Chronique de la quinzaine - 14 juillet 1841

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Chronique no 222
14 juillet 1841
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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14 juillet 1841.


Les élections anglaises sont achevées, et bien que nous n’en connaissions pas encore le résultat final, nous pouvons tenir la victoire des tories pour certaine. Ils auront en définitive gagné plus de vingt-cinq siéges dans le parlement, c’est-à-dire une majorité de cinquante à soixante voix. Si ce n’est pas là une majorité très forte, elle peut suffire du moins pour fonder, avec l’appui de la chambre des lords, un gouvernement qui n’est pas sans quelque chance de durée. Cependant l’opposition sera redoutable, violente ; elle soulèvera des tempêtes ; elle s’efforcera de jeter à tout risque le ministère sur les écueils qui peuvent le briser. La manœuvre sera difficile, laborieuse ; il y aura des dangers partout, sur la place publique, dans le parlement, à la cour, en Angleterre, en Irlande. Il faut un pilote aussi calme, aussi habile, aussi persévérant que sir Robert Peel pour inspirer confiance à ceux qui doivent affronter avec lui les périls d’une si grande aventure.

Nous ne partageons pas toutes les opinions de l’illustre baronnet ; nous sommes convaincus qu’il tient pour inviolables des limites que l’Angleterre franchira invinciblement, à une époque moins éloignée peut-être que ne le pense l’aristocratie anglaise. Est-il moins vrai que, comme chef de parti, comme homme politique, il a été admirable de sagacité, d’habileté, et de cette patience digne, calme, prévoyante, qui est le véritable cachet de l’homme d’état ?

Une grande épreuve l’attend. Il peut écrire une belle page de sa biographie, si, comme premier ministre, il conserve sur les siens la même influence qu’il a exercée comme chef de parti, s’il parvient à les plier aux idées de transaction, de conciliation, qui sont à la fois dans la nature de son esprit et dans son caractère ; s’il peut ainsi, sous sa conduite, sans bouleversement, sans secousses, faire faire un pas de plus à l’Angleterre dans cette carrière que désormais aucune puissance humaine ne peut fermer aux peuples civilisés.

Une transaction raisonnable et franchement offerte par les tories pourrait amener de singuliers résultats. Si elle peut enlever au cabinet Peel les suffrages de ces hommes ardens, aveugles, opiniâtres, qui dans tout pays ont toujours été un cruel embarras pour le parti conservateur, elle peut aussi lui procurer l’adhésion d’un certain nombre de whigs. Des hommes considérables, très riches, ont-ils pu assister sans une certaine défiance, sans quelque crainte et quelque hésitation, aux derniers exploits du cabinet qui se meurt ? Ces mesures qui, quelque justes et bonnes qu’elles fussent en elles mêmes, s’annonçaient d’une manière si inattendue, si soudaine, si révolutionnaire, cet appel aux masses et aux passions populaires, ce langage d’une violence inouie dans la bouche des hommes du pouvoir, des gardiens de la paix publique, ont dû être pour plus d’un whig matière à graves réflexions. Et lorsque dans le nouveau parlement on verra les whigs les plus ardens et les plus irrités de la défaite d’aujourd’hui chercher leur point d’appui dans les rangs des radicaux et des Irlandais les plus fougueux, il se peut que les whigs modérés et sans passions se sentent refoulés vers les Stanley et les Graham, et aillent bon gré mal gré grossir la majorité du cabinet qui est sur le point de se former.

On le voit, le parti whig aussi rencontrera ses orages et ses écueils ; mais entre les tories modérés et les radicaux, attiré (nous le pensons du moins) d’un côté par des offres raisonnables, et de l’autre par de séduisantes promesses de secours, pourra-t-il suivre sa route sans voir ses rangs s’amincir, sans cacher son drapeau et arborer des couleurs qui ne sont pas les siennes ? Il est permis d’en douter.

Il est impossible de jeter les yeux sur ce qui se passe aujourd’hui en Angleterre sans être frappé d’une remarque que fait naître dans tout esprit réfléchi l’étude de l’histoire. Les hommes qui ont le gouvernement des choses de ce monde font si souvent autre chose que ce qu’ils voulaient faire, que ce qu’ils s’imaginent avoir fait ! L’histoire est pleine de ces mécomptes de l’orgueil humain. Le cabinet de lord Melbourne est pour les hommes d’état un nouvel enseignement d’humilité et de modestie. Par le traité du 15 juillet, il comptait se raffermir et se préparer un long et brillant avenir ; il s’est suicidé : il voulait s’arroger sur l’empire ottoman une influence exclusive et permanente, et l’empire ottoman, ébranlé par la secousse que lui a donnée sa violente intervention, menace de s’écrouler et d’ouvrir une large brèche à la Russie ; il espérait ôter à la France toute action sur les affaires de l’Orient, et déjà l’Europe, effrayée des funestes suites du traité, est impatiente de le voir relégué parmi ces faits accomplis dont on ne veut pas même garder le souvenir, convaincue désormais que le concours de la France peut seul préparer à la question orientale une solution qui ne compromette pas le repos du monde.

C’est là l’exacte vérité. Le traité du 15 juillet nous a enfin déterminés à des armemens que nous avions trop négligés, et dont, quoi qu’on en dise, nous devons nous féliciter tous les jours ; nos armemens ont forcé l’Angleterre à augmenter les siens, et cette dépense, venant s’ajouter à celles qu’exigeaient l’expédition de Syrie, la guerre de la Chine, a produit ce déficit que le cabinet anglais cherchait à combler par les mesures qui l’ont renversé.

Lord Palmerston, le véritable auteur de cette politique fantasque et aventureuse, a tristement achevé sa longue et trop longue carrière ministérielle. Il laisse à ses successeurs la guerre avec la Chine, l’empire d’Orient ébranlé, l’alliance de l’Angleterre avec la France brutalement brisée et remplacée par des méfiances et des récriminations fâcheuses, par un retour déplorable de ces vieilles antipathies nationales qui ont fait tant de mal à deux grands pays qui n’ont rien à s’envier, et qui peuvent se respecter sans faiblesse et s’honorer l’un l’autre avec dignité.

Lord Palmerston a eu soin de nous éclairer lui-même sur les passions qui l’agitent, et sur sa ferme résolution de tout sacrifier à ses intérêts d’homme de parti. Qu’on lise son discours à ses électeurs, ces incroyables paroles qu’un ministre de la reine d’Angleterre a osé jeter à la populace qui hurle autour des hustings. Certes, la France et son armée ont le droit de mépriser ces diatribes, et nous ne nous abaisserons pas jusqu’à la réfutation ; mais que penser d’un homme d’état, d’un ministre des affaires étrangères, qui s’exprime de la sorte sur le compte d’une nation qu’il appelle amie et avec laquelle il négocie et se dit à la veille de signer un traité ? Est-ce là une extravagance ou un calcul ? L’un et l’autre. Il a voulu à la fois satisfaire ses passions, ses rancunes, et servir ses intérêts.

Lord Palmerston n’a jamais pardonné au gouvernement français de l’avoir contrarié dans ses projets sur l’Espagne. L’amitié du noble lord est toujours à une condition, c’est qu’on secondera tous les élans de sa fougueuse imagination. Il aime à forcer la main aux cabinets étrangers comme il l’a forcée à ses collègues pour le traité du 15 juillet. Lui résister, c’est un crime ; ne pas le seconder, c’est rompre avec lui. Son ressentiment devint plus amer et plus violent encore lorsque le ministère du 12 mai, au lieu de s’unir étroitement à lui pour régler les affaires d’Orient, préféra, à tort ou à raison, les traiter dans une conférence européenne. Dès ce moment, la France n’a trouvé en lui qu’un ennemi, un ennemi contenu pendant quelque temps par le bon sens et la loyauté de ses collègues, mais un ennemi persévérant, qui est enfin parvenu à surmonter leurs répugnances et à leur faire signer la rupture de l’alliance française. Après le traité du 15 juillet, il s’est encore irrité de l’irritation de la France. Il aurait voulu la voir tout-à-fait passive, désarmée, obséquieuse, abattue. C’est ainsi qu’il l’avait promise à ses complices. La France lui a donné une sorte de démenti. Si elle n’a rien fait, elle s’est émue ; si elle n’a pas eu recours aux armes, elles les a du moins préparées ; si elle n’a pas effrayé l’Europe, elle a donné à penser. L’Europe a compris que la garantie de la paix du monde est à Paris, et que la pensée de toucher aux grandes questions européennes sans le concours de la France est une de ces hardiesses, pour ne pas dire de ces folies, qu’il est sage de ne pas prolonger.

C’est avec tous ces mécomptes, ces irritations, et avec la perspective de la ruine prochaine de son cabinet, que lord Palmerston est arrivé sur les hustings. Homme passionné, il a voulu se donner une facile satisfaction ; candidat, il a caressé les préjugés nationaux de ses électeurs ; ministre, il a parlé à ses amis politiques en Europe. Il leur a dit implicitement : — Vous me trouverez toujours le même, l’ennemi du gouvernement français ; entre lui et moi, il n’y a ni trêve ni paix ; ses ennemis peuvent compter sur moi et comme ministre et comme chef de l’opposition. — Nous ne savons pas quel sera l’avenir politique de lord Palmerston ; nous savons seulement que, si sa vie publique n’est pas terminée, ses inconvenantes paroles, que la France doit regarder comme l’expression d’une colère impuissante et ridicule, n’auront d’autre effet que d’être un embarras pour lui.

Il serait prématuré de rechercher quelles seront, à l’égard de la politique extérieure, les dispositions du cabinet que les élections vont très probablement donner à l’Angleterre. Nous n’en connaissons pas encore tous les élémens et toutes les nuances. D’un côté, il est difficile que la retraite de lord Palmerston et de ses trop dociles collègues nous laisse des regrets ; de l’autre, nous ne pouvons pas oublier que nos tendances, nos doctrines, nos sympathies politiques, ne sont pas celles des conservateurs anglais, surtout si les tories absolus prenaient quelque influence dans la nouvelle administration. À tout prendre, nous pouvons être tranquilles observateurs des péripéties de la lutte anglaise. La justice comme la prudence nous commandent d’attendre les faits.

Au surplus, l’occasion de s’expliquer catégoriquement peut se présenter d’un instant à l’autre. Les affaires d’Orient sont toujours en suspens. Si les populations chrétiennes n’ont pas chassé les Turcs, les Turcs à leur tour n’ont pu dompter toutes les insurrections. Les Candiotes résistent ; quelques secours leur arrivent de leurs co-réligionnaires, et si l’Europe ne sent pas se réveiller pour eux cet élan qui seconda si puissamment la première insurrection grecque, il y a du moins pitié et sympathie. Il s’est même élevé à leur égard une polémique que nous avons quelque peine à comprendre, tant les rôles nous paraissent nettement tracés par la force même des choses.

Et d’abord, quoi qu’on dise, l’Europe ne confondra jamais l’insurrection des populations chrétiennes contre la stupide et cruelle domination des Turcs avec les menées et les émeutes de la démagogie. Déjà, lors de la première insurrection, les polices européennes voulurent, soit par erreur, soit par ruse, établir cette confusion d’idées ; l’Europe ne prit point le change ; elle ne le prendra pas davantage aujourd’hui. Qu’il y ait en Grèce je ne sais quel émissaire de je ne sais quel comité directeur, cela est possible. Qu’est-ce que cela prouve ? On dit que les vautours suivent les armées ; décident-ils de la paix et de la guerre ? livrent-ils les batailles ?

L’Europe ne sait qu’une chose : c’est que le gouvernement turc, malgré la comédie de Gulbané, est toujours un gouvernement ignorant et barbare ; qu’aujourd’hui il est en outre impuissant ; que voulût-il quelque bien, il est hors d’état de l’accomplir, et que les populations chrétiennes sont livrées, sans protection aucune, à une soldatesque effrénée et à la cupidité féroce de tyrans subalternes. Un gouvernement au nom duquel on commet impunément les atrocités qu’on a commises en Bulgarie, ne peut accuser personne que lui-même de l’insurrection de ceux qui ont le malheur d’être ses sujets. Croire qu’aujourd’hui on entendra sans émotion les cris des chrétiens que les féroces Arnautes égorgent sur le seuil de l’Europe, ce serait méconnaître son temps et se repaître d’odieuses chimères.

Ainsi, que les particuliers s’émeuvent, qu’ils fassent des vœux pour les opprimés que le désespoir a poussés à la révolte, que sans violer les lois de leur pays, sans compromettre leur gouvernement, ils leur soient utiles s’il le peuvent, il n’y a qu’à les en louer. La religion et l’humanité ont leurs droits, et si la Porte redoute l’appui moral de l’Europe, qu’elle cesse une fois d’insulter par ses actes aux mœurs, aux opinions, aux sentimens, aux croyances des Européens.

Nous serions loin d’approuver ceux qui pousseraient les sujets paisibles de la Porte à l’insurrection. Si jamais il était permis de donner un semblable conseil, ce ne serait qu’à la condition d’en partager les périls ; l’opprimé seul peut mesurer ses souffrances, ses moyens, son droit. Les véritables insurrections ne se font ni par émissaires ni par lettres ; elles naissent de la nécessité qui seule les légitime. Mais pousser à l’insurrection des populations paisibles et résignées, ou sympathiser avec elles lorsque l’insurrection est éclatée et qu’on en reconnaît la légitimité, sont deux faits parfaitement différens. La France de juillet excita les sympathies des peuples. L’Europe fut-elle coupable en applaudissant à la révolution de juillet ?

S’il ne faut pas pousser à la révolte les populations paisibles de l’Orient, encore moins faudrait-il décourager ceux que le désespoir a soulevés, et leur conseiller de se mettre à la merci des Turcs. Qui ne connaît leur perfidie et leur cruauté ? Qui ne connaît des faits récens, des faits (nous le savons) que les diplomates eux-mêmes n’osent plus nier, des faits qui rappellent toute l’atrocité d’un autre âge ? Un conseil de soumission est encore une de ces responsabilités que nul n’a le droit de prendre, si ce n’est un gouvernement fort, et qui serait bien décidé à faire respecter par la Porte les lois de l’humanité.

Au reste, quant aux gouvernemens, nous ne pouvons que le répéter, le moment ne nous semble pas arrivé de solliciter leur intervention. Si l’insurrection n’est pas sérieuse, ils refuseront d’intervenir si ce n’est par quelque recommandation insignifiante et dont les Turcs ne tiendraient aucun compte. Si elle est sérieuse, une intervention intempestive peut la compromettre. C’est par de longs et pénibles efforts qu’il faut gagner la liberté. Les diplomates peuvent un jour la reconnaître ; il ne la donnent pas.

Les gouvernemens, on ne peut se le dissimuler, sont dans une position très délicate et très difficile. Amis de la Porte, ils doivent respecter son droit. D’un autre côté, une juste jalousie les préoccupe à l’égard de l’Orient. Toute modification du statu quo leur présente d’énormes difficultés. Tout ébranlement peut entraîner une grande ruine. Et si l’empire ottoman s’écroule, que devient l’Europe ? Que devient-elle aujourd’hui que ce malheureux traité du 15 juillet a brisé la clé de la voûte, l’alliance qui seule était la véritable garantie de la paix du monde ?

Ainsi nous comprenons facilement les regrets et peut-être le dépit que donnent aux hommes d’état les troubles de l’Orient. Ces troubles les prennent au dépourvu. C’est un compte nouveau qui s’ouvre malgré eux avant qu’ils aient eu le temps de solder celui du 15 juillet.

Les cabinets se retranchent dans le grand mot, dans ce mot que nous avons tous prononcé souvent avec plus ou moins d’emphase, bien qu’avec des significations assez diverses ; je veux dire l’intégrité de l’empire ottoman. La diplomatie invoque toujours ce même principe, mais sa foi est bien affaiblie ; elle ne l’avoue pas tout haut, mais le doute s’est glissé dans son cœur. Elle a raison de douter : c’est le traité du 15 juillet qui a brisé le talisman. La démonstration est bien simple.

Il y a long-temps que l’intégrité de l’empire ottoman, en prenant l’expression dans sa stricte signification, n’est plus qu’une chimère. Il y a long-temps que la Servie, la Moldavie, la Valachie, l’Égypte, la Grèce, l’Arabie et tout récemment Samos, la Syrie, ont été ou détachées de l’empire, ou réduites pour le sultan à des possessions presque nominales. Il y a long-temps que la Porte est hors d’état de reconquérir toute province qui veut sérieusement se séparer : il a fallu que quatre puissances européennes se réunissent pour lui rendre la Syrie, la Syrie qu’on a enlevée à Méhémet-Ali sans que pour cela le sultan ait la force de la ressaisir. Bref, il n’y a pas d’homme sensé qui ne reconnaisse que l’intégrité de l’empire ottoman est une pensée qui ne pouvait plus se réaliser que sous une seule forme.

C’était en resserrant dans des limites proportionnées à la faiblesse du gouvernement central le territoire directement gouverné par le sultan, et en permettant que les parties qui échappaient à sa puissance directe fussent gouvernées par des vassaux, par des princes tributaires, qu’on pouvait maintenir à l’égard de l’Europe l’intégrité de l’empire du croissant. Le lien du vassal avec le sultan aurait été encore plus intime et plus solide, s’il y avait eu entre eux identité de vues et de religion. Ainsi Méhémet-Ali remplissait toutes les conditions désirables. Turc par sa naissance, par ses habitudes, par ses mœurs, par ses croyances, il avait en même temps l’esprit ouvert aux idées européennes. Loin d’affaiblir l’empire, il le fortifiait, et il était aussi intéressé que le sultan à le défendre envers et contre tous. Qu’importe à l’Europe la forme de l’empire ? Ce qui importe à ceux qui désirent sincèrement en conserver l’intégrité, c’est qu’aucune des puissances ne puisse être tentée de le morceler à son profit, c’est que toute occasion ou prétexte de démembrement soit éloigné. Le problème se trouvait ainsi résolu.

Le traité du 15 juillet a renversé ce système. On a ébranlé le pacha sans raffermir le sultan. Il n’y a plus de force dans l’empire ; le suzerain et le vassal sont également impuissans. La seule forme sous laquelle l’intégrité réelle de l’empire ottoman était encore possible a été brisée à Londres. On ne la retrouvera plus. C’est ainsi qu’on peut dire que cette expression ; « l’intégrité de l’empire ottoman, » n’a plus de sens aujourd’hui. La chute définitive n’arrivera peut-être pas demain, c’est un mourant qui à force de soins peut encore traîner pendant quelques jours une existence misérable ; mais la vie, mais la santé, nul ne peut les lui rendre. Méhémet-Ali aurait comprimé, contenu du moins l’élément chrétien ; le sultan laissera commettre d’horribles cruautés, et ne le comprimera pas. L’Europe se sentait partagée entre ses tendances chrétiennes et son admiration pour Méhémet-Ali. Aujourd’hui, elle est toute à ses sentimens et à ses penchans naturels. L’opinion de l’Europe est une puissance ; c’est un ennemi que les Turcs ne dompteront pas : il est plus redoutable que la plus redoutable des croisades.

Au résumé, le traité du 15 juillet porte ses fruits ; c’est à ce traité que la diplomatie doit aujourd’hui les graves pensées qui commencent à la préoccuper. L’empire d’Orient est encore debout, mais un accident peut le faire tomber demain : il est hors d’état de résister à un accident.

Les gouvernemens ont raison d’être inquiets et très réservés ; ils ont raison de regarder avec un œil de méfiance les troubles de l’Orient. Aussi ne sommes-nous pas de ceux qui songent à leur demander de prendre à l’instant même un parti. Nous voudrions seulement qu’on n’eût pas la pensée, fort saine d’ailleurs dans les pays de liberté, d’imposer silence à la pitié et de lier les mains à la charité chrétienne. À chacun son rôle : la politique aux hommes d’état, la neutralité aux gouvernemens, la charité aux ames pieuses et libérales, s’il s’en trouve encore.

Au reste, le sort des chrétiens de l’Orient peut dépendre, en partie du moins, de l’issue des négociations toujours pendantes à Londres. Une fois le traité du 15 juillet relégué dans le domaine de l’histoire, les dispositions des puissances à l’égard des faits qui se développent en Orient, seront naturellement subordonnées à la situation relative de ces mêmes puissances en Europe. L’isolement serait peut-être une cause nécessaire de soupçons, de retenue et de méfiance. On surveillerait très attentivement ses voisins, et on éviterait avec un soin scrupuleux et même cruel de leur offrir le moindre prétexte de soupçon. Toute intervention à Constantinople, même la plus mitigée, la plus contenue, ne fût-elle qu’une prière, qu’un pur acte d’humanité, pourra paraître, si elle est isolée, un fait grave, une tentative d’empiétement, un danger pour l’équilibre européen. On préfèrera s’abstenir.

Quoi qu’il en soit, nous le répétons, nous sommes loin de souhaiter dans ce moment l’intervention des puissances, soit isolées, soit réunies. Si la cause de la chrétienté et de la civilisation doit réellement triompher en Orient, il faut qu’elle grandisse par ses propres forces, par son élan naturel, et qu’elle se fasse accepter des puissances sinon comme une cause gagnée, du moins comme une cause qu’on ne peut plus rayer du rôle des affaire européennes, et qu’il faut promptement décider.

La Suisse a été le théâtre de nouveaux troubles. La contre-révolution, encouragée peut-être par l’aspect général des affaires et par de coupables instigations, a tenté un coup de main dans le canton du Tessin. Elle a honteusement succombé devant la prévoyante fermeté du gouvernement et l’énergie de la grande majorité du pays. Il faut espérer que les vainqueurs n’abuseront pas de leur facile victoire par des condamnations excessives et multipliées. Une justice calme et clémente peut seule mettre fin aux troubles civils.

La diète suisse vient de prendre, dit-on, une détermination grave : elle a sommé le canton d’Argovie de se conformer dans un bref délai aux résolutions de la diète dernière. L’arrêté aurait été adopté par une majorité composée de douze voix et de deux demi-voix. C’est le canton de Zurich, aujourd’hui conservateur, qui aurait pris l’initiative. Saint-Gall aurait appuyé la proposition ; Genève l’aurait repoussée, ainsi que les grands cantons voisins de l’Argovie, Berne et Vaud. Les meilleurs esprits ont pu sans doute se diviser d’opinion sur la question de savoir s’il fallait débuter par une sommation ou par des moyens plus concilians et plus doux ; mais une fois la question résolue et l’arrêté rendu, il n’est pas un ami de la Suisse qui ne doive conseiller aux cantons dissidens de se réunir à la majorité. Il faut, avant tout, vouloir être une nation ; et que deviendrait la nationalité de la Suisse, si une résolution de la diète extraordinaire, confirmée par un arrêté de la diète ordinaire, pouvait être tenue pour non avenue, le canton récalcitrant trouvant appui et faveur dans un grand nombre de cantons ? Ce serait enlever à la confédération toute dignité comme toute autorité : une guerre civile serait une issue plus douloureuse sans doute, mais moins déplorable qu’un pareil affaissement de l’autorité fédérale. L’arrêté de la diète n’impose pas au gouvernement d’Argovie des obligations très précises : il en exige seulement des résolutions, des mesures qui soient en harmonie avec le décret du 2 avril. Cela laisse aux Argoviens une certaine latitude ; les Argoviens doivent en user avec modération, et la diète à son tour doit se contenter d’un à peu près raisonnable. Les confédérations ne peuvent vivre que de transactions.

Nous aussi nous avons eu nos troubles. Une ville considérable, Toulouse, en a été le théâtre. Nous n’avons pas besoin de dire combien ces manifestations violentes et brutales nous paraissent condamnables. Nous condamnons également le but et les moyens. Toutes ces manifestations contre des mesures qui n’ont en réalité d’autre objet que l’égale répartition des impôts, prouvent assez ce que l’esprit municipal ferait, pour peu qu’on lui mit la bride sur le cou, de notre puissante centralisation, de notre admirable unité nationale, œuvre et gloire de la révolution.

On parle d’une promotion de pairs, qui ne serait pas, dit-on, nombreuse ; on parle également de changemens dans le personnel des préfectures et des sous-préfectures. Ces bruits ont fait de nouveau supposer que le cabinet préparait la dissolution de la chambre des députés. Malgré ces apparences, nous persistons à croire que ce n’est pas là la pensée du cabinet. Ce serait une témérité aussi dangereuse qu’inutile. Il n’obtiendrait pas une chambre plus compacte ; il s’exposerait au risque de voir grossir les rangs de l’opposition. Ce qui manque depuis long-temps aux cabinets, c’est la confiance générale dans leur durée. Ils ne peuvent guère inspirer un sentiment qu’au fond ils n’ont pas eux-mêmes. Si le ministère peut affronter la nouvelle session, s’il parvient (hypothèse très hasardée) à la traverser, c’est alors qu’il pourra tenter la dissolution. On aura commencé à croire en lui.

Un autre sujet de conversations incessantes dans un certain monde, ce sont les mouvemens qu’on attend dans notre diplomatie. Nous n’avons aucune envie de répéter tous ces bruits, tous ces propos, disons-le, toutes ces misères. Nous dirons seulement que ce sont là de ces incertitudes et de ces débats auxquels il est urgent de mettre un terme. Peu nous importe le résultat : l’essentiel est d’en finir ; la dignité du gouvernement l’exige.


M. Valery vient de faire paraître, sous le titre de l’Italie comfortable ou Manuel du Touriste[1], un petit livre qui sera utile et agréable aux personnes qui font le voyage d’Italie. Ce petit ouvrage, que nous appellerions volontiers l’almanach des voyageurs, et surtout des voyageurs gourmands, contient des observations précieuses sur les prix des auberges et des voitures, sur les meilleurs comestibles de chaque ville, et sur les médecins qu’on peut appeler pour remédier aux indigestions des mets exquis mentionnés par M. Valery ; sur les valets de place, les ciceroni, les guides, et toute cette nation de démonstrateurs qui fourmille en Italie. Dans les voyages ordinaires, on nous raconte les ruines de Pompéi ou de Rome, ce qui est fort bien ; mais on ne nous dit pas, pendant qu’on visite toutes ces belles choses, de quelle manière on se loge et on se nourrit, à quel prix on est transporté en voiture, à cheval, ou en bateau, et de ce côté les voyageurs ressemblent quelque peu aux romans de chevalerie, où les héros sont toujours en bataille ou en amour, sans qu’on sache jamais à quelle heure ils dînent ou se couchent. Si M. Valery n’avait pas fait ses voyages d’Italie, qui sont un des meilleurs répertoires que nous connaissions des antiquités de l’Italie, de ses monumens, de ses statues, de ses tableaux, et même de sa littérature ancienne et moderne, nous ne parlerions pas de son manuel d’économie et d’hygiène italiennes ; mais quatre ou cinq voyages faits en Italie pour chercher et dire tout ce qu’il y a de beau, de noble, de savant dans ce pays, autorisent aussi M. Valery à nous faire profiter de son expérience dans les petites choses, après nous avoir aidés de son instruction dans les grandes. Il a eu du reste le mérite de donner une forme littéraire à un sujet qui ne l’était guère, de raconter çà et là quelques curieuses anecdotes, et de faire quelques piquantes citations, tout en indiquant les bonnes adresses, les bons endroits et les bons marchés. En mangeant les choses, on aime souvent à savoir les hommes célèbres qui les ont mangées avant vous. M. Valery a de quoi satisfaire ce goût d’érudition : il dit quels sont les raisins que le prince Eugène de Leuchtemberg faisait venir de Bologne à Munich à Noël et à Pâques, quelles sont les figues de Pesaro que chantait le Tasse, comment à Naples on peut boire du vrai falerne et à quel prix, comment le maigre de la table du cardinal de Bernis, à Rome, avait une renommée particulière parmi les membres du sacré collége, et comment, enquête faite, il se trouva que ce maigre exquis tenait à l’emploi du jus de jambon ; combien Pie VII aimait le tabac, et surtout le tabac de la régie française, et comment M. de Blacas lui en apporta par contrebande dans une audience secrète ; comment aussi le tabac a été recommandé, puis proscrit par les papes, puis réhabilité, et comment un savant religieux du XVIIe siècle, Benoît Stella, le conseillait aux prêtres et aux moines comme un aide à la chasteté ; quel est, à Montefiascone, le cru dont le vin muscat fut fatal au cardinal Maury, qui, évêque de Montefiascone pendant son exil, goûta trop de ce fruit de son diocèse et y perdit quelque peu de la force de son esprit. Enfin, comme aujourd’hui un livre n’est pas complet et n’est pas à la mode s’il n’est parlé quelque part de Napoléon, disons en finissant que de ce côté aussi le manuel de M. Valery ne laisse rien à désirer, car il nous dit quel est le poisson que Napoléon, à Turin, en allant à Marengo, trouva si exquis, qu’il mangea le plat tout entier. Ce poison est la lamprede, petite et mince anguille pêchée dans le Pô. Ce sont ces indications, ces détails et ces petites anecdotes, qui font l’utilité et aussi l’agrément de l’Italie comfortable de M. Valery.


  1. Librairie de Jules Renouard, rue de Tournon.