Chronique de la quinzaine - 30 juin 1841

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Chronique no 221
30 juin 1841
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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30 juin 1841.


Méhémet-Ali s’est empressé d’accepter la nouvelle investiture que la Porte lui a octroyée sous l’inspiration des puissances. Rien de ce qui pourrait blesser, irriter, révolter un Européen, n’a été épargné au vieux pacha dans l’hatti-sheriff du jeune sultan. Le langage en est superbe et dédaigneux, les concessions en sont très limitées ; le vainqueur de Nézib ne pourra pas nommer un général de brigade ; les lois organiques de la Turquie seront obligatoires pour l’Égypte ; l’armée égyptienne ne pourra pas dépasser dix-huit mille hommes ; en un mot, Méhémet n’est qu’un pacha de l’empire qui transmettra à son fils l’administration de l’Égypte, si toutefois il ne plaît pas à la Porte de déclarer qu’il a violé une des clauses de la concession et encouru la déchéance.

Un Européen aurait probablement repoussé une concession qui ressemble à un outrage ; vieux guerrier, il se serait indigné à la pensée de se prosterner ainsi sous le talon d’un prince imberbe et impuissant. Méhémet-Ali n’a pas eu l’air d’hésiter ; il a fait publier l’hatti-shériff avec pompe et solennité, sauf à régler plus tard la quotité du tribut et à déployer toute son habileté dans les voies souterraines et tortueuses du sérail.

Nous le disions il y a long-temps ; Méhémet-Ali est avant tout un Turc ; il s’est résigné sans honte comme sans regret apparent. Ce qui aurait pu blesser un européen lui est indifférent. La parole hautaine de la chancellerie du sultan lui paraît chose toute naturelle et sans importance. La forme n’est rien pour lui, il ne s’attache qu’au fond. Les concessions sont très limitées sans doute ; on pourra les élargir plus tard, de gré ou de force, lorsque l’occasion sera favorable, le danger nul, le succès certain. Il faut attendre : savoir attendre, c’est le grand secret de la politique orientale. À l’aide de ce moyen, si on ne vit pas toujours avec honneur, avec éclat, on vit du moins long-temps.

Méhémet-Ali a promptement accepté ; il n’a pas moins mûrement délibéré, et plus d’une fois hésité. Sa profonde dissimulation et son calme apparent n’ont pas caché à des yeux clairvoyans les incertitudes de son esprit. Si nous sommes bien informés, aucune des chances que lui offrait l’état actuel des affaires en Europe et en Orient n’a échappé aux calculs du pacha. Peut-être même la pensée d’une lutte nouvelle l’aurait-elle emporté dans son esprit, si son âge ne lui commanda pas la prudence et le repos, si les talens et les goûts d’Ibrahim étaient plus en rapport avec les conceptions hardies et profondes de son vieux père.

Méhémet-AIi a considéré que le hatti-shériff, quelles qu’en soient d’ailleurs les clauses et la teneur, lui faisait octroi du point capital, la possession héréditaire de l’Égypte. Il a pris acte de la concession. Le voilà légitime aux yeux de ceux qui cherchent la légitimité plus encore dans les parchemins que dans les faits. Si le sultan fait valoir les droits du souverain, Mehémet-Ali trouvera dans l’hatti-shériff le droit de résistance qui appartient à un vassal reconnu. Méhémet-Ali serait le duc de Bourgogne de la Porte, et il n’est pas probable que les Turcs trouvent dans leurs sultans l’habileté des rois de France.

Méhémet-Ali a d’ailleurs pensé, dit-on, que sa résistance dans ce moment n’aurait fait que resserrer les liens qui unissaient les signataires du traité du 15 juillet, et confirmer ce protectorat armé de l’empire ottoman qu’ils s’étaient arrogé, et dont la France paraissait plus que jamais décidée à ne pas trop s’émouvoir. Il a craint de se trouver de nouveau tout seul aux prises avec les quatre puissances. Le pacha a compris qu’il fallait attendre des occasions plus propices ; que l’Orient était gros d’évènemens, de vicissitudes, de catastrophes ; que tout effort prématuré ferait en quelque sorte avorter l’avenir et empêcherait d’en profiter ; que le rôle le plus habile dans ces circonstances est celui de spectateur, non de spectateur oisif et niais, mais de spectateur intelligent qui a l’œil à tout, qui répare ses forces sans bruit, et se prépare en silence à profiter de tous les incidens favorables. Si l’âge ne le trahit pas, Méhémet-Ali fera encore parler de lui.

Quoi qu’on en pense de la politique du pacha, toujours est-il que l’affaire égyptienne doit être considérée comme finie. Ce n’est pas en Égypte que s’agite dans ce moment la question d’Orient ; c’est ailleurs.

C’est sur l’île de Candie, c’est vers la Syrie, c’est sur toutes les provinces de l’empire ottoman où à côté du croissant s’élève la croix, c’est partout où l’Europe se trouve directement représentée par des populations chrétiennes, c’est là où notre civilisation reconnaît les enfans de cette Grèce qui l’a nourrie de son sein, et bercée de ses chants harmonieux, que se fixent de nouveau tous les regards ; des hommes religieux, des amis de l’humanité de tous les pays, de toutes les opinions, donnent le signal. Si la lutte se prolonge, si les faits sont autre chose qu’une révolte éphémère, si, comme dans la première révolution grecque, il y a durée, persévérance, dévouement, sacrifice, n’en doutons pas, l’issue sera la même. L’élan se propagera de proche en proche ; il ne sera ni anglais, ni allemand, ni français ; il sera européen ; il pénètrera peu à peu dans les cabinets ; la froide diplomatie, la dédaigneuse politique, s’en moqueront, elles ne seront pas moins contraintes de le suivre ; et, dût-elle voir se renouveler ce combat de Navarin dont nul ne voulait repousser la gloire ni accepter la responsabilité, ce combat livré en réalité, comme nous le disait un illustre amiral, par l’opinion publique dont on redoutait les sifflets, la Porte devra encore une fois, sous une forme ou sous une autre, signer l’émancipation du chrétien.

On aurait tort, ce nous semble, de vouloir solliciter l’intervention immédiate des gouvernemens. Si le mouvement n’est pas sérieux, la démarche serait repoussée, et les cabinets, qui, dans ce moment, veulent avant tout le statu quo, donneraient avec plus d’empressement encore à la Porte le conseil, peut-être les moyens, de le comprimer. S’ils n’osaient pas lui prêter des hommes, leurs scrupules ne seraient pas les mêmes pour des secours moins faciles à reconnaître.

Si le mouvement est sérieux, il faut le laisser grandir et se développer. La Porte n’a pas les moyens de réprimer un mouvement sérieux. Les succès fussent-ils divers, incertains, peu importe ; il n’est pas nécessaire de faire subir aux Turcs de sanglantes défaites, de remporter sur eux de brillantes et décisives victoires. Nous ne portons pas nos espérances si haut. Ce qui importe, c’est de lutter, de lutter sans cesse, avec une courageuse opiniâtreté. Le temps et la durée sont pour les bonnes causes : aujourd’hui plus que jamais. Le jour viendra où l’Europe entière assistera à ces combats, en spectatrice pleine d’anxiété et d’impatience, prête à s’élancer dans l’arène. C’est alors que l’intervention des gouvernemens sera opportune, car l’opinion publique les dominera tous également ; ils seront contraints d’agir, et ils n’oseront pas agir trop mal.

Aujourd’hui leur intervention, à supposer qu’elle eût lieu, ne servirait qu’à tout rapetisser et à tout gâter. D’un côté, il serait plus que difficile dans ce moment d’obtenir des cinq puissances une intervention unanime, quelque peu sincère et désintéressée ; d’un autre côté, toute intervention particulière de l’un ou de l’autre des grands états européens serait un fait de la plus haute gravité. La moindre conséquence qu’il pût produire serait d’entretenir un esprit de défiance et de soupçon qui obligerait chaque puissance à se tenir debout, tout armée, toute prête au combat. Et comme un pareil état de choses serait onéreux et antipathique à l’esprit du siècle, des explications seraient demandées, seraient données, et ne tarderaient pas à se convertir, sous la main souple et complaisante de la diplomatie, en je ne sais quelle convention dont sans doute la cause de la religion et de l’humanité ne pourrait pas s’enorgueillir.

Les affaires de l’Orient pourraient en effet se prêter à des solutions très diverses. Pour ne parler ici que de Candie, que pourrait-on espérer dans ce moment, lorsqu’il n’est pas encore prouvé qu’il est impossible à la Porte de ressaisir, avec ses moyens, la domination paisible de cette île ? La réunion de l’île au royaume de Grèce ? Dans ce moment, ce n’est qu’un rêve. L’Angleterre en particulier s’y opposerait de toutes ses forces, et sa résistance embarrasserait fort tous ceux qui n’ont cessé de proclamer l’intégrité de l’empire ottoman. Après avoir, au nom de ce principe, violemment enlevé la Syrie à l’administration régulière du pacha, enlèverait-on aujourd’hui Candie à la Porte, parce que quelques milliers de chrétiens y sont en révolte contre l’autorité du sultan ?

Imaginerait-on pour les Candiotes une sorte d’hospodorat sous la protection de je ne sais quelle puissance, de l’Angleterre, de la Russie ? Est-ce la France qui pourrait consentir à pareil arrangement ? Et à supposer que la France pût oublier à ce point ses intérêts et sa dignité, est-ce là ce qu’il faut désirer pour les Grecs ? Nous préférerions un pacha turc à un proconsul anglais, à un hospodar que la Russie tirerait du Phanar. La tyrannie du premier serait plus facile à contenir ; il serait aussi plus facile un jour de l’expulser.

Bref, dans ce moment, on ne pourrait rien espérer d’honorable et de décisif pour ces populations. Elles n’ont pas encore acquis des titres suffisans, aux yeux de la politique du moins, pour aspirer soit à l’indépendance, soit à l’incorporation dans le royaume de Grèce. Il faut d’autres épreuves, une plus longue résistance ; il faut que les faits qui ne sont jusqu’ici que partiels, isolés, puissent se lier, se coordonner, s’unir dans une cause commune ; il faut que le cri de l’humanité retentisse dans l’Europe entière, que l’opinion publique, profondément émue, se lève dans toute sa puissance et impose silence aux sarcasmes de la politique et aux clameurs des intérêts matériels. C’est aux particuliers, aux hommes intelligens, riches, habiles de toutes les opinions, de tous les pays, qu’il appartient, à cette heure, de venir en aide à la cause de l’humanité et de la religion. Le rôle des gouvernemens commencera plus tard. Les gouvernemens ne doivent pas toujours précéder l’opinion ; s’ils doivent souvent essayer de l’éclairer et de la diriger, ils doivent aussi plus d’une fois l’attendre et la suivre.

L’état incertain et périlleux de l’Orient doit influer sur les négociations entamées à Londres à l’effet de faire rentrer la France dans le concert européen. Nous le reconnaissons, l’affaire égyptienne étant terminée, et le pacha ayant solennellement accepté les concessions de la Porte, la France jouerait le rôle de don Quichotte, si elle se préoccupait plus que le pacha lui-même des intérêts de Méhémet-Ali. La France n’a plus aujourd’hui à s’occuper que de ses propres intérêts et de tout ce qui peut toucher à l’équilibre européen, et cela en présence des faits nouveaux qui se sont montrés en Orient, et qui pourraient d’un instant à l’autre y prendre un développement inattendu.

Une crise venant à éclater en Orient, nous ne pourrions y rester étrangers sans abaisser notre pays au-delà de ce que pourraient supporter les esprits les plus humbles. Dès-lors deux voies nous sont ouvertes : l’action isolée ou le concert européen. L’alliance particulière de la France avec telles ou telles puissances, c’est probablement la solution que la question recevra un jour, du cours des évènemens, par la force des choses. Mais, dans ce moment, ce serait un rêve que d’y penser. Aujourd’hui, en repoussant le concert européen, la France demeurerait isolée ; elle garderait la position qu’elle a prise, qu’elle a eu raison de prendre et de garder jusqu’ici. La question est donc de savoir si elle doit la garder encore, l’Orient étant devenu le théâtre de luttes nouvelles et qui intéressent éminemment les populations chrétiennes, ces populations que la France a toujours protégées.

Si la lutte, comme nous le disions et comme nous aimons à l’espérer, se prolongeait, si le sang de nouveaux martyrs de la civilisation et du christianisme soulevait enfin l’Europe indignée, que ferait la France isolée ? Son isolement aurait, par une conséquence toute naturelle, resserré les liens des quatre puissances. Un pacte nouveau et plus intime serait probablement signé sous l’influence des alarmes qu’exciterait la France isolée et armée. Ce pacte ne serait rompu que le jour où des intérêts incompatibles viendraient à détacher la Russie de l’Angleterre. Ainsi, à moins de rompre en visière à l’Europe, l’isolement maintenu aujourd’hui ne serait qu’une politique expectante et d’observation jusqu’au jour d’une rupture possible entre l’Angleterre et la Russie.

C’est là une politique qui peut en effet se concevoir. Elle a ses avantages, elle a aussi de graves inconvéniens. Elle éloigne de nous, à la veille peut-être d’évènemens majeur, l’Autriche et la Prusse, lorsqu’il est notoire qu’elle n’ont rien omis pour amener un rapprochement, rapprochement dont lord Palmerston (nous ne disons pas l’Angleterre) se souciait assez peu, et la Russie moins encore. Mais le ministre anglais, comme le cabinet russe, n’ont pas osé donner un libre cours à leurs antipathies, à leurs rancunes ou à leur ambition.

Si la question d’Orient était ajournée pour long-temps, la France pourrait sans inconvénient ajourner toute résolution et demeurer isolée. Elle le pourrait encore si une crise venant à éclater en Orient, et les quatre puissances intervenant sans elle, elle était décidée, dût-elle troubler profondément la paix du monde, à jouer seule le rôle que ses intérêts et sa dignité lui commandent. Hors de ces deux hypothèses, nous l’avons déjà dit, et nous le répétons aujourd’hui, en présence des affaires d’Orient, la politique de l’isolement ne serait plus ni digne ni sérieuse.

Nous insistons sur les affaires d’Orient, car, dussions-nous être pris en pitié par les hommes d’état, nous le dirons : une pensée d’humanité, de liberté, de christianisme nous préoccupe. Nous ne savons pas si le mouvement qui agite celles des provinces de l’empire ottoman qui recèlent dans leur sein les élémens de la civilisation européenne, est de nature à pouvoir faire éclore et fructifier ces germes ; mais, ce qui est certain, c’est qu’en secouant leurs chaînes et en levant le bras contre leurs oppresseurs, le chrétiens de l’Orient tournent avec anxiété leurs regards vers l’Europe. Aperçoivent-ils quelques marques d’intérêt, quelques lueurs d’espérance ? leur courage s’anime, leurs efforts redoublent, la voix des chefs est entendue, les esprits incertains se déterminent, les hommes faibles se rassurent. Qu’ils désespèrent au contraire de nous, que l’Europe leur apparaisse insouciante de leurs souffrances, sourde à leurs plaintes, indifférente au succès de leurs efforts, le découragement les saisit, et le sabre du Turc ne rencontre que quelques hommes désespérés et des masses abattues et résignées.

Or certes on peut, sans vanité nationale, affirmer qu’entre toutes les puissances européennes c’est sur nous que se portent avec le plus d’espérance les regards de ces populations opprimées. Quoiqu’on fasse, le monde n’oubliera jamais que l’or et l’épée de la France n’ont pas manqué aux peuples qui travaillaient sérieusement, en temps opportun, à leur affranchissement. Aux États-Unis comme dans la Suisse française, dans la Suisse française comme en Grèce, on ne peut songer à l’indépendance du pays sans se rappeler l’intervention de la France. Ajoutez que les populations chrétiennes de l’Orient sont accoutumées depuis des siècles à compter sur la protection française. Il y a là des traditions qui remontent aux croisades.

Qu’arrivera-t-il si ces populations apprennent que la France demeure isolée, que les mouvemens de la Bulgarie, de la Thessalie, de l’île de Candie, de la Syrie, ne l’ont pas déterminée à prendre part aux décisions de l’Europe, à faire entendre de nouveau sa voix dans ces conférences où, à tort ou à raison, on décide aujourd’hui de la destinée des peuples qui ne peuvent pas seuls braver le monde entier ? Croiront-elles, ces populations, que la France, bien qu’isolée, écoutera leurs plaintes et interposera au besoin son épée entre le bourreau et la victime ? Ou bien ne penseront-elles pas que l’isolement n’est autre chose qu’une complète inaction, qu’un abandon fait aux autres puissances de la question orientale et de l’avenir des populations chrétiennes, courbées sous le cimeterre des Osmanlis ?

C’est cette seconde pensée, nous le craignons fort, qui seule s’emparerait de l’esprit des Orientaux et des Grecs. Ils croiraient entendre le canon de Beyrouth retentir de nouveau à leurs oreilles, le canon des Anglais, des marchands de Parga. Ils finiraient par croire que l’Orient est désormais un fief de l’Angleterre et de la Russie, que c’est à ces maîtres qu’il faut complaire, si mieux on n’aime se résigner au despotisme brutal d’un pacha. Ils sentiraient faillir leur courage, ou bien leur courage viendrait en aide aux vues ambitieuses de l’une ou de l’autre puissance. Ils ne pourraient que rester ce qu’ils sont, ou opter entre la servitude des Sept-Îles et celle de la Valachie.

En résumé, la politique que nous préférons est celle qui n’enlèverait pas aux populations chrétiennes de l’Orient toute espérance d’une intervention amicale et puissante, celle qui, en présence des évènemens qui viennent d’éclater et qui peuvent grossir d’un instant à l’autre, ne donnera pas à la France une attitude politique toute passive et de résignation. Si nous savons être actifs, vigilans, fermes toujours, fiers au besoin, même dans l’isolement, qu’on y persiste ; si c’est un rôle plein de périls, il est aussi plein de grandeur, et la France peut le jouer avec dignité, avec succès. Elle l’a prouvé à l’Europe plus d’une fois, et si elle a eu ses revers, elle ne les a dus qu’à l’excès de sa hardiesse. Il lui eût suffi pour réussir de modérer son élan. Si l’isolement devait au contraire nous rendre inactifs, le moment d’en sortir est arrivé, car l’Orient peut exiger l’intervention de l’Europe, si ce n’est immédiatement, à une époque plus ou moins rapprochée, et nous ne pourrions pas permettre que l’Europe intervînt sans la France. Il ne s’agirait plus alors d’arranger une querelle entre le sultan et le pacha ; il s’agirait de l’avenir de l’empire ottoman et des populations chrétiennes.

Si l’Orient s’agite, l’Occident n’est pas non plus plongé dans un profond sommeil. Les pensées constitutionnelles ne sont pas mortes en Allemagne ; elles viennent de donner signe de vie en Prusse et dans le Hanovre. Laissons le Hanovre, où un prince anglais accomplit comme roi la carrière qu’il avait commencée en Angleterre comme membre fanatique de la haute aristocratie. Le fait de la Prusse est bien autrement remarquable. Certes, et nous en félicitons ce pays, il n’y a rien là qui ressemble aux préparatifs d’une révolte. Ce sont des sujets très fidèles et très affectionnés qui disent au monarque avec les formes les plus respectueuses : On nous a fait une promesse, une promesse formelle, tenez-la. Le roi, honnête homme, esprit éclairé, désirant le bien, ayant déjà commencé à le réaliser, ne nie pas la promesse, il ne refuse pas de l’accomplir mais il est blessé de l’impatience de ses sujets. De là une brouillerie, comme entre amis, pour un malentendu ; le roi ne visitera pas sa bonne ville de Breslaw : voilà la vengeance. Et les Silésiens de s’étonner, de s’expliquer, de s’excuser, mais en vrais et bons Allemands, avec beaucoup d’humilié et d’affection, sans renoncer toutefois le moins du monde à leurs profondes convictions, sans trahir leur conscience. En vérité, lorsque c’est ainsi que les choses se passent, il n’y a pas grand mérite à prévoir qu’il ne s’écoulera pas de longues années avant que la Prusse obtienne sans troubles et sans secousses une constitution raisonnable, une représentation nationale. Tout y prépare, tout y conduit en Prusse, les pensées du roi comme celles des peuples. Le retard n’aura pas été fâcheux. Les Prussiens se trouveront tout prêts pour des luttes parlementaires graves, dignes, sérieuses. Ils n’offriront pas au monde le spectacle quelque peu risible de peuples qui endossent précipitamment un costume qui ne va pas à leur taille. Nous comprenons au reste la réserve et même la mauvaise humeur du roi. La Prusse n’est point un état isolé ; elle se trouve dans des circonstances politiques très délicates, très compliquées, qui peuvent lui promettre un brillant avenir, mais qui ont besoin d’être exploitées avec ménagement et prudence. Une tribune à Berlin, c’est un grand évènement. C’est dire, une tribune en Allemagne, car que signifient, en comparaison de Berlin, au point de vue politique, Munich et Carlsruhe ? Le mouvement, les idées, l’esprit national, la pensée allemande, tout est à Berlin. Aussi, n’en doutons pas, le cabinet de Potsdam doit être assailli de sollicitations, de conseils, d’insinuations pour le détourner de cette grande concession. Elle embarrasserait fort plus d’un gouvernement d’outre-Rhin, et attirerait de plus en plus sur Berlin les regards et les sympathies de l’Allemagne tout entière. La situation est délicate ; elle se lie aux combinaisons les plus intimes de la politique extérieure. Le gouvernement prussien a intérêt à satisfaire les vœux légitimes du pays, à tenir les promesses de la royauté mais il n’est pas moins intéressé à épier avec calme et pleine liberté d’esprit le moment favorable. De là sans doute le mouvement d’impatience, la colère paternelle du roi. C’est un chasseur à l’affût auquel des enfans pétulans ont crié tout haut : Tirez donc.

Aux États-Unis, les finances de l’état ne sont pas dans une situation brillante. On annonce un déficit considérable, et, dans les pays démocratiques il n’est pas facile d’augmenter les impôts ou d’en établir de nouveaux. On se rejette sur les droits de douane, par cette fausse idée que ce sont là des droits que l’étranger paie ; d’ailleurs on a pour soi tous les producteurs nationaux. Si les états du nord pouvaient seuls décider la question, nul doute que l’intérêt mal entendu des manufacturiers ne jetât le gouvernement de l’Union dans toutes les folies du système protecteur ; mais les états du sud, qui sont essentiellement agricoles et qui exportent une immense quantité de produits n’ignorent pas qu’on ne vend qu’à ceux qui peuvent acheter, et que toute entrave apportée aux échanges diminuerait leurs revenus. Si des lois prohibitives étaient rendues, la lutte entre le nord et le midi de l’Union ne tarderait pas à éclater, avec toute la violence qu’apportent ces peuples dans leurs luttes politiques, et nous verrions peut-être s’accomplir de nos jours une séparation dont l’époque approche en raison directe de l’accroissement de la population.

L’affaire de M. Mac-Leod ne tardera pas à être résolue d’une manière satisfaisante pour l’Angleterre. Dans notre impartialité, nous l’avons toujours dit, il est par trop absurde de vouloir condamner judiciairement un étranger, un militaire, qui, en faisant un acte de représailles, n’a fait qu’exécuter les ordres de son gouvernement. Le gouvernement anglais avoue hautement son agent ; s’il y a eu un acte d’hostilité, d’hostilité illégitime, ce n’est pas à coups d’arrêts, c’est à coups de canon qu’il faut en obtenir réparation. Au fait, l’Amérique est dans ce moment hors d’état de tirer le canon contre qui que ce soit. Les affaires publiques y ont été, dit-on, fort mal administrées. Un pays dont la prospérité paraissait illimitée, et la puissance de plus en plus croissante, se trouve avec un déficit dans son budget, avec ses côtes dégarnies, ses ports et ses villes exposés aux insultes d’un ennemi. Grande leçon pour ceux qui ne seraient pas encore convaincus de la nécessité d’un gouvernement fort, d’une administration vigilante et sévère ! Un gouvernement impuissant, qui se traîne à la remorque d’un parti, corrompt tout ce qu’il touche et communique au pays le mieux doué sa propre impuissance.

La clôture de la session a dispersé nos hommes politiques ; la politique intérieure se trouve, je dirais presque en panne entre les souvenirs de la session qui vient de finir et les lointaines prévisions de la session future.

Laissant de côté les détails, deux points nous paraissent bien établis par la dernière session. La chambre des députés ne s’est pas montrée hostile au cabinet, sans cependant qu’on puisse en conclure qu’il y a une majorité à lui, prête à le suivre dans la bonne comme dans la mauvaise fortune. C’est une majorité qui fait, ou, à mieux dire, qui croit faire ses propres affaires, réaliser ses idées, ses pensées. Elle accepte un cabinet, elle le soutient comme un mandataire qui lui paraît habile. Mais il n’y a pas entre elle et lui ce lien intime qui fait qu’on veut celui-là et pas un autre. Elle sait mieux encore quels sont les hommes qu’elle ne veut pas que ceux qu’elle préfère. La chambre actuelle a traversé tant de ministères, elle a vu arborer au milieu d’elle tant de drapeaux, elle a tant vu d’hommes dire, écrire successivement le pour et le contre, qu’elle a dû tomber dans une sorte d’incrédulité politique. Sans doute elle veut la monarchie, l’ordre, la charte ; qui ne les veut pas, une poignée d’hommes excentriques exceptés ? Mais si, au lieu de ces larges questions, on veut arriver à des questions politiques spéciales, la majorité devient toute de suite douteuse. Si certaines questions politiques sont soulevées, et cela est très probable, à la session prochaine, nul ne peut dire quelle solution elles recevront dans la chambre des députés. Quoi qu’il en soit, le ministère aurait tort de songer à la dissoudre. Il vaut mieux pour tout le monde que la session prochaine puisse encore être achevée avec la chambre actuelle.

Si le ministère peut traverser la session, il aura alors les conditions nécessaires pour profiter des nouvelles élections. S’il succombe, il sera par cela même prouvé qu’il n’était pas en état de faire des élections à son profit. Il aurait agité le pays inutilement, et dans un moment où plus d’une circonstance déconseille une dissolution. Au surplus, rien n’annonce que le ministère soit le moins du monde décidé à dissoudre la chambre ; si nous sommes bien informés, il serait au contraire à redoubler d’efforts pour se former dans la chambre actuelle une majorité forte et compacte. Nous avons dit dans la dernière chronique à quelles conditions cette tentative pouvait se réaliser. Ces conditions, le ministère peut-il, veut-il les remplir ?

L’autre point que la dernière session a mis hors de doute, c’est que les travaux entre les deux chambres devront être distribués autrement qu’ils ne l’ont été jusqu’ici. Le ministère paraît avoir pris à cet égard son parti : on assure que, dès le début de la session, les travaux seront distribués de manière qu’il n’y ait de temps perdu ni pour l’une ni pour l’autre chambre. Espérons que d’ici à l’ouverture de la session le cabinet n’aura pas oublié le sort de la loi du recrutement.

On annonce pour l’année prochaine des travaux législatifs d’une haute importance. Il est en effet des intérêts positifs et majeurs que la politique nous a trop fait négliger : nous ne pouvons qu’applaudir à la pensée du gouvernement, si réellement il se décide à saisir les chambres des importans projets qu’il prépare sur le régime hypothécaire, sur les colonies, sur les finances, sur les prisons, sur l’organisation judiciaire, sur l’enseignement.

Nous espérons aussi que M. Humann pourra réaliser l’espérance qu’il nous a donnée d’un budget en équilibre pour 1843 ; ce sera le fait capital de son administration. Que M. Humann ne se décourage pas dans l’accomplissement de mesures nécessaires pour que le trésor ne soit pas privé de ses ressources légales, et pour que les impôts soient également et équitablement répartis. Nous sommes un pays de justice et d’égalité, et nul ne doit se plaindre d’une administration qui ne cherche qu’à connaître les faits, afin que les impôts votés par les chambres soient également payés par tous ceux qui les doivent et soient répartis avec équité. M. Humann a donné à la chambre des pairs d’excellentes explications à cet égard, tout en démontrant en même temps que les finances de l’état n’autorisaient pas les sinistres prévisions de quelques esprits chagrins. Dans deux ou trois ans, il faudra bien se résigner à être armés, approvisionnés, fortifiés et riches en même temps. Que deviendront alors certaines homélies parlementaires ? Elles iront augmenter nos trésors d’éloquence. Est-il bien certain qu’il n’y ait de beau que le vrai ?