Chronique de la quinzaine - 30 juin 1848

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Chronique no 389
30 juin 1848


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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30 juin 1848.

Nous écrivons sous le poids d’une tristesse profonde, non pas découragés, mais désolés, l’esprit frappé comme au sortir d’un rêve épouvantable, le cœur en deuil, parce que ce rêve était bien une réalité. Quatre jours durant, quatre jours longs comme des siècles d’angoisses, le sang a coulé dans nos rues, et Paris a vu des horreurs qu’il n’avait peut-être pas vues depuis le temps des Bourguignons et des Armagnacs. Nous sommes tout d’un coup retombés en plein moyen-âge : on avait commencé par restaurer les corporations, on a fini par ressusciter les cabochiens. Voilà pourtant où nous ont menés les beaux discours de ces intrigans déclamateurs, de ces sophistes criminels, qui depuis février n’ont pas cessé de marcher à l’assaut du pouvoir, en couvrant leur misérable égoïsme du manteau de la fraternité. Voilà l’ère nouvelle, l’ère de régénération qu’ils annonçaient au monde comme le véritable Eldorado de l’avenir : un affreux plagiat de nos plus sombres histoires. Voilà le gouffre où sont venus s’abîmer ces politiques à double face, qui trouvaient glorieux de s’imposer à la société en la fascinant par la crainte d’un mal plus cruel que n’était encore leur pauvre domination : ils ont été renversés par ce torrent dont ils menaçaient toujours de déchaîner les eaux furieuses, sans penser qu’il ne devait point leur appartenir de les refouler dans leur lit, une fois déchaînées.

Il est difficile de raconter dès à présent toute cette tragédie ; il faut d’abord que lumière se fasse autour des personnages comme autour de l’action. Déjà cependant lumière est faite sur la cause originaire de ces grands désastres, et, quelles que soient les révélations particulières qui puissent se produire dans l’enquête, il n’est pas besoin de l’enquête pour remonter jusqu’au principe de la guerre détestable à laquelle nous avons enfin échappé. Ce principe, tel que nous le signalons sans relâche depuis la révolution qui a fondé la république, c’est une équivoque artificieusement entretenue et exploitée comme un moyen de gouvernement. La république arrivait trop tôt, M. Goudchaux lui-même l’a dit l’autre jour à la tribune. Les républicains de la veille ne s’étaient point suffisamment apprêtés à triompher si vite, et les différences qui les séparaient de leurs anciens voisins de l’opposition n’étaient point assez essentielles pour à leur avènement politique un mérite aussi spécial, un caractère aussi exclusif qu’ils l’auraient souhaité. Ils voulaient néanmoins être exclusifs ; ils voulaient, par des motifs plus ou moins personnels, garder à eux seuls une autorité pour laquelle ils n’étaient, en somme, ni très mûrs, ni très indispensables. Comment donc justifier ce qu’il y avait d’intolérant et d’absolu dans cette prise de possession ?

A côté d’eux, ils rencontraient des écoles qui, traitant de niaiseries toutes les réformes politiques, visaient hardiment à reconstruire la société ; celles-là, du moins, s’écartaient assez de l’ancien régime, et l’on n’avait point à craindre de passer pour le continuer en leur tendant la main. Cette alliance s’opéra dans les mots tout au moins, sinon tout de suite dans les choses. Les républicains de la veille s’improvisèrent, tant bien que mal, socialistes du lendemain, et l’équivoque s’empara dès-lors de la situation. Il y eut même encore un pire mélange. Au-dessous des sectes sociales, dans les bas-fonds de tous les vieux complots, traînait une meute de conspirateurs émérites, qui, sans s’alambiquer l’esprit avec les théories des rêveurs, sans se proclamer les amis du genre humain, uniquement emportés par la folie du désordre ou par celle de la vengeance, allumaient à plaisir la haine du pauvre contre le riche, et ne songeaient jamais qu’à l’heure du bouleversement. Nous n’accusons pas, il s’en faut, tous ceux qui ont eu la main au timon de la république dans ces quatre mois d’épreuves ; mais nous ne pouvons nous empêcher de dire qu’il en est parmi ceux-là, et ce n’étaient pas les moins notables, qui ont gardé de bien étranges ménagemens, qui ont témoigné d’une condescendance bien inexplicable vis-à-vis de ces infimes anarchistes. Comme si ce n’était déjà pas trop d’éloigner d’eux les politiques raisonnables en s’unissant avec les utopistes, ils n’ont point hésité à s’aliéner les honnêtes gens en prodiguant leurs tendresses aux agitateurs subalternes. C’est par ce second biais qu’ils ont encore faussé leur position. Il leur a semblé que l’empire ne serait point assez à eux, s’ils ne l’achetaient tout ce prix-là, et ils n’ont pas inventé de plus honorable recette pour se mettre à l’abri des rivalités conquérantes que leur imagination jalouse se représentait toujours à l’affût.

Ainsi donc, les utopistes ont à loisir enseigné aux classes souffrantes que la souffrance allait être extirpée du sein de la société française, et qu’il ne tenait qu’aux chefs de l’état d’en finir d’un coup de baguette. Les anarchistes ont crié librement au coin des carrefours et dans les réceptacles des clubs la grande et permanente conspiration de l’aristocratie, dénonçant pour aristocrate et pour voleur quiconque possédait. Le gouvernement laissait dire, quand il n’applaudissait pas. Il parlementait d’égal à égal avec l’anarchie comme avec l’utopie, et tel était ce pacte mystérieux conclu soit avec l’émeute des idées, soit avec l’émeute de la rue, que nous en venions à ne plus savoir si c’était le gouvernement qui commandait l’émeute, ou l’émeute qui poussait le gouvernement. Le gouvernement provisoire et la commission exécutive, par laquelle il s’est perpétué, n’ont eu qu’une même attitude dans cette situation ambiguë, où l’une et l’autre paraissaient se complaire. Les projets financiers de M. Garnier-Pagès n’étaient guère que des gages donnés d’avance aux théories les plus radicales, et l’incontestable honnêteté de ses intentions ne suffisait pas à corriger les conséquences naturelles des systèmes qu’il entreprenait d’appliquer. Le sens des circulaires de M, Ledru-Rollin n’était douteux pour personne, et les amitiés, ordinairement si banales, de M. de Lamartine s’attachaient avec une persévérance trop singulière à des objets qu’on n’eût point crus dignes d’une pareille prédilection. Seul, M. Marie, que l’assemblée nationale a voulu récompenser de son courage en lui donnant hier la présidence, luttait contre un entraînement ou une tactique qui répugnait à sa probité. Il glorifiait le travail libre au moment même où M. Louis Blanc le calomniait ; il gourmandait dernièrement encore les ateliers nationaux au moment même où M. de Lamartine leur promettait l’équivalent du milliard de Barbès.

Vaine résistance ! Cette tactique, inutilement combattue, a porté ses fruits, des fruits sanglans. Ceux qui flattaient de la sorte et l’utopie et l’anarchie n’ignoraient pas assurément que ce ne sont point là des instrumens de règne dans un pays qui n’est pas tout-à-fait abaissé ; ils craignaient seulement d’être détrônés par l’esprit d’ordre et de bon sens, et ils ne cherchaient qu’à se défendre de ses justes attaques en lui opposant ce qu’ils lui trouvaient de plus contraire. Mais ces désirs de jouissances matérielles et de reconstruction sociale ainsi surexcités dans les masses ne pouvaient point se rassasier à si bon marché ; mais ces rêves d’usurpation éclos dans les âmes les plus vulgaires ne pouvaient se résoudre en belles paroles. Il fallait des satisfactions plus réelles au bout de ces trois mois de misère que le peuple avait mis, disait-on, au service de la république ; il fallait une part de pouvoir pour apaiser ces ambitions ignorées qui ne voulaient pas se contenter d’avoir fait gratuitement la courte échelle aux ambitions parvenues. Des consciences fermes et droites auraient imposé silence à des prétentions injurieuses, et rejeté dans leur néant ces dictateurs de la barricade et du pavé. Des consciences engagées et vacillantes n’ont essayé de se délivrer d’une obsession si cruelle qu’en lui cédant toujours davantage, qu’en l’irritant à force de lui céder : il y avait des relations qu’on ne pouvait décemment accepter sous l’œil du pays ; on subissait en revanche l’esclavage intime de leur familiarité, et l’on s’imaginait les user à la longue en ajournant l’avènement dont on les berçait. D’autre part, des intelligences convaincues auraient fixé tout de suite la limite inévitable où devaient s’arrêter les espérances des portions malheureuses du corps social ; elles auraient dit nettement ce qu’on devait faire et ce qu’on ferait pour le plus grand bien du plus grand nombre, rien de plus, rien de moins. Des intelligences flottantes, égarées par les faux calculs de leur vanité, n’étaient point à même de contenir ainsi les appétits populaires, de réprimer les aspirations excessives pour déférer aux vœux légitimes. Elles ont, au contraire, provoqué tous les emportemens par des leurres insensés. Des politiques de peu de sens et de beaucoup d’orgueil se sont figuré que ces emportemens de la foule seraient entre leurs mains une arme efficace qu’eux seuls pourraient manier et qui les protégerait, un épouvantail avec lequel ils effraieraient les prudens et les sages, dont ils se sentaient d’instinct les adversaires. Ils ont ménagé de leur mieux cette arme redoutable : le jour devait pourtant arriver où elle se retournerait contre eux.

On a donc vu pour la première fois peut-être un gouvernement s’appuyer sur des auxiliaires qu’il était, par pudeur, obligé de traiter en ennemis toutes les fois qu’ils se nommaient trop publiquement par leur nom ; on l’a vu couvrir et sauver ces ennemis déclarés aussi souvent qu’ils étaient compromis, parce qu’il ne voulait point, même après leur défaite, renoncer aux services qu’il lui rendaient. Quel bizarre progrès dans ces rapports vraiment extraordinaire qui, pendant quatre mois, sont restés noués entre les maîtres de l’état et ses perturbateurs ! Nous n’avons que faire ici des chroniques secrètes ; nous nous en tenons aux dates publiques : elles sont assez tristement célèbres. Le 17 mars, sous prétexte d’une conspiration bourgeoise contre la république, les principaux membres du gouvernement provisoire convoquent le ban et l’arrière-ban d’une armée qu’ils étalent par tout Paris, pour montrer ce que c’est que la force ouvrière. La commission d’enquête nommée ces jours-ci par l’assemblée nationale réussira sans doute à savoir combien a coûté cette levée en masse et à quels lieutenans elle obéissait. Cependant les ateliers nationaux s’organisent sur un pied plus complet. L’armée mercenaire qui s’était promenée le 17 mars se discipline dans l’ombre pour de semblables exercices. Ses chefs particuliers ne se croient plus obligés d’embrasser le gouvernement tout entier dans un même amour ; conduits par une inspiration qu’il faudra bien enfin démêler, ils prêchent leurs préférences parmi leurs soldats, et la force ouvrière marche une seconde fois, le 16 avril, pour venir proclamer en face du gouvernement tout entier les sympathies exclusives dont elle entoure un seul de ses membres. Du fond de son palais du Luxembourg, M. Louis Blanc distribue à ses corporations les écriteaux qu’elles attachent à leurs bannières : abolition de l’exploitation de l’homme par l’homme ! Le gouvernement de l’Hôtel-de-Ville, qui n’avait point résolu l’énigme, courait grand risque d’être dévoré par le sphinx, et il n’aurait rien gagné du tout à l’avoir si long-temps cajolé. La garde nationale, pour qui ce gouvernement tel quel figurait encore l’ordre, se jeta heureusement en travers, et la révolution passa pour l’instant sans rien emporter. Le lendemain, à l’Hôtel-de-Ville, on accusait la réaction de cette émeute manquée, où l’on avait failli périr : c’était la réaction qui avait dicté les écriteaux de M. Louis Blanc ; M. Louis Blanc lui-même en parut persuadé. La vindicte publique n’eut ainsi personne à frapper, et cette puissance occulte, cette puissance de renversement et de ruine, vaincue sans être affaiblie, rentra impunément dans ses officines pour préparer plus à loisir des coups plus assurés. Arriva donc le 15 mai. L’anarchie était lasse de se mettre en complaisante à la disposition du pouvoir ; elle voulut enfin travailler pour elle-même, et, se montrant à cette heure-là tout à découvert, tant elle était certaine du triomphe, elle inspira soudain une telle horreur qu’elle fut domptée dès son second pas. Cette horreur salutaire du pays entier, le gouvernement seul ne la partagea point franchement ; ceux de ses membre qui s’y associaient de cœur n’eurent pas assez d’autorité sur leurs collègues pour les entraîner à leur suite, pas assez de décision pour rompre tous leurs liens. On se rappelle les obstacles que souleva l’instruction commencée contre l’attentat du 15 mai : l’attentat du 23 juin, en nécessitant un changement absolu dans la direction de la république, aura du moins enfin amené les investigations sérieuses qui éclaireront, pour tout le monde, cette trop longue série d’événemens déplorables. On aura peut-être le mot des démentis échangés entre M. Caussidière et la commission exécutive. On saura qui s’abusait, ou de la commission exécutive convaincue de l’innocence de M. Louis Blanc, ou de la justice convaincue de la nécessité de son arrestation.

Le 23 juin est la suite logique du 17 mars, du 16 avril et du 15 mai. Toutes ces misères trompées par de fallacieuses espérances, toutes ces ambitions déçues par des avortement répétés, les unes et les autrès-encouragées par l’impunité dont elles avaient joui jusqu’alors, par les alliances sur lesquelles elles comptaient hautement, par celles qu’elles se promettaient tout bas, par les facilités qu’on leur donnait pour se préparer à l’assaut, toutes ces ambitions et toutes ces misères se sont coalisées dans un suprême effort. Elles ont lutté pendant quatre jours avec des ressources dont personne n’eût osé soupçonner l’étendue. Des armes, des munitions, de l’argent, les insurgés avaient tout en abondance. Nous ne voulons point risquer de conjectures sur l’origine de ces approvisionnemens. On a beaucoup parlé dans la langue officielle des subsides de l’étranger, de la cabale des prétendans. Nous opposons jusqu’à nouvel ordre une réponse bien simple à ces insinuations désormais trop rebattues. Qui a-t-on vu parmi les plus courageux soldats de l’ordre, aux premiers rangs de la garde nationale et de l’armée, dans tous les endroits où le péril était plus pressant et le feu plus vif ? Des ministres de la monarchie déchue, des serviteurs de la dynastie exilée, des membres de la pairie, des officiers-généraux qui se vengeaient, en prenant le fusil, du décret avec lequel on avait naguère brisé leur épée ; puis aussi, disons-le à leur gloire, des hommes de la vieille aristocratie, des représentans très directs de ces intérêts anciens auxquels on est toujours tenté de rattacher certains noms. Tous ces d’auteurs désignés de la régence ou de la légitimité, tous allaient d’un même cœur au-devant des balles ; quel que fût le drapeau sous lequel la sédition se déguisât, tous sentaient bien que la sédition attaquait l’ordre social à sa base. Quant à l’agitation bonapartiste de l’autre semaine, nous constatons seulement qu’elle n’a pas tenu de place apparente dans le mouvement insurrectionnel, et nous avons entendu des bataillons de la banlieue crier alternativement vive l’empereur ou vive la république ! en descendant sur Paris pour combattre la révolte au prix de leur vie. Nous savons bien qu’il est aussi question, dans cette ténébreuse affaire, de l’or de l’étranger ; mais on rapporte que l’ambassade anglaise s’est plainte, auprès du ministre compétent, de ce qu’il y avait de vague sous cette imputation quasi-officielle, et l’on ajoute qu’il a été fait droit à ces justes griefs. Il ne resterait donc plus qu’à donner des passeports au chargé d’affaires d’une autre grande puissance : nonobstant les bruits qui circulent sur de prétendues découvertes, nonobstant l’éclat d’une arrestation au moins surprenante, nous doutons fort qu’on s’aventure si loin, nous doutons même qu’on y fût très autorisé.

Nous serions, pour nous, assez portés à réduire de beaucoup la part que l’on voudrait assigner aux combinaisons du dehors dans ce crime public dont nous gémissons si douloureusement. Ce n’est point du dehors que nous est venue l’organisation des ateliers nationaux. Lorsque la chambre fut envahie le 15 mai, lorsque l’émeute la déclara dissoute au nom du peuple, quelqu’un vit un ouvrier fondre en larmes et pleurer sur cette grande honte à laquelle il avait contribué : on lui demanda pourquoi il était là ; il répondit qu’il avait obéi à sa consigne. C’était encore une consigne qui rangeait ces malheureux travailleurs derrière les barricades du 23 juin, et les brigadiers ou les lieutenans qui l’avaient donnée, de qui tenaient-ils eux-mêmes leur pouvoir ? Ce n’était ni des prétendans ni de l’étranger. Les ateliers nationaux qu’on s’obstinait à grossir, qu’on s’obstinait à garder intacts, ont été une armée pour quelqu’un, une armée rebelle qui finissait par emporter son général, la chose est possible, mais toujours faudra-t-il que le général soit connu. Il faudra que l’instruction nous explique pourquoi M. E. Thomas méritait d’être arrêté, et pourquoi, malgré ses réclamations, il n’a jamais pu obtenir d’être mis en jugement. Il faudra fournit le compte liquidé et clair de ces sommes énormes qui ont passé l’on ne sait où, fonds des ateliers, fonds de police, fonds secrets de toute sorte, épuisés comme par enchantement en moins de quatre mois. Plus facilement encore que l’argent, les embrigadés de la révolte auront eu les armes. Qu’on se rappelle seulement ces distributions de fusils et de cartouches répandus d’une main si prodigue parmi les montagnards de M. Caussidière et les montagnards de M. Sobrier. Qu’on songe à cette aveugle profusion avec laquelle quiconque le voulait bien recevait trois ou quatre fusils, au lieu d’un, lors de l’armement de la garde nationale. L’Anglais et le Russe se seraient conjurés pour enrégimenter, pour solder, pour armer nos émeutiers ; ils n’auraient pas si vite et si sûrement réussi.

Quel était d’ailleurs le mot d’ordre de la sédition ? C’était toujours ce cri de république démocratique et sociale qui naissait le 16 avril, qui dominait le 15 mai. Cette grande parole creuse avait été depuis longuement colportée dans les clubs. Expliquée, accommodée au goût de chacun, elle servait à tous de cri de ralliement ; elle enlevait des quartiers tout entiers, les quartiers de l’indigence et du travail, auxquels on avait persuadé que l’indigence diminuerait quand on supprimerait partout la richesse, que le travail croîtrait en fécondité quand on l’enchaînerait partout. A qui donc remonte la responsabilité de ces funestes doctrines, et qui devait s’intéresser à leur propagande, sinon ceux qui bâtissaient sur elles tout l’avenir de leur fortune politique ? M. Caussidière avait bien raison de vociférer sa douleur devant l’assemblée, lorsqu’il disait, dans la nuit du 27 juin, qu’il était, lui aussi, démocrate socialiste, et qu’il avait peur de rencontrer des amis parmi les vaincus. Nous attendions avec impatience cette confession qu’il annonçait toujours et qu’il n’achevait jamais ; peut-être aurions-nous appris pourquoi les pauvres gens du faubourg Saint- Antoine, les moins déterminés, les plus pacifiques, avouaient tristement, après la bataille, qu’ils avaient été bien trompés, qu’ils avaient compté jusqu’au bout sur le citoyen Caussidière et sur ses canons. Le citoyen Caussidière n’aurait point, en tout cas, fait un gouvernement à lui seul.

Nous ne pouvons raconter ici cette bataille héroïque, dont tout le monde connaît maintenant les épisodes et l’ensemble, dont le secret ne sera point révélé tant que les documens officiels ne parleront pas. Paris a là quatre journées qui marqueront dans son histoire déjà si tragique, quatre journées de guerre où il n’est pas tombé moins d’officiers qu’aux grandes luttes de l’empire. Quelle guerre cependant ! Que d’atrocités commises de sang-froid ! Quels raffinement de barbarie ! Et comment parler du progrès de l’humanité, quand on voit la bête toujours la même au fond de l’homme sitôt qu’elle s’éveille, toujours aussi farouche dans la vie civilisée que dans la vie sauvage ! Nous détournons les yeux de ces horreurs, nous nous efforçons de les attribuer à ces êtres dégradés qu’on trouve toujours prêts, en de pareils momens, à se jeter sur la société comme une proie. La masse des combattans était fanatisée par des passions moins effroyables, sinon plus nobles. Elle ne rêvait point le pillage immédiat et brutal ; elle écrivait : Mort aux voleurs ! sur toutes les boutiques du faubourg ; mais après la victoire elle aurait organisé la spoliation en grand, pour peu qu’elle eût essayé de mettre en pratique l’évangile qu’elle arborait pendant la fusillade, pour peu qu’elle eût voulu réaliser la fraternité sanglante de sa prétendue république sociale. Le commun des soldats de cette république n’entendait même là dessous rien autre chose que le gouvernement du pays par les ouvriers ; c’était la traduction des sublimités de la doctrine telle qu’on la donnait en langue vulgaire. La doctrine enfin, pour un certain nombre, la sainte cause se réduisait au plaisir matériel de la guerre, à l’émotion des coups de feu. Il y avait là d’anciens militaires qui ont sans doute été pour beaucoup dans la stratégie remarquable de l’insurrection : le champ de bataille n’avait pas été improvisé, et de toutes ces forteresses qui hérissèrent la ville en moins d’une matinée, il n’en était probablement pas une qui n’eût d’avance sa place marquée. La capitale était assaillie par quatre côtés à la fois. Sur la rive gauche, le Panthéon, la rue Saint-Jacques, la place Saint—Michel et la rue de La Harpe, étaient occupés par une colonne d’insurgés ; une autre colonne, sur la même rive, tenait la rue Saint-Victor, la place Maubert et le pont de l’Hôtel-Dieu. Sur la rive droite, tout l’espace compris entre le faubourg Poissonnière et le faubourg du Temple appartenait à un troisième corps, qui avait pris pour quartier-général le nouvel hôpital en construction dans le clos Saint-Lazare. Enfin le faubourg et la rue Saint-Antoine, depuis la barrière du Trône jusqu’à la place Baudoyer, formaient une longue arène défendue par le quatrième corps. Toutes ces colonnes convergeaient dans un même plan d’attaque sur ce vieil Hôtel-de-Ville où l’on a déjà tant fait et défait de gouvernemens, et où l’on se flattait d’en inaugurer encore un nouveau.

La garde nationale, la garde mobile, l’armée, les troupes de récente création, garde républicaine, garde mobile à cheval, tout le monde a glorieusement rempli son devoir dans cette cruelle occurrence. C’est pour sûr l’élan vigoureux de la garde nationale sur la barricade Saint-Denis qui a déconcerté, dès le principe, tout le système de l’insurrection, et coupé court à ce rapide progrès qui la portait par bonds jusque vers les quais. Une incroyable négligence avait laissé l’émeute maîtresse absolue du terrain pendant plusieurs heures, une négligence plus fatale encore avait laissé pendant les heures suivantes la garde nationale toute seule et sans appui contre les barricades. On eût dit que l’on prenait à tâche de la démoraliser. La vertu civique a remplacé par bonheur, chez ces généreux soldats, l’expérience militaire qui leur manquait ; ils ont su résister et mourir. L’armée, l’artillerie, d’abord trop peu nombreuses, se sont grossies de tous les régimens appelés en hâte sur Paris. Paris enfin a lancé sa jeune garde mobile, qui devait si chèrement payer l’honneur de sa première campagne. C’était un merveilleux spectacle que de voir au feu ces trois ordres de combattans, si divers et si excellens dans leur diversité : la garde nationale s’avançant avec la résolution profonde d’un dévouement réfléchi, la ligne marchant au commandement, obéissante et calme, la mobile se précipitant avant l’ordre, courant, sautant, roulant jusqu’au pied, jusqu’au faîte des barricades, entraînant tout avec elle, officiers et généraux, fût-ce même le général Lamoricière, qui fit suivre plus d’une fois ces indomptables enfans pour ne pas les laisser tuer.

Exploits à jamais regrettables, puisqu’ils étaient remportés sur des concitoyens égarés par des enseignement pervers ; exploits achetés par de bien douloureux sacrifices, puisqu’ils ont coûté à la patrie ces bons citoyens qui la défendaient d’un si grand cœur, puisque cette guerre impie a décimé l’élite de notre vieille armée, puisqu’elle nous a ravi par rangs si serrés cette héroïque jeunesse dont la révolution de février avait fait la pépinière d’une armée toute nouvelle ! Qui n’a pus tout de suite nommé, parmi les plus nobles victimes, cet énergique et loyal Négrier ? Qui ne serait reconnaissant à l’assemblée nationale de ce qu’elle a dignement honoré sa mémoire en adoptant sa veuve et son fils ? Encore si la mort n’eût frappé que les hommes dont c’est le métier de la braver et de l’attendre ; mais il a fallu qu’elle visitât aussi ce missionnaire de paix et de concorde qui venait pour la conjurer. La fin sanglante de l’archevêque de Paris restera dans les souvenirs de cet âge comme une des scènes les plus touchantes et les plus majestueuses de l’histoire. Ce sera un grand tableau devant les yeux de la postérité. Le pontife martyr a donné sa vie pour ses brebis, comme il le disait avec onction dans les entretiens de son dernier jour ; il l’a donnée simplement et sans faste en un temps où tout est orgueil. C’est un vrai sacrifice, dans lequel le prêtre et le citoyen se sont saintement immolés ensemble à la religion et à la patrie.

L’assemblée nationale n’est pas restée au-dessous de ces terribles circonstances ; on pouvait lui reprocher jusqu’à présent plus d’une hésitation, plus d’une faiblesse ; on doit rendre un éclatant hommage au dévouement intrépide, à l’esprit politique qu’elle a montré durant la tempête. L’assemblée nationale a payé sa part de la dîme de sang que les mauvaises passions prélevaient sur notre malheureux pays. Elle a voulu que ses membres allassent partout, soit offrir la clémence aux insurgés, soit exalter les cœurs des défenseurs du bon droit Dès le premier jour, deux représentans, M. Bixio et M. Dornès, étaient gravement blessés ; un troisième, M. Charbonnd, a maintenant succombé. L’assemblée nationale a fait enfin une plus haute entreprise : elle a provoqué, forcé la démission de la commission exécutive, et remplacé cette commission, pour le moment de la crise, par la dictature du général Cavaignac. Chef du pouvoir exécutif, le général Cavaignac a répondu glorieusement à la confiance absolue qu’on lui témoignait : il a délivré Paris en saisissant avec un coup d’œil parfait tout l’ensemble de l’insurrection, et en l’atteignant à la fois dans toutes ses parties. L’insurrection vaincue, le général a remis ses pouvoirs aux mains de l’assemblée, qui les lui a confirmés, qui a laissé subsister l’état de siège prononcé par le dictateur, qui a investi ce nouveau magistrat de la république du droit absolu de se choisir un cabinet. Ce cabinet est aujourd’hui composé. C’est ainsi qu’ont disparu les fondateurs de la jeune république, léguant à d’autres le soin de la constituer. C’est ainsi que l’assemblée nationale a rejeté, par une élaboration successive, ce qu’il y avait de violent et de radical dans le personnel originaire de notre nouvel état politique. M. Louis Blanc, M. Ledru-Rollin, M Flocon lui-même, tout ce qui s’appelait, en un mot, dans le gouvernement le camp de la Réforme, tout cela se trouve désormais, et probablement pour toujours, évincé. Le camp du National s’est plutôt renouvelé que dégarni : il est peut-être moins bien retranché, depuis qu’il n’a plus cet avant-poste que la Réforme lui fournissait à contre-cœur ; mais enfin le pays respire mieux en n’apercevant plus au-dessus de sa tête que la rédaction d’un seul journal, tandis que tout à l’heure encore il en avait deux à porter.

Nous plaignons M. de Lamartine, si pitoyablement, mais si justement abandonné de sa fortune au milieu de ces vicissitudes contre lesquelles il s’était cru trop fort. Il est seul aujourd’hui et plus impuissant qu’il ne l’imaginera jamais, pour avoir voulu se rendre plus nécessaire qu’il n’avait besoin de l’être. Il perd la plus belle partie qu’homme au monde ait eue dans sa main, pour n’avoir pas voulu la jouer grandement et simplement, pour avoir compliqué à plaisir une situation par elle-même claire et resplendissante, pour avoir mis plus de confiance dans l’obscurité des calculs que dans la netteté des actions. Nous ne nous résignerons point à parler de M. de Lamartine aussi sévèrement que d’autres le font, qui se disent pourtant bien informés. Quels que soient les torts trop prolongés de sa politique, nous n’oublierons pas qu’il a eu un grand jour, un jour triomphant dans ces mois d’orages, lorsqu’il refoula si vaillamment la sinistre apparition du drapeau rouge. Ce seul jour suffirait à l’honneur de toute une vie. Il peut donc couvrir bien des fautes.

Depuis la chute de la monarchie, le général Cavaignac est la seconde personne que le pays ait ainsi saluée d’entrain comme le dépositaire suprême de ses destinées. Nous lui souhaitons meilleure chance qu’à M. de Lamartine, et surtout une conduite plus ouverte. Le général arrive d’Afrique : personne ne saurait juger d’avance l’aptitude particulière qu’il développera dans les choses de gouvernement ; mais il annonce tout d’abord une grande droiture de caractère, et la droiture de caractère, dans les temps difficiles, est encore une garantie plus précieuse que l’étendue des intelligences. Républicain de vieille date, fils et frère de soldats républicains, le général Cavaignac n’a pas cru qu’il fût indispensable au salut de la république de lui tirer tous ses serviteurs d’une même petite église. Il est noblement allé chercher ses anciens supérieurs de l’armée d’Afrique pour en faire les membres de son gouvernement. Le général Changarnier va commander la garde nationale de Paris, le général Lamoricière est ministre de la guerre ; le général Bedeau, malgré la blessure qui le retient au lit, accepte les affaires étrangères, où il remplace M. Bastide, déporté, jusqu’à nouvel ordre, à la marine, si celui-ci toutefois a le courage de recommencer l’apprentissage d’un second ministère, quand il avait tant de peine à ébaucher une première éducation. M. Bastide est un esprit honnête et timoré, qui garde assurément le pouvoir par conscience, et qui, par conscience, le déposera quand il faudra. L’assemblée s’est un peu étonnée que M. Lacrosse, aux yeux de certaines gens, fût encore trop républicain du lendemain pour prendre dans le nouveau cabinet un département auquel il semblait appelé. En revanche, tout le monde se félicite du choix de M. Tourret (de l’Allier), qui a l’esprit vif et sain, qui passe pour très expert en agriculture, et qui est fort aimé de tous ses collègues de l’ancienne opposition. M. Goudchaux a trop rudement combattu les erreurs de son prédécesseur aux finances pour que son arrivée ne rassure pas déjà le crédit. La nomination de M. Sénard au ministère de l’intérieur est, pour ainsi dire, le sceau que le pouvoir exécutif a mis sur la dernière proclamation rédigée par le président de l’assemblée nationale ; c’est un gage qu’on a voulu donner aux amis de l’ordre, aux défenseurs des principes souverains de la société.

Somme toute, le cabinet formé par le général Cavaignac est évidemment en progrès sur les combinaisons politiques qui l’ont précédé depuis quatre mois ; il est à la fois, chose remarquable, plus homogène et moins exclusif ; il se compose tout entier de gens parfaitement respectés ; il est très possible qu’il se modifie successivement, qu’il se renouvelle petit à petit dans telle ou telle de ses portions. Nous désirons qu’il se renouvelle sans tomber, nous désirons qu’il dure, à la condition qu’il se pénètre chaque jour d’un esprit plus large et plus impartial, soit vis-à-vis des affaires, soit vis-à-vis des personnes. Il à une tâche immense à remplir ; il a l’ordre et la paix à remettre partout ; il a partout et par-dessus tout la justice à rendre, une bonne et sévère justice que le pays attend pour se rasseoir après tous ces crimes impunis qui ont troublé sa sécurité. Il ne faut pas que le général Cavaignac et ses collègues faiblissent devant cette mission qui les honorera, et qui seule affermira la république. Il faut qu’ils se portent les exécuteurs consciencieux du décret pénal rendu dans la nuit du 27 juin par les représentans de la nation. Ils ont aussi d’ailleurs une autre besogne plus douce et plus consolante. Il leur appartient de faire pénétrer un véritable esprit de lumière et de patriotisme dans ces classes égarées de la population que des rêveurs ou des artisans de discordes ont si bassement ou si malignement perverties. Il leur appartient d’organiser les remèdes possibles, de repousser avec solennité les illusions mensongères, de répandre enfin une instruction meilleure, d’opposer journal à journal, et de combattre par une sage propagande cette presse à un son dont les délégués des barricades révélaient eux-mêmes les ravages au président de l’assemblée nationale. Que le nouveau cabinet accepte courageusement le rôle considérable auquel les circonstances le sollicitent ; qu’il aille droit devant lui. Il trouvera bientôt dans le pays cette force vive qui, s’il plaît à Dieu, n’y mourra jamais, cette force admirable qui se manifeste avec tant de puissance par la fédération spontanée de toutes nos gardes nationales accourues d’un même élan au secours de la patrie, quand elles ont vu que le cœur allait cesser de battre, tant elle était en péril. Si le général Cavaignac sait rester au niveau de sa tâche, il n’est point une seule fraction de l’assemblée qui ne se reprochât amèrement de lui faire obstacle systématique. Les membres de l’ancienne chambre qui siègent dans celle-ci sont tous prêts à lui offrir leur concours désintéressé, afin de l’aider à remplir le grand devoir public dont il est chargé. Les 300 voix données à M. Dufaure, pour la présidence, n’ont point de signification hostile vis-à-vis du ministère, tant que le ministère est un gouvernement d’ordre et de loyauté.




Nous recevons, à propos de l’article de M. le maréchal Bugeaud sur les Travailleurs dans nos grandes villes, inséré dans la livraison du 1er juin, une lettre des membres de l’Union du Sig, que nous publions sans difficulté.

Besançon, le 15 juin 1848.

Monsieur le rédacteur,

« Vous avez publié récemment un article dans lequel M. le maréchal Bugeaud prédit la déconfiture très prochaine de la colonie sociétaire du Sig.


« A une condamnation aussi légèrement prononcée par un personnage aussi grave, le conseil d’administration de l’Union du Sig doit opposer la dénégation la plus formelle, et il espère de votre justice que vous voudrez bien l’insérer, en attendant qu’il ait pu rassurer directement, par un exposé plus complet, ceux des actionnaires auxquels votre numéro du 1er juin a causé une inquiétude regrettable.

« La colonie agricole du Sig, où nous essayons de résoudre le problème du travail par l’association, a traversé jusqu’ici sans trop d’embarras la crise financière qui a déjà fait tomber un si grand nombre d’entreprises individuelles. Elle continuerait à y résister par ses seules forces, si le gouvernement de la république venait à lui refuser les secours qu’une juste appréciation de nos principes et de nos actes va, selon toute apparence, lui faire obtenir. Et si, comme nous n’en doutons pas, nous pouvons, dès la récolte prochaine, enregistrer de notables progrès, nous ne le devrons qu’à nos colons associés, à nos directeurs et à nos seuls capitaux, car jusqu’ici, et M. Bugeaud, qui avance le contraire, peut le savoir mieux que personne, la société n’a pas encore touché un centime de la subvention de 150,000 francs qui lui a été assurée par l’ordonnance de concession, à charge par elle de fertiliser et peupler toute une commune.

« Ce n’est pas notre faute si le gouvernement déchu a rejeté en 1846 un projet de colonisation conçu par l’illustre maréchal qui commandait alors en Algérie. Ce n’est pas notre faute si, dans son amour-propre d’auteur froissé, M. Bugeaud a vu d’un œil mécontent et entravé par quelques petits mauvais vouloirs les espérances et les efforts de la société que nous représentons. Nous avons toujours pensé qu’il y avait place en Algérie pour les essais simultanés de tous les systèmes sérieux. Nous eussions vu avec plaisir s’élever concurremment, autour de notre association libre, toutes les variétés de colonies militaires et civiles successivement proposées par les hommes éminens qui se sont occupés de l’avenir de ce beau pays.

« C’est donc avec une pénible surprise que nous voyons encore aujourd’hui l’un de ces hommes s’empresser de supposer notre ruine, dans le seul but de s’enrichir d’un argument contre un système de colonisation qui n’exclut nullement le sien, qui n’a demandé qu’à subir avec tous les autres une expérience comparative sous la juste protection de l’état, et dont le succès, que nous continuons à poursuivre avec confiance, sera aussi heureux pour l’Algérie que pour nous-mêmes.

Agréez, etc.

Les membres du conseil d’administration de l’Union du Sig.

« MM. Renaud, capitaine d’artillerie, président ; Fachard, capitaine en retraite, à Besançon ; Ballard, capitaine du génie ; Grimes, capitaine d’artillerie ; Paul de Bourreul, capitaine d’artillerie ; Langlois, avocat ; Besson, avoué ; Traut, agent voyer chef ; E. Ordinaire, professeur à l’École de Médecine. »

Avant d’insérer cette réclamation, nous avons cru pourtant devoir en donner communication à M. le maréchal Bugeaud, qui nous a fait la réponse suivante :

Monsieur le Rédacteur,

« Si MM. les membres du conseil d’administration de l’Union du Sig étaient des industriels ordinaires, je me serais fait scrupule de révéler ce qui m’est attesté par plusieurs chefs militaires et par des administrateurs de la province d’Oran ; mais ces messieurs sont des réformateurs de la société qui n’attachent à leur entreprise d’autre intérêt que celui de leur théorie sociale ; voilà ce qui fait tomber leur œuvre dans le domaine de la discussion.

« Ai-je été bien informé ? voilà toute la question. Je crois être très au courant de l’état de l’entreprise du Sig par dix lettres ou missives de personnes respectables, dont quelques-unes sont actionnaires de l’union. Je les ai crues d’autant plus facilement que j’étais d’avance convaincu du résultat. Messieurs du conseil d’administration affirment de Besançon que je suis dans l’erreur ; je désire qu’ils disent vrai, car si l’association réussissait, on y trouverait certainement une amélioration pour une partie de la société.

« Mais en quoi ces messieurs se trompent, certainement, c’est sur le mauvais vouloir qu’ils me prêtent. Je n’ai pas approuvé l’entreprise, mais je n’ai rien fait pour lui nuire. Appellerait-on mauvais vouloir d’avoir refusé des soldats pour exécuter les travaux de l’union ? C’était dans l’intérêt même de l’expérience ; je voulais qu’elle fût concluante, elle ne l’aurait pas été si l’armée eût fait ce que les associés devaient faite par la puissance de l’organisation. J’en dirai autant des secours que l’union attend du gouvernement : s’ils sont autres que les 150,000 francs promis pour les travaux publics, ils affaibliront la foi dans le mérite de la méthode.

Ces messieurs assurent qu’ils n’ont rien touché des 150,000 francs. C’est doublement fâcheux pour eux, car, outre qu’ils sont privés de cette ressource, cela prouve qu’ils n’ont pas rempli les obligations qui correspondaient à ce secours, et qui en étaient la condition. Ce n’est pas une marque de progrès.

« Je ne relèverai pas ce que l’on peut trouver d’inconvenant dans le style de militaires s’adressant à un général qui a conduit l’armée d’Afrique au succès pendant six ans, et qui précédemment avait honoré le drapeau français sur tous les champs de bataille de l’Europe. C’est là un des tristes signes de l’époque. Plaise à Dieu, pour le bien de la patrie, que ce mal ne fasse pas de progrès dans l’armée, et qu’il reste circonscrit dans les quelques amours-propres que j’ai eu le malheur de blesser uniquement dans des vues d’intérêt public et non par le sentiment mesquin qu’on me prête !

J’ai l’honneur, etc.

« Maréchal Bugeaud

« Duc d’Isly. »




Essai sur la médecine dans ses rapports avec l’État, par M. F. C. Markus, médecin ordinaire de sa majesté l’impératrice de toutes les Russies. Saint-Pétersbourg, 1847. — Le sujet que s’est proposé de traiter l’auteur de ce livre est à la fois des plus importans, des plus vastes et des plus difficiles. Ici tout ou presque tout est à faire. L’intervention de la médecine dans l’économie politique peut seule amener la solution de bien des problèmes relatifs à la conservation, au bien-être, au progrès de la société humaine, et pourtant la médecine publique ou politique n’existe pour ainsi dire pas, même chez les nations les plus civilisées. Les notions hygiéniques pratiques, si utiles à répandre, et qui devraient faire partie de l’instruction primaire, sont réservées aux médecins de profession. Si nos capitales ou nos grandes villes de province comptent de nombreux médecins dignes de ce nom, si elles possèdent des hôpitaux vastes et admirablement organisés, nos populations rurales sont presque entièrement abandonnées à elles-mêmes et livrées à l’exploitation des charlatans de bas étage. Enfin on peut dire d’une manière générale que la plupart des questions d’utilité publique, relevant le plus immédiatement de la médecine, sont résolues par des administrateurs, des architectes et des agens voyers.

Toutefois, nous sommes heureux de le dire, après la lecture de l’ouvrage de M. Markus, la France est encore l’état où les lacunes et les anomalies de l’organisation médicale sont le moins choquantes. L’Allemagne, l’Angleterre, présentent sur ce point des faits bien autrement étranges. En France, par exemple, nous n’avons pu encore parvenir à nous défaire de cette institution bâtarde et immorale des officiers de santé, demi-médecins dont existence officielle semble proclamer qu’aux yeux de l’état il existe des demi-maladies, ou des citoyens dont la vie ne mérite que des demi-garanties ; mais, en Allemagne, il y a quatre degrés parmi les médecins. Les deux premiers forment en quelque sorte l’état-major du corps médical : ce sont les médecins gradués, divisés eux-mêmes en deux ordres, les médecins de grandes villes et ceux de petites villes. Au-dessous d’eux se trouvent deux classes d’officiers et sous-officiers de santé qui ne peuvent exercer que dans les bourgs et les villages.

L’Angleterre est à bon droit fière de sa haute civilisation matérielle ; mais la plupart des institutions qui intéressent l’intelligence y rappellent encore, sous bien des rapports, les contrastes choquans du moyen-âge. La médecine nous offre un exemple curieux de ce fait. Ici existe encore la confusion des fonctions de pharmacien et de médecin. Le surgeon apothecary visite ses patiens de tout genre comme médecin, chirurgien ou accoucheur, leur prescrit des ordonnances qu’il fait ensuite préparer dans sa propre officine, joignant ainsi l’exploitation pécuniaire à tous les inconvéniens graves qui résultent de son ignorance. Parmi les médecins mêmes, il existe une telle absence de toute organisation réelle, que l’on compte dix-neuf sources différentes de privilèges et d’honneurs en médecine et autant de différens genres d’éducation médicale, auxquels se rattachent quatorze espèces d’immunités et de droits professionnels. En Angleterre, les exigences pour l’acquisition du grade de docteur en médecine varient à un point tel que, pour atteindre ce degré suprême de la hiérarchie, certains sont obligés de consacrer dix années d’un travail incessant aux plus fortes études classiques, philosophiques et médicales, tandis que d’autres y arrivent d’emblée, grâce à un mandement de l’archevêque de Canterbury (Edinburg’s Review, january 1845).

Il est à regretter que M. Markus, en présentant son résumé critique sur l’état de la médecine dans le reste de l’Europe, ne nous ait rien dit de la Russie. Le médecin ordinaire de l’impératrice aurait-il craint de se compromettre en exposant trop clairement les vices d’une organisation que nous ne connaissons pas, et s’est-il cru obligé de parler par allusion ? Ce serait possible. Une pensée toutefois perce dans cette première partie d’un ouvrage dont l’auteur nous promet la continuation. M. Markus trouve évidemment fort belle l’institution du proto-médicat telle qu’elle existait en Sicile au XIVe siècle. Il est permis de supposer qu’il voudrait voir quelque chose de semblable établi en Russie, et nous pensons qu’il accepterait sans peine cette haute magistrature médicale. Certes, en France, la réalisation d’un semblable projet serait impossible et désastreuse sous bien des rapports ; mais peut-être n’en est-il pas de même en Russie. Dans ce pays, où l’organisation est poussée jusqu’à l’excès, où, d’après ce que nous croyons savoir d’une manière positive, le choix des professeurs de médecine dépend du bon plaisir d’un grand seigneur, il y aurait avantage à mettre à la tête corps médical un homme de l’art dont les intentions nous paraissent bonnes et dont les idées sont généralement justes.