M. de Toreno, M. Martinez de la Rosa et le général Cordova n’aient pas été appelés à en faire partie, au lieu des deux ou trois noms assez obscurs qui sont groupés autour de M. d’Ofalia. Mais les deux premiers y sont représentés, l’un par M. Mon, et l’autre par M. de Someruelos. Le général Cordova n’y est représenté par personne ; il était même, si nous sommes bien informés, partisan d’une combinaison toute différente. Parti de Paris en mauvaise intelligence avec M. de Toreno, son intention était de chercher appui auprès de M. Villiers, ministre d’Angleterre, et de former, sous sa médiation, un parti nouveau, dans lequel seraient entrés M. Calatrava et quelques-uns des hommes les plus raisonnables de cette nuance. Il ne croyait pas prudent d’exclure entièrement des affaires, comme il l’est maintenant, tout parti qui a gouverné l’Espagne depuis le mois d’août 1836, et qui a résisté avec plus ou moins de succès aux conséquences de la révolution de la Granja. En effet, si le ministère modéré que la reine vient de former ne poussait pas la guerre avec assez d’énergie, faute de volonté ou de moyens, s’il essuyait dans les Provinces quelque sérieux échec, il serait fort à craindre que le parti exalté n’en tirât avantage pour rappeler sur lui-même un peu de la faveur publique qu’il avait si complètement perdue. C’est là probablement ce que le général Cordova aurait voulu prévenir, en opérant une fusion entre lui, qui n’est pas suspect à la reine, et plusieurs hommes qui ne le sont point à l’Angleterre, et qui auraient pu contenir l’irritation inévitable du parti exalté. D’un autre côté, M. Martinez de la Rosa venait de se prononcer si formellement sur le traité de la quadruple alliance, il avait si hautement déclaré que dans son opinion ce traité obligeait la France à plus qu’elle ne fait et ne veut faire, que son avénement à la présidence du conseil, ou son entrée dans le ministère, aurait positivement annoncé une démarche dans ce sens auprès du gouvernement français, et par suite nécessité une rupture, si la démarche n’avait pas réussi, car en continuant à borner l’effet du traité de quadruple alliance au blocus de la frontière, sans vouloir aller plus loin, le gouvernement français est fort embarrassé des amis que la France compte à Madrid. Plus ils mettent d’empressement à l’appeler, plus leurs dispositions sont favorables à ses intérêts et à sa politique, plus ils aspirent à se placer sous l’influence de ces principes d’ordre et de liberté si heureusement conciliés dans notre pays, plus aussi ils nous gênent et nous contrarient. C’est une vieille maîtresse qui aime trop. À la rigueur ceux qui nous injuriaient et nous tracassaient devaient beaucoup mieux nous convenir, car ils justifiaient notre éloignement par le leur. Ce n’est pas que le ministère actuel, présidé par M. d’Ofalia, qui se rapproche des afrancesados par ses idées politiques, et soutenu par M. de Toréno, ne soit très disposé à demander humblement l’intervention ou la coopération ; mais au moins, il ne porte pas la demande d’intervention écrite sur la figure, et si, après avoir fait quelque secrète tentative pour obtenir des secours de la France, il est obligé de se contenter de quelques bonnes paroles et des états de saisies opérées par les douaniers de la frontière, il n’aura pas tellement attaché son existence à une solution différente de la question, qu’il se trouve aussitôt dans la triste nécessité de faire place à d’autres.

Le traité de la quadruple alliance et les évènemens qui ont provoqué la dissolution du ministère du 22 février ne manqueront ni d’historiens, ni de commentateurs, et des plus élevés. Aux explications si remarquables données par M. Martinez de la Rosa, et rectifiées par M. Sancho dans la discussion de l’adresse, M. Calatrava vient d’ajouter les siennes dans une lettre que publient les journaux de Madrid. Il y démontre que la suspension des mesures de coopération offertes au ministère Isturitz par M. Thiers est antérieure aux évènemens de la Granja, et ne peut avoir été motivée par ces évènemens ; que la dissolution du cabinet qui les avait conçues était accomplie le jour même où le télégraphe fit connaître à Paris la nouvelle de cette révolution, et qu’il en résulta même pour le ministère de M. Thiers un prolongement d’agonie jusqu’à la fin du mois d’août, entre les prétentions opposées du roi et de la majorité du cabinet. Ce qu’il y a de plus fâcheux dans cette lettre de M. Calatrava, c’est que le roi y est pris positivement à partie, sans violence mais avec une amertume déplorable. M. Calatrava attribue au roi, sur la question espagnole, des vues trop formellement arrêtées pour que l’Espagne obtienne jamais de la France des secours effectifs, quel que soit le parti et le ministère qui dirige les affaires à Madrid.

Le changement du ministère espagnol entraînera peut-être un changement d’ambassadeur à Paris. Le voyage du marquis d’Espéja, nommé par M. Bardaxi à ce poste important et difficile, paraît ajourné, et il serait fort possible que l’influence de M. Toréno fît accréditer derechef auprès du cabinet des Tuileries M. le duc de Frias, qui n’a pu encore se résoudre à nous quitter, et dont nous voyons tous les soirs la joviale figure s’épanouir dans les salons politiques de la capitale.

Un ministre étranger qui depuis long-temps résidait à Paris, M. de Mulinen, envoyé du Wurtemberg, est définitivement rappelé par sa cour. Nous ne savons à quel propos un journal légitimiste, qui a de grandes prétentions à la connaissance des secrets diplomatiques, a fait de ce rappel un acte d’opposition au cabinet des Tuileries. C’est précisément le contraire. On a pensé à Stuttgardt que dans le nouvel état des relations du Wurtemberg avec la France, il valait mieux envoyer auprès du roi des Français un ministre qui ne fût pas converti de si fraîche date à l’établissement de sa dynastie.


— La séance publique et annuelle de l’Académie des Sciences morales et politiques a eu lieu à l’Institut, mercredi dernier, avec une curiosité et une affluence qui font honneur au goût sérieux de la plus aimable portion de l’auditoire. L’Académie, par l’organe de son président, M. Bérenger, a d’abord décerné à M. Barthélémy Saint-Hilaire un prix pour un mémoire sur la Logique d’Aristote. L’examen et l’éclaircissement des travaux, à la fois si différens et si vastes de l’auteur de l’Organon, semblent être devenus à juste titre le but des recherches proposées par la cinquième classe de l’Institut. Il y a deux ans encore, dans la séance qui précéda d’une année celle où M. Mignet lut une notice sur Sieyès, que les lecteurs de la Revue n’ont certainement pas oubliée, l’Académie couronnait l’écrit si remarquable de M. Ravaisson sur la Métaphysique d’Aristote, et, proclamant l’éclatante supériorité de ce mémoire, accordait un second prix à M. Michelet de Berlin. Après le programme des sujets proposés par l’Académie, pour les prochaines années, est venu la lecture de M. Mignet, sur Rœderer. Ce morceau a obtenu le succès le plus flatteur. Jamais la plume de M. Mignet n’avait été plus fertile en déductions brillantes, en résumés lumineux, en expositions pleines d’un charme grave, qui sait ramener les moindres détails au niveau des faits et des évènemens généraux. Si M. Mignet n’a pu convenablement, dans un éloge académique, déterminer en termes précis et rigoureux la part des humaines faiblesses et des douteuses rencontres, s’il n’a pas redit le mot incisif de Mme de Staël : M. Rœderer s’empresse toujours de porter secours au vainqueur ; du moins toutes les grandes lignes de cette vie, mêlée à tant d’hommes et de choses, ont-elles été admirablement tracées dans la belle étude qu’apprécieront nos lecteurs. M. Mignet, avec cette manière ferme et nette qu’on lui sait, a aussi parfaitement caractérisé Rœderer comme écrivain, en montrant cette humeur belliqueuse de style, qui lui faisait transporter dans l’histoire les formes acerbes de la polémique quotidienne. À cette lecture de M. Mignet, si justement applaudie, a succédé un morceau de M. Rossi sur notre droit civil considéré dans ses rapports avec l’état économique de la société, morceau qui, malgré la sévérité du sujet et l’emploi fréquent des formules générales et affirmatives empruntées à l’école de M. Guizot et de M. Sismondi, a attiré l’attention par l’élévation des idées et la profondeur des vues.