Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1900

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Chronique n° 1626
14 janvier 1900


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 janvier.


Les Chambres sont rentrées en session le 9 janvier ; mais, en ce qui concerne le Sénat, cette réunion n’a été que pour la forme. On sait que les élections qui doivent renouveler le tiers de ses membres n’auront lieu que le 28 ; jusqu’après cette date, il est frappé de paralysie ; il est condamné à ne rien faire, et c’est tout au plus s’il a pu constituer un bureau provisoire : dernière conséquence de sa récente transformation en Haute Cour, et des retards qui en ont été la suite pour toutes les affaires qui le concernent. La Chambre des députés est plus heureuse : une séance lui a suffi pour élire son bureau définitif. Il n’y avait lutte que pour la présidence ; mais elle a été chaude. M. Deschanel a été réélu à la majorité inespérée de 88 voix. Avant de parler de cette élection et du caractère qu’il faut lui attribuer, nous voudrions, sans y insister d’ailleurs, dire un mot des discours prononcés par les deux présidens d’âge, M. Turigny à la Chambre, et M. Wallon au Sénat. Les hommes et les discours diffèrent essentiellement. M. Turigny est un vieux radical, nourri, comme il a tenu à le dire, dans la lecture de Rabelais, de La Fontaine et de quelques auteurs moindres, mais d’une égale liberté d’esprit. Ce n’est pas par l’originalité de cette confidence que son discours mérite d’être retenu ; mais, vieux proscrit de Décembre, il a tenu à protester contre les coups d’État et les proscriptions. Tout le monde a compris qu’il y avait là, de la part d’un membre de l’extrême-gauche, un désaveu de la politique ministérielle, au moins sur un de ses points essentiels. Les amis du Cabinet ont fait entendre des protestations qui se sont perdues dans les applaudissemens. Ce premier coup de cloche sonnait assez mal pour lui : que lui restera-t-il, si d’aussi purs radicaux que M. Turigny l’abandonnent ? Quant à M. Wallon, l’éminent historien qui ne s’est pas contenté de raconter le passé et qui a eu sur le présent une influence directe par la Constitution dont il a été le principal auteur, il a fait entendre, dans un langage élevé, les conseils les plus sages. Il a déploré la Suppression des soixante-quinze sénateurs inamovibles : combien de fois ses regrets n’ont-ils pas été partagés par tous les véritables amis du Sénat ! La Haute Assemblée a été incontestablement diminuée le jour où elle a été privée du droit de nommer elle-même un certain nombre de ses membres. Il en reste encore une quinzaine. M. Wallon a demandé qu’ils fussent conservés : vœu platonique, comme la plupart des vœux de jour de l’an, mais qui n’en mériterait pas moins d’être réalisé.

L’événement capital de la journée du 9 janvier a été la triomphante réélection de M. Paul Deschanel. Dès le lendemain, les journaux radicaux et socialistes en poussaient de véritables cris de rage. Le coup était, en effet, très sensible pour eux et pour le Cabinet qui a si bien su mériter leurs bonnes grâces : ce n’était ni plus ni moins que la désagrégation de la majorité ministérielle, cette majorité qui paraissait si nombreuse et si solide il y a quelques jours à peine, et dont la coalition gouvernementale se montrait si fière ! Nous avons dit à maintes reprises ce qu’il fallait en penser : le ministère a duré jusqu’à ce jour parce que personne ne voulait se charger, avant la fin du procès de la Haute Cour, de prendre la suite des affaires qu’il avait si lamentablement compromises. Dans ces conditions, il aurait été sage, de sa part, de ne pas livrer bataille au sujet de la présidence de la Chambre. Il y avait, au surplus, de très bonnes raisons de ne pas disputer à M. Deschanel un fauteuil qu’il occupait avec autant d’impartialité que de bonne grâce, sans autre préoccupation que d’assurer à tous une liberté égale, et de maintenir la dignité des débats. Devant les qualités déployées par lui, chacun aurait pu s’incliner, sans faire d’ailleurs aucun sacrifice, car tous les partis étaient assurés de trouver sous sa présidence les moyens légitimes de soutenir leurs prétentions, et de les faire prévaloir conformément aux règles parlementaires. Le ministère et ses amis ont préféré prendre l’offensive. Ils espéraient obtenir la victoire avec le nom de M. Brisson. Ce n’est pas le choix de M. Brisson que nous critiquons : les radicaux ne pouvaient pas en faire un meilleur ; ils ne pouvaient même pas en faire un autre. Quoi qu’on puisse dire de ses opinions et du danger qu’elles présentent, M. Brisson est professionnellement un président expérimenté ; il a fait ses preuves ; il exerce sur la Chambre une incontestable autorité. C’était donc le concurrent le plus redoutable à opposer à M. Deschanel. Pourtant il a été battu, et même beaucoup plus qu’on n’aurait osé le croire. On voulait une indication sur la véritable pensée de la Chambre ; on l’a eue aussi claire que possible. « Si l’on avait voté à bulletin ouvert, s’est écrié un député radical, vous n’auriez pas eu 200 voix ! » Et, le lendemain, les journaux radicaux et socialistes développaient le même thème. Ils criaient à la trahison et à « la lâcheté, » favorisées, disaient-ils, par le secret du scrutin. Ils assuraient que les mêmes hommes qui, dans l’ombre, avaient voté pour M. Deschanel contre M. Brisson reviendraient à une autre conduite, dès qu’ils devraient mettre ostensiblement leur nom à côté de leur vote. S’il en est ainsi, c’est alors qu’il faudra parler de lâcheté. La Chambre a fait connaître, le 9 janvier, ses sentimens sincères : si elle en manifeste d’autres demain, ils ne le seront plus. En parlant comme ils le font, les journaux radicaux et socialistes accusent d’avance la majorité qu’ils espèrent voir se reformer, et aussi, rétrospectivement, celle qui vient de se dissoudre. Laissons-leur la responsabilité d’un jugement aussi sévère et à quelques égards aussi méprisant pour les hommes qui ont marché avec eux jusqu’à ce jour. Le nôtre est beaucoup moins rigoureux : nous avons expliqué pourquoi la Chambre n’a pas cru devoir renverser plus tôt le Cabinet. Elle a eu tort sans doute, car, pendant les jours de grâce qu’elle lui a accordés, il a fait un mal profond et peut-être irréparable ; mais aujourd’hui elle s’est ressaisie. Les sentimens que révèle le scrutin du 9 janvier trouveront sans doute, un jour prochain, l’occasion et le moyen de se manifester par un vote décisif. L’élection de M. Deschanel est la condamnation du ministère : il aura de la peine à s’en relever.

S’il est vrai que la majorité, avant de reprendre la liberté de ses allures, ait voulu attendre la fin du procès de la Haute Cour, la manière dont il s’est terminé n’était assurément pas de nature à la disposer à la bienveillance à l’égard du gouvernement inventeur de ce procès. Était-ce la peine de mettre en mouvement une machine aussi importante et aussi imposante que la Haute Cour pour venir à bout d’une pareille conspiration et de pareils conspirateurs ? Mais nous avons déjà tout dit sur ce point et nous n’y reviendrons pas, sauf pour faire remarquer que l’événement nous a donné raison. Il n’y a eu que trois condamnations : une quatrième, prononcée par contumace, ne compte pour ainsi dire pas. Nous voilà bien loin de ce qu’on annonçait au début de la procédure, alors que la police était sur les dents, occupée à des investigations et à des perquisitions sans nombre, à Paris et en province, poursuivant les prétendus coupables, en manquant quelques-uns, mais en arrêtant soixante-dix, et même davantage ! Il fallait remonter très haut dans notre histoire pour retrouver une affaire où l’abondance des accusés fil croire à un aussi redoutable danger encouru. Et le danger, en effet, était donné comme immense ! On s’étonnait, non sans indignation, que les ministères antérieurs ne l’eussent pas aperçu. On s’indignait que, sous la pression de quelque terreur secrète, ils n’eussent rien fait pour en préserver la République. Pendant de longues semaines, la presse gouvernementale a dénoncé ces défaillances, qu’elle n’était pas éloignée de taxer de complicité : elle demandait déjà qu’on mit quelques anciens ministres en accusation. Mais, peu à peu, il a fallu relâcher presque tous les suspects sur lesquels la main de la police s’était abattue. Les prisons, trop rapidement remplies, se sont vidées : on ne trouvait rien contre les gens qu’on avait arrêtés, et il s’en est fallu de peu que la conspiration ne finît faute de conspirateurs. Heureusement, M. le procureur général Bernard n’était pas homme à laisser fondre entre ses mains une affaire sur laquelle reposaient de si grandes espérances ministérielles. On ne le lui aurait pas pardonné en haut lieu ; il ne se le serait pas pardonné lui-même. Mais, malgré sa bonne volonté, il n’a pas pu, après l’instruction, retenir plus de quinze accusés, et, après les débats, plus de neuf. En vérité, la montagne avait une fois de plus grondé comme un volcan pour accoucher d’une souris. La Haute Cour a été plus clémente encore que M. le Procureur général, elle n’a condamné que trois accusés. Un tel dénouement ne pouvait pas manquer de produire quelque impression sur la Chambre. Ceux qui avaient cru, dans l’innocence de leur âme, à la vigilance du gouvernement et au péril de la République » devaient singulièrement en rabattre. Bon gré, mal gré, il y a un degré d’évidence auquel la raison, même prévenue, même passionnée, ne peut pas se refuser à se rendre. L’arrêt de la Haute Cour était une déception pour les uns, une désillusion pour les autres, et elle amenait tout le monde à reconnaître que la prudence silencieuse des ministères précédens valait mieux que les éclats tapageurs de celui-ci. Il n’est pas un homme de bon sens qui, en son âme et conscience, ne soit obligé de s’avouer tout bas, s’il ne le dit pas tout haut, que ce procès inconsidéré a fait plus de mal que de bien à la cause qu’il avait la prétention de défendre.

On s’est débarrassé de M. Buffet et de M. Déroulède pour quelque temps, voilà tout. M. Guérin est relativement négligeable, et son cas particulier s’est aggravé, pendant l’aventure du fort Chabrol, d’un certain nombre de délits de droit commun qui ont complètement changé la face de son affaire. Valait-il la peine de faire tant de bruit pour un aussi mince résultat ? Valait-il la peine de réunir la Haute Cour, de fausser son caractère, de l’obliger à. prendre un certain nombre de décisions juridiquement regrettables, de l’exposer à quelque ridicule, de rendre désormais le recours à son autorité plus difficile et peut-être même avant longtemps impossible, le tout pour faire condamner au bannissement M. Buffet et M. Déroulède ? Si encore leur culpabilité était ressortie des débats avec une clarté telle que tout le monde en fût ébloui, on pourrait dire que ce procès n’a pas été absolument en pure perte. Mais en a-t-il été ainsi ? Nous serons tout à fait franc en ce qui concerne le parti royaliste, dont M. Buffet est un des directeurs attitrés : ce parti est fort mal dirigé. Il l’était à coup sûr beaucoup plus sagement il y a quelques années, lorsqu’il avait à sa tête un autre prince et que ce prince avait d’autres conseillers. Les préoccupations qui l’inspiraient étaient alors plus élevées. Le procès a montré qu’il y avait parmi les royalistes d’aujourd’hui beaucoup plus d’agitation désordonnée que de réflexion et de sagesse. Si on a voulu faire cette constatation, elle est faite ; mais il faut en conclure qu’un parti ainsi conduit est dangereux surtout pour lui-même, et beaucoup moins pour le gouvernement qu’il se propose de renverser. Pour ce qui est de M. Déroulède, qu’on avait d’abord accusé, contre toute vraisemblance, d’avoir conspiré avec les royalistes, qu’a-t-il fait ? Il a mis la main sur la bride du cheval d’un général, et s’est efforcé d’attirer cheval et cavalier d’un certain côté. Nous ne disons pas qu’un tel fait soit sans gravité. On peut soutenir qu’il y a là un commencement d’attentat. Mais l’acte de M. Déroulède, de quelque nom juridique qu’il faille le qualifier, avait été soumis à la Cour d’assises de la Seine, et la Cour d’assises en avait acquitté l’auteur. Peut-être ne l’aurait-elle pas fait, si M. Déroulède, par une lenteur calculée du gouvernement de cette époque, n’avait pas été retenu en prison préventive un temps beaucoup plus long que ne l’exigeaient l’instruction et la préparation de sa cause. Le jury a jugé que, s’il y avait eu faute, elle avait été suffisamment expiée. Au reste, nous n’avons pas à expliquer l’arrêt de la Cour d’assises ; il a été rendu souverainement et sans appel ; il y avait chose jugée ; il y avait acquittement, et c’est par un abus qu’on ne saurait trop sévèrement blâmer que M. Déroulède a été traduit devant la Haute Cour, et a été condamné par elle.

Disons ce que nous pensons de M. Déroulède : c’est un homme généreux, mais dangereux, sympathique, mais inquiétant. Il s’est conduit pendant la guerre avec un courage héroïque ; il en est revenu malade, frémissant de douleur, animé d’une espérance inextinguible, et il a exprimé tous ces sentimens dans des vers éloquens. L’âme de la patrie semblait respirer en lui, mais non pas en lui seul cependant, et peut-être a-t-il eu le tort, dès ce moment, de se faire du patriotisme une spécialité un peu trop exclusive. Tel qu’il est, avec ses qualités et ses défauts, il a vivement attiré l’attention sur lui ; il est populaire ; il est aimé des foules ; il le mérite à certains égards. Pendant d’assez longues années, il s’est contenté d’être ainsi le clairon du patriotisme ; puis il s’est mis à faire de la politique, et alors son caractère s’est altéré. Il a voulu donner une constitution à la France, celle de 1875 ne lui suffisant plus. Ici encore, M. Déroulède n’est pas seul à poursuivre les mêmes vues. Depuis quelque temps surtout, les défauts de la constitution actuelle ont été sentis et dénoncés par beaucoup de monde. Toutes les constitutions en ont, et celle de M. Déroulède n’en est certainement pas plus exempte que d’autres. On s’en apercevrait bien vite à l’usage : elle suppose un homme de génie à la tête de nos affaires, et les hommes de génie, si fréquens dans notre histoire, sont précisément ce qui nous manque le plus aujourd’hui. M. Déroulède n’en a encore rencontré qu’un, qui était, hélas ! le général Boulanger. D’ailleurs, nous ne lui contestons pas le droit d’imaginer une constitution, ni même de se tromper en l’imaginant. C’est un exercice d’esprit auquel les Français se sont Livrés dans tous les temps, et presque un trait du caractère national. Ce que nous lui refusons, c’est le droit de nous imposer par un coup de force la constitution qui a ses préférences. S’il y a lieu de changer ou de modifier celle d’aujourd’hui, question très complexe et sur laquelle nous faisons nos réserves, il faudra y procéder par des moyens moins expéditifs que ceux de M. Déroulède, mais plus respectueux de la volonté nationale. On ne donne pas une constitution à un pays comme ou met un mors à un cheval. M. Déroulède parle beaucoup de rendre au peuple sa souveraineté : en fait, il commence par la supprimer. Si nous désavouons l’arrêt qui vient de le frapper, ce n’est pas à dire que nous approuvions ses idées, ni sa conduite : c’est seulement parce qu’on n’avait plus le droit de le poursuivre pour un délit ou pour un crime dont le jury l’avait déclaré innocent.

M. Déroulède n’est pas seulement l’auteur d’une constitution qui n’est pas, au surplus, tout à fait inédite : il est encore le chef d’un parti qui s’intitule lui-même nationaliste, comme si le nationalisme n’était pas un sentiment commun à tous les Français, presque sans exception. Personne n’a le droit de s’en décerner le monopole. Nous sommes tous nationalistes, chacun à notre manière, et nous ne saurions trop regretter qu’on ait fait de ce mot la chose d’un parti, alors qu’il aurait dû rester celle de tous. C’est d’ailleurs là un mal qui n’est pas exclusivement français : ne voyons-nous pas en Angleterre l’abus qu’on fait en ce moment d’un autre mot, celui d’impérialisme ? Et certes, tous les Anglais ont raison d’être impérialistes, s’ils entendent par-là que l’empire britannique doit rester fort, puissant, inattaquable sur toute la surface du globe, et même qu’il doit s’étendre encore avec prudence et avec mesure. Nous sommes, nous aussi, impérialistes dans ce sens. Mais les meilleures choses se dénaturent lorsqu’on les pousse à l’extrême, et les Anglais en font aujourd’hui la triste expérience. Un parti, chez eux, a fait de l’impérialisme un moyen d’agitation à l’intérieur, un moyen d’action incessante sur l’opinion publique, enfin un moyen de domination au dehors et au dedans. Les autres partis, à leur tour, émus du succès de cette entreprise de popularité, se sont mis à surenchérir d’impérialisme, comme on paraît être tenté quelquefois chez nous de surenchérir de nationalisme : on voit ce qui en est résulté pour l’Angleterre.

Comment, dit-on, serait-il possible d’être trop impérialiste ? ou trop nationaliste ? L’excès d’une vertu peut-il être dangereux ? A la pratique, on s’aperçoit que oui. On a vu nos voisins devenir de plus en plus susceptibles, irritables, ombrageux, et aussi de plus en plus avides d’étendre leur souveraineté sur de nouveaux territoires, aujourd’hui sur toute l’Afrique orientale, demain sur toute l’Asie centrale. L’opinion surexcitée et dévoyée n’admettait aucun avertissement, même amical, aucun conseil, même bienveillant. Elle a fermé la bouche et enlevé la plume à ceux qui voulaient les donner. L’impérialisme, ainsi compris et pratiqué, a précipité l’Angleterre dans les difficultés où elle se débat aujourd’hui, et où elle laissera, quoi qu’il arrive, une partie de son prestige. C’est là un exemple instructif. Le nationalisme pour le parti qui en a fait tout son programme, n’est ni plus circonspect, ni plus sensé que le mauvais impérialisme anglais dont nous venons de parler. Son action ne consiste pas seulement à veiller sur l’honneur de la France avec une inquiétude jalouse, mais à grossir les incidens où cet honneur a pu courir certains risques, à les présenter sous un jour faux, à en exagérer les proportions et encore plus les conséquences, à produire enfin et à entretenir par-là dans l’esprit national une irritation constante, une impatience de revanches, une soif de compensations insatiables et immédiates. On dirait, à entendre ces nationalistes français, comme aussi bien les impérialistes anglais, que les droits de la France s’étendent sur le monde entier, et qu’une autre nation ne saurait y faire quelque chose sans que nos intérêts soient méconnus et lésés. Cette manière de concevoir sa grandeur n’est pas sans inconvéniens pour la France, et cela pour deux motifs : d’abord elle nous maintient nous-mêmes dans un état de nervosité qu’un pays ne saurait supporter longtemps sans s’exposer à quelque coup de tête ; ensuite elle fait croire aux autres que nous sommes, en effet, à la veille de nous laisser entraîner à quelqu’une de ces imprudences qui sont malheureusement assez fréquentes dans notre histoire, mais dont nous nous étions crus guéris. Entre ce nationalisme et le nôtre, il y a une grande différence. On nous demandera peut-être quel est le nôtre : il consiste à ne rien abandonner des droits de la France, à ne rien sacrifier de ses intérêts, mais à les défendre avec méthode, avec sang-froid, sans provocation, ni menace, pour les autres, en un mot sans défaillance, mais sans forfanterie. Nous sommes sûrs qu’aucun nationaliste de profession n’aime l’armée d’un amour plus sincère et plus profond que le nôtre. Nous sommes douloureusement sensibles à toutes les atteintes qu’on a quelquefois portées chez elle à l’esprit de discipline du soldat et à sa confiance envers ses chefs. Nous voulons qu’elle soit forte et respectée ; aucun sacrifice ne nous coûte à cet effet. Mais ce sont là des choses qui nous paraissent aller de soi si naturellement que nous n’en parlons pas sans cesse, que nous ne haussons pas la voix jusqu’au tragique lorsque nous en parlons, que nous n’en faisons pas l’objet ordinaire ou exclusif de nos discours. L’armée est notre pensée la plus chère, parce qu’elle est la condition de notre indépendance et de notre existence nationales ; mais nous ne nous croyons pas obligés de lui en donner tous les matins une preuve retentissante, en nous exaltant et en essayant de l’exalter elle-même dans un paroxysme de nationalisme aigu et violent. Les conditions de la vie normale sont les mêmes pour les nations que pour les individus : il y faut, comme disaient les anciens, une certaine tempérance ou, si l’on aime mieux, une certaine modération qui permette à toutes les qualités de se développer les unes à côté des autres, sans qu’aucune d’elles étouffe la voisine sous prétexte d’exercer des droits supérieurs. En un mot, et puisqu’on a donné au mot de nationaliste un sens si particulier, nous le laissons à d’autres, pour nous contenter d’être patriotes comme l’ont été jusqu’ici tant de bons Français, qui sont prêts à tout sacrifier à la France, mais qui ne la sacrifient pas elle-même aux exigences d’une passion maladive et désordonnée. Si l’on écoutait nos nationalistes, il y a bien peu de jours où nous ne serions pas obligés de partir pour la guerre, tandis qu’à nos yeux la guerre doit être une exception très rare, à laquelle il faut d’ailleurs être toujours préparés, et la paix l’état le plus ordinaire des nations civilisées. Enfin nous continuons de préférer à toute l’agitation contemporaine, à la fois si bruyante et si stérile, le mot simple et grave de Gambetta sur certaines choses auxquelles il faut, disait-il, « penser toujours sans en parler jamais. »

Nous voilà en apparence assez loin de M. Déroulède et du procès de la Haute Cour : pourtant le nationalisme, avec les traits que nous venons de lui attribuer, est un peu son fait personnel, et il en est en quelque sorte la représentation la mieux caractérisée. Pour être respectables, certains égaremens n’en sont pas moins compromettans, et peut-être faut-il prendre d’autant plus de précautions pour s’en garantir qu’ils offrent à l’imagination des dehors plus séduisans. C’est comme un piège à éviter. Il est temps, après les émotions de ces derniers mois ou plutôt de ces dernières années, que chacun retrouve son équilibre moral et s’y maintienne, car presque tous en sont sortis. Nous venons de dire du nationalisme ce que nous en pensions ; mais il n’est pas le seul coupable, et, s’il est une exagération dans un sens, l’exagération en sens contraire existe aussi. Non pas, certes, que tout le monde ne soit pas, au fond de l’âme, sincèrement patriote : ceux à qui on reprocherait de ne pas l’être protesteraient avec indignation. Il n’en est pas moins vrai que, si les nationalistes nous accusent de n’être pas assez sensibles à l’honneur national, nous ne saurions témoigner un vif intérêt à l’armée sans que d’autres nous accusent aussitôt de nationalisme. Il faut rester à distance égale de toutes ces exagérations. Mais ce n’est pas le procès de la Haute Cour qui nous y aidera. Ce n’est pas le ministère actuel, auteur responsable d’une partie de nos maux, qui nous rendra ce service : nul plus que lui, en effet, n’a poussé aux exagérations et aux confusions de toutes les idées et de tous les sentimens. Il aurait été digne de tenir ses séances dans la tour de Babel. Puisse-t-il disparaître le plus tôt possible ! Les socialistes seuls le regretteront. Les radicaux, — peut-être en reste-t-il encore quelques-uns, — commencent à se détacher de lui. C’est du moins ce qui semble ressortir de l’élection de M. Deschanel. Ce premier acte politique est de bon augure : il permet d’espérer une année de paix morale et de réparation.


Nous parlions plus haut, à propos des excès de l’impérialisme britannique, des difficultés que l’Angleterre rencontrait au Transvaal. Les revers éprouvés par les troupes de la Reine, malgré le courage qu’elles ont déployé, ont été, comme on devait s’y attendre, extrêmement pénibles à l’amour-propre national. Depuis bien longtemps, il n’avait pas été mis à une aussi dure épreuve. L’émotion, toujours contenue, a été sans cesse en grandissant. Les Anglais savent couvrir d’un masque impassible les sentimens les plus forts : pourtant, à la longue, le masque tombe ou se dérange, et l’on commence à apercevoir ce qu’il y a derrière. Il y a d’abord, disons-le, une résolution immuable d’aller jusqu’au bout, et de faire les derniers sacrifices pour relever le pays des disgrâces qu’il vient d’éprouver ; mais en même temps la désapprobation et l’irritation contre les hommes qui ont si aveuglément poussé à cette aventure commencent à percer. Et c’est un ministre, le plus important de tous à la Chambre des communes, M. Balfour, qui a rompu la glace. Il a éprouvé le besoin de donner quelques explications qu’on ne lui demandait pas encore, ou du moins qu’on ne lui demandait pas tout haut. Son discours de Manchester a étonné ; on ne s’y attendait pas. Il n’en est pas sorti de lumières bien vives ; la chaîne de l’argumentation n’est pas bien logique ; il contient néanmoins quelques aveux qui méritent d’être recueillis.

L’argumentation de M. Balfour est quelque peu contradictoire, en ceci surtout que, d’après lui, tout ce qui s’est passé était inévitable ; mais que cependant, si le gouvernement avait cru ne pas pouvoir l’éviter, il aurait procédé tout autrement. Il aurait fait effort pour arriver à un arrangement avec les Boers. On ne saurait dire en termes plus transparens qu’on n’a pas fait cet effort, qu’on n’a pas cherché cet arrangement, en un mot qu’on a voulu la guerre, et certes cela est grave. Il est vrai que, dans un autre passage de son discours, M. Balfour assure que le gouvernement anglais voulait la paix, qu’il comptait sur elle, et qu’il a été dérangé dans ses calculs lorsqu’il s’est trouvé en face de la guerre. Il voulait la paix et il n’a pas fait ce qui était nécessaire pour la conserver ! Il ne l’a pas fait, parce qu’il n’avait pas prévu que la guerre tournerait si mal ! Concilie qui pourra ces allégations opposées : nous ne nous en chargeons pas. Quoi qu’il en soit, il faut retenir que, si le gouvernement anglais avait été mieux éclairé sur les conséquences de sa politique, il en aurait très probablement suivi une autre.

Et pourquoi n’était-il pas mieux éclairé ? Ici, les explications de M. Balfour sont encore mieux faites pour surprendre. Le gouvernement, dit-il, n’avait aucun moyen spécial d’information ; tout le monde en savait autant que les ministres, et il n’y avait pas de secret. Si le gouvernement a péché, il l’a fait avec ceux qui connaissaient le mieux les affaires sud-africaines. L’opinion était avec lui et n’a pas cessé de le soutenir ; elle le soutient même encore, et M. Balfour avoue qu’il en éprouve quelque admiration ; il parle de l’esprit large, du jugement droit, et de la « généreuse tolérance » qui animent le pays tout entier. Cette tolérance est très généreuse en effet, plus sans doute qu’elle ne le serait partout ailleurs, car il nous semble que M. Balfour ait plaidé devant ses électeurs la parfaite inutilité du gouvernement. A quoi bon en avoir un, s’il n’en sait pas plus long que les simples citoyens, et si les immenses ressources dont il dispose ne lui permettent même pas de se renseigner exactement sur un autre pays, contre lequel il va engager l’honneur et la fortune du sien ? Quoi ! le gouvernement anglais n’en savait pas plus que nous sur le Transvaal ? C’est à ne pas y croire, et nous ne le croirions pas si, d’ailleurs, l’événement n’avait pas pleinement justifié une aussi extraordinaire assertion. Tout le monde, dit M. Balfour, s’est trompé sur l’état du Transvaal ; le gouvernement s’est trompé avec tout le monde ; par conséquent, il n’y a aucun reproche à lui faire. On nous permettra de dire que cela n’est pas tout à fait exact. Il y a eu, en Angleterre même, un petit nombre de voix indépendantes, — oh ! très petit, nous le reconnaissons, — qui ont donné des conseils de prudence ; et quant, à l’étranger, c’est à l’unanimité qu’il a averti l’Angleterre du danger auquel elle s’exposait. Le gouvernement n’a rien entendu, parce qu’il n’a voulu rien écouter, et l’opinion a été déplorablement égarée par lui. M. Chamberlain répétait sans cesse que 20 000 hommes suffiraient pour vaincre la résistance des Boers : il y en a aujourd’hui environ 100 000 dans l’Afrique australe, et on sait où en sont les choses.

M. Balfour n’a pas nommé M. Chamberlain ; mais il a très clairement fait allusion à lui dans plusieurs passages de son discours, où il a paru rejeter sur, son collègue la lourde responsabilité de ce qui s’est passé. Nul n’ignore aujourd’hui que M. Chamberlain a été dans le secret du raid de Jameson : si on pouvait en douter hier encore, des publications récentes ont dissipé les derniers doutes à ce sujet. La main de M. Chamberlain a été dans l’affaire, et on comprend pourquoi il s’est appliqué à en étouffer ensuite les conséquences judiciaires. Puisque M. Balfour invoque l’opinion, il est permis de dire que, sur ce point, elle est faite : elle l’est certainement en Angleterre comme ailleurs. Or M. Balfour a déclaré que le raid de Jameson, « cette très malheureuse et néfaste entreprise, » avait eu sur la suite des événemens la pire des influences ; parce qu’elle avait paralysé le gouvernement anglais et l’avait empêché de demander aux Boers des explications sur leurs arméniens. Les Boers auraient eu trop beau jeu à répondre qu’ils craignaient un second raid sur leur territoire et qu’ils prenaient des précautions légitimes. Cette excuse paraîtra sans doute peu sérieuse. Mais d’abord il faudrait s’entendre sur la position de la question : le gouvernement anglais a-t-il connu, oui ou non, les arméniens extraordinaires des Boers ? S’il les a connus, comme cela parait ressortir du langage de M. Balfour, il n’a pas le droit de dire qu’il n’en savait pas plus que l’opinion, car assurément l’opinion ne s’en doutait pas ; et alors rien ne peut l’excuser, d’abord de n’avoir pas demandé des explications au Transvaal, ensuite de n’avoir pas mis au fait d’une situation aussi nouvelle le Parlement et le pays. C’était son devoir de le faire avant d’engager la guerre, ou d’adopter une politique d’où la guerre devait inévitablement sortir. Si le gouvernement a ignoré les arme : mens boers, sa responsabilité, pour être différente, n’en est pas moindre, car il aurait dû les connaître ; mais alors il ne doit accuser que lui-même et non pas s’en prendre aux institutions, qui, à l’entendre, ne lui permettaient pas de demander plus tôt au Parlement les crédits devenus indispensables. Toute cette partie du discours de M. Balfour a pour but évident de rejeter sur M. Chamberlain, sur les institutions du pays, sur tout le monde, une responsabilité dont il ne veut pas pour lui-même. Cela n’est pas très généreux. En ce qui concerne en particulier M. Chamberlain, ses collègues au ministère savaient parfaitement bien ce qu’il était. En réalité, ils se défiaient de cet esprit aventureux. Ils n’étaient pas du tout rassurés en le voyant mener si impétueusement les affaires ; mais M. Chamberlain, qui est un habile manipulateur de presse et qui, aujourd’hui encore, trouve le moyen de tourner tous les journaux contre M. Balfour, au point de se faire oublier lui-même, M. Chamberlain était populaire, et ses collègues n’ont pas osé l’arrêter ou l’entraver. Ce sont là des défaillances qui se payent et s’expient tôt ou tard. Le vieux torysme de lord Salisbury, nourri aux meilleures traditions de la politique britannique, était certainement alarmé des allures nouvelles qu’un homme venu d’un autre parti, après en avoir d’ailleurs également renié le programme, apportait au gouvernement. Pourtant lord Salisbury a laissé faire : on voit aujourd’hui les conséquences de cet abandon. Certes, M. Chamberlain a été très coupable : il ne l’a pas été seul.

Mais, en somme, cela ne nous regarde pas, et, si les Anglais sont contens du ministère actuel, nous les contrarierons d’autant moins dans ce goût particulier qu’un autre ne les aurait probablement pas mieux garantis du danger. En réalité, les deux grands partis historiques ont fait à qui mieux mieux assaut d’impérialisme, et c’est par là qu’ils ont cherché à se supplanter dans les faveurs du public. Il faut noter quelques exceptions respectables au sein du parti libéral : sir William Harcourt et M. John Morley, par exemple, sont restés fidèles aux anciens principes et ont fait entendre de sages conseils. On les a traités comme des gens d’un autre âge, inintelligens des temps nouveaux ; on les a condamnés à la retraite, en mêlant de quelque ironie l’estime personnelle qu’on ne pouvait pas leur refuser. C’est ainsi que M. Thiers était traité chez nous lors de la déclaration de guerre contre la Prusse. Le parti libéral s’est affranchi de ce qu’il considérait comme une vieille tutelle ; et, à peine retenu par sir Henry Campbell Bannerman, poussé en avant par lord Rosebery et par les représentans de la jeune école, il a essayé de gagner M. Chamberlain de vitesse dans la voie de l’impérialisme à outrance. Nous savons bien qu’au moment où les hostilités ont éclaté, lord Rosebery a fait ses réserves sur la conduite des opérations diplomatiques, réserves de pure forme, précautions qu’on prend toujours pour s’assurer éventuellement des armes dans l’avenir. Au fond, il enviait déjà la gloire dont allait se couvrir M. Chamberlain. Il participait à un mal devenu général et, pour ainsi dire, national en Angleterre, mais qui, nous l’espérons, y aura été passager. Les résultats de la politique actuelle ; la perte d’un prestige, qui ne pourra se relever qu’à la condition de réformer l’organisation militaire, c’est-à-dire l’organisation sociale elle-même ; des difficultés, qui ne sont pas encore surmontées et qui ne le seront pas de sitôt ; l’angoisse, qui étreint tous les sujets de la Reine ; la désaffection, qu’une politique sans morale et sans cœur a fait naître dans le monde entier, — telles sont les réalités immédiates qui s’imposent à un pays de forte culture intellectuelle, de réflexion puissante, de sens pratique prodigieusement exercé, où M. Chamberlain était hier un grand homme et où tout porte à croire qu’il ne le sera plus demain. A l’origine de sa grande carrière, on posait devant le prince de Bismarck le troublant dilemme : Richelieu ou Alberoni ? Il a été Richelieu ; mais que sera M. Chamberlain ?


FRANCIS CHARMES

Le Directeur-gérant, F. BRUNETIERE.