Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1906

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Chronique n° 1770
14 janvier 1906


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 janvier.


Des quatre grandes élections qui doivent marquer le début de l’année 1906, deux ont déjà eu lieu, celles d’un tiers du Sénat et des présidens des deux Chambres ; mais il reste à procéder aux deux plus importantes, celles du Président de la République et de la Chambre des députés. Il est difficile de tirer des conclusions un peu nettes du renouvellement partiel du Sénat. Aucun parti n’y a remporté une victoire décisive : ils y ont tous conservé, à peu de chose près, leurs positions antérieures, sans accroissement ni diminutions appréciables. Elles ont maintenu et consacré le statu quo. Les libéraux ont gagné trois sièges ; ils auraient donc plus que leurs adversaires le droit de s’attribuer la victoire ; mais nous reconnaissons qu’elle est modeste et a coûté cher, puisque des hommes comme MM. Franck Chameau et Gustave Denis, qui honoraient leur parti par leur caractère et par leur talent, n’ont pas été réélus. La victoire est donc insuffisante, et elle le paraît d’autant plus que des espérances très légitimes ont été déçues par suite de fautes de tactique et de maladresses locales. Mais il ne sert de rien aujourd’hui de relever ces maladresses et ces fautes qu’on aurait pu éviter : dans les batailles électorales, comme dans les autres, il n’y a que les résultats qui comptent, et les résultats ont été ce que nous avons dit.

Ils s’expliquent d’ailleurs par deux motifs principaux. Le premier est que le corps électoral du Sénat, composé en grande majorité de maires et d’adjoints, est très sensible aux influences administratives : or ces influences continuent de procéder de l’esprit qui a animé les ministères Waldeck-Rousseau et Combes. Le second est que les électeurs, ou, comme on les appelle, les délégués, sont nommés par les conseils municipaux et que ceux-ci ont été élus à un moment où certaines fautes politiques, susceptibles d’agir vivement sur l’esprit public, n’avaient pas encore été consommées : par exemple, la séparation de l’Église et de l’État. Il en résulte que le corps électoral, comme l’administration elle-même, obéit à des suggestions déjà anciennes, en vertu d’une sorte de vitesse acquise. Les préfets, les sous-préfets ont déployé un beau zèle, avec la même ardeur et dans le même sens qu’ils auraient pu le faire si M. Combes avait été encore au pouvoir. C’est avec regret, mais sans surprise, que nous constatons cette persistance du jacobinisme administratif. Surpris, comment pourrions-nous l’être ? Lorsque M. Étienne a quitté le ministère de l’Intérieur et qu’il y a été remplacé par M. Dubief, tout le monde a compris que c’était là une satisfaction et un gage qu’on avait voulu donner aux radicaux-socialistes. C’était en même temps un encouragement à l’administration préfectorale de persévérer ou de rentrer dans la voie où M. Combes l’avait engagée, mais où l’arrivée de M. Rouvier et de M. Etienne aux affaires l’avait fait un moment hésiter. On voit quels obstacles les libéraux ont eu à vaincre aux élections du 7 janvier. Ils les ont cependant vaincus. Dans les conditions où elle s’est produite, cette victoire restreinte est infiniment honorable, et il est permis d’y voir une promesse d’avenir. En attendant, la situation reste ce qu’elle était, et c’est ailleurs que dans les élections sénatoriales qu’il faut chercher des indications ou des pronostics pour la suite des événemens. Malheureusement, ces indications sont confuses, où qu’on les prenne. Les deux élections des présidens de la Chambre et du Sénat ne pouvaient avoir une signification nette que si la première s’était produite à une grande majorité. Nous ne parlons pas de la seconde. M. Fallières n’avait pas de concurrent à la présidence du Sénat. Il venait d’être réélu sénateur du Lot-et-Garonne le premier de sa liste et à une grande majorité, ce qui prouve, soit dit en passant, qu’il n’avait nullement besoin du concours que MM. André et Pelletan sont venus apporter à sa candidature. Il a donc été réélu à la présidence du Sénat : toutefois il n’a obtenu que 173 voix, et il y a eu un nombre considérable de bulletins blancs. Mais, nous le répétons, l’intérêt principal était à la Chambre. On se demandait si M. Doumer y serait réélu, et, s’il l’était, à combien de voix il l’emporterait sur son concurrent, car il devait, lui, en avoir un, et on s’attendait à une chaude bataille.

Il devait avoir un concurrent : mais qui ? Les radicaux-socialistes ont caché leur candidat jusqu’au dernier moment, dans l’espoir sans doute que la soudaineté de son apparition lui donnerait plus d’éclat. Au dernier moment donc, ils ont découvert… M. Sarrien. Il n’aurait peut-être pas été impossible de le deviner. Tout le monde connaît l’importance de M. Sarrien dans son parti. Il la doit à des qualités aimables et à une inertie politique qui ne s’est pas démentie depuis de longues années déjà. M. Sarrien ne se manifeste que les jours de crises ministérielles, non pas pour briguer un portefeuille, il n’en veut pas pour lui-même, mais pour dire quels sont ceux qui sont susceptibles d’en avoir un, qui y sont idoines. Dans ces momens mais dans ces momens seuls, M. Sarrien est un homme terrible : un simple froncement de sourcil, une moue dédaigneuse de sa part jugent un homme et le condamnent. Son veto est respecté. Après l’avoir prononcé, il rentre modestement dans l’ombre et le repos. Ces services intermittens lui ont valu une grande considération. Comme il ne fait rien lui-même, il ne fait pas de fautes, ce qui lui permet de juger celles des autres avec sévérité ou avec indulgence, suivant les cas. C’est ainsi qu’il est devenu le meilleur concurrent à opposer à M. Doumer. Si le parti radical-socialiste avait mis en avant un de ses chefs véritables, il aurait été écrasé ; mais avec M. Sarrien, candidat essentiellement neutre, qui irrite un peu par son importance mais qui désarme par sa bonhomie, il était certain, s’il devait échouer, d’avoir un échec honorable. On a donc vu se dresser en face l’un de l’autre les deux hommes les plus difîérens peut-être de la Chambre, M. Doumer qui est tout action, et M. Sarrien qui est tout inaction. L’action est une force, l’inaction en est une autre : quelle est la plus grande ? Il est difficile de le dire. Pourtant M. Doumer l’a emporté ; mais sa majorité n’a été que de 18 voix. L’année dernière, il se présentait contre M. Brisson, qui était en possession du fauteuil, qui présidait fort bien et qui était incontestablement un des hommes les plus considérables de son parti. Aussi la majorité de M. Doumer avait-elle été alors un peu plus forte ; elle avait été de 25 voix. Combien M. Sarrien était plus redoutable que M. Brisson ! Le trait de génie des radicaux-socialistes est de l’avoir compris. S’ils avaient mis en avant un simple mannequin, la majorité de M. Doumer aurait encore un peu diminué. Le gouvernement démocratique et parlementaire, tel que nous le pratiquons, est défavorable aux personnalités quelque peu accusées et favorable aux autres. On aurait cru le contraire avant l’épreuve ; mais il faut bien se rendre à l’évidence.

Quelle lumière peut-on tirer de l’élection à la présidence de la Chambre et du Sénat pour éclairer par avance l’élection à la présidence de la République ? Nous n’essaierons d’en tirer aucune, dans la crainte d’être démenti par l’événement qui se produira le surlendemain même de la publication de notre chronique. Il semble bien qu’on se soit compté définitivement à la Chambre, et que les voix qui ont été données à l’un et à l’autre candidat forment des lots à peu près irréductibles. Qui sait pourtant ? Les prévisions les mieux établies en apparence se sont trouvées plus d’une fois déjouées. Nous ne connaissons d’ailleurs jusqu’ici que deux candidats. La lutte restera-t-elle circonscrite entre eux jusqu’à la fin, ou bien quelque nouveau champion descendra-t-il fortement armé dans l’arène ? La discrétion avec laquelle les radicaux-socialistes ont tenu M. Sarrien en réserve jusqu’à la veille du scrutin permet de tout supposer. Nous ne pouvons qu’attendre le dénouement prochain. Quand nous en parlerons dans quinze jours, il paraîtra déjà bien ancien.


Le 16 janvier s’ouvrira la Conférence d’Algésiras. Ce n’est pas sans quelque inquiétude que nous nous voyons à la veille de traverser, avec les autres puissances, un gué qui a été insuffisamment sondé et qui même, sur certains points, ne l’a pas été du tout. Quant aux propos qui s’échangent sur la rive, avant l’opération, il faudrait un singulier optimisme pour les trouver rassurans. Nous aurons à dire un mot du Livre Blanc qui vient de paraître : il ne témoigne, à coup sûr, d’aucune détente dans les dispositions du gouvernement allemand. Mais nous aimons mieux commencer par chercher ailleurs un symptôme plus favorable.

Nous le trouvons à Rome dans la nomination de M. Visconti-Venosta comme premier plénipotentiaire italien à la Conférence. Il y a quinze jours, la crise ministérielle qui s’est terminée par le maintien de M. Fortis aux affaires et le départ de M. Tittoni nous avait causé quelque étonnement. Nous nous demandions ce que ferait, au ministère des Affaires étrangères, M. le marquis di San Giuliano. Le nouveau ministre est un des esprits les plus cultivés de son pays et un écrivain de grand mérite. Il inspire, dit-on, une grande sympathie à tous ceux qui l’approchent ; mais, comme diplomate, il n’avait pas encore fait ses preuves. Dans quel sens les ferait-il ? L’incertitude n’a pas été de longue durée. Le choix de M. Visconti-Venosta a reçu une approbation unanime en Italie, en France, en Allemagne, partout. Celui de M. Silvestrelli, qui avait précédé, n’avait pas reçu le même accueil : il s’en faut que l’approbation en ait été aussi générale. Ce n’est pas chez nous cependant que des critiques se sont produites ; nous n’avions aucun motif de défiance et encore moins d’hostilité contre M. Silvestrelli ; il est le parent de M. Tittoni avec lequel nos rapports ont toujours été très corrects ; mais ses propres compatriotes voyaient avec défaveur sa nomination comme premier plénipotentiaire à la Conférence, et on peut dire qu’il s’est élevé à ce sujet une véritable clameur en Italie. Pourquoi ? Il ne nous appartient peut-être pas de le rechercher. On dit qu’avant d’employer un homme, Mazarin, qui était Italien, demandait : Est-il heureux ? M. Silvestrelli n’a pas été heureux dans quelques-unes des missions qui lui ont été confiées. Est-ce ou non de sa faute ? Peu importe, il n’est pas heureux. Il était à Berne lorsque a eu lieu la rupture politique entre l’Italie et la Suisse. Il était à Athènes lorsque a eu lieu la rupture économique entre l’Italie et la Grèce. Il est aujourd’hui à Madrid, et il y a négocié le modus vivendi dont le rejet par le parlement italien a entraîné la chute du ministère et le départ de M. Tittoni. Tels sont les griefs contre lui. On a pensé qu’un homme auquel il était arrivé tant d’accidens y était peut-être pour quelque chose, et l’Italie tient beaucoup à ce qu’il n’arrive par sa faute aucun accident à Algésiras.

La grandeur même de ses intérêts dans la Méditerranée doit l’amener à jouer, pense-t-elle, un rôle important à la Conférence, et cette prétention est assurément de sa part très fondée. Il semble que M. le marquis di San GiuUano ait senti vivement tout cela en prenant possession des Affaires étrangères : il a cherché l’homme qui représenterait avec le plus d’autorité l’Italie à la Conférence, et qui pourrait être substitué à M. Silvestrelli sans porter atteinte à sa dignité. Il n’est personne en Italie qui ne puisse céder le pas à M. Visconti-Venosta en matière diplomatique. Son âge, son expérience, les longs services qu’il a rendus, la participation qu’il a prise à l’histoire de son pays, dans une période périlleuse et glorieuse, font de lui un personnage hors de pair. Il est le dernier survivant d’une grande génération. Pour tous ces motifs, M. di San Giuliano ne pouvait pas faire un meilleur choix. Nous avons dit qu’il avait été approuvé en Allemagne : c’est que M. Visconti-Venosta y est connu comme un partisan convaincu de la Triple-Alliance. Il n’a rien fait, lors de son dernier ministère, pour diminuer la valeur de cette combinaison poUtique, ni pour en dégager son pays. Mais il a fait quelque chose, — et c’est pour cela que sa désignation a été approuvée en France, — pour atténuer les maux causés par la politique crispinienne et pour rétablir des rapports amicaux entre Rome et Paris. Nous lui en avons su gré alors, et nous lui en sommes encore reconnaissans aujourd’hui. C’est lui qui, pour faciliter un rapprochement que tous les bons esprits désiraient à Paris et à Rome, s’est donné pour tâche de dissiper les malentendus qui pesaient sur la politique des deux pays dans la Méditerranée. Il y a réussi, et tout le monde sait qu’il a été question du Maroc dans les vues qui ont été échangées à ce moment. Les projets de la France n’ont porté aucun ombrage au gouvernement italien, pas plus que les projets que l’Italie pouvait ultérieurement former sur un autre point de l’Afrique septentrionale n’ont porté aucun ombrage à la France. Il a été reconnu de part et d’autre que nos intérêts respectifs, tels que nous nous les étions mutuellement exposés, ne devaient entrer nulle part en conflit, et cette constatation loyale a bientôt ravivé entre deux nations de même race les fortes sympathies d’autrefois. On peut donc dire que M. Visconti-Venosta aura à surveiller à Algésiras son œuvre même et ses conséquences, en quoi il rendra un nouveau service à la paix du monde. Il le fera certainement avecles ménagemens habiles que la situation comporte. Nous n’oubhons pas que si l’Italie est notre amie, elle est l’alliée de l’Allemagne, avec cette circonstance particulière toutefois que notre amitié réciproque s’est renouée après entente sur les questions méditerranéennes, tandis que l’alliance allemande s’applique à d’autres objets. M. Visconti-Venosta est homme à tout concilier, pourvu qu’on s’y prête de part et d’autre avec une égale bonne volonté, et la nôtre n’est pas douteuse, dans la limite de nos intérêts essentiels.

Nous ne dirons pas une fois de plus ce qu’ils sont. Le Livre Jaune et la Déclaration faite par M. Rouvier, le 16 décembre dernier, les ont très suflisamment établis. Mais, depuis lors, a paru le Livre Blanc allemand : nous doutons que, dans l’esprit des puissances, notre bon droit en ait été obscurci.

On avait dit d’avance que ce recueil de documens avait été composé avec soin, en vue de ne pas fournir d’alimens à des polémiques inutiles et fâcheuses : il n’a pourtant pas fait autre chose. Tout l’intérêt en est rétrospectif. Les négligences de M. Delcassé et les paroles attribuées très légèrement à M. Saint-René Tallandier, qui les a démenties, y occupent la plus large place. En vérité, au point où nous en sommes, il importe bien peu que M. Delcassé ait ou n’ait pas officiellement communiqué à l’Allemagne l’arrangement anglo-français du 8 avril 1904. Cet arrangement a d’ailleurs été communiqué plus tard par M. Rouvier, sans qu’aucune modification appréciable se soit produite alors dans l’attitude de l’Allemagne à notre égard. Les prétentions et les procédés de celle-ci sont restés les mêmes, et nous n’avons pas gagné grand’chose à sacrifier notre ministre des Affaires étrangères comme nous l’avons fait. Sans doute il aurait mieux valu, étant donné le prodigieux abus qu’on a fait contre nous de cette mission, que M. Delcassé eût communiqué l’arrangement du 8 avril 1904 aussitôt après sa conclusion ; mais quand la chancellerie impériale nous reproche si vivement de ne pas l’avoir fait et d’avoir manqué par là à un usage international universellement respecté, elle devrait se rappeler que l’Angleterre a agi comme nous, bien que personne n’ait songé à lui en faire un grief.

On lit dans une dépêche-circulaire de M. de Bülow en date du 12 avril 1903 : « Il est faux que l’arrangement franco-anglais concernant le Maroc ait été porté à la connaissance du gouvernement allemand par écrit ou de vive voix. M. Delcassé, sans doute, a donné à plusieurs reprises à l’ambassadeur impérial des indications de nature générale sur la situation intenable au Maroc et sur la nécessité qui en résultait pour la France de parer à la sûreté de la frontière algérienne. Mais quand, l’été dernier, longtemps après la convention anglo-française, l’ambassadeur d’Allemagne posa à M. Delcassé une question qui avait trait au contenu de cet arrangement, le ministre répondit seulement : « Vous trouverez tout cela dans le Livre Jaune. » Cette réponse étonne d’autant plus de la part de M. Delcassé que le texte de l’arrangement, — nous rougissons un peu de le rappeler si souvent, — avait été reproduit intégralement aussitôt après sa signature par les journaux du monde entier. Le chancelier impérial la connu tout de suite, non pas, il est vrai, par la voie officielle, mais par la publicité illimitée qui lui a été donnée, et sa première impression a été alors que les intérêts allemands n’en étaient nullement atteints. Il l’a dit au Reichstag en termes formels. La contradiction entre le langage d’autrefois et celui d’aujourd’hui est évidente. M. de Bülow cherche à l’expliquer dans cette dépêche même du 12 avril 1905 dont nous avons déjà reproduit un passage. « Le gouvernement allemand, y dit-il, ne bougea pas à ce moment parce qu’un article de la convention anglo-française prévoyait explicitement le statu quo. Nous pouvions donc nous en tenir à la supposition fondée que les puissances qui avaient des traités avec le Maroc seraient interrogées par la France au cas où cette puissance viserait au Maroc à des innovations qui seraient de nature à restreindre dans leur indépendance ou dans leur durée les droits acquis et les libertés des ressortissans d’autres États ayant aussi des traités. » Sans doute, l’Allemagne était fondée aie croire ; elle l’est toujours ; quand donc a-t-elle cessé de l’être ? « Nous nous aperçûmes cependant, continue la dépêche, que notre supposition était erronée. » Elle ne l’était pas. Jamais, à aucun moment, la France n’a eu l’idée que son action au Maroc pourrait rendre caduc un seul des engagemens que le Maghzen avait pris avec d’autres puissances ; et, puisqu’on parle si souvent de la Tunisie à Berlin pour y trouver des analogies d’ailleurs toutes gratuites avec les projets qu’on nous attribue au Maroc, on devrait se rappeler que nous y avons attendu patiemment le terme naturel des traités contractés par la Régence, et que nous avons obtenu que les puissances intéressées renonçassent à ceux qui n’avaient pas d’échéance fixe, avant d’introduire une modification quelconque dans le régime économique du pays. L’argumentation de la chancellerie impériale est sur ce point d’une faiblesse extrême.

Aussi la dépêche du 12 avril revient-elle au plus vite à l’allégation que M. Saint-René Taillandier a invoqué auprès du Sultan un mandat que l’Europe aurait donné à la France. Nous ne nous étions pas trompés sur l’origine de cette légende. Assurément la chancellerie impériale ne l’a pas inventée : elle s’est bornée à la recueillir, par l’intermédiaire de ses agens, de la bouche même du Sultan. Qui ne l’aurait deviné ? Le tort de la chancellerie impériale est d’avoir ajouté une foi instantanée et vraiment aveugle à une affirmation que le sultan du Maroc et le Maghzen avaient un si grand intérêt à produire. Le Sultan lui-même s’en est expliqué un jour, paraît-il, avec M. Vassel, consul d’Allemagne à Fez. « À ma question, dit ce dernier : — Qui a tenu ce langage ? — le Sultan a répondu : — M. Saint-René Taillandier lui-même. — Il a ajouté : — J’ai demandé quelles étaient donc ces nations qui avaient donné mandat à la France, car je savais que ce n’était ni l’Allemagne, ni l’Italie. » Ce dialogue et cette mise en scène ne tromperont personne. Si l’Italie ne nous avait pas donné un mandat, elle nous avait donné un blanc-seing, et nous avions le droit de l’invoquer. Quant à un mandat, nous n’en avons jamais parlé. M. Saint-René Taillandier ne l’a pas fait et il était incapable de le faire. Mais s’il a dit que la France était d’accord avec la plupart des grandes puissances méditerranéennes, et que, sans parler en leur nom, il le faisait du moins avec leur consentement, il énonçait un fait incontestable, d’où le Maghzen a eu tort de faire sortir une équivoque que la chancellerie impériale a acceptée, à son tour, trop complaisamment. La pièce la plus importante du Livre Blanc est une longue dépèche, en date du 30 mai 1905, dans laquelle M. le comte de Tattenbach expose à son gouvernement tout le plan de réformes que M. Saint-René Taillandier a, d’après lui, soumis au Sultan et au Maghzen. Il y a lieu de faire remarquer tout d’abord que cet exposé n’a rien d’authentique. Il a été formé avec des notes que les scribes du Maghzen ont prises tant mal que bien, à mesure que M. Saint-René Taillandier parlait : c’est assez dire qu’on ne saurait les accepter sans les plus expresses réserves. Mais le gouvernement allemand n’en fait aucune ; il croit tout ce qu’on lui a dit à Fez. Au surplus, nous reconnaissons volontiers qu’il doit y avoir quelques détails exacts dans le rapport de M. de Tattenbach. Oui, nous avons conseillé au Maghzen un certain nombre de réformes. Oui, nous nous sommes montrés disposés à en surveiller l’exécution, et nous persistons à croire que c’était là le moyen le plus rapide et le plus sûr d’aboutir à un résultat sérieux. Toutes les puissances et la civilisation elle-même en auraient profité. La chancellerie allemande, dans une de ses dépêches, exprime l’avis que le mandat que nous n’avions pas devra être donné par la Conférence à plusieurs puissances, à toutes peut-être. C’est un procédé d’exécution absolument inférieur : aussi n’est-ce pas celui qui avait et qui a toujours nos préférences. Nous voulions nous charger de la tâche à accomplir, ou du moins en prendre pour nous le poids principal. Nous acceptons le reproche, si c’en est un ; mais nous n’acceptons pas celui d’avoir voulu priver une puissance, petite ou grande, du bénéfice des traités qu’elle avait passés avec le Maroc, pas plus que d’avoir voulu porter atteinte à la souveraineté du Sultan. Nous nous sommes déjà expliqués sur le premier point. Quant au second, la dépêche même de M. de Tattenbach nous fournit le meilleur argument à l’appui de notre thèse. M. de Tattenbach explique, en effet, très copieusement comment nous entendions organiser la police, et même les forces militaires du Maroc. Nous aurions fourni au Sultan des officiers français et des sous-officiers algériens. Si on connaît un autre moyen d’atteindre le but que nous nous proposions dans l’intérêt de tous, y compris le Sultan, qu’on le dise. Mais avions-nous le noir dessein d’étendre ainsi une mainmise permanente sur les troupes chérifîennes et de diminuer d’autant l’indépendance du chérif ? Écoutez ce qu’en dit M. de Tattenbach : il doit sans doute être cru quand il parle en notre faveur, puisqu’on le croit si aisément quand il le fait en sens inverse. « Aussitôt, écrit-il, que le gouvernement se trouverait en situation d’envoyer sur l’un des points dont il s’agit des troupes qui, par leur organisation, leur instruction et leur solde, seraient à même de garantir la sécurité, — que ce soient des Ascaris ou toute autre catégorie de troupes, — le rôle des instructeurs français cesserait immédiatement, aussi bien celui des nouveaux que des anciens instructeurs à créer dans les ports et à la cour chérifienne, » Eh bien ! voilà la méthode que nous nous sommes proposée en toutes choses. Elle avait pour but d’aider le Sultan à organiser ses troupes, ses finances, ses douanes, qui servaient de garantie aux emprunts qu’il nous avait faits ; et, lorsque le Sultan aurait été à même de se passer de notre concours, nous nous serions peu à peu effacés. Certes, le souvenir du service rendu et notre voisinage algérien nous auraient conservé une situation prépondérante auprès du gouvernement marocain ; mais nous l’aurions méritée et l’intérêt général en aurait bénéficié. L’œuvre était commencée ; l’intervention allemande l’a brusquement interrompue. Il est absolument inexact que le Maghzen n’avait pas accepté, à ce moment, quelques-unes de nos suggestions : nous citerons, par exemple, l’organisation de la police à Tanger sur laquelle nous étions déjà d’accord. Depuis, le Sultan a dit le contraire ; que n’a-t-il pas dit ? que ne lui a-t-on pas fait dire ? Mais c’est un échafaudage bien fragile que celui de ses allégations, et nous y opposons hardiment celles de nos agens et de notre gouvernement. Entre les unes et les autres, le monde jugera.

Il n’y a qu’une chose que nous ne voudrions pas faire : c’est opposer le Livre Jaune au Livre Blanc, ou le Livre Blanc au Livre Jaune. Quoi de plus stérile que ces polémiques ? Regardons l’avenir et non pas le passé. Nous allons à la Conférence, forts des intérêts et des droits qui nous ont été reconnus par les puissances, sans en excepter l’Allemagne : elle a reconnu nos intérêts exclusifs sur la frontière et spéciaux au Maroc. Cela nous suffit. Nos intérêts sur la frontière et les droits qui en résultent échappent d’ailleurs à la compétence de la Conférence : tout cela a été réglé depuis soixante et quelques années par des traités et des arrangemens successifs que le Sultan, agissant dans sa pleine souveraineté, a faits avec nous qui agissions dans la nôtre. Pour le reste, nous verrons ce que la Conférence en décidera. Il est bien entendu que ses décisions doivent être prises à l’unanimité, et qu’il y faut par conséquent notre adhésion comme celle de tous les autres. Nous avons d’ailleurs le ferme espoir que la Conférence aboutira. Il serait déplorable que les grandes puissances du monde se fussent réunies pour constater leurs divisions et leur impuissance. Nous repoussons loin de nous l’esprit d’intransigeance ; il n’a jamais été le nôtre ; mais nous avons quelque droit, après avoir donné tant de preuves de bonne volonté, de rencontrer de la part de tous le même esprit conciliant.

Nous aurions voulu parler plus longuement que ne nous le permet la place dont nous disposons encore des derniers événemens de Russie : il faut se borner à en caractériser le sens général. Une répression vigoureuse a été exercée contre les révolutionnaires qui avaient établi leur centre d’action à Moscou. Pendant plusieurs jours la bataille a continué dans les rues et le sang y a coulé, trop abondamment à coup sûr, et l’humanité en gémit, mais moins toutefois que ne le font croire les récits des journaux. Le nombre des victimes a été fort exagéré. C’est d’ailleurs le sort et un peu la fatalité des journaux de ne raconter que les choses anormales, exceptionnelles, et de négliger tout le reste, de sorte que l’esprit du lecteur généralise dans le sens des incidens violens et tragiques et perd de vue, ou plutôt ne voit pas ce qui, tout à côté, y fait compensation. L’ordre a été gravement troublé à Moscou, mais non pas dans tout Moscou, et le résultat de la lutte engagée entre la troupe et les révolutionnaires n’a jamais été douteux. On pouvait se demander, au début, si l’armée serait fidèle : elle l’a été, et l’expérience qui a été faite sur ce point décisif a dissipé la plupart des craintes qui étaient nées dans les esprits. D’autre part, la révolution a montré une fois de plus la faiblesse de son organisation, et aussi celle de son principal moyen d’action qui est la grève. Il faut beaucoup d’argent pour soutenir longtemps une grève dont les grévistes sont les premières victimes, et il faut une discipline extrêmement forte pour la rendre générale. Or l’argent et la discipline manquent également en Russie. Pour la discipline en particulier, le fait n’est pas douteux, car la grève commençait sur un point et finissait en même temps sur un autre, sans union ni coordination. Au surplus, le principal danger, bien qu’il soit moins immédiat et moins visible, n’est pas dans les villes, mais dans les campagnes. Les intellectuels des illes demandent des réformes politiques, et ils ont bien raison ; ils ont tort seulement de les demander toutes à la fois et de les pousser à l’extrême, c’est-à-dire à l’absurde. Il est relativement facile, comme on vient de le voir, de les tenir en respect. Mais les paysans sont très indifférens aux libertés politiques : ils demandent des terres ou même s’en emparent, et si, on ne prend pas dès aujourd’hui les mesures nécessaires pour réaliser ce qu’il y a de légitime dans leurs revendications, on se trouvera, dans quelques mois, en face de la révolution agraire, infiniment plus redoutable que la révolution politique.

C’est cette dernière qui a été vaincue à Moscou ; mais elle ne le sera définitivement que si le gouvernement lui concède ce qu’il y a d’acceptable dans son programme ; et il ne suffit pas de le concéder à terme, il faut encore l’exécuter à temps. Si le Gouvernement avait saisi, dès le début, les occasions qui se sont offertes à lui, non pas de promettre, mais d’accorder et de réaliser les réformes que réclamait l’opinion éclairée, la révolution n’aurait peut-être pas été arrêtée, mais le cours en aurait été ralenti et suspendu peut-être pour longtemps. Il n’y a rien de pire que de laisser passer l’heure opportune des concessions, car la nécessité des concessions persiste, mais l’heure n’en revient plus aussi propice. La réforme politique n’a pas été faite au bon moment : il est à souhaiter qu’il n’en soit pas de même de la réforme agraire. Les esprits s’exaltent et s’aigrissent, les appétits se déchaînent dans une attente trop longue. Aujourd’hui, quelle est la situation ? Si le gouvernement avait le malheur de croire que la victoire qu’il a remportée sur l’émeute, à Moscou, le dispense de faire des réformes sérieuses, le danger contre lui ne tarderait pas à renaître et dans des conditions aggravées. S’il accomplit, au contraire, ces réformes, et s’il le fait largement et loyalement quoique prudemment, le mauvais sort sera peut-être conjuré. Pour la dernière fois, n est maître de l’heure, et nous souhaitons qu’il en profite mieux que la première. Une seule chose est absolument impossible en Russie, c’est le maintien intégral du statu quo. Il était bon que le gouvernement redevînt fort et en fit la preuve ; mais, s’il est fort contre l’émeute qui trouble l’ordre dans la rue, il ne l’est pas contre la révolution qui se fait dans les esprits, ou plutôt qui s’y est faite et qui déjoue toutes les tentatives de réaction. Qu’on se garde de dire aujourd’hui : L’ordre règne à Moscou, comme on a dit autrefois : L’ordre règne à Varsovie. L’ordre véritable est l’ordre moral : il ne peut se rétablir et se maintenir que si le gouvernement, qui a su chstinguer les revendications excessives et violentes des aspirations raisonnables et légitimes, après avoir réprimé les premières dans leurs excès, donne aux secondes les satisfactions qu’on attend de son intelligence et de sa générosité.

Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
F. Brunetière.

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