Chronique de la quinzaine - 14 juillet 1835
14 juillet 1835
S’il y eut jamais une époque révolutionnaire, c’est assurément celle où nous vivons. Voyez comme la violence et la vivacité des faits luttent avec l’indifférence publique ; la société a beau se raidir et se réfugier dans une complète immobilité, les évènemens viennent chaque jour la battre sur le roc où elle s’attache, et l’entraîner dans le courant. La face politique de l’Europe s’est en quelque sorte renouvelée deux ou trois fois depuis l’établissement de ce ministère qui ne semble pas s’en douter, et il ne se passe guère de semaine sans que quelque grosse bourrasque ne vienne nous assaillir. Il y a peu de temps, c’était la menaçante réclamation de l’Amérique ; à peine le ministère a-t-il eu le temps de relever sa tête qu’il avait baissée timidement sous l’épée de Jackson, que voilà un nouvel affront qui lui arrive. Il est vrai que cette fois l’Angleterre est de moitié dans notre injure, ce qui permet d’espérer que nous montrerons un peu plus de courage et de dignité.
Quoi qu’il arrive, il est certain que le ministère a vivement ressenti l’offense ; car ce n’est pas sans aigreur que ses organes ont fait connaître l’interdiction de la Mer Noire, notifiée par la Porte Ottomane, à l’occasion de la promenade scientifique de M. Teissier, sur un sloop de guerre français. L’envoyé anglais à la cour de Trébisonde, parti sur un bateau à vapeur du gouvernement britannique, a essuyé le même refus. Or, il faudrait ignorer complètement la marche des affaires politiques, pour douter un instant que cette interdiction s’étende postérieurement des vaisseaux de guerre aux bâtimens marchands ; et d’ailleurs qui protégerait ces bâtimens s’ils étaient insultés ou dépouillés ? Respecte-t-on un pavillon pacifique qui n’a pas au besoin des flottes pour le défendre ? En se soumettant à cette clause du traité d’Unkiar-Iskelessi, entre la Porte et la Russie, la France et l’Angleterre déclareraient qu’elles renoncent au commerce et à la navigation de la Mer Noire. Il y a plus, c’est que la conduite molle de ces deux puissances les compromettrait aussi dans la Méditerranée où la Turquie, couverte de la protection des escadres russes, essaierait bientôt de rentrer en possession de l’Égypte contre laquelle elle arme en ce moment. La Russie n’a jamais changé de rôle. Cette puissance est dans un état continuel et flagrant d’empiétement vis-à-vis de l’Europe ; et en cela elle exécute religieusement le testament de Pierre Ier, qui a laissé à ses successeurs pour devoir de s’étendre de plus en plus vers l’Orient, en détournant l’attention de l’Europe par des démonstrations menaçantes vers l’Occident. Mais l’Europe est trop instruite aujourd’hui pour être dupée par des façons arrogantes. Les hommes d’état de l’Angleterre, et le petit nombre de ceux qui méritent en France ce nom, connaissent le côté faible de la Russie ; ils savent le mot de cette faiblesse sans remède, et ce mot est pénurie d’argent. En ce moment, elle veut emprunter sur la Pologne ; elle cherche vainement à mettre ce malheureux pays en gage chez les juifs de Londres, de Paris ou d’Amsterdam ; mais heureusement la Russie n’a pas crédit à la Bourse où tout se voit sans illusion, où, en énumérant de grosses armées, on se demande, avant de s’effrayer de leurs baïonnettes, où sont les trésors et les revenus qui paieront tous ces soldats. Montecucioli, ce grand général qui fut, avec César, l’un des maîtres de Napoléon, a condamné d’avance la Russie à n’être pas une puissance conquérante, et la Russie s’est soumise à cet arrêt en ne cherchant point à améliorer ses finances, et en ne respectant pas ses engagemens financiers. Quand cette fière puissance tend la main à la maison Rothschild, celle-ci, toute portée qu’elle est à favoriser et à soutenir ses sœurs, les autres maisons souveraines, demande si, maîtresse de la Pologne depuis 1815, la Russie a payé la dette intérieure aux habitans du pays ; elle lui demande si elle a rempli l’engagement contracté envers la France par l’empereur Alexandre de payer les redevances des légionnaires polonais ; elle lui demande encore si elle n’a pas refusé de payer sa propre rente, émise en effets au porteur, à tous ceux qu’elle a jugé à propos de déclarer Polonais ; et si de la sorte elle ne pourrait pas se dispenser un jour de payer son emprunt nouveau, en déclarant que la maison Rothschild est israélite polonaise d’origine. C’est ainsi qu’on raisonne à la Bourse, où l’on raisonne bien quelquefois. Aussi l’emprunt russe-polonais ne se fera-t-il pas, et l’Europe, tout égoïste qu’elle est, et égoïste mal entendue, ne fournira pas cette fois le knout à la Russie pour se faire outrager et battre par elle.
La nouvelle démonstration de la Russie ne tiendra donc pas si la France seconde l’Angleterre ; elle ne tiendra même pas devant l’Angleterre seule, car déjà une tentative de ce genre, faite par l’empereur Alexandre, échoua, il y a quelques années, devant la fermeté du cabinet anglais. Il s’agissait cependant d’une prétention moins exorbitante que celle-ci. L’empereur avait imaginé de fermer, par un décret, les mers Aléeutiennes, dont les eaux baignent ses possessions du nord. Ce décret interdisait à tous les bâtimens de guerre étrangers l’approche des établissemens russes du Kamtschatka et de toutes ces côtes, à une distance de deux cent milles. Les seules expéditions scientifiques pouvaient souffrir de cet ukase ; néanmoins l’Angleterre en fit un cas de rupture, et l’empereur Alexandre retira tout doucement son décret. Cette fois c’est en apparence à la Turquie qu’on se trouve avoir affaire. Le départ de lord Durham, qui passe par Constantinople, pour sa santé, est certainement relatif à cette affaire. Pour la France, on ne sait ce qu’elle fera. Le ministère, qui s’épanche assez facilement en explications dans les journaux ministériels, ne se laisse pas pressentir ; mais l’affaire de l’Amérique est d’un fâcheux augure. S’il fléchit, on peut dire que ce sera le dernier coup porté à notre commerce, dont on a la prétention de s’occuper exclusivement sous ce régime. L’incertitude de nos rapports avec l’Amérique a interrompu les relations commerciales avec les États-Unis ; l’accession successive de tous les états de l’Allemagne au système de douanes prussien nous ferme tous les débouchés au nord ; en Belgique, à nos portes, la contrefaçon tue une des branches les plus importantes de notre industrie ; il ne nous manquerait plus que d’être privés de protection dans les ports de la Mer Noire, ce qui équivaudrait à une interdiction complète. Il est vrai que, pour dédommager nos armateurs et nos fabricans, il leur resterait les bals des Tuileries et la croix d’honneur.
Notre ministère a bien autre chose à faire qu’à s’occuper du reis-effendi et de l’empereur Nicolas. Ne faut-il pas qu’il mène à fin le procès sur lequel il a joué son existence politique ? Quand il s’assemble en conseil, croyez-vous que, les portes une fois bien fermées, il compte les vaisseaux que la Russie rassemble aux Dardanelles, ou les bataillons qu’elle débarque à Kalish ? Nullement. Ne faut-il pas qu’il suppute auparavant combien il a d’accusés soumis et combien de récalcitrans ; qu’il calcule ce que les catarrhes, la goutte, les eaux, la vie de campagne ou la mauvaise volonté lui ont enlevé de pairs au Luxembourg ? Hier, un des journaux ministériels s’emportait en une violente indignation ; le pays était compromis, disait-il, en danger, il fallait se réunir plus que jamais, serrer les rangs pour le défendre contre des ennemis puissans. Croyez-vous qu’il fût question d’aller à nos vaisseaux menacés par l’Amérique, ou à nos frontières mises en péril par les forces de la sainte-alliance ? Non. L’ennemi est donc plus près, et plus dangereux encore ? C’est donc une conspiration intérieure ? Une machine infernale qui éclatera sous nos pas ? Vous n’y êtes point. Il est vrai que la police s’occupe du complot anniversaire qu’elle se fait un devoir de découvrir chaque année, à l’approche des fêtes de juillet, et que sa conspiration annuelle est déjà annoncée ; mais la grande conspiration qui met le ministère en fureur, est celle que M. Molé a tramée et exécutée à lui seul, sur son banc de pairie, qu’il abandonne pour aller se reposer à Plombières des ennuis et des agitations du procès. Il faut dire que le général Berthezène, que le comte de Guéhéneuc, que le baron de Barante, que M. de Flahaut, que le duc et le marquis de Grillon, que MM. Ornano, Lavillegontier, Villemain et d’autres, pourraient bien suivre M. Molé. Aussi M. Molé est-il devenu un mauvais citoyen et un juge félon. M. Molé, nous l’espérons, supportera sa disgrace avec patience. Les épithètes dont on l’a gratifié, ne sont pas nouvelles, accollées à son nom ; les peintures du Louvre témoignent que Mathieu Molé dut autrefois les entendre, et l’histoire les a enregistrées depuis long-temps. En vérité, l’esprit de contumace est dans cette famille.
M. Molé avait demandé la libre défense des accusés, il s’était opposé, autant qu’il est en lui, à la violence qui les a traînés malgré eux devant la cour, et, en dernier lieu, il avait déclaré qu’il n’admettait pas le jugement sur pièces. Après avoir subi l’abandon successif de tous ses principes de juge, et avoir attendu jusqu’à ce que le dernier de ces principes fût violé, il a dû se retirer. On lui devait des remerciemens pour avoir pris si long-temps part au procès, on lui a décerné des injures.
Le procès a été rendu impossible le jour où la cour des pairs a ratifié l’arrêt de son président, qui n’admettait pas la liberté de la défense ; tôt ou tard on devait en venir où l’on en est venu à cette heure ; tel a été l’avis de M. Dupin, de M. Molé et de tous les hommes sensés que les passions politiques n’aveuglent pas. Le procès marchera de scandale en scandale ; le mépris de toutes les formes de la justice en signalera toutes les phases, et bientôt il ne restera, pour entendre les imprécations du banc des accusés, que ceux auxquels elles s’adressent plus particulièrement, que M. Barthe, M. Cousin, et les provocateurs de cette triste procédure. Au reste, nous croyons savoir que la colère ministérielle contre M. Molé n’est pas partagée en haut lieu, et que là on n’a pas seulement essayé de retenir le noble pair par quelques-unes de ces paroles dont on n’est pas avare. M. Molé, qui porte un caractère ferme et arrêté sous les formes les plus douces et les plus conciliantes, n’eût sans doute pas obtempéré à une telle invitation ; mais il paraît qu’elle ne lui a pas même été faite. Serait-ce une désapprobation tacite de la marche imprimée au procès par le ministère, une réserve préparée pour le cas de la formation d’un nouveau cabinet ? Nous l’ignorons ; mais toujours est-il que, contre l’ordinaire, le ministère est abandonné à lui-même dans cette circonstance, et que le château le laisse seul s’occuper du soin de retenir les pairs fuyards.
Il s’en est fallu d’un accès de fièvre que le roi des Français devint, dans cette semaine, roi de France, et qu’il tint de la grâce de Dieu la couronne qu’il a reçue du vœu du peuple. Le duc de Bordeaux touchait à sa fin, disait-on. L’embarras eût été grand pour tout le monde. Le parti carliste se trouvait pris au trébuchet de la légitimité, et forcé de saluer un descendant de saint Louis et l’oint de Dieu dans la personne de l’usurpateur, tandis que la révolution de juillet se trouvait n’avoir fait qu’une avance d’hoirie à son élu, et donné gain de cause à M. Guizot, quand il disait que les usurpateurs comme Louis-Philippe sont du bois dont on fait les rois légitimes. La division régnait déjà dans le parti carliste. L’équivoque Gazette de France voyait là une occasion unique d’offrir ses éternels états-généraux, tandis que la Quotidienne, plus franche, mais plus imprudente aussi, proposait don Carlos, en vertu de la rupture du pacte de famille, consentie par Louis-Philippe, quand il reconnut l’abolition de la loi salique en Espagne. Au château, on se réjouissait grandement, et la spirituelle princesse qui jadis, lors de l’abolition des titres, s’écriait avec joie : « Quel bonheur ! nous ne serons plus princes ! » disait, en embrassant sa famille : « Nous allons donc être de véritables rois. » Mais dans le château même régnait une sourde inquiétude. Les familiers, les aides-de-camp, les généraux admis aux honneurs de l’intimité et de la confiance, ce noyau composé des grosses bottes de l’empire, de banquiers affublés d’épaulettes et de croix, tout ce que la révolution de juillet a apporté du parquet de la Bourse, du comptoir et du tribunal de commerce, au milieu de l’apparat et des fêtes de la vie royale, voyait son avenir compromis. On s’assembla pour se communiquer ses craintes. Si, à l’occasion de la mort de Henri v, le faubourg Saint-Germain s’approchait de la royauté de juillet, qui n’est que trop disposée à l’accueillir, que deviendrait la suprématie bourgeoise, les honneurs, les distinctions, les profits, tout ce qui est aujourd’hui le partage de l’aristocratie nouvelle, et qui échoierait à l’ancienne, très habile en ce genre de substitution ? C’est alors qu’il a été question de décider le roi à prendre le titre d’empereur ; c’est dans ce coin qu’est née cette idée lumineuse dont il a été fait mention dans quelques journaux, mais elle n’a pas passé plus loin. Les hommes politiques en ont ri, sachant bien que leur maître tient trop à la couronne royale, objet des sollicitudes séculaires de la branche d’Orléans, pour jamais l’échanger contre le bandeau de César. L’affaire en restera là sans doute, et le vieil empire, plus usé et plus caduc encore que la monarchie de saint Louis, attendra une meilleure occasion pour se reconstituer.
Les manœuvres de Kalish ne tarderont pas à commencer. L’empereur d’Autriche a obstinément refusé de s’y rendre, et pour avoir le droit de refuser les officiers français qui voulaient y assister en amateurs, on a décidé d’écarter toutes les demandes des officiers autrichiens et des officiers prussiens qui ne font pas partie du camp. Le bateau à vapeur du Havre à Hambourg, parti le 11 de ce mois, porte cependant quelques jeunes Français de distinction qui se rendent à Kalish par Hambourg, et qui reviendront de là dans cette ville pour assister aux belles courses de chevaux du Mecklenbourg. M. le comte Anatole Demidoff est également parti, mais par terre. Au reste, on ne cite pas un seul de nos hommes politiques qui ait été tenté d’aller figurer dans ce lieu de réunion de toutes les notabilités de l’Europe. Il se peut toutefois qu’on voie à Kalish M. de Talleyrand, attendu que le prince a fait annoncer par tous les journaux qu’il ne s’y rendrait point.
P. S. L’évasion des prévenus d’avril, dont les détails se trouvent dans tous les journaux, loin d’augmenter les embarras du procès, permet au contraire à la cour des pairs de juger véritablement les accusés par contumace.
Il y a deux musiques bien distinctes, la musique de Cimarosa, de Rossini, de Beethoven, et celle des rossignols, des martinets et des fauvettes. À l’une il faut des voûtes sonores, des chœurs nombreux et imposans orchestres ; à l’autre la vigne en fleur et les acacias. Toutes les deux ont leur saison en France : l’une s’entend l’hiver dans la salle éclatante des Italiens, l’autre à présent sous la feuillée épaisse des bois de Meudon et de Fontainebleau. Par une belle soirée d’hiver, après une représentation de Don Juan, on sent le besoin de parler de Mozart ou d’Henriette Sontag, et de faire part au public de ses émotions, afin d’attirer son dévoûment à la cause du génie et du talent. La musique des bois, au contraire, vous berce en d’indicibles rêveries, et la moindre analyse en détruirait les charmes mystérieux. La salle des Italiens est déserte et n’abrite plus que Rossini, l’hôte obstiné de ses hauteurs. Le rossignol chante, et voilà pourquoi nous nous taisons. Cependant nous allons essayer de réunir ensemble les faits peu curieux que nous savons, et de les raconter le plus brièvement qu’il nous sera possible.
Il n’est bruit à Londres que des triomphes récens de Mme Malibran. Cette cantatrice vient de jouer le rôle de Léonore dans Fidelio. Entre la Sonnanbula et Fidelio la différence est grande : il y a loin des phrases traînantes et langoureuses de Bellini à la mâle puissance, à la hardiesse emportée du chant de Beethoven. Mme Malibran a franchi le pas avec bonheur, elle s’est noblement mesurée avec le chef-d’œuvre : il est vrai qu’à la fin ses forces étaient épuisées : n’importe, il est toujours glorieux de sortir vivant d’une lutte semblable. En s’attaquant à cette admirable musique, le chanteur doit se résigner à son rôle d’interprète et ne pas avoir la folle prétention d’en dépasser les limites, comme il a droit de le faire lorsqu’il s’agit d’une partition italienne. Au premier acte, l’expression mélancolique de la voix de Mme Malibran, la simplicité de ses gestes, émeuvent jusqu’aux larmes, mais c’est surtout dans la scène de la prison qu’elle est sublime, lorsqu’après avoir chanté avec un admirable sentiment de tristesse ce duo où Beethoven a jeté tant d’effets inouïs dans les basses, elle s’élance en délire, et force le traître Pezaro à renoncer à son crime. À tous les avantages de Mme Devrient, Mme Malibran joint une inspiration plus ardente, une voix plus ample et plus sonore, une intonation plus sûre. Il appartenait à Mme Malibran de venger les cantatrices vouées au chant italien du reproche qu’on leur fait journellement d’échouer toutes les fois qu’elles entreprennent d’exécuter une musique sérieuse. En effet, il est bien rare de voir des cantatrices italiennes réussir de ce temps dans la musique des grands maîtres. Le chant expressif et simple de Mozart trouve toujours dans leur gosier quelque note en demeure pour l’ornement des cantilènes de Bellini, et tout le monde sait que des deux seules cantatrices qui aient encore compris le rôle d’Anna, Mlle Sontag et Mlle Falcon, l’une est Allemande et l’autre Française.
L’Opéra-Comique vient de rappeler à lui Chollet et Mlle Prévost. Certes, si ce théâtre dépérit et s’en va tous les jours, ce n’est point faute d’acteurs. Avec le personnel de l’Opéra-Comique vous auriez de quoi défrayer dix théâtres d’Italie ; il y a là vingt ténors, douze basses au moins, sept soprani, que je pourrais nommer, et tout autant de contralti sonnans. Si tous les premiers chanteurs de l’Opéra-Comique voulaient se réunir, ils feraient un chœur capable de satisfaire Meyerbeer, par le nombre du moins, car, d’après ce que je sais de leurs antécédens, je doute fort qu’il chantât juste. Au Portefaix, triste partition sous laquelle s’est abîmé le nom de M. Gomis, a succédé Micheline, opéra à ariettes en un acte, de M. Adam. Il faut à M. Adam six jours pour écrire une partition, ouverture, airs, duos et finale. Mozart passait deux ans sur le livret de la Flûte enchantée, Beethoven revenait trois fois sur son œuvre ; il suffit de voir ses manuscrits pour s’en convaincre. Mais qu’est-ce que Mozart ? qu’est-ce que Beethoven auprès de M. Adam, cette tête féconde, cette source intarissable de mélodie ? Hélas ! la source a beau répandre ses flots clairs, elle ne fera pas reverdir dans sa fleur le vieux tronc desséché de l’Opéra-Comique. M. Adam se contente de tout ce qu’il a sous la main ; il écrit pour les chanteurs de l’endroit avec une confiance bien rare. M. Thénard lui est un Rubini ; Mme Pradher une Sontag. Ce n’est pas que M. Adam ait foi dans les destinées de l’Opéra-Comique, il écrit trop pour cela. Non, M. Adam doute comme vous de l’avenir du théâtre qu’il alimente, et voilà pourquoi, lui, qui pourrait inventer des choses si belles et si grandes, il se résigne à renfermer sa pensée dans les étroites limites d’un acte, parce qu’il pense qu’un acte est vite appris et joué, et qu’il a de la sorte plus d’espoir d’arriver avant le jour de la ruine. M. Adam, qui écrit aujourd’hui le Chalet et Micheline, s’appelait autrefois Solié et Gaveaux ; il est né avec l’Opéra-Comique. Tant que l’Opéra-Comique existera, M. Adam sera là pour lui composer des refrains à chaque nouvelle mue, et lui lever des habits à sa taille.
L’Opéra a profité de l’absence de Mlle Taglioni et de la saison des chaleurs pour remettre au répertoire plusieurs ouvrages qui semblaient en avoir été exclus tout-à-fait. On a repris le Don Juan de Mozart, devant un public peu nombreux ; n’était Mme Dabadie qui s’obstine à chanter faux avec une persévérance ridicule, l’exécution eût été belle et digne en tout point du chef-d’œuvre ; l’autre jour nous avons entendu le finale de Moïse, musique grandiose et dont Rossini a pu seul trouver de notre temps les vastes dimensions ; hier enfin Guillaume Tell et le Comte Ory dans la même soirée.
La dernière représentation de Robert-le-Diable a été troublée par un petit accident qui n’a point eu de suites, quelque importance que certains journaux aient voulu lui donner. Mlle Falcon a chanté le rôle d’Alice avec toute son ame ; jamais cette voix si éclatante n’avait eu, dans le trio de la fin, une plus admirable expression d’enthousiasme sacré. L’école française est aujourd’hui si féconde en grandes cantatrices, que c’est raison, lorsqu’il s’en rencontre une qui prend son art au sérieux, d’essayer de la rebuter par d’aussi pitoyables moyens ! En vérité, si le public n’avait fait justice d’une telle grossièreté, nous ne serions bientôt plus dignes d’être appelés le peuple le plus élégant et le plus gentilhomme de la terre. De deux théâtres où florissait encore l’aristocratie des bonnes manières et du bon goût, l’un est désert, l’autre envahi. L’Opéra devient tous les jours plus bruyant et plus tumultueux dans son parterre. On siffle maintenant à l’Opéra, on y trépigne ni plus ni moins que si c’était le théâtre des Folies-Dramatiques ou des Funambules ; et si vous cherchez les causes de cette décadence, vous les trouverez dans les torts de l’administration. En sacrifiant l’art à des effets grossiers, les plaisirs de l’intelligence à d’autres plus faciles, on imite les directeurs des théâtres subalternes, et, tout en les imitant, on leur prend leur public. Le jour où le Théâtre Italien aura dans ses opéras, au lieu de musique et de chanteurs, des bals masqués, des conciles et des amas de caparaçons et d’oripeaux, le Théâtre Italien ne choisira plus son public.
— Mme Augustin Thierry, dont nos lecteurs n’ont pas oublié les morceaux ingénieux et de piquante observation, publiés autrefois dans la Revue, vient de faire paraître sous le titre de Scènes de mœurs et de caractères au XIXe siècle et au XVIIIe, un volume qui se recommande par de rares qualités de style, un récit simple et touchant. Nous ne serions pas étonnés que ce livre obtint un succès réel auprès des gens de goût qui tiennent encore aux saines traditions de notre langue littéraire. Nous reviendrons quelque jour sur ce volume, ainsi que sur le recueil de Dix ans d’Études historiques, que M. Augustin Thierry nous a donné naguère. Tout ce qui sort de la plume de l’illustre écrivain mérite une attention sérieuse.