Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1908

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Chronique n° 1818
14 janvier 1908


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Le bruit courait depuis quelques jours que le ministère serait vraisemblablement remanié pendant les vacances parlementaires. Ce n’était peut-être qu’un vain bruit ; mais la mort subite de M. Guyot-Dessaigne, ministre de la Justice, en a fait une réalité : elle a obligé M. le président du Conseil à compléter l’équipe de ses collaborateurs par l’adjonction d’un membre nouveau, et, comme plusieurs changemens ont eu lieu dans les attributions de portefeuille, la physionomie du cabinet s’est trouvée un peu modifiée. Elle aurait pu l’être encore davantage sans inconvéniens, car si M. Guyot-Dessaigne était un point faible dans le ministère de M. Clemenceau, il en reste d’autres qui ne le sont guère moins. Mais il faut prendre ce qu’on nous donne. On nous a donné un seul nouveau ministre, qui est M. Jean Cruppi. Nos lecteurs le connaissent. Il a publié dans la Revue plusieurs articles, assurément remarquables, sur les réformes à introduire dans l’ordre judiciaire. Il est avocat. Il parle bien. Toutes ces circonstances le désignaient pour le portefeuille de la Justice, et c’était précisément celui qui était vacant. À la surprise générale, il a été nommé au Commerce, ce qui donne à croire que, s’il est devenu ministre, ce n’est pas pour les motifs que nous venons de rappeler. Il a en effet d’autres mérites, moins enviables à notre gré. Dans ces derniers temps surtout, M. Cruppi a multiplié les gages aux partis avancés. Il a défendu le projet de loi sur la liquidation, c’est-à-dire sur la spoliation des biens ecclésiastiques. On sentait en lui l’homme impatient d’arriver. Il est arrivé, mais il doit être aussi étonné que ce soit au Commerce. Quoi qu’il en soil, M. Cruppi est un homme de talent. Il voulait être ministre, il l’est : nous l’attendons à l’œuvre.

Le ministre du Commerce qu’il a remplacé est M. Doumergue. M. Doumergue est personnellement un homme sympathique, obligeant bienveillant : on ne lui connaît pas d’ennemis. Il commençait à avoir bien en main les affaires du Commerce : c’est pourquoi on l’a envoyé à l’Instruction publique. N’est-ce pas une chose merveilleuse que l’universalité d’aptitudes de nos hommes politiques, et la facilité avec laquelle on les fait voyager d’un ministère à un autre ? M. Doumergue a été autrefois ministre des Colonies. Il est passé depuis au Commerce. Le voilà maintenant à l’Instruction publique. Il est bon à tout. Cela doit augmenter encore la surprise qu’éprouve M. Cruppi de n’avoir pas été jugé bon pour la Justice. Peut-être l’était-il, mais on lui a préféré M. Briand. Ce choix n’était pas attendu. Il est bien vrai que M. Briand est avocat, mais tout le monde l’est, et M. Briand ne l’est pas spécialement. Il n’a jamais fait figure de jurisconsulte. S’il a réfléchi à la réforme judiciaire, il n’a jamais, comme M. Cruppi, fait part au public du résultat de ses méditations. Nous voulons bien croire qu’à la manière de M. Doumergue et de tant d’autres, il possède ce que Gil Blas appelait l’outil universel. Toutefois, comme rien ne le désignait à la succession de M. Guyot-Dessaigne, le choix qui a été fait de lui pour ces fonctions, en ce moment très lourdes, est le trait le plus suggestif des mutations ministérielles d’hier. M. Briand est un homme trop important pour qu’on l’ait ainsi déplacé sans une intention déterminée ; mais si cette intention est très claire dans l’esprit de M. Clemenceau, elle l’est beaucoup moins dans celui des simples spectateurs comme nous. Pourquoi M, Briand devient-il ministre de la Justice ? qu’attend-on de lui ? que prépare-t-il ? Nous savons bien quelques-uns des projets qu’on lui prête, mais il serait peut-être injuste de les lui attribuer réellement. Certains journaux ont annoncé le prochain dépôt d’un projet de loi qui, tout en maintenant aux juges l’inamovibilité de leur fonction, leur enlèverait celle de leur siège. Eh quoi ! la République existe aujourd’hui depuis trente-sept ans. Elle a déjà suspendu une fois l’inamovibilité des juges, et c’est un mauvais souvenir qui pèse sur son histoire. Depuis lors, la magistrature a été renouvelée presque de fond en comble, au moyen de choix qui ont tous été faits par des ministres républicains. Voilà dix ans que le parti radical-socialiste est au pouvoir, et il a imprimé sa marque propre sur la magistrature comme sur toutes les autres parties de l’administration publique. N’y a-t-il pas là des garanties suffisantes, même pour les plus difficiles ? Alors, on sera amené à se demander si une magistrature quelconque est compatible avec la République telle que nous la pratiquons, comme on se le demande, hélas ! au sujet de l’armée. Mais ce sont là des questions redoutables. Bien légers les gouvernemens qui les laissent poser. Bien coupables ceux qui les posent eux-mêmes.

Rien n’autorise à croire, pour le moment, que M. Briand ait les desseins que la presse radicale-socialiste cherche ostensiblement à lui suggérer ; mais son passé est bien panaché ; et quand on se rappelle d’où n’vient, on se demande où il va. Il a déjà eu deux phases successives dans les questions ecclésiastiques : nous avons, la séparation une fois acquise, rendu pleine justice à la première en l’approuvant, et à la seconde en la déplorant. L’homme reste donc une énigme : son passage au ministère de la Justice en donnera-t-il le mot ? Si, en l’y nommant, on n’a pas voulu formellement menacer la magistrature, il semble bien qu’on se soit proposé de l’intimider quelque peu. M. Briand, en effet, a prononcé dans les récentes discussions parlementaires des paroles qui ne sont pas faites pour encourager son indépendance, et M. Clemenceau s’est chargé d’ajouter quelque chose à ce que ces paroles conservaient encore de réservé et de voilé.

Les débats auxquels nous faisons allusion ont été provoqués, d’abord par la question des biens ecclésiastiques, et ensuite par un arrêt rendu par la cour de Dijon. Nous avons parlé des premiers. On sait que la législation existante permet à tous les héritiers, directs ou indirects, des donateurs de biens ecclésiastiques de poursuivre la révocation d’une fondation dont les charges auraient cessé d’être respectées. Le ministère a présenté une loi nouvelle qui, sous prétexte d’interpréter celle de 1905, en est réellement une différente. Si cette seconde loi lui a paru nécessaire pour atteindre le but qu’il se propose, c’est évidemment parce que la première ne le permet pas ; mais la première subsiste jusqu’à ce qu’elle soit changée, et les tribunaux ont le devoir strict de l’appliquer. M. Guyot-Dessaigne a cependant adressé une circulaire aux parquets pour demander l’ajournement de tous les procès engagés. C’était une sorte d’application du système du cadenas qui permet, en matière de douanes, de percevoir des droits non encore votés, sauf restitution ultérieure s’il y a lieu. Mais cette anticipation n’a pas encore été admise en matière civile, et la plupart des tribunaux ont continué de rendre purement et simplement la justice, en dépit de la circulaire du garde des Sceaux. Ils ont mieux aimé laisser dormir la circulaire que la loi. Le gouvernement en a éprouvé une vive irritation, qu’il n’a pourtant pas osé manifester d’une manière trop affichée, mais sur laquelle les tribunaux récalcitrans n’ont pas pu se méprendre. Ils n’ont point paru s’en émouvoir.

On en était là lorsqu’un député, M. Dessoye, a demandé au gouvernement ce qu’il pensait d’un arrêt rendu par la cour de Dijon dans un ordre de faits tout différent. Le cas est intéressant et vaut la peine d’être mentionné. Un instituteur d’une petite commune de la Côte-d’Or aurait, dit-on, tenu dans sa classe des propos anti-patriotiques, anti-religieux et immoraux. Un père de famille, ému et indigné, l’a poursuivi devant le tribunal civil de l’arrondissement, en lui réclamant 2 000 francs de dommages-intérêts. Il s’appuyait sur l’article 1682 du Code civil, qui est’ ainsi conçu : « Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. » Que le dommage soit matériel ou moral, peu importe : la réparation n’en est pas moins exigible. La cause, toutefois, n’est pas aussi simple qu’elle le paraît au premier abord. L’instituteur avait agi dans l’exercice de ses fonctions : on pouvait soutenir que sa faute était de l’ordre professionnel, et qu’elle relevait de la compétence administrative. En d’autres termes, l’instituteur était disciplinairement justiciable de ses chefs hiérarchiques, inspecteur primaire, inspecteur d’académie, etc. Tel a été l’avis du tribunal de première instance : il s’est déclaré incompétent. Mais la thèse contraire ne manque pas non plus d’argumens qu’un avocat habile peut faire valoir. Les chefs hiérarchiques de l’instituteur restent parfois inertes, et c’est ce qu’ils ont fait dans l’espèce. D’autre part, les termes de l’article 1682 ont un caractère très général. L’instituteur peut être considéré comme ayant agi hors de l’exercice de ses fonctions, puisque ses fonctions, loin de l’autoriser à tenir les propos qu’on lui prête, lui interdisent de le faire. On comprend donc que la cour de Dijon, saisie de l’affaire, ait pu rendre un arrêt qui a cassé le premier jugement, et déclaré le tribunal civil compétent. Ce n’est pas le moment pour nous de choisir entre les deux thèses : nous nous contenterons de dire que, si les autorités universitaires remplissaient toujours leur devoir envers les instituteurs qui enfreignent le leur, les pères de famille ne chercheraient pas une juridiction en dehors d’eux. Quoi qu’il en soit, l’arrêt de la cour de Dijon a produit une émotion assez vive dont M. Dessoye s’est fait l’interprète auprès de la Chambre. M. Briand a paru surpris. Il ne connaissait pas l’affaire, ce qui semble prouver qu’il s’occupait moins des questions universitaires que des questions ecclésiastiques. Il a d’ailleurs répondu à M. Dessoye en termes convenables ; mais, ceci fait, il n’a pas pu se retenir de manifester sa méchante humeur contre la magistrature, et il a exprimé le regret que « devant les tribunaux, la préoccupation des intérêts de l’État, la notion des principes de droit public se soit singulièrement affaiblie. » On se demande si ce sont ces paroles qui ont amené M. Clemenceau à voir dans M. Briand le ministre de la Justice qu’il cherchait.

Au reste, M. Clemenceau a tenu à dire lui-même l’opinion qu’il a de la magistrature : le discours qu’il a prononcé sur le cercueil de M. Guyot Dessaigne lui a servi d’occasion. Il est convenable délaisser dormir en paix le ministre défunt : toutefois, nous ne conseillons pas à l’histoire d’aller chercher des renseignemens sur son compte dans l’oraison funèbre que lui a consacrée M. le président du Conseil. On y trouve, appliquées à M. Guyot-Dessaigne, des affirmations d’une hardiesse déconcertante, comme celle-ci : « Toute une vie de travail au service de l’idée républicaine : ni défaillance, ni relâche. » L’Auvergne, qui a connu M. Guyot-Dessaigne magistrat impérial très farouche, a dû en être prodigieusement étonnée. Mais il y a des grâces d’état. Si un rallié ne devient qu’un républicain libéral, on lui jette son passé à la tête ; s’il devient radical, on oublie ce passé. Il est rare cependant qu’on pousse la chose aussi loin que M. Clemenceau. Mais c’est là le côté piquant de son discours : en voici le passage important. « L’État, a-t-il dit, doit au juge la pleine indépendance ; le juge doit aux citoyens le respect absolu de la loi. Ne semble-t-il pas qu’il y ait là d’insolubles problèmes quand l’esprit de secte ose revendiquer, comme une des formes de la liberté du magistrat, le pouvoir de fausser les lois par des interprétations abusives pour faire obstacle au gouvernement que la nation s’est donné ? » Ce texte n’a pas besoin de commentaires : on voit tout de suite dans quelles étroites limites M. Clemenceau enferme l’indépendance du juge, après l’avoir affirmée, et ce qu’il entend par le respect absolu de la loi. Ce respect consiste à rendre la loi intermittente et à en suspendre les effets sur un signe, sur un geste du garde des Sceaux. Si le juge n’obéit pas à la consigne, c’est qu’il est inspiré par l’esprit de secte, c’est qu’il ose fausser la loi, c’est qu’il veut faire obstacle au gouvernement que le pays s’est donné. Le pays s’est donné le gouvernement actuel, soit ; mais il s’est donné aussi, au moyen des mêmes représentans, les lois qui nous régissent. Le jour où le gouvernement se met en opposition avec elles, cette attitude de sa part fait naître, nous le reconnaissons, des problèmes difficiles à résoudre : l’embarras du juge serait grand s’il regardait autre chose que la loi elle-même. Mais quelles singulières expressions que celles de M. Clemenceau ! On se demande ce qu’il faut en penser. Heureusement, M. le président du Conseil, qui est un impulsif, ne mesure pas toujours la portée de ses paroles. S’il la mesurait mieux, il faudrait dire que nous sommes à la veille d’une politique d’agression contre la magistrature, et que M. Briand a été choisi pour en être l’instrument.

Il a mieux à faire au ministère de la Justice. Nous ne parlons même pas des réformes dont notre système judiciaire a besoin : c’est une œuvre de très longue haleine, qui dépasse la portée du ministère actuel. Les préoccupations politiques que chaque jour fait naître et remplace suffisent à son activité. Mais, parmi ces préoccupations, il en est une qui vient de prendre un caractère très vif. Depuis quelque temps on parlait, d’abord à mots couverts, puis à mots très découverts, des abus qui ont accompagné la liquidation des biens des congrégations religieuses. S’il fallait en croire le vieux proverbe qu’il n’y a pas de fumée sans feu, il y aurait certainement au moins un peu de feu, car il y a eu beaucoup de fumée. Mais c’est pour le moment tout ce qu’on peut dire. Nous nous ferions scrupule d’affirmer, ou même, de rapporter des faits dont nous n’avons pas la preuve certaine : le mieux est de nous abstenir et d’attendre. Nous n’attendrons d’ailleurs pas longtemps, puisque le Sénat a décidé de nommer une commission d’enquête pour faire la lumière au milieu de tant d’obscurités.

La question a été posée dans des conditions curieuses. Il semble bien qu’une intrigue politique s’y soit mêlée, mais cette intrigue l’a aidée à aboutir : quand on accepte l’effet, il ne faut pas se montrer trop difficile sur la cause. Déjà M. Guyot-Dessaigne avait publié un rapport sur les opérations relatives aux liquidations congréganistes, et ce rapport, qui disait une partie de la vérité, semblait indiquer que le gouvernement lui-même se préoccupait de la manière dont quelques-unes de ces opérations avaient été conduites. Au cours de la discussion de la loi de finances au Sénat, M. Le Provost de Launay a proposé que les liquidateurs judiciaires fussent assimilés aux comptables des deniers publics, et par conséquent rendus justiciables de la Cour des Comptes. Le gouvernement s’y est opposé pour des motifs tirés de l’ordre juridique ; mais il n’a pas nié des faits dont quelques-uns étaient consignés dans le rapport officiel ; il n’a pas refermé la porte que M. Le Provost de Launay avait entr’ouverte. L’intervention dans le débat de M. Monis, ancien garde des Sceaux dans le ministère de M. Combes, a été remarquée. On chuchotait que M. Combes lui-même se montrait fort ému de la question, qu’il s’en était expliqué avec ses fidèles et qu’il faisait campagne dans les couloirs du Sénat. Ses argumens étaient, les uns d’un ordre général, les autres d’un ordre plus personnel. Était-il admissible qu’on laissât plus longtemps planer un doute sur la vertu, non seulement de la République, mais de tous ceux qui travaillaient pour elle ? Si des fautes individuelles avaient été commises, devait-on souffrir que la responsabilité en retombât indistinctement sur tous ? M. Combes ne se dissimulait d’ailleurs pas que cette responsabilité l’atteindrait finalement lui-même, car les lois contre les congrégations religieuses sont en grande partie son œuvre propre, et c’est lui qui en a commencé l’application. « Voulez-vous mon opinion tout entière, a-t-il dit un jour à un rédacteur de l’Écho de Paris ? C’est que la seule nomination de la commission d’enquête va tout remettre en ordre et donner à ce qui est obscur la clarté indispensable. J’en serai heureux entre tous, car je reste l’homme des expulsions, détesté par les expulsés, non seulement par suite des lois que mes principes républicains, — et j’entends par là la volonté de libérer la société civile d’ordres religieux incompatibles avec nos idées modernes, — m’ont dictées, mais détesté aussi, peut-être, pour le pillage éhonté, au moins jusqu’à preuve contraire, des biens qui leur appartenaient. Qui sait combien d’entre eux, parvenus à l’âge où l’homme ne peut plus travailler, me maudissent injustement pour n’avoir pas reçu la pension à laquelle il était bien entendu qu’ils avaient droit sur les produits de la liquidation ? Je n’ai, en ce qui me concerne qu’un seul bien à défendre : ma probité, etc. » On voit le ton : il n’est pas exempt de la note sensible. M. Combes ne veut être détesté qu’à bon escient. Et puis, il pense à l’histoire et à ce qu’elle dira de lui. Ce sont de nobles préoccupations, évidemment ; mais nous ne sommes pas sûrs que M. Combes n’en ait pas d’autres, et que l’espoir de mettre le ministère actuel dans l’embarras, en dévoilant ses négligences, n’ait pas influé sur sa détermination. Et puis, il a des comptes à régler avec quelques personnes qui peuvent être, sinon compromises, au moins engagées dans les liquidations congréganistes au-delà de ce que conseillaient peut-être les convenances de leur situation.

Voilà donc M. Combes devenu le défenseur de la vertu à laquelle il est bien possible que quelques personnes aient manqué, et protecteur de l’infortune qu’il a lui-même causée. On conçoit qu’il se complaise dans ce rôle. Tout le monde étant d’accord, la commission d’enquête a été votée, comme elle devait l’être, à l’unanimité. Qu’en sortira-t-il ? Cela dépendra pour beaucoup de la manière dont elle sera composée. Il ne suffit pas d’assurer qu’on ne veut pas en faire une arme contre le ministère ; il ne faudrait pas en faire non plus un instrument de parti, et, pour cela, il importe que tous les partis y soient représentés. On ne saurait oublier que c’est un bonapartiste, M. Le Provost de Launay, qui a donné au Sénat le premier coup de cloche. Aussitôt la majorité républicaine s’est emparée de l’affaire, ne voulant pas en laisser tout l’avantage moral à la minorité, et elle a eu raison ; mais ira-t-elle jusqu’à exclure la droite d’un mouvement dont l’initiative est partie de ses rangs ? Ce ne serait ni équitable, ni habile. La commission d’enquête, chargée de faire la lumière, ne doit savoir rien à cacher à personne. La confiance qu’elle inspirera sera en rapport exact avec l’éclectisme de sa composition.


Les nouvelles du Maroc, depuis quelques jours, sont toutes militaires. Les unes viennent de la frontière algérienne : elles sont pleinement satisfaisantes. Les autres viennent de Casablanca : elles sont satisfaisantes aussi et, de plus, il s’y mêle des incidens qui leur donnent un caractère piquant. Il est permis de les prendre à ce dernier point de vue, car nos pertes ont été réduites à leur strict minimum, et c’est à peine s’il y a eu mort d’homme. Les pacifistes eux-mêmes puniraient se réconcilier avec la guerre ainsi conduite.

Le Conseil des ministres a envoyé officiellement ses félicitations et ses remerciemens au général Lyautey. Jamais témoignage de satisfaction n’avait été mieux mérité. Il aurait été facile au général Lyautey de faire contre les Beni-Snassen une expédition où un grand nombre d’entre eux seraient restés sur le champ de bataille, et personne ne lui aurait reproché d’avoir donné à ces ennemis sournois et obstinés une leçon sanglante qu’ils avaient certainement méritée. Mais, désireux avant tout de ménager ses propres troupes, il a mieux aimé faire une campagne purement scientifique, où il montrerait la supériorité de notre force intelligente encore plus que de notre force matérielle, et où il vaincrait par la précision, la sûreté, l’habileté de ses manœuvres. Ces manœuvres ont été conduites comme on développe un théorème de géométrie. Tout avait été prévu, rien n’a manqué dans l’exécution. L’ennemi s’est trouvé pris comme dans un étau dont les deux branches se seraient refermées sur lui. Son étonnement a égalé sa terreur : il en a été réduit à se soumettre, presque sans combattre, à toutes nos exigences. Nous avions pourtant affaire à des populations très belliqueuses. Les Beni-Snassen, pris individuellement, ne sont pas des adversaires négligeables ; mais ils ne savent que se battre, et le général Lyautey sait manœuvrer. Les dispositions qu’il a prises ont produit à elles seules un effet foudroyant : elles ont découragé toute résistance. C’est d’ailleurs ce que nous attendions d’un chef qui connaît admirablement la frontière, qui a ses troupes en main, et qui avait déjà montré dans diverses circonstances qu’il savait, avec le moindre effort, atteindre le but et ne pas le dépasser. Il a ajouté un service de plus à ceux qu’il avait déjà rendus à la France.

Le cas du général Drude à Casablanca n’est pas tout à fait aussi simple : il reste encore enveloppé de quelques ombres qui se dissiperont sans doute quand le général sera arrivé à Paris. La presse a annoncé, un jour, que le général Drude était malade. Depuis cinq mois qu’il est à Casablanca, sa santé avait été, disait-on, profondément altérée par les préoccupations, les marches et les contremarches, les fièvres : lui-même s’en était rendu compte, et il avait demandé son rappel au gouvernement. Telle était la version officielle ; mais en même temps que les journaux la reproduisaient, quelques-uns d’entre eux, et des mieux renseignés, n’hésitaient pas à dire que la vérité était quelque peu différente et que, en somme, le gouvernement n’était pas satisfait du général Drude, Il lui reprochait d’être resté trop inerte à Casablanca et de n’avoir pas tiré, avec les troupes dont il disposait, tout le parti possible de sa situation. Le général Drude avait été prudent à l’excès, timoré, craintif, tranchons le mot : un peu mou. L’attitude de M, Clemenceau, pendant la discussion du budget de la Guerre au Sénat, avait semblé confirmer ces impressions. On avait cru jusqu’à ce moment, à tort ou à raison, que le général Drude avait des instructions qui lui interdisaient de s’éloigner des murs de Casablanca, de plus d’un petit nombre de kilomètres, et c’est par là qu’on expliquait ces expéditions à très court rayon à la suite desquelles le général, après les avoir commencées le matin, ne manquait jamais de rentrer le soir en ville, pour y coucher. Un sénateur, M. Gandin de Villaine, se plaignait que le ministère eût laissé aussi peu de liberté au général Drude. Mais tout cela était-il vrai ? M. Clemenceau, qui semblait avoir de la peine à se contenir à son banc, hachait littéralement d’interruptions rageuses le discours de M. Gaudin de Villaine, répétant avec une vivacité qui était presque de la violence que le général Drude avait reçu trente dépêches qui lui ordonnaient de prendre l’offensive, et qu’on lui avait envoyé toutes les troupes elles munitions qu’il avait demandées. Ces affirmations ont été confirmées par M. le ministre des Affaires étrangères, avec plus de modération dans la forme, mais non moins de netteté dans le fond. Quelques jours plus tard, le général Drude était rappelé et remplacé par le général d’Amade, auquel on assignait pour première tâche d’occuper la Kasbah des Mediouna : on lui donnait même, pour remplir cette mission jugée difficile, 2 000 hommes de renfort. C’est à ce moment qu’ont couru les versions différentes que nous avons rapportées plus haut sur le rappel du général Drude. Était-il malade ou bien portant ? Avait-il demandé ou subi son rappel ? On ne savait ce qu’il en fallait croire, et on attendait, d’ailleurs sans grande impatience, la solution de ce problème délicat.

Tout à coup une nouvelle imprévue est arrivée de Casablanca. Le général Drude était sorti de son inaction, et s’était emparé de la Kasbah des Mediouna. L’action avait été conduite rapidement, et avec un plein succès. Nous avions perdu un homme et eu quelques blessés. L’ennemi avait pris éperdument la fuite, essayant d’emmener avec lui des bœufs, des mules, des vaches, des moutons. Les hommes avaient échappé, mais nous avions coupé la retraite au bétail que nous avions reconduit triomphalement à la Kasbah. On a chez nous une tendance si naturelle à croire à la parole du gouvernement qu’on a difficilement admis, au premier abord, que le général Drude ne fût pas malade : ce devait être le colonel Boutegourd, auquel il avait remis le commandement des troupes, qui avait voulu se signaler tout de suite par ce coup d’éclat. Mais des nouvelles plus précises ont bientôt dissipé cette hypothèse : le général Drude avait tout fait. Que fallait-il en conclure ? D’abord, que cet officier, en arrivant à Paris, n’aurait pas besoin d’être mis aux Invalides ; ensuite, que l’opération sur la Kasbah des Mediouna était plus facile qu’on n’avait cru ; enfin qu’il n’était pas nécessaire de 2 000 hommes de renfort pour l’accomplir. Sur ces entrefaites, le général d’Amade est arrivé à Casablanca. Le général Drude et lui se sont harangués comme il convenait, et nous avons pu lire le même jour dans les journaux que le général Drude avait été appelé par une nouvelle dépêche à Paris pour y expliquer sa conduite, tandis que le général d’Amade lui disait solennellement et officiellement : « Je vous apporte le témoignage de la satisfaction et de la confiance du gouvernement, et les remerciemens de tous les Français reconnaissans. » Il est vrai que, si cette phrase a été elle-même apportée de Paris, elle y avait été faite avant la prise de la Kasbah.

Mais peut-on reprocher au général Drude d’avoir pris la Kasbah ? Il est difficile que le gouvernement lui en fasse un crime : le général d’Amade seul pourrait exprimer quelques regrets de trouver faite la besogne qu’il venait faire. Si l’opération avait été mal conduite et avait coûté cher, le gouvernement pourrait se plaindre ; mais l’opération a été bien conduite et nous avons eu la Kasbah à bon compte. Malgré tout, il semble bien que le ministère ne soit pas pleinement satisfait ; quant au public, cette aventure l’a plutôt diverti. Puisque tout le monde fait des hypothèses sur le général Drude, nous pouvons bien faire la nôtre. Qu’on se mette à la place du général. Si les échos des séances du Sénat sont venus jusqu’à lui, il a dû être quelque peu secoué par les affirmations répétées de M. Clemenceau qu’il avait trente dépêches lui ordonnant d’aller de l’avant. Trente, c’est beaucoup ! Qu’il les eût, nous n’en doutons pas, puisque M. Clemenceau le dit ; mais il en avait peut-être d’autres qui lui donnaient des instructions un peu différentes. Ce sont choses qui se sont vues. Qui sait si le général ne conservait pas certains doutes sur les intentions réelles du gouvernement ? Mais, après la séance, du Sénat, ces doutes étaient dissipés. De plus, la presse commençait à l’attaquer. — Prendre la Kasbah, a-t-il pensé, rien de plus simple : il suffisait de savoir qu’on la voulait. — Et il l’a prise sans avoir besoin de renforts nouveaux. C’est un fait d’armes intéressant. Il ne résout pas la question du Maroc, mais il permet à Casablanca de respirer plus librement, ce qui est un bienfait. Nous ne saurions d’ailleurs protester avec trop d’énergie contre les journaux qui partent de là pour nous pousser toujours plus loin au Maroc, au nom d’une fatalité qu’ils créent eux-mêmes, ou qu’ils créeraient, si on les laissait faire. Les fatalités prétendues inéluctables proviennent le plus souvent de la faiblesse de ceux qui les provoquent, puis les subissent. Gardons-nous du mirage marocain.

M. Pichon est à Madrid, où il est allé rendre au ministre espagnol des Affaires étrangères, M. Allendesalazar, la visite qu’il avait reçue de lui à Paris en octobre dernier. C’est le motif principal de son voyage, mais non pas sans doute son objet unique : comment notre ministre des Affaires étrangères pourrait-il aller en Espagne, en ce moment, sans y parler et y entendre parler du Maroc ? Les deux gouvernemens sont, dit-on, absolument d’accord sur la conduite qu’ils doivent y suivre en commun. Nous n’en doutons pas, et nous voyons dans cet accord une garantie, parce que la sagesse de deux gouvernemens vaut encore mieux que celle d’un seul, et que le gouvernement espagnol en a beaucoup dans les affaires marocaines. Nous avons, à diverses reprises, lendu justice à celle que notre gouvernement y a montrée aussi jusqu’à ce jour. Au reste, ce n’est pas seulement avec l’Espagne que nous sommes d’accord, mais avec toutes les puissances, et notamment avec celles qui ont des intérêts spéciaux dans la Méditerranée. M. Camille Barrère, notre ambassadeur à Rome, constatait le 1er janvier, dans le discours très remarquable et très remarqué qu’il a prononcé devant la colonie française, l’attitude sympathique de l’Italie envers nous au Maroc. Mais, pour l’Espagne, il y a quelque chose de plus. L’Espagne a au Maroc des intérêts de la même nature que les nôtres, et elle a reçu des puissances un mandai qui la rapproche encore de nous, ou qui nous rapproche d’elle. Les rapports des deux pays sont devenus de plus en plus amicaux dans ces derniers temps. La popularité qu’Alphonse XIII a su acquérir chez nous y a très utilement contribué, et comme le Roi est jeune et qu’il paraît très ferme dans ses sentimens, il y a lieu d’espérer que cette autre entente cordiale a devant elle un long avenir.


FRANCIS CHARMES.



Nous recevons la lettre suivante :

Monsieur le Directeur,

Au cours de mes articles sur Mandrin, j’ai écrit, d’après l’excellent livre de M. H. Thirion, la Vie privée des financiers au XVIIIe siècle (librairie Plon, 1895, in-8, p. 22), que le contrôleur général Dodun (1722-1726) était fils d’un domestique. Dodun mourut sans laisser de postérité ; mais des arrière-petits-neveux demandent une rectification. La Généalogie du Père Anselme (IX, 331) indique, en effet, que-Dodun était fils d’un conseiller au Parlement.

Veuillez agréer, etc.

FRANTZ FUNCK-BRENTANO.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.