Chronique de la quinzaine - 14 juillet 1848

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Chronique n° 390
14 juillet 1848


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 juillet 1848.

Notre malheureux pays se relève à peine des coups qui ont failli précipiter sa ruine ; réchappé de l’abîme, il en mesure maintenant toute la profondeur, et il ne parvient pas à se croire sauvé. Il y a comme un vertige qu’on n’avait pas connu sur l’heure du péril, et qui saisit aujourd’hui les âmes les plus fermes, quand elles songent combien le péril était terrible. Il y a chez les plus stoïques une sorte d’ébranlement moral qui aiguise et prolonge des souffrances dont ils ne sentaient rien dans l’ardeur du combat. La société tout entière conserve un sombre aspect, que vous ne définissez pas et qui vous glace. On pleure ses pertes, on compte les victimes ; on les mène de sa personne ou de sa pensée jusqu’au dernier asile qui reçoit leurs dépouilles : c’est la semaine des funérailles. Encore a-t-il fallu, dit-on, abréger ces tristes honneurs, pour éviter quelque nouvelle tragédie : les sauvages qu’on nous a faits, au sein de notre patrie civilisée, ne nous laisseraient donc pas même enterrer nos morts ! Et cependant en voilà toujours de nouveaux qui succombent : les blessures ne pardonnent pas. Hier c’était Duvivier, l’austère soldat, un de ces hommes qui s’appelaient des hommes de Plutarque du temps de nos vieilles armées républicaines, républicain lui-même par nature, à prendre le mot désormais moins expressif dans son antique sens d’abnégation et de simplicité. Entre tous les caractères qui se sont produits à l’école de notre guerre africaine, celui-là peut-être était le plus original. Il s’était beaucoup creusé dans la solitude de ces commandemens indépendans qu’il affectionnait en Algérie, et nul, à coup sûr, ne recelait une imagination plus aventureuse sous une enveloppe plus sévère ; mais ce qu’il avait dans l’esprit d’un peu excentrique contribuait à le grandir plutôt qu’à l’égarer. Pas un n’eût été aussi heureux d’avoir donné sa vie pour la France, s’il ne fût tombé sous une balle française, lui et tant d’autres avec lui. Hélas ! après cette sanglante moisson de la guerre civile, le sacrifice de la France n’était pourtant pas encore terminé, l’épreuve n’était pas complète. Il est des instans d’affliction dans l’histoire des peuples, où il semble que tout ce qu’ils possédaient de force et de beauté va disparaître à la fois. Le cours ordinaire des ans est venu frapper une tête illustre au milieu de toutes ces têtes non moins chères qu’abattait la mitraille : M. de Chateaubriand est mort.

Sans cette universelle désolation qui confond tant de douleurs en une seule, la fin d’une existence aussi éclatante eût été un événement public. M. de Chateaubriand restait le dernier de son siècle ; il nous quitte après tous ses contemporains, après Goethe, Cuvier, Royer-Collard, fermant pour ainsi dire la marche, et conduisant le deuil de sa génération, comme Bossuet, en 1704, conduisait le deuil de la sienne. Génération puissante qui avait traversé deux mondes, qui dans l’ancien avait désiré, conçu, voulu le monde nouveau, qui dans le nouveau gardait toujours un si brillant reflet de l’ancien ! génération mémorable, tout illuminée par le rayonnement de ces merveilles auxquelles elle assistait et dont elle était partie, quorum pars magna. Ce rayonnement n’a pour personne été plus vif que pour M. de Chateaubriand, et il n’est pas d’esprit qui se soit exalté comme le sien au contact magique de son époque. Voyant alors toutes choses en grand, il les rendait toutes avec une splendeur qui est devenue le cachet de son génie. Si ce n’était point la pureté primitive des penseurs et des écrivains d’autrefois, c’était encore un charme imposant et souverain. Depuis, ce charme nous a moins émus, parce que les plagiaires l’ont trop exploité. Les beaux diseurs de paroles creuses qui se sont mis à la suite du maître lui ont gâté son art en l’employant à froid ; ils auraient presque terni sa gloire en cherchant à se l’appliquer. C’est qu’ils ne couvraient, sous leur emphase sonore, que des ambitions vulgaires ou des visées médiocres ; l’emphase dans la vulgarité, n’est-ce pas la plaie de ce temps-ci ? À tous les momens de sa carrière, M. de Chateaubriand a visé haut ; il s’est marqué tantôt une tâche et tantôt l’autre, mais toujours une grande : c’est pour cela qu’il était comme à l’aise dans la pompe romanesque de son style et de ses idées.

Il faudrait assurément des jours moins troublés que les nôtres, si l’on voulait considérer à loisir cette noble figure maintenant évanouie ; mais comment avoir un peu de calme pour apprécier l’œuvre des morts, quand on est si fort envahi par le tumulte de la vie révolutionnaire ? Comment goûter avec quelque liberté les plaisirs et les miracles de l’intelligence, quand on est poursuivi par les scandales, par les fureurs de cette littérature quotidienne qu’enfante à sa honte la presse déchaînée ? Nous n’avons jamais voulu mentionner jusqu’ici les misérables pamphlets qui se criaient par les rues dans ces derniers mois, et qui semblaient sortir de la boue des pavés. C’était peut-être un signe du temps : nous nous obstinions à croire qu’il ne durerait point, et nous aimions mieux l’ignorer. Le premier acte du pouvoir exécutif, aussitôt qu’il a été investi des droits que lui donnait l’état de siège, la première mesure dictatoriale, ç’a été la suppression de ces feuilles pernicieuses. Elles ont fait ainsi presque autant de mal en tombant qu’elles en avaient fait en se produisant, puisqu’elles ont été la cause de cette rude atteinte que la république était obligée de porter à la liberté, puisqu’elles ont entraîné dans leur chute des journaux qu’on n’eût certainement point frappés, si elles n’avaient pas fourni le prétexte d’une rigueur aussi générale. Nous espérions que la république rouge, comme elle s’intitulait naguère encore avec orgueil, que la république des mauvaises passions modérerait enfin sa violence au spectacle des désastres qu’elle avait engendrés. La résipiscence n’a pas été longue. À peine la fumée de la bataille, à peine l’odeur du sang dissipée, ceux qui restaient debout sur la brèche de leur journal se sont remis de plus belle à tremper leur plume dans le fiel, et la guerre a recommencé, guerre sans péril pour quiconque chargeant ainsi les armes sait ensuite les laisser tirer par d’autres. Nous avons donc vu M. Proudhon et M. Lamennais, rivalisant d’amertume et d’audace, jeter à l’envi de nouvelles inquiétudes au milieu d’une société déjà si profondément ébranlée. Singuliers esprits qui étouffent dans leur superbe et qui bouleverseraient le monde plutôt que de soupçonner une minute qu’ils n’ont peut-être pas tout-à-fait raison d’être si sûrs et si contens d’eux mêmes ! Non, cependant, M. Lamennais n’est pas heureux de vivre ! L’ame tourmentée dont les contractions ont grimé ce masque pâle et flétri, l’ame orageuse du prêtre philosophe cherche toujours quelque chose qui lui manque et qu’elle ne trouve pas : elle cherche l’empire, et elle ne l’aura jamais. L’empire des intelligences n’appartient qu’aux âmes sympathiques. Ce que M. Lamennais aime dans le commandement, c’est d’être seul, comme on est seul quand on règne ; chaque jour qui s’ajoute à sa vie ajoute aussi au châtiment de cette ambition implacable ; il a chaque jour davantage la solitude sans la royauté. L’ambition de M. Proudhon coûte moins cher à rassasier ; elle est bien plus naïve qu’on ne l’imaginerait. M. Proudhon est enchanté, il trône dans la sincérité de son cœur, lorsqu’il a découvert un paradoxe ou seulement même une forme paradoxale pour quelque vieille banalité. C’est à proprement parler un jeune hégélien, et de fait, il y a cinq ou six ans, il avait presque une école en Allemagne ; ce n’est pas un titre assuré pour en avoir une en France. M. Proudhon est hardi à la façon de ces théologiens d’outre-Rhin, qui rasent tout du haut de leur chaire pour tout construire logiquement. Il est très fier de lever le poing contre le bon Dieu, et de lui crier des injures ; mais ce ne sont là que des germanismes sans conséquence, et, quand il traite encore la société comme le bon Dieu, il n’est pas, à beaucoup près, si méchant qu’il se donne l’air de l’être : il est seulement rogue et pédant.

M. Lamennais et M. Proudhon se sont rencontrés sur un même terrain après comme avant les événemens de juin. Protestant tous deux contre le communisme, le seul dogme qu’il fût possible d’aviser au fond de l’anarchie, ils ont défendu l’anarchie pour elle-même. L’affreuse mêlée, le crime social n’a plus été, à les entendre, qu’une intrigue aristocratique dont les prolétaires révoltés étaient les victimes, ou bien qu’une nécessité fatale qui poussait les prolétaires au-devant des baïonnettes bourgeoises. La république victorieuse avait annoncé, dès le lendemain de sa victoire, qu’elle serait plus juste que sévère et plus clémente encore que juste. Ce n’est pas nous qui reprocherons jamais au pouvoir de mettre la douceur et l’humanité du côté de l’ordre et du droit ; mais il ne faut pas non plus que la douceur puisse paraître une garantie d’impunité. M. Lamennais et M. Proudhon l’auraient volontiers interprétée de la sorte, comme pour donner à leurs cliens une nouvelle confiance, et déjà même ils les appelaient à la rescousse en vue d’autres exploits. Il y a dans le dernier numéro du Peuple constituant une triple insinuation de guerre civile, et le dernier numéro du Représentant du Peuple convoquait les locataires pour une espèce de 15 mai : il ne s’agissait que d’aller déposer à l’assemblée nationale une pétition qui fût un ordre, qui commandât l’abaissement immédiat et général de tous les loyers. M. Proudhon aime assez cette idée-là pour en avoir fait lui-même l’objet d’une proposition parlementaire.

Voilà où en étaient les deux journaux, quand ils ont à leur tour été supprimés par la justice dictatoriale, le premier, sous prétexte que l’abolition des lois de septembre avait ressuscité le cautionnement exigé par la loi de décembre 1830, le second, directement et sans autre forme de procès. Nous préférons de beaucoup la justice ordinaire à la justice dictatoriale, mais où trouver un autre remède contre la licence, quand elle a passé toutes les bornes, et qui doit-on accuser du dommage que souffre ainsi la liberté, si ce n’est la licence elle-même ? Nous le demandons à cet autre organe de la république violente, qui a, dit-on, manqué d’avoir le même sort que les journaux de sa couleur, et qui l’aurait sans doute éprouvé, si l’intimité de son commerce, encore récent, avec le monde officiel ne lui avait un peu appris à dissimuler. M. Flocon est désormais libre d’écrire ; sa feuille nous montrera probablement bientôt qu’on gagne toujours à traverser les affaires ; en attendant, elle se dédommage de la réserve prudente qu’elle s’impose vis-à-vis du pouvoir par l’acrimonie de sa polémique particulière : c’est un vrai torrent, comme il n’en pouvait couler de la tribune.

Ces grossières fureurs sont malheureusement en harmonie avec les soucis étranges qui noircissent toutes les imaginations. Il y a dans l’air on ne sait quelle rumeur menaçante qu’on voudrait chasser, et qui s’obstine à revenir. On sent circuler à chaque étage de la société cette frayeur vague des mauvais jours qui se prend à tout et ne s’arrête à rien. Il n’est bruit, dans Paris, que de complots abominables qu’on invente ou qui avortent. La province, la campagne est sur pied pour attendre les brigands. Des alarmes plus réelles nous sont à tous momens données par ces assassinats mystérieux commis en plein jour sur des victimes isolées. Nos rues se remplissent encore le soir de sentinelles avancées ; les boutiques n’ont pas cessé de se changer en postes, et des munitions considérables arrivent perpétuellement sur Paris, comme si Paris n’avait pas livré sa dernière bataille. Les organes les plus accrédités de la presse quotidienne s’occupent très sérieusement de la tactique et de la stratégie d’une pareille guerre. Les fluctuations de la Bourse attestent et augmentent cette crise douloureuse où l’opinion publique se débat contre des fantômes peut-être, mais peut-être aussi contre de trop cruelles réalités. Agitation factice, exaspération concentrée, tout cela sans doute travaille à la fois une certaine partie des masses. La dissolution des ateliers nationaux a bien évidemment rouvert un nombre quelconque d’ateliers privés ; mais ce nombre ne saurait être à comparer au nombre des bras oisifs. Il reste des misères véritables, un dénuement qui croîtra sans remède, tant que la société ne sera pas rassise. Il reste, disons-le, même dans des cœurs honnêtes, ce levain de rancune et d’inimitié que des prédications déplorables ont si soigneusement déposé au sein des classes ouvrières. Il est à craindre qu’on ait assez identifié l’ouvrier avec l’insurgé, pour que l’ouvrier cherche encore à prendre la revanche de l’insurrection. « Nous aurons la belle ! » murmurent, à ce qu’on prétend, les harangueurs de carrefour. Il est aussi trop clair aujourd’hui que la longue paix européenne a entassé au fond des capitales, à Berlin, à Vienne comme à Paris, une foule épaisse et tumultueuse sur laquelle le frein moral ne peut rien, s’il n’est maintenu par la force. Que la force soit donc avec nous !

La force et la charité, telles sont les deux bases sur lesquelles doit aujourd’hui s’appuyer plus que jamais toute l’action du gouvernement. Nous reconnaissons avec joie que le pouvoir exécutif et l’assemblée nationale s’accordent à merveille dans ce double esprit. L’assemblée a écouté le général Cavaignac sans étonnement et sans déplaisir, quand il a déclaré avec l’énergique loyauté d’une conscience honnête que l’état de siège devait être longuement maintenu. De son côté, le gouvernement a fait bon marché des scrupules au moins singuliers que ses prédécesseurs élevaient contre toute mesure d’ordre et de sûreté publique, il n’a pas craint cette chimère que l’on avait forgée sous le nom de réaction, et, comme il n’avait que des intentions droites, il n’a pas redouté de s’unir aux nouveaux républicains qui voulaient, avant toute chose, préserver la société. C’est ainsi que les propositions de M. de Remilly ont été spontanément et presque fidèlement traduites en décrets par le ministère ; comme ce n’était point là une affaire de parti, tout le monde s’est félicité de voir le ministère disputer à l’assemblée l’honneur de cette initiative courageuse. Les ateliers nationaux ont été licenciés du jour au lendemain ; cette effroyable bagarre dont M. Trélat ne pouvait sortir, cette organisation de la paresse avec ses lieutenances et ses brigades, tout le système enfin a disparu au premier souffle d’une volonté sûre d’elle-même. Puis on a procédé au désarmement, et les fusils sont rentrés dans les arsenaux de l’état aussi vite qu’ils en étaient sortis. Ce n’est pas peu dire. Puis enfin les camps se sont installés autour de Paris, et Paris aura constamment cinquante mille hommes qu’il pourra mettre debout d’un coup de tambour. L’ordre matériel ainsi rétabli et fortifié, le gouvernement a pris en main la défense de l’ordre moral. Il demande un vote d’urgence pour trois décrets qu’il vient de soumettre à l’assemblée. Ces décrets sont les lois de septembre de la république, et nous ne leur en voulons pas du tout pour cela. Ils réglementent la liberté de la presse et la liberté de réunion. Le cautionnement réduit à 24,000 francs ne saurait être un obstacle pour toute pensée sérieuse qui aura besoin de se manifester par un organe public. Le cautionnement, quel qu’il soit, garde toujours, il est vrai, l’inconvénient des rigueurs préventives ; à qui la faute, si le mal dépasse tout de suite chez nous la portée que pourrait jamais avoir la répression ? La répression des délits commis par le journalisme est l’objet du second décret ; on s’y rattache purement et simplement à la loi de 1819. Enfin le troisième décret institue la police des clubs. Les trois seront, bien entendu, votés, malgré le tapage de la montagne.

Ce que la montagne arbore en guise de drapeau, son moyen de popularité, c’est un solennel désir de mettre enfin le bien-être sous la main de tous, c’est une compassion très affichée pour les souffrances du pauvre. Les esprits raisonnables qui composent la grande majorité de l’assemblée, qui ont désormais leur place dans les conseils du gouvernement, les esprits justes et consciencieux agissent davantage et sans cette vaniteuse ostentation. La montagne soutient qu’elle n’a point ouvert la porte à la misère, puisqu’au contraire son système serait de la fermer ; cela prouverait tout au plus que le système opère à l’envers de ce qu’il promet. La majorité de l’assemblée n’a point de système ; elle trouve devant elle les maux que lui a légués le gouvernement de la montagne ; elle tâche de les guérir ou de les diminuer, en les prenant comme on peut, par où l’on peut. Elle soulage le malade aujourd’hui de ce côté-ci, demain de ce côté-là ; elle ne le remet pas sur ses jambes à première vue ; les miracles ne sont pas de sa compétence. Voilà, nous en convenons, des procédés bien mesquins, une conduite bien bourgeoise. La montagne nous eût reconstruit une société si magnifique, pour peu que nous eussions eu la patience d’attendre qu’elle eût tout-à-fait culbuté la vieille ! Bourgeois ou non, nous sommes de ceux qui s’en tiennent à celle-là, trop heureux qu’on entreprenne enfin de la raccommoder.

Le pouvoir exécutif et l’assemblée se livrent de concert à cette grande œuvre de réparation. On a déjà fait plus de bonne besogne en quinze jours par des chemins modestes, qu’on n’en avait bâclé pendant quatre mois, en se promettant tous les matins d’escalader l’Olympe des antiques préjugés sociaux. Il en est de la charité publique comme de la charité privée, elle ne perd jamais à ne pas trop se vanter. Les ouvriers licenciés reçoivent donc maintenant à domicile les secours qu’ils allaient mendier sur les chantiers de terrassement. Ce secours ainsi distribué les retient en dehors de ces mauvaises suggestions qui leur arrivaient de toutes parts dans le pêle-mêle d’une foule oisive, à l’ardeur du soleil de juin. Il est vrai qu’ils ne peuvent plus de la sorte servir d’armée à personne ; mais il n’y a que les minorités révolutionnaires qui veuillent jamais lever d’armées de ce genre-là. Les montagnards de l’assemblée nationale en savent bien quelque chose. Répartir sagement l’assistance de l’état tant qu’elle est nécessaire, c’est déjà bien ; c’est mieux encore, c’est le but unique à poursuivre, de remplacer cette assistance douloureuse par le libre jeu des industries privées. Le problème est de remettre le travailleur en position de- se tirer lui-même d’affaire par le louage justement rétribué de sa journée de travail, par le développement de son activité individuelle. On s’applique avec une louable émulation à cette tâche de salut ; on s’y applique surtout avec intelligence. Ainsi le décret du 5 juillet a ouvert au ministère du commerce un crédit de 3 millions destinés aux associations volontaires soit d’ouvriers seuls, soit de patrons et d’ouvriers. Le conseil d’encouragement établi par l’assemblée pour surveiller l’emploi de ce crédit proclame aujourd’hui que « le rôle de l’état dans le travail national n’est que secondaire et de beaucoup inférieur à celui des travailleurs eux-mêmes, que le travailleur doit être fils de ses œuvres, et que c’est surtout par ses propres efforts qu’il doit acquérir l’instrument de son travail. » Nous nous associons complètement à cette doctrine fort à propos contresignée par M. Tourret. — Aide-toi, le ciel t’aidera ! — Il n’y a que M. Louis Blanc qui ne trouve pas cette maxime assez philanthropique, et prétende à toute force se montrer plus clément que le ciel lui-même pour l’humanité embourbée.

L’argent qu’on a jeté quatre mois durant aux ouvriers enrégimentés dans de stériles travaux eût été tout autrement productif, si on l’eût employé à soutenir ou à suppléer les intermédiaires essentiels des transactions commerciales, les établissemens de crédit. Le crédit passait par malheur, au lendemain de février, pour l’abomination de l’exploitation ; le crédit était honni et brisé presque systématiquement, comme le levier de cette anarchique concurrence dont on ne voulait plus. Le crédit a succombé, et ce n’était pas le triste comptoir du Palais-National qui pouvait le soutenir. Le gouvernement va chercher, nous n’en doutons pas, à vivifier l’escompte, maintenant qu’il comprend que l’escompte ne profite point à l’entrepreneur sans que le profit ne descende jusqu’à l’ouvrier. Déjà le décret du 4 juillet a doté de 5 millions, soit en numéraire, soit en garantie, le sous-comptoir de l’industrie du bâtiment. Le comité des finances s’est partagé sur une proposition de M. Faucher, qui voudrait ouvrir un crédit de 100 millions pour constituer des comptoirs analogues dans toutes les villes industrielles ou commerçantes de France, les villes et les particuliers souscripteurs fournissant de leur côté 100 autres millions. Quel que soit le vote de l’assemblée dans une question qui embrasse ainsi toute la situation commerciale du pays, nous ne pouvons croire qu’il ne sorte pas toujours de là quelque résultat pratique. Il y aurait évidemment reprise immédiate du travail, si l’on essayait sur cette grande échelle la régénération du crédit.

Le crédit, il ne faut point se lasser de le répéter, c’est l’indispensable agent du travail, c’est le plus sur allégement qu’on puisse offrir à l’industrie dans l’embarras, c’est l’outil le plus prompt de la fortune publique ; mais, ne l’oublions jamais, c’en est aussi le plus fragile. Le crédit a été bien près de recevoir un coup fatal des mains du dernier ministère. Le rachat forcé des chemins de fer et du service des assurances aurait pour long-temps fermé toutes les bourses. M. Goudchaux, héritant du système de M. Duclerc, qui n’était plus du tout un secret, s’est hâté d’en ajourner l’exécution, en réservant le principe par politesse. M. Duclerc n’a pas très bien pris la chose : des amis imprudens l’appellent tout haut le jeune Cambon de la nouvelle république ; il n’est peut-être pas assez éloigné de les croire. On dirait presque qu’il a voulu se venger de son successeur, en l’entraînant derrière lui dans ces eaux courantes où il voguait si raide à la banqueroute. M. Goudchaux l’avait en effet très maltraité sans en pouvoir mais ; il avait réduit à sa juste valeur cet échafaudage de ressources financières avec lequel M. Duclerc mettait son budget en équilibre ; M. Duclerc l’a puni en l’obligeant, à force d’insistance, à compromettre un tant soit peu le crédit de l’état par une liquidation médiocrement équitable des bons du trésor et des dépôts des caisses d’épargne. M. Goudchaux défendant très mollement les créanciers, ses cliens naturels, l’assemblée a voté le rembourseraient de ces créanciers malencontreux en 5 pour 100 à 80 et en 3 pour 100 à 55. On affirmait que ce serait le cours du lendemain, si ce n’était pas celui du jour. Le sur lendemain, le 5 retombait à 77 et le 3 à 49. C’est une faute que la majorité a commise dans un accès d’horreur contre l’agiotage : l’agiotage tout seul aura gagné au concordat onéreux que l’état impose ainsi à ses créanciers sans les avoir consultés.

Cet épisode financier est à peu près l’unique intérêt qui ait une fois animé les séances parlementaires pendant cette quinzaine. L’intérêt dominant et permanent était dans les délibérations des comités et des bureaux. Nous ne savons pas si l’éloquence pourra jamais retrouver sa place à travers l’inévitable tumulte d’une assemblée de neuf cents personnes. Jusqu’ici, du moins, on vote plus qu’on ne discute dans la salle des séances. On discute entre cinquante, et les fragmens de ces débats qui parviennent au public nous prouvent heureusement qu’on les maintient à la hauteur des problèmes en question. Ce sont surtout les débats relatifs au projet de constitution qui ont eu le privilège d’attirer l’attention et quelquefois l’admiration générale. Les deux discours de M. Thiers sur le droit au travail et sur la nécessité des deux chambres ont produit au dehors une impression incontestable. Ce grand bon sens, si vif et si net, séduit comme un charme au milieu de l’embrouillement où les théories absolues ont poussé les idées. L’argumentation syllogistique et martelée de M. de Cormenin n’a pas prévalu contre cette simple façon d’exposer les choses. Il n’y avait que M. de Rémusat et M. de Tocqueville dont la raison aussi élevée que judicieuse pût ajouter encore à l’évidence de cette démonstration, véritable modèle du genre socratique. Voilà l’influence qui appartient irrévocablement aux membres éminens de l’ancienne chambre, l’autorité qu’on ne saurait leur ravir, et dont ils se contentent. — Ils ne sont pas des républicains de la veille ; comme disait M. Thiers, « ils n’ont pas le droit de prétendre à cette hauteur d’origine ; » mais ils parlent sérieusement et loyalement, quand ils parlent, eux aussi, comme disait encore M. Thiers, « en leur qualité de républicains. » Ils ne souhaitent point de révolution nouvelle ; ils ne souhaitent qu’un établissement solide et durable après un demi-siècle d’essais malheureux. Il n’y a point de visées personnelles qui puissent l’emporter en eux sur ce sincère désir de leur conscience. Les députés nouveaux de couleurs modérées se sont fiés à bon droit au patriotisme de ces anciens de leur opinion, en les appelant à siéger aussi au club parlementaire de la rue de Poitiers. L’extrême gauche a fait semblant de s’effaroucher d’une réunion chaque jour plus imposante, en affectant de la tenir pour une intrigue. L’extrême gauche est restée seule dans son injustice. Ceux des républicains de la veille qui n’atteignaient pas au niveau de son radicalisme viennent de la délaisser, et se rassemblent désormais séparément à l’Institut. Le Palais-National demeure l’asile de la montagne, un asile solitaire et passablement vide. Le programme des républicains de l’Institut, tel que nous le connaissons, n’a rien en vérité que ne pussent signer des républicains du lendemain, si seulement il leur était permis de dater eux-mêmes de la veille. Nous n’avons pas d’objection contre ce travail intérieur de l’assemblée nationale, qui la forme ainsi petit à petit en groupes moins ennemis que divers : c’est une bonne préparation politique.

Les deux fractions importantes de l’assemblée appuient d’un commun accord le ministère du général Cavaignac. Si les anciens républicains éprouvent une tendresse plus prononcée pour telle ou telle nuance du cabinet, les gens sages, de quelque bord qu’ils soient, sans vouloir faire d’acception de personnes, tiennent sincèrement au maintien d’une administration qui s’est enfin placée tout entière au-dessus de tous les soupçons. Ils ne l’abandonneront point tant qu’elle ne les abandonnera pas, et, s’ils mettaient jamais de la mauvaise humeur ou de l’incertitude dans leurs rapports avec elle, il faudrait qu’elle l’eût beaucoup voulu. On peut encore, à l’heure qu’il est, en présence des alarmes sans cesse renaissantes qui menacent l’ordre matériel, on peut encore aider un gouvernement de soldats sans avoir à craindre de passer pour espartériste ; d’ailleurs nos officiers d’Afrique ont toujours su rester citoyens : ce ne seront jamais des ayacuchos.

La mésaventure de M. Carnot ne prouve rien contre ce sentiment général que nous voyons se manifester dans toutes les fractions du parlement en faveur du cabinet. M. Carnot s’est trompé quand il a cru qu’on poursuivait en lui le ministre sorti des barricades de février ; il se trompait davantage encore quand il se plaignait de l’opposition qu’il rencontrait comme d’une injure particulière qu’on voulait signifier à son adresse. Le caractère de M. Carnot n’était point en cause ; il est parfaitement vrai qu’il a toujours obtenu et toujours mérité la bienveillance de ses adversaires politiques. Son origine révolutionnaire n’était pas non plus un grief possible auprès d’hommes qui ont tous accepté la révolution. Le malheur de M. Carnot, nous avons presque peur de le lui apprendre, c’est d’avoir livré son cœur à un sous-secrétaire d’état qui voulait trop vite devenir illustre : M. Carnot est la victime innocente de son amitié pour M. Jean Reynaud. Nous nous sommes extasiés dans le temps avec tout le monde sur ces fameuses circulaires qui prêchaient l’ignorance aux maîtres d’école ; M. Carnot n’en était pas plus coupable qu’il ne l’est du manuel de M. Renouvier ; tout cela sentait trop fraîchement la tradition saint-simonienne : il n’y avait qu’un apôtre d’un degré supérieur qui pût l’avoir conservée dans cette précieuse intégrité. Or, voilà justement la tradition dont l’assemblée s’est offensée : le socialisme théocratique ne mord pas mieux qu’un autre sur ces âmes bourgeoises ; M. Jean Reynaud s’y est usé. M. Carnot régnait donc plus qu’il ne gouvernait ; on l’a pourtant traité comme s’il eût été responsable ; c’est là toute l’affaire. Nous ne connaissons pas du tout M, Vaulabelle ; nous l’attendons à la discussion du projet de loi d’instruction primaire.

Puisque nous en sommes au personnel du ministère, nous voudrions bien dire cette fois quelques mots du département des affaires étrangères. Nous avouons que nous sommes inquiets d’en trouver toujours les rênes si flottantes, quand les complications européennes deviennent à chaque moment plus graves. L’Europe change de face, et il y a partout une crise laborieuse qui la tourmentera jusqu’à ce qu’elle ait dépouillé sa vieille enveloppe. Il y a dès à présent, sur trois points à la fois, un craquement tout prêt : en Italie, en Turquie, dans le Nord. La guerre universelle est comme suspendue dans l’air au-dessus des nations rangées en bataille. La bataille va peut-être commencer demain sur l’Adige ; elle est à peine interrompue sur l’Eyder ; on sait le peu de temps qu’il lui faudrait pour gagner des rives du Pruth jusqu’aux portes de Constantinople. Ce qu’on ne sait pas, c’est qui est ou qui n’est pas le ministre des affaires étrangères de la république française. Le général Bedeau veut-il ou ne veut-il pas accepter le portefeuille ? M. Bastide va-t-il définitivement à la marine ? Nous n’y voyons pas d’inconvénient, et nous souhaitons même de le voir enfin tiré d’une position qui ne laisse pas d’être blessante pour sa dignité. Nous parlerons toujours de M. Bastide avec des égards très sincères ; la timidité mélancolique de cet esprit honnête et convaincu n’est pas propre à faire un chef de gouvernement ; mais, si elle ne donne pas beaucoup de confiance dans l’homme d’état, elle intéresse à sa personne. Nous avons d’ailleurs une reconnaissance particulière à M. Bastide pour le bon vouloir avec lequel il a réparé de son mieux les prodigieux dégâts que lui léguait M. de Lamartine. Celui-ci ne professait point toute la déférence qu’il eût dû à l’endroit de son secrétaire général ; il en causait même fort légèrement, et cependant l’application un peu lourde de M. Bastide devait du moins servir à combattre des désordres auxquels semblait se plaire l’incomparable étourderie de M. de Lamartine. Seulement M. Bastide n’a point eu assez d’autorité sur lui-même ou sur les autres pour résister toujours à des inspirations qu’une intelligence plus ferme eût su repousser. On se rappelle comment M. Mignet a dû donner sa démission pour avoir témoigné, dans une lettre particulière, des sympathies qui l’attachaient à la cause de la monarchie piémontaise. M. Cousin ayant écrit au comte Balbo l’origine de cette honorable disgrâce, le ministre de Charles-Albert a voulu que l’histoire devînt publique, et il a mis la lettre de M. Cousin dans la Gazette d’état comme une sorte de réponse officielle aux protestations de neutralité que lui envoyait M. de Lamartine Ce n’est pas seulement en Italie que notre diplomatie s’est fait tort par cette double conduite. Nous sommes charmés de voir M. Quinette si bien accueilli à Bruxelles, mais nous n’ignorons pas la fausse situation où se trouvait son prédécesseur, quand le ministre belge opposait aux assurances amicales, qu’on était chargé de lui prodiguer, la communication officieuse des dossiers de l’affaire de Risquons-tout. Pour se tirer de pareilles contradictions, il fallait de plus habiles diplomates que ceux que la république était obligée d’improviser.

M. Bastide n’a peut-être pas la force de balayer tout-à-fait ces excentricités que la rancune de M. de Boissy lui a signalées dans son département. La composition des consulats est, dit-on, restée bien singulière : les petites industries en faillite se seraient, à ce qu’on assure, casées fort avantageusement aux quatre coins du monde, sous l’ombre protectrice du pavillon national, à la simple condition de le faire respecter. Il y a d’ailleurs encore, dans les postes politiques, de quoi donner fort à penser, si l’on essaie, par ceux-là, de juger d’autres qui sont moins importans. On a, grâce à Dieu, retiré de Naples ce ministre farouche qui aimait nos marins, mais pas leurs officiers, et qui se mettait tout à la fois en guerre contre le roi de Naples et contre l’amiral Baudin, tant il détestait l’aristocratie de l’épaulette et l’aristocratie du trône : on l’a remplacé par M. de Rayneval, dont le choix est d’un excellent effet. C’est surtout dans la diplomatie qu’il y a des familles qui appartiennent au pays bien plus qu’au gouvernement. L’ambassade de Naples est donc sauvée, Rome aussi avec M. d’Harcourt ; mais sommes-nous bien avancés à Lisbonne pour ne plus y posséder M. Nivière ? La splendeur littéraire des Sept Infans de Lara était-elle encore assez neuve pour faire de l’auteur le représentant de la France dans la patrie du Camoëns ? Le Génie du Christianisme n’avait pas mieux servi M. de Chateaubriand. Et M. Anselme Petetin, qui jamais l’aurait cru né pour les rapports délicats, pour les entreprises intimes de la diplomatie ? On l’a mis, il est vrai, en Hanovre, et ce n’est pas précisément un pays aimable ; mais encore faut-il y vivre avec les gens. À Francfort, M. Savoie est toujours étonné de se réveiller et de s’endormir en ministre français ; aussi se répète-t-il le plus souvent possible qu’il n’est point Allemand, et qu’il n’a jamais correspondu de Paris avec la Gazette d’Augsbourg. Il finirait par le croire, s’il pouvait s’empêcher de fraterniser d’un peu trop près avec la future république teutonne. Pour M. Arago, il n’y va pas de main morte ; il endosse les harangues des exaltés les plus chauds de Berlin, et il leur tient ou leur fait tenir de certains discours avec accompagnement d’allusions ultra-démocratiques, dont les honnêtes bourgeois de la résidence sont aussi charmés que nous le serions d’un ambassadeur prussien qui nous prêcherait le royalisme. Bettina, la vieille enfant terrible, Bettina raffole de toute la légation républicaine. Sérieusement, nous conjurons le général Cavaignac de pourvoir au plus vite à ces grands postes, qui ne sont vraiment pas remplis. Francfort et Berlin sont deux points capitaux en ce moment-ci sur la carte des révolutions européennes ; Francfort vient de créer un fantôme d’empereur, qui contribuera peut-être à démolir l’Autriche, d’où il sort, et Berlin est une des étapes accoutumées de cet autre empereur, empereur tout de bon, qui menace aujourd’hui plus que jamais l’anarchique Allemagne. Les cosaques approchent : que la république prenne garde !