Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1888

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Chronique n° 1338
14 janvier 1888


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 janvier.

Quelques jours à peine écoulés ne décident pas du cours d’une année, de la suite et du caractère des événemens qui sont encore pour nous, pour la France comme pour l’Europe, l’avenir plein de mystères. Cet avenir, on le connaîtra toujours assez tôt; on apprendra du moins jour par jour si cette année qui vient de s’ouvrir doit être fatale ou bienfaisante, si l’Europe ébranlée et inquiète est destinée à revoir les violences de la guerre ou à garder les avantages de la paix, si la France elle-même réussit à rentrer dans les conditions d’un ordre régulier ou si elle doit continuer à se débattre, à s’épuiser dans de stériles et vulgaires conflits de partis. C’est en définitive de cela qu’il s’agit. Pour le moment, tout est encore indécis; tout se ressent en France des dernières crises qui ont ému l’opinion, qui ont été l’épreuve de tous les pouvoirs, et on est réduit à interroger le sens des choses, à se demander ce que promet au pays cette session nouvelle qui vient de se rouvrir avec l’année, ce que signifient ces élections récentes du 5 janvier où vient de se retremper le sénat.

S’il y a un fait sensible aujourd’hui dans notre pays, c’est la fatigue de toutes les agitations, de toutes les expériences meurtrières, c’est le dégoût de certains spectacles d’abaissement moral avec lesquels on n’en a pas encore fini à ce qu’il paraît; c’est aussi un besoin instinctif, impérieux, mal défini si l’on veut, de retrouver les garanties d’un régime de raison prévoyante, d’honnêteté publique, et, à y regarder de près, c’est là peut-être, en définitive, la signification la plus claire de ce scrutin sénatorial du 5 janvier, qui est la plus récente manifestation du pays. Ce n’est point sans doute qu’il y ait un de ces mouvemens d’opinion qui ressemblent à des coups de théâtre, et qu’il se soit produit des changemens bien caractérisés dans la composition du sénat. Par le fait le sénat reste à peu près ce qu’il était, rien n’est sensiblement changé dans la proportion des partis au Luxembourg. Les conservateurs ont été évincés dans quelques départemens, ils ont été plus heureux dans d’autres, et tout compensé, leur succès apparent, officiel, se réduit à trois sièges conquis. Le succès est assurément des plus modestes, on ne peut pas en triompher. Avoir de plus près ce dernier scrutin cependant il y a une particularité qui est certainement significative. On n’a qu’à suivre ces élections, assez souvent il n’y a qu’une petite différence entre les candidats républicains qui ont réussi et les candidats conservateurs qui ont échoué. Même dans des départemens comme la Loire, la Haute-Loire, qui ont passé jusqu’ici pour assez républicain la différence est de 447 à 480 voix à Saint-Etienne, de 295 à 316 voix au Puy. Dans la Lozère, la différence est de 183 à 207 voix; dans le Nord. département plus populeux, elle est de 1,119 à 1,165 voix. Les élus sont toujours élus assurément, le vote a décidé; le pays n’est pas moins sensiblement partagé en deux camps presque égaux, et ce phénomène du scrutin sénatorial prend d’autant plus de sens quand on le rapproche de la plupart des élections de toute sorte qui se sont succédé depuis deux ans. Qu’il s’agisse des élections parlementaires, des élections des conseil-généraux, même des élections municipales, presque partout, assez souvent du moins, les concurrens des opinions opposées se serrent de près; ils n’ont été séparés quelquefois que par 1,000 ou 2,000 voix sur 50,000 et 60.000 votans dans des élections législatives c’est le mouvement de 1885 qui persiste sans faiblir. Et qu’on remarque de plus que là où les républicains gardent l’avantage. Ils ne réussissent souvent qu’en désavouant toutes les exagérations, en atténuant leur programmes, en se confondant presque parfois avec les conservateurs..

Qu’en faut-il conclure? C’est que le pays ébranlé et déçu tend de plus en plus à se partager; c’est qu’en dehors de toute question de régime il est évidemment las, excédé d’une politique qui ne lui a donné, depuis dix ans, que des finances compromises, une administration désorganisée, une magistrature diminuée, des crises ministérielles, des menaces de guerre civile à Paris, l’anarchie dans les pouvoirs, sans compter les scandales. Il demande autre chose; il demande qu’avec une présidence nouvelle, on cesse de le leurrer de programmes chimériques et de concentrations radicales, qu’on commence à s’occuper de ses affaires, de ses intérêts les plus pressans, de tout ce qui peut un assurer le travail et la paix, — la paix morale aussi bien que la paix extérieure ! C’est le sentiment le plus vif, le plus spontané, le plus profond, le plus universel à l’heure où nous sommes; il est partout, et M. le président Floquet, l’élu d’hier au Palais-Bourbon, n’a fait lui-même que s’inspirer à sa façon de ce sentiment dans le discours par lequel il vient d’inaugurer la session nouvelle et sa nouvelle présidence. M. Floquet y joint un peu d’optimisme, il l’a avoué, ce n’est pas un mal; il a aussi un peu flatté la chambre, en lui promettant une longue vie, en s’étudiant à lui refaire une bonne renommée, à relever son autorité : c’est d’un président courtois. Il a surtout tracé un programme un peu idéal de session parlementaire, et il a fait pour lui-même une profession de foi qui ce manque ni de force ni d’éclat, sans parler des bonnes intentions. Qu’a donc dit M. Floquet dans ce discours évidemment calculé et fait pour le retentissement? Il a remué une vieille fibre en parlant de l’honneur, de la nécessité d’une justice sévère. Il a dit un mot qui est tout le secret de la politique, c’en qu’il faut que la France soit forte si elle veut être désirée comme alliée ou redoutée comme adversaire. Il a en même temps conseillé prudemment aux députés de renoncer aux problèmes oiseux, qui ne sont plus du goût de la nation, et de songer avant tout aux affaires sérieuses du pays : « à ses finances, à son industrie, au sort de ses travailleurs, à son état militaire, à sa situation internationale. » C’est ce que tout le monde dit. M. le président de la république l’a dit dans son premier message; le chef du ministère l’a répété dans sa déclaration. C’est le programme universel. Il reste à l’interpréter, à le préciser et à l’exécuter. Qui l’exécutera? Le ministère qui existe depuis un mois suffira-t-il à la tache? M. le président du conseil Tirard, qui est en même temps ministre des finances, réussira-t-il même à avoir son budget? Le gouvernement arrivera-t-il à rallier une majorité de raison dans une chambre divisée et incohérente? voilà le problème de la session qui s’ouvre, de l’année nouvelle! Ce qu’il y a de certain, c’est que, pour ce ministère comme pour tout ministère qui lui succéderait, il n’y a d’autre politique avouable que de raffermir tout ce qui a été ébranlé, de rétablir l’ordre dans les idées comme dans les faits, de prendre avec une ferme et libérale confiance la direction du pays, sans craindre d’aborder le véritable ennemi embusqué partout,— L’esprit de confusion et d’anarchie.

Il y a dans la politique du jour des difficultés que tous les subterfuges du monde ne pourront ni dissimuler ni pallier. Elles existent pour le ministère d’aujourd’hui, elles existeraient pour le ministère qui sortirait demain de quelque nouvelle crise parlementaire. On aura beau s’en défendre, on sera obligé d’avoir affaire au conseil municipal de Paris. On doit à la prévoyance publique, on doit en vérité à la France entière, à la France paisible et soumise, de ne pas laisser subsister dans les affaires du pays cette anomalie bizarre et périlleuse d’un pouvoir qui se croit tout permis, qui met ses fantaisies au-dessus de toutes les lois, qui a la prétention d’être un état dans l’état. Jusqu’ici, les cabinets qui se sont succédé ont pensé se tirer d’embarras par des faiblesses et des concessions, eu ayant l’air de ne rien voir ou en se bornant tout au plus à annuler sans bruit quelque vote par trop criant. Ils n’ont réussi qu’à encourager dans ses arrogances ce pouvoir qui a été, il y a quelques semaines, sur le point de devenir un entrepreneur de guerre civile. Le nouveau ministère, au lieu de montrer quelque fermeté, comme il le pouvait sous le coup des démonstrations révolutionnaires du commencement de décembre, n’a trouvé rien de mieux à son tour que de gagner du temps, de se prêter à l’ajournement d’un débat qu’on lui offrait. Il n’est pas plus avancé, la difficulté reste ce qu’elle était; on se retrouve toujours en face d’un conflit devant lequel il n’y a pas moyen de reculer, si on ne veut pas trahir la dignité et tous les intérêts supérieurs de l’état.

On raconte que ces jours derniers les maîtres de l’Hôtel de Ville, allant à l’Elysée inviter M. le président de la république aux fêtes qu’ils veulent donner à leurs électeurs, auraient exprimé quelques plaintes des « tracasseries » dont ils sont l’objet, de l’annulation de leurs votes, et que M. Carnot leur aurait répondu, avec une judicieuse tranquillité, que le moyen de s’épargner ce qu’ils appelaient des « tracasseries, » était de rester dans la loi. C’est là précisément l’impossible ! Le conseil municipal de Paris, accoutumé à vivre dans son rêve d’omnipotence révolutionnaire, ne sait pas ce que c’est que la légalité. Il vient de le prouver une fois de plus dans ses relations avec la préfecture. Il ne se contente pas de refuser les appartemens de l’Hôtel de Ville à M. le préfet de la Seine, il entend gouverner la préfecture à sa place. Il lui a tout dernièrement imposé une réorganisation plus économique de ses services, en réclamant du même coup la création d’une direction du personnel, qu’il destinait naturellement à un de ses cliens chargé de le représenter dans les bureaux. M. le préfet de la Seine a réalisé les économies qu’on lui demandait, et, usant de son droit, il a réorganisé ses services comme il l’a entendu, sans créer une direction du personnel, dont il n’éprouvait pas le besoin, qu’on prétendait instituer contre lui. Aussitôt le bureau du conseil a publié une protestation solennelle, menaçant le préfet des foudres municipales, l’accusant de toute sorte de méfaits, de «persécution à l’égard du personnel républicain de l’administration, » de favoritisme réactionnaire! Le fait est que le conseil municipal se mêle de ce qui ne le regarde pas, et prétend régner en maître là où il n’a aucun droit d’intervenir. Il procède en cela comme en tout, par l’arbitraire et l’esprit de faction, mettant la confusion dans les services publics comme dans la vie morale et matérielle de Paris, se jouant de la légalité, des règlemens administratifs, des garanties les plus simples de l’ordre et de l’équité sociale. C’est la représentation étrange et tapageuse de l’illégalité érigée en système.

La loi commune à la France entière établit la gratuité des fonctions municipales, et c’est l’honneur de ces modestes fonctions: les conseillers parisiens n’ont pas moins trouvé le moyen de s’attribuer des indemnités et des supplémens d’indemnités, et des allocations déguisées sous toutes les formes, pour leur belle besogne. Des règlemens prévoyans d’administration ont depuis longtemps imposé des conditions protectrices pour les entreprises de travaux. publics : le conseil municipal de Paris, dans l’intérêt des entrepreneurs qu’il veut favoriser, s’est arrogé le droit de supprimer les cautionnemens, de modifier les règles d’adjudication. Il a mieux fait : il n’y a que quelques jours, il a créé d’un trait de plume une classe de nouveaux fonctionnaires, rétribués bien entendu, des délégués inspecteurs des travaux publics, qui devront être choisis exclusivement parmi les ouvriers. Ces délégués de l’autorité souveraine de l’Hôtel de Ville auront la mission d’aller s’assurer des « conditions dans lesquelles se font les travaux de la ville, surtout en ce qui concerne les garanties que les travailleurs sont en droit d’exiger. » Il en résulte que de prétendus inspecteurs choisis au hasard, n’ayant aucun titre, si ce n’est la faveur de l’Hôtel de Ville, seraient chargés de contrôler les travaux des ingénieurs, des hommes éprouvés qui ont conquis leur position par l’étude et par l’expérience. Qu’est-ce donc lorsqu’il s’agit d’intérêts et d’affaires d’un autre genre? Là le conseil municipal se donne libre carrière et ne connaît point d’obstacles. Dernièrement encore, n’ayant pas trop réussi avec ses bataillons scolaires, il s’est proposé ni plus ni moins de créer des bataillons d’adultes, de donner un supplément à notre organisation militaire; il pense à tout, il veut avoir son armée! Et, d’un autre côté, dans les affaires religieuses, il a trouvé une merveille d’intolérance sectaire qui dépasse tous les raffinemens de la laïcisation. Il ne se borne plus à supprimer les aumôniers dans les collèges de la ville; il n’admet pas même, et c’est la fin des objets de ses plus récentes délibérations, que les parens subviennent de leur argent à l’enseignement religieux qu’ils veulent faire donner à leurs enfans par un professeur libre! Ainsi, sous toutes les formes, cet étrange conseil cherche les moyens d’échapper à la loi et à son rôle ; il est perpétuellement occupé de tout ce qui ne le regarde pas. C’est un régulateur des consciences, un directeur des travaux publics, un organisateur militaire, un réformateur administratif et financier, — au besoin un auxiliaire d’insurrection; c’est tout ce qu’on voudra, excepté une assemblée locale. Que dirait-on si tous les conseils municipaux de France, qui ont cependant les mêmes droits, avaient les mêmes prétentions et se mettaient en insurrection permanente contre la loi? Qu’en serait-il bientôt de l’unité française?

C’est l’anarchie pure et simple, à peine contenue, toujours prête à faire explosion, qui est à l’Hôtel de Ville, et, malheureusement, il faut le dire, cette anarchie tient à des causes plus générales et plus profondes ; elle tient à l’idée fausse qu’on se fait des conditions d’une représentation municipale de Paris. C’est une question qui ne date pas d’hier ; elle a été plus d’une fois étudiée, examinée par les esprits les plus sérieux et les plus sincères, sans pouvoir jamais être ramenée à des termes clairs et précis. Elle a été surtout compliquée, il y a un quart de siècle, par l’extension démesurée de la ville, par l’adjonction brusque et arbitraire de ce qui s’appelait autrefois la banlieue, de toutes ces localités environnantes qui avaient une existence distincte. Dès ce moment, Paris n’a plus été qu’une vaste agglomération sans lien intime et sans cohésion, d’un caractère plus universel que parisien. La vérité est que, depuis longtemps, Paris n’a plus rien de municipal. Il y a des intérêts de quartiers, il n’y a point un intérêt municipal collectif. L’autonomie communale n’est qu’une chimère révolutionnaire, un moi creux là où il n’y a presque rien de commun entre les diverses parties d’une immense cité. L’intérêt commun de Paris, ce qui fait son originalité, sa grandeur, sa vie réelle, c’est l’état qui le représente, c’est la puissance publique qui en a la garde. Tout le reste n’est qu’artifice et confusion. Le suffrage universel appliqué dans ces conditions, toutes d’exception, ne sait plus ce qu’il fait et se débat dans le vide; on a un conseil qui n’est pas un parlement, qui dépasse déjà les proportions d’une simple assemblée locale, et finit par n’être plus qu’une réunion turbulente envahie par les médiocrités ambitieuses, livrée à toutes les excitations, toujours prête à sortir de ses modestes fonctions, de la simple légalité, pour briguer les grands rôles. On a ce qui existe aujourd’hui, ce résultat vivant et palpable d’une fausse application du suffrage universel, ce conseil municipal qui ne représente rien de sérieux et qui a toutes les tentations, toutes les prétentions, qui est une anomalie ridicule par certains côtés et ne laisse pas cependant d’être un péril perpétuel par cette apparence de délégation populaire dont il se fait un litre.

Voilà la difficulté devant laquelle on se trouve aujourd’hui et qu’on ne peut plus éluder. La première question est sans doute d’aller au plus pressé, de dissiper les fictions, les fantasmagories d’omnipotence municipale, de ramener le conseil parisien à la modestie de son rôle, à la légalité, en lui faisant sentir le frein et la puissance de l’état. La seconde question, qui n’est pas la moins délicate et la moins difficile, nous en convenons, est de rechercher dès ce moment les moyens d’assurer une représentation municipale plus sérieuse, plus sincère, plus rationnelle à Paris. Évidemment, on n’aurait rien fait si on se bornait à réprimer quelques velléités par trop excentriques, à annuler quelques votes, dût-on aller jusqu’à une dissolution et à des élections nouvelles, qui, accomplies dans les mêmes conditions, auraient vraisemblablement les mêmes résultats. Le vrai problème est d’arriver à une organisation mieux conçue, mieux équilibrée, qui, en sauvegardant les droits, les intérêts municipaux de Paris, reste compatible avec la sécurité et le caractère d’une ville où se concentrent les grandes affaires, les grandes industries, tous les intérêts politiques, moraux, scientifiques et matériels de la France.

La politique la plus sûre est de savoir ce qu’on veut et d’aborder simplement, franchement, d’un esprit libre, ces problèmes qui ne deviennent quelquefois insolubles que parce qu’on les laisse traîner, parce qu’on les craint; c’est d’aller droit son chemin, non pas sans réflexion, mais sans préoccupations méticuleuses, sans se perdre à tout propos dans les faux-fuyans et les équivoques. On ferait assurément bien mieux les affaires de la France, et on peut dire aussi de la république, si on savait, quand il le faut, s’engager par une vive résolution, par un mot décisif. Lorsque dernièrement, dans la confusion des choses du jour, s’est élevée en quelque sorte d’elle-même une question délicate, celle de la position que les circonstances ont créée à M. le duc d’Aumale, il ne pouvait certes se rencontrer une plus favorable occasion d’inaugurer une présidence nouvelle par un acte de haute et libérale équité. Tout dépendait de la manière dont l’acte s’accomplirait, et tout était facile, naturel, dans un moment où l’institut venait de porter à M. le duc d’Aumale, à Bruxelles, le témoignage de sa reconnaissance pour le don royal de Chantilly, dont le gouvernement lui-même a autorisé l’acceptation. Évidemment, il n’y avait à demander au prince ni une démarche ni une parole. M. le duc d’Aumale éprouve, sans aucun doute, toutes les tristesses de l’exil; il les subit sans ostentation, sans bruit, avec une fière et silencieuse dignité, pour n’avoir pas voulu un jour supporter une offense faite à son cœur de soldat. Il a relevé l’offense comme sa fierté le lui conseillait; il a de plus complété sa réponse par l’éclat d’une incomparable libéralité, en se renfermant depuis dans la sévère réserve à laquelle il n’a jamais manqué. Le gouvernement n’avait rien à lui demander, il n’avait pas même à le consulter; il n’avait qu’une chose bien simple à faire; pour que tout restât honorable, c’était d’abroger spontanément le décret d’expulsion tout exceptionnel et discrétionnaire qui a frappé le prince. Tout se passait ainsi dignement, librement. C’était, à ce qu’il paraît, trop simple. Les casuistes républicains ont jugé qu’il fallait plus de cérémonie, et que rien ne pouvait se faire sans protocoles ; ils se sont hâtés de déclarer que, si le prince tenait à revenir à Paris, il n’avait qu’à le dire, il n’avait qu’à retirer la lettre qu’il a écrite pour protester contre sa radiation des cadres de l’armée, puis encore à faire acte de soumission ou de résignation à la république, et qu’après cela on pourrait voir ce qui serait possible pour lui être agréable. Étrange manière de comprendre le rôle des gouvernemens ! Ceux qui traitent ainsi les choses les plus sérieuses ne s’aperçoivent pas que, si M. le duc d’Aumale était un autre homme, une lettre de plus ou de moins ne serait pas une affaire, et qu’étant ce qu’il est, c’est son caractère qui est la première garantie.

Ce que pense le prince des institutions du pays, il n’a probablement chargé personne de le dire; mais il est un fait plus éloquent, plus significatif que toutes les paroles qu’on pourrait lui prêter ou qu’on pourrait lui demander, c’est la conduite qu’il a suivie depuis qu’il est rentré en France, et dont il n’a pas même dévié depuis qu’il a été frappé d’un nouvel exil par un ressentiment de parti. Est-ce que depuis dix-sept ans M. le duc d’Aumale a demandé quelles étaient les institutions régnantes pour servir le pays? Est-ce qu’il ne s’est pas montré le plus dévoué, le plus silencieux des soldats, toujours prêt à remplir son devoir, toujours disposé aussi à soutenir les chefs de la jeune armée, même M. le général Boulanger, qui ne s’en est plus souvenu, et qui n’a certes rien gagné à tout oublier ? M. le duc d’Aumale a exercé les plus hautes charges militaires au nom du gouvernement de la France; il a été le premier commandant en chef, l’habile organisateur d’un des corps de frontière; il a été inspecteur-général, membre du conseil supérieur de la guerre. Lorsque, sans aller jusqu’à l’atteindre dans son grade, on l’a mis sans raison, par un caprice de parti, en disponibilité, il s’est soumis sans rien dire. Il a vécu paisible et respecté, honorant les lettres comme il honorait l’armée, donnant à tous ceux qui l’entouraient l’exemple de la plus sévère réserve, se considérant toujours comme un soldat qui n’avait pas le droit de se mêler de politique. Il n’a laissé qu’une fois échapper une généreuse protestation, le jour où, par une gratuite violence, on a brisé le dernier lien qui l’attachait à l’armée, au service public. Que parle-t-on après cela de rétractation ou de soumission pour rentrer en grâce, pour obtenir tout au moins la tolérance? M. le duc d’Aumale n’a rien à rétracter dans sa carrière, et il ne s’agit point on vérité de lui faire plaisir, quoiqu’on put se permettre ce luxe avec le donateur de Chantilly. C’est pour lui-même, pour accomplir d’abord un acte de justice, et ensuite après tout dans son propre intérêt, que le gouvernement devrait tenir à révoquer ce décret d’exil, qui n’est qu’une inutile iniquité. Ceux qui se croient les conseillers privilégiés de la république ne voient pas que le meilleur moyen de la servir c’est de montrer qu’elle peut être à la fois ferme à l’égard des factions qui la menacent, libérale à l’égard de ceux qui sont l’honneur du pays, — qu’elle peut encore, en un mot, être le gouvernement de la France, non une vulgaire domination de parti. S’il ne s’agissait que d’un intérêt de politique intérieure, ce serait déjà beaucoup sans doute, mais il s’agit aussi et surtout pour la France de rester ce qu’elle est, ce qu’elle veut et doit être devant le monde. Il s’agit de rendre à la nation la force qui peut inspirer la confiance à des alliés, le respect à des adversaires : c’est M. le président Floquet qui l’a dit, et ce n’est pas en entretenant les divisions, en prolongeant les iniquités de parti, qu’on rendra à la France sa force et sa dignité parmi les peuples.

Que se passe-t-il, que se passera-t-il surtout d’ici à peu de temps, d’ici à quelques mois peut-être, en Europe? C’est une vieille énigme qui ne paraît pas se débrouiller, qui reste au contraire plus que jamais singulièrement difficile à déchiffrer. Il est certain que sur ce vaste continent européen, où se heurtent tant d’intérêts, rien ne s’arrange, que les incidens succèdent aux incidens, que les relations sont passablement troublées, qu’on parle toujours de la paix en se préparant à la guerre, que les nuages noirs amassés par degrés à l’horizon depuis quelques mois ne semblent pas du tout se dissiper. L’année qui a expiré il y a quelques jours n’a point laissé décidément un brillant héritage. L’année qui vient de s’ouvrir a eu, il est vrai, l’avantage de débuter par un petit épisode qui a pu pour un instant mettre un peu de gaîté dans les préoccupations moroses des cabinets: c’est cette mystification des pièces falsifiées, qui ont joué, il y a quelques semaines, un certain rôle dans la politique de M. de Bismarck, que le chancelier a eu la bonne fortune de découvrir à propos pour dévoiler à l’empereur Alexandre III le complot par lequel on s’était efforcé de dénaturer ses actes, ses intentions à l’égard de la Russie. Elles ont été publiées, ces pièces mystérieuses, et, en définitive, c’est beaucoup de bruit pour rien. Tout se réduit à une communication faussement attribuée au prince de Reuss, ambassadeur allemand à Vienne, et à quelques lettres que le prince Ferdinand de Cobourg aurait écrites ou aurait pu écrire à la comtesse de Flandre, racontant à la princesse belge tout ce qui l’intéresse, sa situation, les espérances qu’on lui fait concevoir, les appuis qu’il rencontrerait à Vienne et même à Berlin. C’est tout le secret de ces documens sibyllins. M. de Bismarck s’est fait un devoir de démontrer au tsar qu’on avait abusé de sa bonne foi par des révélations de fantaisie, que rien de tout cela n’était vrai, qu’il n’avait jamais rien promis, lui, chancelier d’Allemagne, contre les intérêts de la Russie, — Et le tsar en a cru ce qu’il a voulu. Après cette divulgation bruyante, on n’est pas plus avancé. C’est une diversion qui n’a pas été probablement tentée sans calcul, sans intention; mais ce n’est qu’une diversion, et la situation au nord de l’Europe ne reste pas moins ce qu’elle était, pleine de complications et de menaces.

La vérité est que cette situation, sans être encore absolument compromise, semble s’accuser de plus en plus et pourrait d’un instant à l’autre devenir périlleuse. Il n’est point douteux que la Russie poursuit méthodiquement, résolument, sans se laisser émouvoir par le bruit des journaux, ses desseins et ses préparatifs de défense sur la frontière occidentale de l’empire. Elle continue ses armemens, ses approvisionnemens en Pologne ; elle achemine des troupes de toutes armes vers l’ouest sans précipitation et, à ce qu’il semble, sans interruption. Elle agit en puissance qui persiste plus que jamais à désavouer toute intention agressive, mais qui se tient en éveil et ne veut pas être prise au dépourvu. Quelles sont les forces que la Russie a déjà concentrées dans les régions polonaises ? Ce serait assez difficile à dire : elles doivent être, dans tous les cas, proportionnées à l’attitude d’observation et d’attente que le gouvernement du tsar a prise ostensiblement. L’Autriche, à son tour, c’est bien clair, n’est pas restée inactive. Elle y met de la discrétion, elle n’agit pas moins. Elle a déjà pris assurément des mesures militaires, et ce n’est pas sans intention qu’elle a réuni récemment des réserves sous prétexte d’instruction. Les préoccupations sont par instans assez vives à Vienne, elles le sont encore plus à Pesth, où une interpellation parlementaire vient de traduire tout au moins les impressions hongroises. Bref, on ne peut se faire illusion, il y a de part et d’autre des défiances, des dispositions militaires à peine déguisées, une sorte de préparation croissante pour un conflit éventuel. Les apparences restent pacifiques dans les relations des gouvernemens, la réalité est moins rassurante, et ces armemens qui se multiplient n’ont toute leur signification que parce qu’ils répondent à la situation diplomatique la plus compliquée, à une crise dont la Bulgarie est pour le moment le nœud, mais qui s’étend en réalité à tout l’Orient, qui peut s’étendre à l’Europe entière.

Évidemment, l’antagonisme est plus que jamais flagrant et se dessine avec une gravité croissante. D’un côté, la Russie, qui a vu les événemens tourner un peu contre elle depuis le traité de Berlin, qui s’est sentie particulièrement tenue en échec par tout ce qui est arrivé et subsiste encore en Bulgarie, la Russie ne se tient pas pour battue. Elle a temporisé, patienté jusqu’ici, par considération pour la paix de l’Europe ; elle n’a pas renoncé à sa politique traditionnelle, à ses droits ou à ses prétentions de prépondérance, de protectorat dans ces contrées balkaniques qu’elle croit avoir délivrées. Elle attend en grande puissance qui sent sa force et qui ne déguise pas sa volonté de se faire respecter. D’un autre côté, l’Autriche, qui gagne toujours plus par la diplomatie que par les armes, a pris visiblement, depuis quelques années, une position singulièrement forte, un ascendant croissant en Orient. Elle est campée dans la Bosnie et l’Herzégovine, où elle n’a, il est vrai, qu’un droit limité d’occupation, mais où elle gouverne et administre comme mandataire du traité de Berlin. Elle règne plus ou moins en Serbie, à Belgrade, où la crise ministérielle, qui a récemment décidé la chute de M. Ristitch favorable à la Russie, n’est sans doute qu’un épisode de la lutte engagée aujourd’hui en Orient. Elle ne cache pas en même temps ses sympathies pour tout ce qui peut détacher les régions des Balkans de la Russie. L’Autriche, en un mot, marche de toutes parts, et elle poursuit sa politique avec d’autant plus de fixité qu’elle se sent appuyée depuis quelque temps par cette triple alliance, qui n’était peut-être pas dirigée d’abord contre la Russie, mais qui devient une menace pour elle aujourd’hui. De sorte qu’on est positivement en présence, et ce qui se passe sur les frontières de Pologne n’est que la suite ou l’extension du grand conflit des influences en Orient. C’est là toute la question.

Une transaction n’est point sans doute impossible : tout dépend de ce qui pourra être fait en Bulgarie, à Sofia, où la frêle couronne du prince Ferdinand risque fort de disparaître. S’il y a des négociations, elles sont certes suivies discrètement. La Russie paraît encore se réserver et se défendre de dire comment elle entend le rétablissement d’un ordre régulier à Sofia, ce qui serait une satisfaction pour elle. L’Autriche semble maintenir provisoirement sa position et sa politique. La Porte, qui pourrait être appelée à intervenir comme suzeraine, n’interviendra sûrement qu’avec l’assentiment de toutes les puissances. Il reste toujours à savoir quel est le rôle précis de M. de Bismarck dans tout cela, entre la Russie qu’il tient évidemment à ménager, et ses confédérés de la triple alliance, qui peuvent être engagés plus qu’on ne le voudrait à Berlin. Quelle est la pensée réelle du chancelier? S’il le veut comme il sait vouloir, il est assurément l’homme le mieux placé pour conduire cette négociation épineuse, — à moins que, dans l’intervalle, ne surviennent les incidens et l’imprévu qui confondent toutes les habiletés ou sont quelquefois les auxiliaires des politiques dans l’embarras.

Des incidens, ils naissent à tout propos et de toutes parts. Qui aurait dit il y a quelques jours, au moment où la France et l’Italie entraient en négociations pour un traité de commerce, qu’un incident nouveau, au moins bizarre, allait se produire entre les deux pays? C’est pourtant ce qui est arrivé. Un préteur ou juge de paix de Florence a tout dernièrement envahi d’autorité le consulat français, sous prétexte de saisir des papiers relatifs à la succession d’un riche Tunisien, Hussein-Pacha, qui aurait été l’objet d’une opposition de la part d’un créancier. Il a fait son expédition à main armée, accompagné de carabiniers. Vainement le consul a protesté, le juge envahisseur est allé jusqu’au bout, forçant les portes des archives, mettant les scellés sur des papiers. C’est ce qui s’appelle procéder sommairement, et l’aventure ne pourrait, en vérité, être sérieuse que si on le voulait bien. Au premier moment, le président du conseil de Rome, M. Crispi, a paru tout disposé à désavouer le pétulant préteur florentin et à le déplacer; puis il s’est ravisé, mettant des conditions, disputant sur les torts réciproques du consul et du juge. Il a semblé vouloir gagner du temps, au lieu d’en finir au plus vite et de bonne grâce par la plus simple et la plus légitime des réparations. M. Crispi n’a pas vu que, faute de couper court à une mauvaise affaire, il pouvait se mettre dans l’embarras, qu’il allait se trouver en face de la protestation de tous les consuls étrangers à Florence contre la violation du consulat français, et que de ce simple incident pouvait naître une question plus délicate, plus générale, intéressant toutes les nations. Voilà un étrange et malencontreux incident, tombant au milieu de la négociation d’un traité de commerce ! l’autre jour, en ouvrant cette négociation, M. Crispi se plaisait à dire qu’il était heureux « d’entreprendre une œuvre d’entente et de paix » entre les deux pays, de voir que le gouvernement français avait répondu à ses sentimens de conciliation par des sentimens semblables. Il était sincère, il faut le croire; le meilleur moyen qu’il ait encore de le prouver est de montrer cet esprit conciliant dans les négociations commerciales, — Et de commencer par effacer les traces d’un maussade incident entre deux pays qui ne demandent qu’à vivre en paix.


CH. DE MAZADE.


LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE

La première semaine de l’année 1888 a donné des espérances de reprise, que la seconde a pu affaiblir sans toutefois les annihiler complètement. La liquidation, fort aisée d’une manière générale, a déterminé un mouvement ascensionnel sur la plupart des fonds publics, malgré une certaine tension des reports, comme il s’en produit toujours fin décembre. De plus, des déclarations pacifiques, officieuses, il est vrai, plus qu’officielles, rendaient le calme aux places de Vienne et de Berlin, si troublées dans les derniers jours de 1887.

La meilleure tenue des fonds hongrois et russes, de l’Italien et des rentes françaises, a d’abord suivi ce revirement favorable d’opinion déterminé par des articles du Nord et du Journal de Saint-Pétersbourg, puis par le compte-rendu d’entretiens, entre le comte Kalnoky et le prince Lobanof, ambassadeur du tsar à Vienne. Le gouvernement de Saint-Pétersbourg, d’après les affirmations du prince Lobanof au ministre des affaires étrangères d’Autriche-Hongrie, ne songeait nullement à troubler la paix, ne prenait aucune mesure militaire d’un caractère offensif, et ne demandait à l’Europe que le respect du traité de Berlin, violé par la présence du prince de Cobourg à Sofia comme souverain de la Bulgarie.

La publication dans le Moniteur officiel de l’empire d’Allemagne des pièces falsifiées, à l’aide desquelles M. de Bismarck prétendait que des personnages malintentionnés s’étaient efforcés d’éveiller les soupçons du tsar sur la loyauté de la politique allemande, a achevé de rassurer pour un temps l’opinion publique européenne. La publication ayant été autorisée par l’empereur Alexandre, on admettait la vraisemblance d’un rapprochement entre les deux cabinets de Berlin et de Saint-Pétersbourg.

Sous l’influence de la tournure nouvelle prise par les questions internationales, les valeurs russes se sont raffermies à Berlin, les fonds d’Autriche et de Hongrie ont repris une allure plus calme et regagné même une partie du terrain perdu dans la panique des jours précédens ; les Consolidés anglais ont dépassé 103, et la rente française 3 pour 100 s’est avancée de 81.10, cours de compensation, à 81.42, tandis que le 4 1/2, compensé à 107.05, était porté brusquement jusqu’à 107.80.

La spéculation comptait naturellement sur un large concours des capitaux en janvier. Il a été détaché des coupons d’intérêt ou de dividende, le 2 et le 6, sur une quantité considérable de valeurs. Les cours se trouvaient allégés d’autant, et les disponibilités, notablement grossies, devaient se porter sur le marché et aider au dégagement des positions. L’Italien, sérieusement atteint depuis quelques semaines, semblait disposé à reprendre de hauts cours et atteignit, en effet, un moment 95 francs, coupon détaché.

Le mouvement attendu ne s’est point produit ; au contraire, les fonds publics ont recommencé à fléchir. Les transactions ont perdu toute activité, et une sorte de découragement s’est emparé de toutes les places, de la nôtre surtout. Diverses causes ont amené ce fâcheux résultat. Au dehors, une nouvelle indisposition de l’empereur Guillaume a ravivé les inquiétudes à Berlin, et la note pessimiste est redevenue prédominante à Vienne, où l’on s’étonne de voir la Russie ne présenter aucune proposition formelle pour le règlement de la question bulgare, alors que les journaux autrichiens ne cessent de signaler des mouvemens de troupes russes sur les frontières de la Galicie et de la Bessarabie.

Les cotes étrangères n’ont donc apporté ici aucune impulsion encourageante. D’autre part, deux faits d’ordre intérieur ont paralysé toute disposition de la spéculation dans le sens de la hausse. Le premier est le désastre boursier d’un spéculateur engagé à la baisse dans des proportions formidables sur certaines valeurs, comme l’action de Rio-Tinto et celle de Panama. Les différences à payer en janvier, par suite de la grande hausse du premier de ces titres, s’élevaient à plusieurs millions. Le paiement n’a pu en être effectué que pour partie, après des arrangemens laborieux qui ont laissé quelques intermédiaires fort atteints et d’autres menacés, principalement sur le marché libre.

Les conséquences de ce désastre ont pesé nécessairement sur le marché, en rendant le crédit plus difficile et en rappelant tout le monde à la plus stricte prudence.

On a appris, en outre, par une communication de M. Tirard, président du conseil et ministre des finances, à la commission du budget que le gouvernement, ne pouvant ni émettre publiquement le solde des rentes de la conversion restées en suspens, le chiffre n’en étant pas assez élevé, ni en disposer par ventes directes sur la place, dans la crainte de provoquer une réaction des cours, avait pris le parti de les réserver pour les remettre, au fur et à mesure de leurs besoins, aux caisses d’épargne.

Comme les caisses d’épargne achètent d’ordinaire à la Bourse les titres dont elles ont régulièrement à se fournir, la disparition forcée pour un certain temps, de cet acheteur sérieux du marché au comptant, a fait craindre que le concours des capitaux ne fût ce mois-ci beaucoup plus réduit qu’il n’eût été à désirer. De là des ventes de précaution et le retour du 3 pour 100 à 81 francs, accompagnant un mouvement rétrograde analogue des fonds étrangers.

Ajoutons que la rentrée des chambres a rappelé le monde financier aux préoccupations relatives à notre situation budgétaire, aux interpellations possibles, à tous les incidens qui peuvent surgir de la rencontre du ministère et de la représentation nationale. Déjà le conflit a éclaté entre le ministre des finances et la commission du budget au sujet de l’impôt sur les boissons, et on redoute que ce ne soit là qu’un début dans la voie des conflits.

Le cours de 81 francs a cependant ramené sur notre 3 pour 100 quelques achats. L’abaissement du taux de l’escompte par la Banque d’Angleterre, le jeudi 12, a rasséréné quelque peu la physionomie générale de la place en accusant l’abondance croissante des capitaux en quête d’emploi. On attendait, en outre, une déclaration solennelle du tsar en faveur de la paix, à l’occasion des réceptions du nouvel an russe, 1/13 janvier. Des rumeurs encore vagues, touchant une entente des puissances pour la réunion d’une conférence, ont fait naître l’espoir que les nuages amoncelés sur l’horizon politique à la fin de 1887 allaient encore une fois se dissiper.

Le Hongrois reste à 77.50, ce qui équivaut, coupon détaché, au dernier cours de compensation 79.50. Les fonds russes, après quelques oscillations, se retrouvent également à peu près aux cours du 2 janvier. L’Italien a reculé de fr. 35 à 9k.il. Les retards apportés par M. Crispi au règlement de l’incident du consulat de Florence ont inquiété quelques acheteurs. On s’est étonné de cette mauvaise grâce à réparer un oubli accidentel des convenances diplomatiques, en un moment où le gouvernement italien, engagé si sérieusement dans l’entreprise onéreuse de Massaouah, aurait intérêt à ne se créer aucun embarras avec une puissance voisine.

Cette entreprise même de Massaouah, commencée pour la satisfaction de visées coloniales mal déterminées et soutenue par point d’honneur, cause de très vives préoccupations aux amis de la prospérité des finances italiennes, à cause des sacrifices qu’elle devra fatalement entraîner. On n’a pas oublié que l’Angleterre jadis dut dépenser un demi-milliard de francs pour se venger des Abyssins et se retirer ensuite. L’Italie n’aura peut-être pas à aller aussi loin dans la dépense, mais la brèche faite au trésor n’en sera pas moins profonde. Le royaume italien n’est pas encore de force, comme l’Angleterre, à supporter allègrement une telle charge.

En dépit de la complexité toujours aussi grande des affaires de Bulgarie et de la détresse du trésor ottoman, les valeurs turques sont l’objet d’efforts continus en vue d’une petite amélioration. On tient le Consolidé 4 pour 100 à 14.l2 et la Banque ottomane à 508. Les rentes espagnole et portugaise sont au grand calme, à 66 1/2 et 56 3/4. L’Unifiée n’a pas souffert de l’incident boursier de cette quinzaine, bien que le spéculateur malheureux, qui avait vendu à découvert tant d’actions de Rio-Tinto, fût acheteur d’un stock fort important de titres de la dette générale d’Egypte.

Les affaires en titres de sociétés de crédit, et généralement en toutes valeurs, ont été très étroitement limitées.

L’action de la Banque seule présente une large différence de cours, 110 francs en baisse à 4,090. Des acheteurs à terme de ce titre si lourd se sont lassés d’attendre une reprise d’affaires qui tarde bien à venir et une élévation de l’escompte de plus en plus improbable. Le Crédit foncier, qui vient d’obtenir un grand succès dans sa récente émission de bons à lots, reste sans changement à 1,382, coupon détaché, cours correspondant à 1,412. Le Comptoir d’escompte, fort recherché au comptant, s’est élevé à 1,060 francs, en prévision de l’annonce d’un dividende de 50 francs pour l’exercice 1887. Les actionnaires de cet établissement sont convoqués en assemblée générale le 28 janvier. La Banque de Paris est très calme à 755, ainsi que le Crédit lyonnais à 575. Le Crédit mobilier, qui n’avait pas donné de dividende depuis quelques années, a mis en paiement un acompte de 6 fr. 50 sur les résultats de 1887. L’action, poussée à 325 après le détachement de ce coupon, a reculé ensuite à 310.

Le 28 janvier se réunissent les actionnaires du canal de Panama, pour apprendre de M. de Lesseps dans quelles conditions et par quels moyens le canal pourra et devra être ouvert en 1890 à la grande navigation, avant complet achèvement des travaux. De 325, l’action a reculé jusqu’à 305. Le Suez, porté au-dessus de 2,100 avant le paiement du solde de dividende, reste à 2,070. Le Gaz, en reprise lente, mais continue, vaut 1,375, après 1,367.

Sur le plus grand nombre des valeurs industrielles, il s’est fait peu de négociations, et à peu près exclusivement au comptant. Quelques valeurs spéciales, comme le Nickel, ont été cependant l’objet d’achats qui ont élevé sensiblement les cours.

Il s’est produit, au contraire, un ralentissement très marqué dans les négociations en actions de mines de cuivre. Le Rio-Tinto finit à 515, après 560 au plus haut; le Tharsis à 160, après 185.

Le marché des chemins de fer français est ferme, mais sans affaires à terme. Les obligations restent toujours le placement favori de l’épargne. Les chemins étrangers ont été complètement délaissés.


Le directeur-gérant : C. BULOZ.