Chronique de la quinzaine - 14 juillet 1852

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Chronique n° 486
14 juillet 1852


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 juillet 1852.

L’atmosphère politique, on n’en peut douter, se ressent d’habitude étrangement des variations de l’atmosphère physique. Quelques degrés de plus ou de moins dans la température ont toujours exercé une assez grande influence. Nous ne parlons pas des époques exceptionnelles où les courans électriques sont dans l’air, et où l’ardeur des esprits se combine avec l’ardeur du ciel pour se résoudre en quelque éruption révolutionnaire; nous parlons des époques plus normales où la vie publique suit son cours avec ses alternatives ordinaires, réglées par les saisons. Autrefois même, quand la lutte incessante des partis était dans la nature et dans les conditions du gouvernement, il venait toujours un instant où tout cédait au goût et au besoin du repos; les premiers souffles embrasés dépeuplaient les chambres et dispersaient le monde politique; la vie parlementaire était suspendue comme pour laisser à l’esprit public, au pays, aux législateurs, le temps de se retremper dans le calme et la régularité de la vie commune, dans la préoccupation unique des affaires et des intérêts. L’été venait faire trêve heureusement aux agitations politiques. Plus tard, après 1848, on avait inventé les assemblées permanentes, — chose presque monstrueuse et contre nature. On s’en tirait alors par la prorogation; ce que la constitution posait comme une exception devenait une règle. Les mœurs étaient plus fortes que la loi, et imposaient cette satisfaction, donnée à l’invincible besoin du repos. Qu’est-ce donc dans le moment où nous sommes, quelques mois à peine après les événemens qui ont si complètement changé les destinées de la France, avec la lassitude universelle sous laquelle plient les esprits, avec des conditions nouvelles de gouvernement qui ne multiplient point, on le sait, les causes d’agitation ! L’influence de l’été est d’autant plus sensible, et se révèle dans ce calme plat qui se déclare à la surface du monde politique. Le corps législatif s’est dispersé à jour fixe comme le veut la constitution; le sénat vient de terminer, il y a moins de temps encore, ses travaux silencieux. Le chef de l’état lui-même s’est retiré à Saint-Cloud, en attendant les voyages et les inaugurations de chemins de fer qu’on annonce. Paris reste en proie à ses trente-cinq degrés de chaleur, qui portent visiblement à l’assoupissement politique et même intellectuel. Quelle gravité ou quelles chances pourraient avoir les conspirations comme celle qui a été récemment découverte par cette température torride? C’est par ce soleil, dira-t-on, qu’on prend la Bastille et qu’on fait la révolution de juillet? Oui, mais la Bastille est prise, si nous ne nous trompons; la révolution de juillet est faite et même défaite. Après les révolutions d’été sont venues les révolutions d’hiver, phénomène infiniment plus étrange, et c’est même parce qu’il s’est succédé tant de révolutions de toutes les saisons, tant de déceptions d’été ou d’hiver, tant d’expériences avortées, que nous voici pour le moment retombés, le soleil de juillet aidant, dans une sorte de stagnation de toute vie politique, dans l’excès de l’allanguissement et du repos.

Or, si pour les opinions qui existent dans un pays il est toujours difficile de se conduire habilement et prudemment dans le mouvement de la vie active et de la lutte, la paix, — une paix du genre de celle qui règne aujourd’hui, — a bien aussi ses difficultés, qui ne sont pas moins réelles, et qui sont peut-être plus immédiates. Le premier des dangers pour une opinion sérieuse qui a eu un rôle militant, quand elle se trouve en face d’une période d’apaisement qu’elle n’a point créée, et dont elle n’a point nécessairement tous les avantages, c’est de tomber dans le ridicule des agitations factices et, qui pis est, inoffensives, de se démener dans le vide, et d’opposer à la réalité le contraste public de ses tiraillemens et de ses directions arbitraires. Tout cela, ce n’est point la vie autant qu’on serait porté à le croire; c’est souvent un travail de dissolution caché sous, les apparences d’un mouvement artificiel. On ne paraît guère se douter aujourd’hui de cette vérité dans une certaine sphère du parti légitimiste où règnent de perpétuels orages intimes. Guerres personnelles, manifestes impératifs, inspirations qui se succèdent et se croisent, diplomatie qui court les journaux et les routes de l’Europe, luttes des choses et des hommes, tel est le spectacle que le parti légitimiste trouve tout simple d’offrir depuis quelques mois au pays, sans doute pour mieux l’édifier et se présenter à lui comme résumant toutes les conditions d’ordre et de pacification. C’est d’abord la grande querelle de M. le duc Des Cars et de M. de Larochejaquelein au sujet de la non moins grande question de la candidature de ce dernier à la présidence de la république, candidature fort compromise, comme on sait, avec tant d’autres choses par le 2 décembre. D’un autre côté, après la lettre de M. le comte de Chambord prescrivant à son parti le refus de serment est venue une autre lettre d’un personnage de confiance plus explicite encore dans le même sens, — à quoi M. le marquis de Pastoret répond avec l’accent d’une tristesse amère, découragée et résignée, en se démettant des fonctions d’administrateur des biens privés de M. le comte de Chambord. Mais ici se révèle un certain côté comique; ici commencent les tribulations des hommes simples du parti, chez qui la poste n’arrive pas tous les jours, à ce qu’il semble, et qui ne reçoivent leurs instructions tout juste que le lendemain du jour où ils ont prêté leur serment. Subitement éclairés, il ne leur reste plus qu’à retirer ce serment et à fuir les conseils municipaux et les bureaux de bienfaisance, où leur pureté a couru de tels risques. Quoi encore? Au milieu de tout cela, le parti légitimiste a ses crises ministérielles avant d’avoir des portefeuilles à donner, et ses rivalités d’influences avant que ces influences puissent agir dans un domaine très réel. Les habiles l’on t écrit dans leur dernier et triomphant bulletin : la politique des vieux ducs est battue dans les conseils de l’héritier des Bourbons, — pour faire place probablement à la politique des jeunes ducs! Qu’est-ce donc, pourra-t-on dire, que la politique des jeunes ducs? Il n’est point aisé de l’éclaircir. C’est peut-être la politique que le succès du 2 décembre a enivrée et éclairée sur le danger des concessions; aussi s’arrange-t-elle pour n’en point faire. Ce n’est point elle, à coup sûr, qui ajoutera une maille de plus à cette toile de Pénélope qu’on sait, œuvre de tant de mains éprouvées et toujours plus avancée la veille que le lendemain. Le propre de la jeune politique, au reste, c’est de n’être point jeune, ni par les hommes ni par les choses, et de recommencer au contraire une vieille histoire, celle des préoccupations et des illusions d’un autre temps, lorsqu’on croyait, avec des manifestes, des déclarations et de petits écrits, subjuguer la France attachée au char impérial. On avait soin de ne point trop s’avancer, de calculer les promesses, de peser les mots, après quoi rien ne semblait plus facile et plus infaillible que le succès. Joseph de Maistre, qui était moins accessible à ces illusions du moment, tout en gardant ses grands pronostics pour l’avenir, écrivait au comte d’Avaray : « Le monde est plein de choses aisées qui sont cependant impossibles. » Le moyen de les rendre possibles, ce n’est point de fausser compagnie à toutes les réalités de notre temps et de s’agiter dans un tourbillon de puérilités et de petites querelles. Les partis sont comme les gouvernemens : ce n’est point à leurs adversaires qu’ils doivent leurs plus rudes blessures; c’est à eux-mêmes, à leurs fautes, à leurs entraînemens. La pire de toutes leurs fautes, c’est de ne point savoir agir quand ils ont le pouvoir, et de ne point savoir se taire quand le silence serait une politique.

A côté de ces incidens, qui se détachent d’une manière plus particulière peut-être au sein du calme intérieur, faut-il aller chercher quelques autres symptômes des temps actuels? Passons de ces hautes sphères sociales à un monde où se remuent de tout autres problèmes. Il y a une chose en effet qu’on ne saurait négliger, c’est l’espèce d’agitation qui semble régner depuis quelques jours dans diverses agglomérations ouvrières. Cette agitation se manifeste par des grèves nombreuses et fréquentes sur les points les plus opposés du pays. A Paris, à Saint-Étienne, à Angoulême, on voit presque simultanément les ouvriers des chemins de fer et de plusieurs autres industries suspendre tout à coup leur travail. Il n’y a point sans doute à exagérer ce mouvement, bien que l’ensemble avec lequel il se produit soit au moins étrange. D’abord il ne s’y révèle aucun caractère politique; en outre, ce qui eût été grave en 1848 l’est évidemment moins aujourd’hui avec les garanties nouvelles de l’ordre public. N’est-ce point cependant l’indice des impressions et des habitudes laissées dans l’ame des populations ouvrières par la propagation des doctrines révolutionnaires? De telles impressions sont lentes à s’effacer. Ce n’est point en un jour qu’on peut rectifier les idées bouleversées sur les conditions du travail, la liberté des industries et les variations des salaires. Il y a là le sujet d’une longue et attentive vigilance. La sévérité est d’autant plus dans le droit et dans le devoir du gouvernement, qu’il a engagé l’état dans de plus vastes entreprises, justement pour alimenter les sources du travail. Ce n’est au surplus que par leur côté social et moral que ces grèves ont ici leur place; elles interrompent à peine le calme universel. Maintenant, en dehors de ces incidens, voilà donc la discussion suspendue dans les assemblées pour sept ou huit mois; l’embarras qu’elles causent, il faut en convenir, ne saurait être moindre. La session politique, comme on disait autrefois, est terminée; ici commence une autre session qu’on pourrait appeler administrative, consacrée tout entière aux affaires et aux intérêts pratiques, et où l’action exécutive s’exerce seule. L’intérêt qu’il peut y avoir dans une telle période consiste à observer dans leur diversité les mesures dont le gouvernement poursuit l’exécution ou dont il prend l’initiative.

Une des plus importantes et des plus délicates de ces mesures en cours d’exécution, sans nul doute, c’est la réforme pénitentiaire. Le principe en avait été posé dans divers décrets du président de la république; il trouvait de nouveau sa place récemment dans une loi soumise au corps législatif. Ce n’est plus un projet aujourd’hui; la transformation des bagnes est à demi accomplie. Celui de Rochefort est maintenant fermé, celui de Toulon va être successivement vidé de ses terribles habitans. A la fin de l’année, il y aura environ deux mille forçats transportés à la Guyane et destinés à former le noyau de nos nouvelles colonies pénales; quinze cents y sont déjà arrivés sous la conduite d’un gouverneur énergique et de notre marine. Reste maintenant à savoir dans quelle mesure cette grande réforme réussira. Nous disons que la question reste entière, parce qu’on ne saurait rien conclure évidemment de la satisfaction que semble inspirer aux forçats ce changement dans leur sort, ni de l’empressement que la plupart, hommes et femmes, mettent à accepter leur condition nouvelle. S’il n’y avait que cela, ce serait une grâce déguisée. Le but de la loi pénale ne serait point atteint; il léserait d’autant moins en présence des tendances du jury français à adoucir la pénalité, en substituant fréquemment les travaux forcés à une condamnation capitale. Il en résulterait un bouleversement complet dans l’échelle des peines. Disons tout de suite le mérite jusqu’ici le plus appréciable de cette mesure : c’est qu’elle purge la France d’une population infectée de crime et de vice, dont le contact est souvent un péril, et où la corruption s’engendre elle-même. Quant au reste, c’est un essai qui mérite sans doute d’être tenté, mais dont le succès reste un problème.

La réforme pénitentiaire est en même temps à l’étude dans plus d’un autre de ses détails, en ce qui touche notamment les maisons de détention cellulaire. Le gouvernement avait chargé une commission spéciale de faire une enquête sur la prison Mazas, construite dans ces conditions. Le rapport de cette commission, récemment publié, constate ce qu’il y a de favorable dans le système de détention cellulaire. Qu’on n’oublie pas qu’il ne s’agit encore ici que de la détention préventive, et que la détention préventive, tout en étant une garantie nécessaire, est peut-être un des points les plus susceptibles de révision. Voici un homme en effet qui, dans un intérêt social, est emprisonné sous la prévention d’un crime. En fait, dans beaucoup de cas, la culpabilité est infiniment probable ; légalement, le prévenu est innocent, il peut l’être réellement et être déclaré tel, et pourtant il aura vécu six mois peut-être exposé à l’affreuse contagion des prisons. Fût-il coupable, la question est de savoir si cet homme qui a fait un premier pas dans la voie du crime, — on peut le retenir sur cette pente fatale, le ramener en le mettant hors du contact des criminels endurcis. Ainsi posée, c’est assurément une question digne de toute attention. Combien d’hommes on pourrait ainsi sauver! Le système cellulaire obvie à toutes les difficultés pour la détention préventive, et le même ordre de considérations morales, on le voit, peut encore s’appliquer à la détention devenue définitive. Dans tous ces projets au surplus, il faut surtout se garder des conseils d’une philanthropie étrange, fort en honneur de nos jours, et qui a une pitié particulière des criminels. S’il est des moyens, des genres de châtiment propres à racheter les âmes criminelles, à faciliter leur repentir et leur amendement, soit : il est juste et moral de les chercher; mais que ce soit toujours un châtiment, car autrement on arriverait à faire au criminel des conditions de bien-être supérieures à celles de l’honnête homme qui supporte virilement la pauvreté, et, au lieu de travailler à une réforme juste et salutaire, on obéirait, sous l’apparence d’une philanthropie écœurée, à l’impulsion de l’esprit révolutionnaire, qui tend à abolir dans la société la loi rigoureuse et nécessaire du châtiment.

Une autre question touchant un intérêt d’un ordre différent ou plutôt tous les genres d’intérêts, c’est la création d’une statistique générale de la France déterminée par un récent décret. L’empereur Napoléon, avec son grand sens politique, disait que la statistique était le budget des choses; par malheur, c’est un budget qui est loin encore d’être établi avec une parfaite clarté. Ce n’est point que de consciencieux et utiles efforts n’aient été consacrés à ce vaste travail d’investigation depuis long-temps, surtout, comme le rappelle avec justice le ministre de l’intérieur, depuis que le régime parlementaire, en soumettant tout à la publicité et à la discussion, avait rendu plus nécessaire la connaissance intime des divers élémens de la situation morale et matérielle de la France. Le décret actuel ne fait qu’organiser d’une manière plus certaine et plus étendue ce travail de recherche, en instituant une enquête permanente ouverte sur tous les intérêts du pays. La statistique est constituée comme une des branches de l’administration publique. Comment s’opérera cette enquête universelle? Par le concours de l’état et des particuliers, au moyen de commissions cantonales où se réuniront le maire, le juge de paix, le curé, des propriétaires, des industriels, tous ceux en un mot qui ont une donnée utile à fournir, ou qui peuvent servir d’intermédiaires auprès des populations, souvent tenues en défiance contre les investigations de toute sorte, parce qu’elles croient apercevoir la figure du fisc au bout de toutes les interrogations. Le résumé des travaux annuels de ces commissions locales de statistique devra être inséré au Moniteur. Et ici qu’on nous permette de rattacher à la pensée de ces utiles publications une petite question semi-politique, semi-statistique, semi-littéraire.

Le gouvernement vient de transformer le Moniteur; nous disons transformer, nous devrions dire plus simplement qu’il a réduit son prix. Jusqu’ici, c’est le seul changement apparent. Le but de cette réduction, c’est de favoriser la propagation du journal officiel. Ce qui a toujours empêché le Moniteur de s’étendre au-delà d’une certaine limite, c’est sans doute son prix élevé; mais il y a aussi une autre raison que le gouvernement a dû s’avouer sans nul doute, — c’est l’ennui, pour l’appeler par son nom. Le Moniteur, il faut bien le dire, est d’une lecture peu récréative de sa nature. Si la transformation actuelle n’avait pour résultat que d’offrir de l’ennui à prix réduit, cela n’avancerait point à grand’chose. S’il y ajoutait de la littérature, ce serait peut-être encore de la littérature officielle, qui n’est point toujours la meilleure, comme on sait, et, si elle n’était point officielle, c’est le caractère du journal qui pourrait bien s’en trouver altéré. Où donc serait le véritable élément d’intérêt pour le Moniteur? Ne serait-ce point dans ces publications comme celle dont parle le décret sur la statistique? Le gouvernement laisse dans l’obscurité des documens de toute sorte; il garde enfouis dans la poussière de ses archives les rapports de ses agens diplomatiques sur les pays étrangers, sur ces contrées lointaines vers lesquelles s’envole aujourd’hui l’attention publique. Combien pourraient être mis au jour sans inconvéniens! N’y aurait-il pas là des sources particulières d’intérêt? Et qu’où le remarque, en multipliant ces documens et ces relations, qui pourraient offrir des sujets d’études, des alimens précieux, le gouvernement servirait peut-être mieux les esprits qu’en leur demandant une littérature douteuse, dût-il même les aider à poursuivre ces sérieux travaux. Il serait dans son rôle, non de directeur des intelligences, ce qui est une entreprise sujette à déceptions, mais de protecteur, — comme il se prépare à l’être, assure-t-on, dans un autre ordre d’idées. Des conventions, nous l’avons dit, ont été signées avec divers pays, le Piémont, l’Angleterre, le Hanovre, le Portugal, la Hollande, pour garantir la propriété littéraire; mais ces conventions ne sont rien, si elles ne sont point exécutées : le gouvernement paraît se préoccuper de l’idée de créer un office spécial pour en surveiller l’exécution au dehors. C’est ainsi qu’il peut exercer cette haute et efficace protection des intérêts littéraires.

Il ne faut point aller d’ailleurs au-delà de ce que nous voulons dire. Ceci est en quelque sorte le côté matériel. Au point de vue moral, il y a bien autre chose à faire dans le domaine de la pensée; mais malheureusement les directions n’y peuvent rien. Il y a un puissant et généreux effort à tenter pour secouer cet abattement où sont tombés les esprits. Cette stagnation que nous pouvions signaler en politique, elle s’étend aussi aujourd’hui visiblement aux choses de l’intelligence. Ce qui manque dans la littérature, c’est la vie, c’est l’inspiration, c’est cette palpitation intime et mystérieuse qui anime le travail intellectuel; c’est aussi cet instinct moral, cette impulsion de la conscience qui est la règle de l’esprit. Comment la vie a-t-elle tari? comment peut-elle renaître? Ce serait peut-être trop long à dire. Il y a un phénomène étrange qui rend plus palpable cette stagnation dont nous parlons, c’est que les talens qui s’en vont ne sont point remplacés par de nouveaux talens. Aussi s’attache-t-il une sorte de mélancolie indéfinissable à la disparition de certains esprits d’une supériorité charmante comme Xavier de Maistre, qui vient de mourir à Saint-Pétersbourg. Xavier de Maistre, on le sait, était le frère de l’auteur du Pape, et c’est assurément une chose à remarquer que d’une même souche se soient élevées deux branches si différentes. Les deux frères d’ailleurs ne différaient que par le talent. Une de leurs gloires a été l’intimité touchante qui n’a cessé de régner entre eux. Il faut se souvenir que quand Xavier, dans les premières années de sa carrière, envoyait timidement le manuscrit du Voyage autour de ma chambre à son frère en lui demandant son opinion, celui-ci lui renvoyait l’ouvrage tout imprimé. Depuis, Xavier de Maistre n’avait cessé de trouver en son illustre frère le conseil d’un goût sûr et droit qui lui profita plus d’une fois. Ce qu’il ne devait qu’à lui-même, c’est ce don du récit, cette grâce humoristique, cette simplicité d’émotion, cette facilité d’esprit, qui font survivre à travers toutes les vicissitudes littéraires le Voyage autour de ma chambre, le Lépreux de la cité d’Aoste, la Jeune Sibérienne. Bien qu’il écrivît dans notre langue, jamais homme ne fut moins mêlé que Xavier de Maistre à nos mouvemens littéraires. Qu’on observe cependant son influence : sa trace est visible dans la littérature contemporaine, mais à peine reconnaissable, tant l’inspiration est outrageusement défigurée. L’un des premiers, il a fait d’une infirmité physique un élément d’émotion et d’intérêt dans le Lépreux, — et voyez où le genre a abouti! Il a écrit le Voyage autour de ma chambre, et nous tombons au Voyage à ma fenêtre d’un amant malheureux du XVIIIe siècle ou au Voyage autour de ma maîtresse de nous ne savons quel esprit oiseux enclin à profaner les titres les plus charmans! Si on veut apercevoir la différence de l’originalité naturelle née du mélange de l’imagination et du bon sens avec l’originalité bizarre et factice, on peut lire les récentes nouvelles de M. Gozlan, l’Histoire des cent trente femmes, la Terre promise. M. Gozlan est une nature singulière de talent. Il craint de ne point être original, et il poursuit le paradoxe à toutes jambes. Il a peur de n’avoir point d’esprit ou de ne point paraître en avoir, et il s’efforce de le faire jaillir du cliquetis des mots. Il craint de n’avoir point de style, et il tombe dans une sorte d’affectation laborieuse qui ressemble à une gageure. S’il fallait, au reste, écrire une histoire de la décadence du roman contemporain, les nouvelles de M. Gozlan y trouveraient incontestablement leur place.

Pendant qu’il était à Paris il y a quelques années, Xavier de Maistre, dit-on, était préoccupé d’une idée singulière : c’est que notre langue avait dû changer. Il avait un peu raison sans doute, et ce qu’il disait de la langue pourrait également s’appliquer à l’esprit littéraire. Il est évident qu’il y a une manière toute française de saisir et de comprendre les choses qui tend à se perdre. Il y a des conditions de l’art littéraire dont on n’a plus l’instinct. Il y a une certaine précision de pensée et d’expression qui disparaît par degrés. Où cela est-il plus visible que dans la poésie? Suivez le mouvement poétique contemporain de décadence en décadence, d’imitation en imitation : on en vient aujourd’hui à mêler toutes les couleurs et toutes les inspirations, et à ne plus même écrire en français. L’un, M. Eugène de Stadler, écrit une pièce antique avec chœurs, le Bois de Daphné, qu’on serait fort empêché de rattacher à une tradition ou à une influence quelconque; ses vers ont assurément une originalité incontestable : ils sont dans une langue que nous ne connaissons pas. Un autre, l’auteur anonyme des Espérances, se promène dans la région du mysticisme panthéiste. L’esprit de vie, assure-t-il consciencieusement, est son inspiration, — ce qui est toujours quelque chose, faute d’autre esprit. L’ame et l’unité de son livre, c’est « l’immortalité de tout être et de toute chose, l’égalité des destinées éternelles, le spiritualisme de la nature et de l’homme, du monde humain et du monde des élémens,... de la terre, de l’océan, de l’art, de la peinture, de la musique, de la poésie, de l’amitié, de la famille, de l’amour et de la religion, etc. » L’énumération est complète, il n’y manque que le bon sens pour passer en revue cette étrange armée de mots sonores. L’auteur a bien, à coup sûr, la faculté de se comprendre lui-même, mais on peut douter qu’il en abuse. Un des moins prétentieux de ces jeunes poètes, qu’on appelait autrefois tout près de nous des poetœ minores, et pour lesquels il faudrait aujourd’hui trouver un nouveau diminutif, c’est l’auteur d’un petit volume sous le simple titre de Poésies, M. Alfred Lemoine. Il y a quelque jeunesse, quelque grâce, quelque abandon dans les vers de M. Lemoine, bien que sans une grande originalité. L’auteur conserve du moins une certaine souplesse, une certaine vivacité poétique. Plus on parcourt dans leur ensemble tous ces petits vers contemporains, plus on y retrouve ce qui les distingue invariablement : une profonde indigence d’idées et d’impressions poétiques cachée sous des ambitions de langage et des lieux communs d’une rhétorique équivoque. — pourquoi donc en parler? dira-t-on. — Parce qu’ils sont un symptôme de cet affaiblissement de l’esprit littéraire dont nous parlions; ils montrent le dernier déclin d’un mouvement poétique que rien n’est venu renouveler; ils offrent le spectacle le plus triste et le plus instructif de tous, — celui de l’impuissance dans la jeunesse; ils représentent enfin à tous les esprits réfléchis, à tous ceux qui nourrissent l’amour des lettres, aux gouvernemens, au public comme aux écrivains, la nécessité plus que jamais palpable de remonter aux grandes sources de la pensée, de se retremper dans la méditation et dans l’étude, de ressaisir, s’il se peut, quelque chose de l’intelligence française si singulièrement abêtie, et de rétablir une discipline sévère dans les choses littéraires. C’est ainsi que ces petits vers nous ramènent à ces grands intérêts intellectuels, moraux, politiques, qui constituent la civilisation de notre pays, et dont les désastres sont aujourd’hui un des élémens de notre situation même. Au fait, ce n’est point le propre de tous les pays de soulever de telles questions. Cela vient de ce que l’intelligence est le secret de l’ascendant de la France, et cet ascendant est comme le ressort de la civilisation universelle. C’est par l’intelligence que la France exerce encore son action autour d’elle, même sur les pays avec lesquels elle n’est plus liée par la solidarité des institutions politiques, et qui ont aussi leurs mouvemens et leurs incidens propres. Nous touchons ici à l’histoire extérieure.

Les élections récemment faites en Belgique portent leurs fruits. Le cabinet de Bruxelles vient de donner sa démission, qui a été transmise au roi à Wiesbaden, où il se trouve encore. Cette démission est-elle très sérieuse et très sincère? Elle a ce caractère évidemment pour quelques membres du cabinet, notamment pour le ministre des finances, M. Frère-Orban, lequel paraît de moins en moins se soucier de risquer sa fortune politique dans une situation compromise; elle est également sérieuse de la part du ministre de la justice, M. Tesch, atteint dans sa santé et frappé par des douleurs de famille. Quant au reste du ministère, qui se résume dans M. Rogier, il est impossible, surtout au moment où survient cette résolution, de ne point remarquer quelques circonstances particulières. Comment se fait-il que la démission du cabinet belge, qui est l’évidente conséquence des élections dernières, ne se produise que plus d’un mois après la constatation des résultats du mouvement électoral? Comment expliquer que le ministère ait choisi le moment où le roi était hors de la Belgique, et où il devait en résulter une crise plus prolongée? Nous en étions là de nos recherches, quand on a annoncé que le cabinet de Bruxelles venait de transmettre aux plénipotentiaires belges à Paris l’ordre de suspendre les négociations engagées au sujet de la convention commerciale qui expire le 10 août, et de demander au gouvernement français une prorogation de l’ancien traité. Au fond, là est sans doute la véritable explication de tout. Le cabinet belge est aussi embarrassé pour se refuser à accéder au nouveau traité que pour le signer. Il s’est évanoui un moment, à la veille de l’époque décisive, pour avoir l’occasion de se donner du temps. Nous ne voyons pas quel intérêt aurait le gouvernement français à trop se prêter à cette petite diplomatie. Si nous en croyons quelques données sûres en effet, le cabinet belge, sauf en ce qui concerne MM. Frère-Orban et Tesch, n’est point aussi mort qu’il le paraît, ou du moins il n’aurait pas l’intention de mourir. M. Rogier se trouve trop bien au pouvoir pour le quitter si aisément. Il accepterait même des accommodemens et se résignerait, assure-t-on, au ministère des travaux publics, faute du ministère de l’intérieur qu’il occupe en ce moment. Le ministre des affaires étrangères, M. d’Hoffschmidt, serait nommé au gouvernement de la province de Namur, laissé vacant à son intention depuis un an. Le ministre des travaux publics passerait à la justice. Tout se bornerait ainsi à l’échange de quelques portefeuilles et à l’accession de trois nouveaux ministres. On prononce même certains noms : celui de M. le comte Lehon pour les affaires étrangères et celui de M. Henri de Brouckère pour l’intérieur. Ce ne sont là, au reste, que des bruits et des conjectures en l’absence du souverain de la Belgique. Le roi Léopold ne revient que demain de Wiesbaden. Tout sera donc bientôt décidé. Le roi tiendra-t-il pour sérieuse la démission de tous ses ministres et l’acceptera-t-il comme telle? N’acceptera-t-il au contraire que les démissions qui sont réellement sincères en chargeant M. Rogier de recomposer le cabinet? Là est la question. Il est fort à craindre que la combinaison qui maintiendrait M. Rogier au pouvoir ne réussît à mécontenter tout le monde, — les catholiques, ce qui est tout simple, et presque autant les libéraux, dont M. Rogier ne semble pas avoir conservé la faveur. Ce serait une crise ajournée, mais non finie. Au milieu de tout cela, on a parlé un moment de la nomination de M. Frère-Orban comme ministre plénipotentiaire près les cours d’Italie. On n’oublie qu’une chose, c’est que l’une de ces cours est la cour de Rome, qui se résignerait difficilement sans doute à accepter comme envoyé diplomatique le plus ardent adversaire du parti catholique belge.

Le gouvernement constitutionnel aurait-il aussi sa crise en Angleterre? Les électeurs renvoient à Londres, à peu d’exceptions près, le même parlement, le même nombre de whigs, de radicaux, de peelites, et laissent le ministère en minorité avec la plus grande indifférence du monde. Jamais cabinet anglais n’a été soutenu avec moins de chaleur et plus d’embarras par ses partisans, jamais cabinet n’a été attaqué par ses adversaires avec plus de froideur et moins de passion. Il y a peu d’exemples dans l’histoire parlementaire de la Grande-Bretagne d’élections aussi calmes et même d’une telle tiédeur, politique. Le fait est que ces élections ne sont pas une lutte, c’est un verdict. Lord Derby et M. Disraeli ont voulu en appeler à la nation; ils ont prétendu qu’elle n’avait point voulu les réformes accomplies depuis six ans déjà : la nation a répondu et a prononcé cette fois en dernier ressort, froidement et avec calme, comme quelqu’un fatigué de s’entendre dire qu’il ne croit pas sincèrement aux choses qu’il fait profession de croire. Nous n’entendrons plus parler de protection, ni remettre en question la politique de sir Robert Peel. La protection est morte, et entraine après elle le torysme romantique que nous avons connu dans ces dernières années. C’en est fait pour jamais de toutes ces réactions archaïques, de toutes ces fantaisies d’érudition si dangereuses quand elles prétendent gouverner le présent. Lord Derby et M. Disraeli ont cru à une opinion extrêmement erronée en politique comme partout ailleurs : ils ont cru que leur pays, parce qu’il était mécontent, avait regret de ce qu’il avait fait, ils ont cru que le présent rougissait de lui-même, et regrettait le passé, parce qu’il redoutait l’avenir; mais les nations, sous ce rapport, n’ont pas de conscience : elles ne se repentent jamais; qu’elles commettent des fautes ou des crimes, elles ne consentent jamais à revenir au passé, elles ne s’avouent jamais coupables. Telle est la vérité politique que nous. Français, nous connaissons trop par expérience, et que lord Derby a pu apprendre ces jours-ci.

Devant ces élections toutes libérales, le cabinet peut-il se maintenir? et après sa chute, quelle administration peut lui succéder? Cette double question mérite quelque examen. Trois partis, les whigs, les radicaux, les conservateurs libéraux, coalisés pour résister au retour de la protection, se présentent pour remplacer le ministère actuel. Aucun d’entre eux ne peut former une majorité, aucun d’entre eux même ne pourrait en trouver une dans le pays, s’il lui faisait appel en son nom. Il faut donc que l’un au moins de ces partis fasse abnégation de lui-même et consente à s’unir au plus fort et au plus nombreux, et que le troisième se résigne et garantisse la neutralité aux deux autres. Trois combinaisons sont possibles : une combinaison whig et radicale avec lord John Russell et M. Cobden, une combinaison whig et conservatrice avec lord John Russell et sir James Graham, une combinaison radicale et conservatrice avec sir James Graham et M. Cobden. Lequel de ces partis consentira à se placer sous la domination de l’autre et à être absorbé par lui? Il nous revient à la pensée deux vers de La Fontaine qui expriment très bien la cause des difficultés que rencontreront très prochainement les partis politiques anglais: leur sens est celui-ci : « Il ne faut pas se lier aux coalitions entreprises pour résister à un ennemi commun; le danger passé, les haines reparaissent plus ardentes que jamais. » Sir James Graham, lord John Russell, M. Cobden, unis temporairement sur cette question du libre échange, consentiront-ils à former jamais une administration et à faire de leur phalanges respectives un parti compacte et uni? Nous croyons qu’il est bien tard. Une union pareille pouvait se faire pour empêcher l’avènement du ministère Derby; mais, après l’avènement de ce ministère, après sa chute, comment pourra-t-elle jamais s’accomplir? Tant que les partis ont pu craindre pour le free trade, cette fusion de tous les élémens libéraux était facile; mais, lorsque le free trade est hors de cause, est-elle possible? Lord Derby tombé, la nécessité de résistance commence, et le moment où les partis opposans seront appelés à former une administration sera celui où ils n’auront plus aucun intérêt commun. Évidemment sir James Graham et lord John Russell ne s’entendront jamais sur les questions religieuses; M. Cobden ne sera jamais d’accord avec aucun de ces deux illustres personnages quant à l’essence même de la politique, c’est-à-dire les principes de gouvernement et la prépondérance de certaines classes. On ne peut regarder sans une certaine émotion la situation actuelle des partis politiques anglais; cette situation est pleine de périls, grosse de complications et d’inextricables difficultés.

Le parlement, nous l’avons dit, restera ce qu’il était avant les élections. Peu de membres nouveaux arrivent, peu de noms inconnus se sont produits, peu de membres anciens ont été écartés. Voici toutes nos anciennes connaissances : lord John Russell, lord Palmerston, sir James Graham, sir William Molesworth, sir Benjamin Hall, lord Dudley Stuart, M. Joseph Hume, M. Cobden, M. Bright, M. Milnes Gibson, M. Roebuck, sir Robert Inglis, M. Gladstone. Le baron de Rothschild est élu de nouveau pour la Cité de Londres, ce qui promet une discussion sur l’émancipation des Juifs dès l’ouverture de la session. À ce sujet, nous remarquerons que ces élections prouvent que le vent n’est pas précisément, en Angleterre, aux principes de liberté religieuse dans ce moment-ci. M. de Rothschild, suspect d’ailleurs aux électeurs de la Cité à cause de ses relations avec l’Autriche, a eu moins de voix que par le passé; les électeurs de Greenwich ont refusé leurs voix à l’alderman Salomons; les électeurs d’Oldham n’ont pas renouvelé le mandat de M. Fox l’unitairien, suspect de trop de libéralisme religieux et de principes trop larges. Partout où le ministère de lord Derby a obtenu un avantage éclatant, comme à Liverpool par exemple, il le doit aux passions religieuses, et non aux passions politiques. C’est ainsi que M. Cardwell a payé de son siège au parlement ses principes de tolérance et de liberté religieuse, et que M. Gladstone, dont les opinions puséyistes sont bien connues, a failli n’être pas réélu à Oxford. Le protestantisme a été le seul et unique auxiliaire du cabinet dans la lutte électorale, vide d’ailleurs cette fois d’incidens excentriques, de tumultes, de riots et autres embellissemens ordinaires et habituels en Angleterre. Il n’y aura cette année très probablement de tumulte et de riot qu’en Irlande, et malheureusement les scènes déplorables de Stockport sont un triste présage pour un avenir prochain et un triste prélude aux élections qui ne sont pas encore connues pour cette partie du royaume-uni. Signalons pourtant un fait curieux et tout nouveau, l’apparition de candidats socialistes en assez grand nombre : M. Feargus O’Connor, non réélu pour cause d’aliénation mentale, a trouvé des successeurs plus dangereux que lui peut-être, M. Ernest Jones, par exemple, chartiste des plus violens, et l’un des orateurs de la procession du 10 avril 1848. A Westminster, M. Cuningham, un socialiste dont l’esprit, si nous en jugeons par son discours aux électeurs, n’est pas des plus sains ni des mieux équilibrés, n’a pu prévaloir contre les deux candidats whigs, le général sir Lacy Evans et sir John Shelley. A Town-Hamleth, M. Newton, devenu tout récemment célèbre par son intervention dans la guerre que la société combinée des mécaniciens avait déclarée aux patrons et aux fabricans, a obtenu un assez grand nombre de voix. Jusqu’à présent, ce ne sont là que des indices, et l’on ne peut en tirer aucune conséquence; dans cinq ou six ans, aux prochaines élections, nous saurons quels progrès ont faits ces doctrines. N’oublions pas cependant à Edimbourg la candidature de M. Macaulay, que les électeurs, selon toute apparence, vont faire rentrer de nouveau dans la vie parlementaire, après l’en avoir momentanément écarté. Sa nomination sera pour l’Ecosse un grand honneur, et pour le parti whig une grande force.

La Suisse est aussi dans le plein mouvement de la vie politique. La session de l’assemblée fédérale vient de s’ouvrir à Berne. Les travaux commencent à peine; déjà cependant le conseil national a tranché une assez grave question d’intérêt matériel dans un sens contraire aux propositions des radicaux : il a voté l’exécution des chemins de fer par des compagnies particulières. L’assemblée fédérale verra très probablement se produire dans son sein, d’ici à peu, les questions politiques engagées dans ces derniers temps sur divers points de la confédération. Il est assurément fort désirable qu’un esprit conciliant et modéré préside à ces discussions et aux résolutions qui pourront être prises. En réalité, la lutte ouverte depuis quelques mois entre les opinions conservatrices et le radicalisme se poursuit avec ses alternatives ordinaires; mais presque partout le parti révolutionnaire se sent menacé et frappé par la masse des populations elles-mêmes. Voyez ce qui vient d’avoir lieu dans le Valais, où les radicaux dominaient depuis 1847. La révision de la constitution a été votée presque unanimement par le peuple. La question de l’élection d’une assemblée constituante a été résolue de la même manière. Cette assemblée sera élue prochainement, et il n’est point douteux que la constitution qu’elle élaborera ne soit dans un sens complètement conservateur. Là, au reste, les radicaux maîtres du pouvoir n’ont point décliné le vote populaire. Il n’en est pas tout-à-fait de même à Fribourg, où le radicalisme, sous le poids de manifestations analogues, n’en poursuit pas moins son œuvre et dispute matériellement le pouvoir qui lui est moralement échappé. On se souvient de la réunion populaire qui eut lieu il y a quelque temps à Posieux et du comité créé à la suite de cette réunion pour provoquer l’abdication des radicaux. Le grand conseil de Fribourg, mis en demeure de se soumettre au vote des citoyens, non-seulement s’est refusé à toute concession, mais il a prétendu dissoudre le comité de Posieux, et a redoublé de violences et de persécutions. Qu’en est-il résulté? L’agitation a gagné le canton. Les rixes se multiplient. Les citoyens qui se trouvaient à l’assemblée de Posieux sont désignés aux haines révolutionnaires qui vont tout simplement jusqu’à l’assassinat. L’anarchie se montre partout. Une nouvelle pétition à l’assemblée fédérale se signe aujourd’hui dans le canton de Fribourg. Elle réunira, selon toute apparence, une quasi-unanimité; mais qu’est-ce que cela pour la démagogie dictatoriale de ces malheureux pays? Le radicalisme suisse, du reste, vient d’ajouter à son histoire une de ces petites infamies qui sont ses bonnes fortunes et ses triomphes. Un des plus invincibles penchans de l’esprit révolutionnaire, on le sait, c’est la haine des supériorités, le besoin de les rabaisser, s’il peut, à son niveau. Il a trouvé plaisant récemment d’assimiler M. Thiers à un réfugié ordinaire en prétendant appliquer à l’éminent historien les lois sur l’internement. C’est M. Druey, le chef de la police fédérale, qui a représenté le radicalisme suisse dans cette belle œuvre. M. Druey est un des glorieux personnages de la démagogie helvétique. Il buvait en 1848 à la trinité humanitaire. Il donne la main au socialisme, il est le ministre de ses haines. Ajoutons que M. Druey s’est vu désavoué par tous les esprits élevés de la Suisse, et qu’il en a été pour sa tentative brutale. Au-delà du Rhin, nous retrouvons la question douanière aux prises avec les mêmes difficultés que nous signalions il y a déjà un mois. Les passions paraissent dominer aujourd’hui les intérêts dans les débats ouverts sur l’avenir du Zollverein. Sans doute, la Prusse a depuis quatre ans fourni bien des prétextes au ressentiment, elle a blessé la susceptibilité et éveillé les soupçons de la plupart des gouvernemens de la confédération : les états secondaires pourtant ne poussent-ils pas trop loin les représailles, lorsqu’ils travaillent non-seulement à mettre la Prusse hors d’état de leur nuire, mais à la dépouiller encore du rôle commercial qui lui restait pour consolation du rôle politique qui lui échappe? « Ils aiment mieux, disait récemment un organe de l’opinion prussienne, ils aiment mieux devenir les humbles serviteurs, les instrumens de l’Autriche que d’être les commensaux de la Prusse. » La Prusse en effet, réduite aujourd’hui à une politique modeste, ne peut plus sérieusement porter ombrage aux états secondaires après les expériences infructueuses des dernières années, tandis que l’Autriche est dans une période de développement et d’expansion. Avec ses trente-sept millions d’ames, gouvernées par un pouvoir hardi, ne peut-elle pas peser sur l’Allemagne d’un poids bien autrement redoutable que quinze millions de Prussiens? — Oui, répondent les états secondaires pour justifier ce qu’il y a d’excessif dans leur politique présente, l’Autriche est puissante par le nombre de ses habitans, l’étendue et la richesse de son territoire; mais cette force, n’étant pas, comme celle de la Prusse, d’un caractère germanique, exerce moins d’influence, a moins de prise sur les imaginations qui rêvent l’unité allemande : elle ne peut éveiller les mêmes craintes de la part des gouvernemens fédérés. — Le raisonnement est peut-être plus spécieux que profond : ce n’est point sans danger que l’on joue avec l’ambition d’une puissance aussi sérieuse que l’Autriche. Il est douteux que les projets de réforme fédérale nourris par le cabinet de Vienne, et que l’on a pu apprécier au congrès de Dresde, soient plus favorables que ne le furent ceux de la Prusse à l’indépendance des états secondaires et des petits états de l’Allemagne. Et si l’on ajoute la suprématie commerciale à la suprématie politique que l’Autriche a reconquise dans la confédération, qui empêchera le comte de Buol de reprendre avec avantage les grandes pensées que le prince Schwarzenberg a léguées à ses successeurs? En définitive, sans avoir encore fait ostensiblement aucune démarche officielle pour se rapprocher du cabinet de Berlin, les coalisés de Darmstadt semblent mieux entrevoir aujourd’hui les conséquences politiques et commerciales qu’entraîne la dissolution du? Zollverein. Depuis que la Prusse les a mis en demeure de choisir entre l’Autriche et cette association de douanes qui a rendu tant de services à l’industrie allemande, ils ont ressenti un mouvement d’hésitation. Il est encore impossible de dire si l’intérêt prévaudra sur les passions. Toujours est-il que l’on n’aperçoit plus aujourd’hui, de la part des états secondaires, le même parti pris de rompre plutôt que de rien céder.

La Turquie a, dernièrement encore, été le théâtre d’un incident qui n’est pas sans gravité : un bâtiment de guerre de la marine française va franchir les Dardanelles, contrairement aux stipulations du traité qui en interdit l’entrée. Afin d’ajouter à la solennité de cet acte, le ministre de France, qui était en congé, choisit le même bâtiment de guerre pour retourner à son poste. On connaît les circonstances qui ont mis le cabinet de Paris en droit d’exiger du divan une exception de faveur au principe général qui protège l’entrée du Bosphore. L’offre d’amener le Charlemagne à Constantinople comme un objet d’étude, acceptée d’abord avec empressement par le ministère turc, avait été ensuite repoussée par lui sur les représentations des ministres d’Angleterre et de Russie. La France a répondu sur-le-champ que si le Charlemagne n’était pas admis, elle considérerait ce refus comme un manque d’égards et agirait en conséquence. Le sultan a tout accordé, regrettant peut-être de s’être engagé imprudemment dans une affaire qui lui cause quelques désagrémens auprès de son voisin de Russie et de ses alliés d’Angleterre. Le regret de la Turquie n’est pas cependant aussi vif qu’on pourrait le penser au premier abord : l’échec, en effet, est moins pour elle que pour les deux cabinets qui lui avaient conseillé la résistance. La Turquie ne se sent pas toujours assez de force et d’énergie pour prendre sur elle les résolutions qui sont de nature à froisser certaines puissances. Il ne lui déplaît qu’à moitié, en ces occasions, de se voir la main forcée. Combien de fois, depuis quelques années, soit dans la question des lieux saints, soit dans celle des principautés du Danube, le gouvernement turc n’eût-il pas désiré d’avoir, vis-à-vis de la Russie, un argument pareil à celui que la France fournit aujourd’hui au divan, et de pouvoir dire : On me fait violence ! Tel est le véritable aspect sous lequel cet incident doit être envisagé, et nous parierions que le prince Callimaki en est moins affligé que M. de Kisselef. Quant à l’Angleterre, elle doit se rappeler ce qui arriva au vice-amiral Parker lors de l’affaire des réfugiés hongrois. La flotte anglaise, poussée par un gros temps qui n’était point irrésistible, ne se fît aucun scrupule de s’avancer au-delà de la limite où la protection du traité commence sur les eaux des Dardanelles. L’opinion ne s’en alarma ni en France ni en Turquie, parce que l’on vit dans cet acte non une atteinte à l’esprit des traités, mais une réponse hardie au défi que la Russie portait alors à la Turquie et à l’Europe. L’Angleterre n’a donc aucun droit de se scandaliser de l’entrée pacifique du Charlemagne dans le Bosphore.

Les États-Unis viennent de faire une perte irréparable; l’illustre Henri Clay a rendu à Dieu son ame patriotique le 29 juin dernier. Sa mort est un véritable événement; elle sonne une heure et marque une époque. Il était le dernier représentant de l’Amérique du XVIIIe siècle, le dernier de cette race de grands citoyens, républicains avant d’être démocrates, qui n’aimaient pas seulement la liberté, mais qui la comprenaient, pour ainsi dire, comme Newton comprenait le système du monde, qui en savaient toutes les vertus, tous les dangers, qui en connaissaient les limites précises. Avec lui s’éteint la lignée de Washington, de Franklin, d’Adams et de Jefferson lui-même. Une autre génération entre à son tour sur la scène du monde, génération sans sagesse et sans règle, ardente, ambitieuse, obéissante à ses instincts, batailleuse. Des aventuriers, des soldats barbares et illettrés, des audacieux ayant leur audace pour toute science politique, vont prendre et ont déjà pris le gouvernement de la société. Né en 1777 d’un père exerçant les fonctions de clergyman, élevé avec économie, placé par son beau-père, le second mari de sa mère, auprès de la cour de la chancellerie de Richmond, Henri Clay commença à prendre part aux affaires publiques sous l’administration d’Adams, et soutint chaudement la candidature de Jefferson à la présidence. Deux fois membre du sénat des États-Unis et deux fois membre de la législature du Kentucky, son pays adoptif (il était Virginien), de 1803 à 1810, son nom commença à jeter un grand éclat en 1811, lors de la guerre entre les États-Unis et l’Angleterre. Élu représentant du Kentucky au congrès, il fut nommé président de la chambre, honneur qui lui fut successivement conféré jusqu’en 1825. Partisan de la guerre, il soutint, aidé par Calhoun, le courage du président Madison, qui était beaucoup moins zélé que lui à cet endroit, et contribua à la terminer comme négociateur au congrès de Gand en 1814. A partir de ce moment, sa conduite politique devint moins ardente que par le passé; il abandonna entièrement le parti démocratique, et se fit le chef du parti whig. Il fit reconnaître l’indépendance des républiques de l’Amérique du Sud, fit prévaloir son système de protection pour les manufactures nationales, mit un terme aux agitations qui menaçaient de déchirer l’Union en faisant adopter son compromis du Missouri, qui proclamait l’admission de cet état au sein de l’union. Désigné plusieurs fois par ses amis pour la présidence, il s’est vu préférer tantôt quelque brave soldat sans expérience politique, tantôt quelque obscur démocrate comme M. Polk. Il n’en avait pas gardé rancune à son pays, et on le vit bien en 1849, lorsque les électeurs du Kentucky vinrent le chercher dans sa retraite pour le renvoyer au congrès, plaider la cause de l’Union. Les luttes qu’il a dû soutenir pour arriver à faire triompher son compromis, et qui sont dans la mémoire de tout le monde, ont abrégé sa noble vie, dont il a dépensé cinquante ans au service de son pays. Sa mort a été un véritable deuil public. Il faut rendre justice aux Américains : leurs choix pour la première magistrature de l’état ne sont pas toujours les meilleurs; mais cela ne les empêche pas d’admirer et d’aimer leurs hommes éminens, ceux qui les ont servis et leur ont dévoué leur vie; ils aiment avec passion leur Clay, leur Webster, et bien qu’ils n’aient nommé ni l’un ni l’autre président, ils ne les confondent nullement avec M. Polk ou M. Pierce.

Ceci nous amène tout naturellement à dire un mot des choix faits par les deux conventions de Baltimore. Ces choix ont été au moins inattendus. Le général Cass, chez les démocrates, semblait devoir l’emporter. M. Douglas était un candidat connu et aimé par tout son parti. De guerre lasse et après quarante scrutins, un candidat dont le nom n’avait pas été mis en avant jusqu’alors, M. Franklin Pierce, a été élu. Ce choix, tout singulier qu’il paraisse, est cependant heureux et ne manque pas d’habileté. M. Pierce, connu pour avoir fait la campagne du Mexique avec le général Taylor, porte lui-même le titre de général, qui commence à plaire aux Américains beaucoup plus qu’il ne conviendrait peut-être dans un état républicain. En second lieu, M. Pierce est favorable au compromis, et c’est là probablement ce qui décidera la balance en faveur du président démocratique. Le choix des whigs n’a pas été aussi heureux. M. Fillmore s’est vu écarté après cinquante-trois tours de scrutin, et le nom du général Scott est sorti de l’urne. Faut-il attribuer ce résultat à l’entêtement des amis de M. Webster, qui ont refusé jusqu’à la fin de reporter leurs voix sur M. Fillmore? Cette tactique aura été fatale au parti whig, car il est désirable pour la prospérité et la concorde de l’Union que le général Scott, candidat dont les opinions sur le compromis sont très douteuses, ne sorte pas de l’urne électorale.


CH. DE MAZADE.


RECHERCHES SUR LES ETOFFES DE SOIE, D’OR ET D’ARGENT PENDANT LE MOYEN-AGE, par Francisque Michel. — Le sujet qu’a traité M. Francisque Michel touche aux questions les plus intéressantes de l’histoire du moyen-âge, l’industrie, le commerce, les voyages et la navigation, en un mot les rapports de l’Occident avec l’Orient. Il fallait toute la persévérance de M. Francisque Michel et sa connaissance approfondie des monumens écrits du moyen-âge pour entreprendre une pareille tâche et s’en tirer si heureusement. Chroniques, romans de chevalerie, édits royaux, ont été feuilletés, analysés, expliqués par lui avec une remarquable patience et une critique toujours judicieuse. Des renseignemens encore plus précieux lui ont été fournis par l’examen des étoffes anciennes qu’on voit dans quelques églises ou dans des musées. On sait qu’ordinairement les reliques, à leur levée, étaient enveloppées dans de riches tissus. Ces tissus, et quelquefois des vêtemens entiers, ont été conservés par un respect traditionnel comme les cendres mêmes des saints. On montre à Chinon la chape de saint Mesme, à Durham la robe de saint Cuthbert, à Sens les habits pontificaux de Thomas Becket. Enfin les relieurs du moyen-âge ont pris soin de faire parvenir jusqu’à nous quelques échantillons des plus précieuses étoffes de leur temps, en intercalant entre les feuillets des manuscrits des morceaux de tissus fins et moelleux destinés à préserver du frottement les miniatures et surtout les grandes lettres ornées et revêtues de feuilles d’or ou d’argent. C’est d’après ces rares débris qu’on peut apprécier l’industrie de nos aïeux, et ils suffisent d’ailleurs pour prouver qu’elle était fort avancée. En 1835, un habile industriel de Saint-Chamond a pris un brevet d’invention pour la fabrication d’une certaine étoffe dont on a découvert depuis des échantillons dans un manuscrit de Théodulphe. Ainsi l’on trouve ou l’on retrouve, au XIXe siècle, des inventions du VIIIe. Dans son premier volume, M. F. Michel esquisse rapidement, trop rapidement peut-être, l’histoire de la fabrication de la soie depuis son origine immémoriale chez les Chinois jusqu’à la fin du XIIIe siècle. Depuis long-temps importée en Europe, elle est alors, pour quelques villes d’Italie, l’objet d’un commerce très lucratif. On peut juger de l’extension rapide de cette industrie par les noms des étoffes en usage qui, pour leur variété, ne le cèdent point à nos annonces modernes. Malheureusement il est bien difficile de déterminer exactement la nature des étoffes mentionnées par les auteurs du moyen-âge, et il serait fort injuste de reprocher à M. Michel de ne pas nous expliquer toujours en quoi tel tissu diffère de tel autre. Qui sait aujourd’hui ce qu’était la Brésilienne ou la Zéphyrine à la mode il y a dix ans ? Il ne faut donc pas s’étonner que le livre de M. Michel n’apprenne pas à distinguer parfaitement le Siglaton du Cendal ou du Tiercelin. Si les textes nombreux qu’il cite ne peuvent satisfaire pleinement la curiosité des fabricans modernes, ils intéresseront l’érudit et l’antiquaire et lui apprendront peut-être maint fait curieux qui ne se rapporte pas à la fabrication de la soie, mais qui révèle un usage antique, éclaircit un point de linguistique ou même une question d’Histoire. M. Michel est un guide excellent, qui ne mène pas toujours au but par le plus court chemin, mais avec lequel la route est toujours amusante, car il ne perd jamais l’occasion de vous montrer ce qu’il y a de beau et de curieux dans le pays qu’on parcourt avec lui.


P. MERIMEE.


V. de Mars.