Chronique de la quinzaine - 30 juin 1852

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Chronique n° 485
30 juin 1852


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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30 juin 1852.

La première session législative, sous l’empire de la constitution actuelle, vient de se clore. Plus de six mois déjà sont écoulés depuis les événemens d’où est née cette constitution ; trois mois maintenant nous séparent du jour où les corps délibérans qu’elle avait créés venaient prendre la place presque chaude encore des assemblées anciennes, toujours plus habiles à disputer le pouvoir qu’à le garder. C’étaient des conditions bien autres, assurément. Dans la situation telle qu’elle s’offrait à l’ouverture de la session, tout était nouveau, autant du moins qu’on puisse ainsi parler dans un pays qui a connu et expérimenté tant de régimes ; tout était à essayer. Il eût été difficile que les travaux législatifs ne se ressentissent point des circonstances générales qui venaient de changer si complètement les destinées de la France. Il serait bien plus extraordinaire encore que cette application qui vient de se faire du régime nouveau n’offrît aucune révélation utile, n’eût laissé voir aucune lacune ou aucune complication de nature à appeler l’attention des pouvoirs publics. Ce qu’on peut remarquer, c’est le calme profond dans lequel s’est accomplie cette première expérience des institutions nouvelles. Il y a trois mois, M. le président de la république ouvrait la session par un discours où se manifestait tout entière la pensée du 2 décembre ; il vient aujourd’hui de la terminer par un message qui caractérise suffisamment notre état politique au moment de l’interruption de la législature. On ne saurait méconnaître ce que le prince Louis-Napoléon sait mettre d’habileté et de force dans les occasions où il croit devoir s’adresser au pays ou aux corps publics. C’est une langue politique qui aime à écarter les voiles et les fictions, pour laisser voir la main qui agit, la réalité des choses. Cette réalité, on le sait, c’est la transformation complète des conditions de gouvernement parmi nous, — un pouvoir « qui n’est plus ce but immobile contre lequel les diverses oppositions dirigeaient impunément leurs traits, » selon les termes mêmes de M. le président de la république. Peut-être seulement pourrait-on se demander si c’est bien impunément que les oppositions d’autrefois ont dirigé leurs coups contre les gouvernemens. Le message du 28 juin n’est point un exposé de la situation générale du pays. Dans ses élémens principaux et essentiels, extérieurs ou intérieurs, cette situation n’a point changé au surplus depuis quelques mois. Quant au détail ordinaire des affaires, le procès-verbal du corps législatif en offre le plus complet résumé, — complet, disons-nous, et ce n’est point sans raison. Les plus importans travaux se sont trouvés accumulés à la fin de la session. Mentionnons rapidement quelques-unes des lois principales, quelques-uns des incidens qui ont signalé les derniers jours de cette législature à peine close.

Des divers projets soumis au corps législatif, il y en a sur lesquels il n’a point eu à émettre un vote, et il y en a qui ont suivi leur cours régulier. Ce qui n’a pas été voté, c’est cet ensemble d’impôts nouveaux dont on avait proposé de frapper les voitures, les chevaux de luxe, le papier, etc. Le gouvernement a retiré ses projets, ou du moins il les a ajournés. Cet ajournement est-il indéfini, ou les taxes nouvelles se représenteront-elles encore à la prochaine session ? Toujours est-il que le gouvernement a eu la louable pensée de soumettre ces projets d’impôts à une étude plus approfondie. Il n’est point impossible, à notre avis, que cette étude ne conduise à abandonner quelqu’une de ces taxes, celle sur le papier entre autres. Si le corps législatif n’a point eu à se prononcer sur cette question toujours difficile des nouveaux impôts, il a eu à voter, ce qui n’est pas moins important, le budget de 1853. Aujourd’hui surtout, c’est dans les matières de finances que peut naturellement s’exercer l’action législative, et on ne saurait disconvenir qu’il n’y ait dans notre situation financière de quoi appeler l’attention d’un corps qui a pour mission principale de contrôler les dépenses publiques. L’équilibre est un mot depuis long—temps malheureusement rayé de nos budgets. Quelques efforts qu’on fasse pour sauver du moins les apparences, la réalité reste la même ; c’est toujours au fond, sous une forme ou sous l’autre, le déficit. Pour 1853, ce déficit est encore de 40 millions, et il faut remarquer qu’il n’est ramené à ce chiffre que par l’inscription aux recettes de ressources extraordinaires, — telles que les remboursemens des compagnies de chemins de fer. Qu’on joigne à ceci une dette flottante qui s’élève à plus de 700 millions ! La commission du corps législatif s’est livrée à une consciencieuse étude de tous ces élémens de la situation des finances. Elle a proposé diverses diminutions de dépenses qui n’ont point toutes reçu l’assentiment du conseil d’état, comme l’exige la constitution pour tout amendement. Quelques-unes cependant ont été acceptées ; le temps pressait d’ailleurs, et le budget acte voté avec peu de modifications. Une des préoccupations les plus naturelles et les plus vives peut-être aujourd’hui, c’est celle des finances qui fléchissent sous le poids de nos dernières révolutions, et c’est probablement pour répondre à cette pensée que M. le président de la république, dans son message d’avant-hier, annonçait la préparation de projets destinés à diminuer les charges de l’état. Les chemins de fer ont eu aussi leur part dans les derniers travaux du corps législatif. Les chemins de Paris à Cherbourg et de Bordeaux à Cette ont été votés ; il en est de même de la loi qui concède à la même compagnie le chemin de Lyon à la Méditerranée et les diverses lignes secondaires qui doivent, en se reliant, sillonner cette portion du midi. Ainsi se complète par degrés l’immense réseau dans lequel la France se trouvera bientôt enveloppée, et qui contribuera, il faut le croire, au développement de tous les intérêts. Si vous ajoutez à ces divers actes le projet destiné à régler l’organisation des conseils-généraux, ce sont là quelques-uns des principaux objets sur lesquels le corps législatif a eu à porter son attention jusqu’à la dernière heure de la session.

Mais, quel que soit l’intérêt qui puisse s’attacher à ces derniers travaux législatifs, quelque place qu’ils occupent légitimement dans l’ordre administratif, économique, financier, matériel, ce n’est point là peut-être que s’est portée la curiosité la plus vive. Si quelque chose était fait pour étonner, ce serait qu’il pût entrer dans la pensée de qui que ce fût de suspendre tout à coup et complètement la discussion dans un pays comme le nôtre. L’esprit de discussion ne quitte point ce monde, tout au plus se transforme-t-il et se met-il à la recherche d’alimens nouveaux. Il n’a plus le domaine purement politique, il lui reste le domaine moral, philosophique, théorique, et prenez bien garde que plus que jamais, comme quelque derviche hurleur, il ne continue à pirouetter sur la pointe de l’absolu. Les questions de changement de systèmes ou de personnes deviennent pour lui un cas réservé, — il ira réveiller quelque question de science, de littérature, d’enseignement propre à ranimer la lutte et à marquer le sens dans lequel marche l’intelligence publique. Telle est, sans nul doute, la discussion soulevée par M. l’abbé Gaume dans un livre, — le Ver rongeur, — dont nous avons dit un mot. La pensée de l’auteur, on ne l’a pu oublier, c’est que le monde moderne est redevenu païen par l’étude des Grecs et des Latins qui forme la base de l’enseignement, c’est que les sociétés contemporaines doivent le mal qui les ronge au culte de l’antiquité classique que la renaissance est venue remettre en honneur au détriment de ce que M. l’abbé Gaume appelle la littérature classique chrétienne du moyen-âge. Depuis lors, la controverse s’est singulièrement agrandie et même aggravée, dirons-nous. La polémique quotidienne, en s’en emparant, lui a communiqué ses ardeurs ; l’intervention de quelques-uns des plus éminens prélats est venue lui prêter une importance qu’elle n’aurait point eue peut-être. Le Ver rongeur a eu en effet ses approbateurs et ses contradicteurs dans l’église. M. l’abbé Gaume, aujourd’hui encore, poursuit ses agressions dans une série de lettres adressées à M. l’évêque d’Orléans, qui avait défendu les études classiques avec un remarquable esprit de modération et de justice. Joignez à tout ceci, au fond, comme élément essentiel, le problème tout entier de l’éducation publique remis en question dans ce qu’il a de plus intime et de plus délicat ; — cela ne suffit-il pas pour faire de cette controverse un des épisodes les plus curieux, les plus bizarres peut-être, mais aussi les plus graves du moment où nous vivons ? Nous n’avons point le dessein de l’éluder. Qu’on nous permette toutefois une double observation préalable. Jusqu’à quel point est-il utile de faire intervenir la religion au plus fort de ces mêlées de la plume ? jusqu’à quel point est-il nécessaire que les chefs les plus élevés de l’église se saisissent de l’arme des polémistes quotidiens ? Ce n’est point à nous de le dire ; il en résulte seulement un fait du domaine public : c’est que, quand les évêques se font journalistes, les journalistes, à leur tour, se font évêques, et prononcent doctoralement sur tout, comme d’habitude, justement parce qu’ils n’ont qualité pour prononcer sur rien. Un autre danger que nous signalerions volontiers, c’est celui qui consiste à transformer en sujet de polémiques bruyantes, en thème d’innovations préconçues, l’éducation publique, c’est-à-dire la chose qui a le plus besoin de traditions, de pratique, d’expérience et, si l’on nous passe le mot, d’obscurité ; — oui, d’obscurité, car ce n’est que dans le silence, à l’abri des surexcitations extérieures et par une vigilance assidue, que s’accomplissent les réformes vraies, justes et efficaces. Dès que le bruit des polémiques intervient, l’esprit de système l’emporte ; il s’exalte par la contradiction, s’obstine dans ses expériences. Or quel est le champ d’expérimentation ? C’est l’ame de la jeunesse, c’est l’intelUgence de toute une génération. Il arrive infailliblement de la sorte qu’on compromet les choses qu’on voudrait le mieux défendre, — la religion d’abord, en mettant sous son voile les vues particulières d’imaginations souvent chimériques, et l’éducation publique ensuite, en dénaturant ses conditions les plus essentielles. Ces inconvéniens, nous l’avouons, ne nous semblent point suffisamment compensés par les avantages qui résultent, pour la société et pour l’église elle-même, de la célébrité que M. l’abbé Gaume s’est acquise en renouvelant, sous une autre forme, la vieille querelle des anciens et des modernes.

Si M. l’abbé Gaume voulait dire que le paganisme en lui-même n’est point une chose bonne à enseigner, s’il voulait prouver que la renaissance a trouvé parfois des zélateurs excessifs, qu’il y a eu dans ce niouvement des enivremens singuliers, des puérilités bizarres, il n’y aurait assurément rien à dire, si ce n’est que ces vues ne brillent point par la nouveauté ; mais il est évident que c’est l’antiquité tout entière qui est mise en cause dans tout ce qu’elle a produit, pensé, légué après elle. Aux yeux de M. l’abbé Gaume, la merveille de la latinité, ce n’est plus la langue de Rome du temps d’Auguste c’est l’idiome du viiie siècle, c’est la langue des classiques du moyen-âge. Il est vrai que ces classiques rudoyaient quelque peu la grammaire et n’avaient nulle frayeur des solécismes ou des barbarismes, comme il résulte d’une lettre de saint Grégoire ; mais il parait que ce n’est plus un inconvénient pour l’enseignement d’une langue. Sérieusement, en quoi peut-il être nécessaire de voir dans Horace et Virgile de mauvais poètes pour trouver que Grégoire-le-Grand, saint Léon, saint Thomas, ont été de grands chrétiens, de grands docteurs, de grands esprits, même avec leurs barbarismes ? M. l’abbé Gaume, qui est fréquemment sujet à des confusions de ce genre, semble ne point comprendre que dans l’antiquité réputée classique jusqu’ici il y a des choses bien diverses. Il y a tout ce qui est transitoire et périssable dans sa corruption, tout ce qui constitue le paganisme, dont les fictions sont venues s’évanouir à la lumière du christianisme, et il y a cette admirable culture appliquée aux choses d’un ordre naturel et qui touchent à l’homme de tous les temps, de toutes les civilisations. Le souffle chrétien a purgé le monde antique de ses dieux, et il est resté des esprits merveilleusement doués, décorant de poésie, comme Homère, la vie guerrière et domestique de la Grèce, créant les plus fortes méthodes comme Aristote, plongeant, comme Platon, jusqu’où l’œil humain peut aller dans les profondeurs métaphysiques, décrivant les beautés naturelles comme Virgile, cherchant les lois du devoir comme Cicéron ou les lois de rinvention poétique comme Horace, et accomphssant cette œuvre dans des idiomes qu’ils ont immortalisés, avec un art dont la perfection est demeurée un modèle. C’est par ce côté, c’est par l’éclat de cette culture savante que l’antiquité a sa place dans la civilisation générale, qu’elle a fasciné les intelligences, et qu’elle est venue, à un moment donné, contribuer à la formation des littératures modernes. Et qui a le plus propagé l’étude et le goût de l’antiquité classique ? Ce sont les plus grands esprits de l’église, des papes, des cardinaux, les corporations religieuses les plus illustres, héritières naturelles de ces moines du moyen-âge qui d’une main défrichaient le sol de l’Europe et de l’autre copiaient et multipliaient les manuscrits. Toute la question aujourd’hui est de savoir si l’église s’est trompée dans la constante protection qu’elle a donnée aux lettres, si tant de savans hommes ont été les complices ou les dupes d’une mystification païenne qui dure encore. Oui, indubitablement, aux yeux de M. l’abbé Gaume, si l’adultère n’est pas chassé du monde, c’est à cause de Mars et de Vénus ; si les hommes d’argent achètent l’honneur des femmes, c’est parce qu’ils ont appris la fable de Jupiter se changeant en pluie d’or. Le paganisme est partout, dans la littérature principalement, on le conçoit. M. l’abbé Gaume pousse même assez loin la plaisanterie, et c’est bien le moins que nous signalions après lui à la vindicte publique, comme un des païens les plus notoires, — qui ? l’auteur des Mémoires d’un colonel de hussards, M. Scribe en personne ! Quant aux romantiques, M. l’abbé Gaume aurait bien tort d’être trop sévère à leur égard, car il a parmi eux d’incontestables prédécesseurs dans plus d’un de ses aperçus et de ses jugemens de fantaisie. En revanche, il y a parmi nous plus d’un esprit savant et bien inspiré qui avait découvert avant l’auteur du Ver rongeur les beautés de la littérature chrétienne, sans se croire obligé pour cela d’établir entre les anciens et les chrétiens, au point de vue littéraire, cet antagonisme oiseux dont le révérend père Pitra et M. l’évéque d’Orléans font aujourd’hui justice.

Un des caractères les plus singuliers, au reste, de cette controverse, c’est (fu’elle arrive parfois à de tels résultats, si complètement inattendus, qu’on ne sait plus trop en réalité ce qu’on y pourrait opposer, sans que cela tienne assurément à la puissance des argumens. On l’a dit depuis long-temps, il n’y a rien de plus difficile à prouver qu’une vérité élémentaire et de sens commun. Quand M. l’abbé Gaume, dans ses récentes Lettres, dit que « la clarté, la flexibilité, la grâce, l’ordre logique des idées étaient peu connus des auteurs païens, » que peut-il y avoir à répondre ? Quand l’auteur du Ver rongeur, en parlant de Fénelon, signale en lui l’absence de « la vie, de la chaleur douce et pénétrante, de la touche du cœur, » comment prouver que ce sont là justement quelques-unes des qualités les plus distinctives de l’illustre archevêque de Cambrai ? Et de quelle façon sérieuse vous y prendrez-vous pour détruire l’étrange construction de philosophie historique et littéraire que voici : une langue ou une littérature est l’expression de la société ; or la société chrétienne du moyen-àge est très supérieure à la société romaine, donc la langue latine du viiie ou du ixe siècle est plus parfaite que la langue de Cicéron et de Virgile. Nous prendrons la liberté de recommander à M. l’abbé Gaume le syllogisme correspondant. Les Grecs d’aujourd’hui, bien que dissidens, sont cependant encore plus chrétiens que les Grecs anciens, donc la langue grecque moderne est supérieure à la langue d’Homère. On peut oser croire l’argument tout-à-fait invincible. Et pensez-vous qu’on s’arrête en si beau chemin dans cet assaut livré à l’antiquité classique ? Aujourd’hui c’est dans le xviie siècle même qu’on poursuit l’influence antique. Le grand siècle, comme on dit d’un ton d’ironie, est tombé en défaveur. L’époque qui a produit dans l’art littéraire Polyeucte et Athalie est infectée de paganisme. L’homme qui a fait essuyer au protestantisme sa plus décisive défaite par l’Histoire des variations, Bossuet, n’est plus que le détracteur des cathédrales gothiques ou le téméraire instituteur de M. le dauphin, pour avoir fait lire au jeune prince Virgile, César, Térence. Soit, Bossuet a méconnu les cathédrales gothiques, et on en est arrivé aujourd’hui à mieux comprendre l’originalité et la grandeur de ces travaux de l’art chrétien, de même que de beaucoup d’autres productions qui ont précédé la renaissance ; mais s’explique-t-on bien comment s’est opéré ce changement dans les idées ? C’est, sans aucun doute, parce que le sentiment de l’art dans ses manifestations diverses s’est développé. Et comment ce sentiment s’est-il développé et élargi ? C’est par la contemplation intelligente des monumens les plus opposés du génie humain, par l’étude comparative de toutes les époques, de toutes les civilisations, de tous les genres d’inspiration. C’est ainsi qu’on en est venu à ne plus sacrifier la cathédrale de Strasbourg au Parthénon, Dante à Homère, Shakspeare à Virgile ; mais nous cherchons vainement ce qu’il peut y avoir ici de nature à justifier le point de vue exclusif où se place l’école à laquelle M. l’abbé Gaume appartient. N’est-ce donc point en toute justice que M. l’évêque d’Orléans pouvait signaler éloquemment le trouble et les excès où tombent parfois certaines intelligences emportées par un zèle plus ardent qu’éclairé ? L’auteur du Ver rongeur, dans un de ses précédens ouvrages, annonçait la fin du monde. C’est là un point sur lequel ni M. l’abbé Gaume ni nous ne pouvons nous prononcer. Il y aurait bien toutefois de quoi faire réfléchir, si un des pronostics de cette fin suprême des temps devait être la confusion des esprits et des langues.

Rentrons dans la réalité et dans l’application plus directe de ces doctrines à l’enseignement. Que M. l’abbé Gaume croie juste de ne point offrir à de jeunes imaginations la Magicienne de Théocrite, l’ode à Lydie ou l’Art d’aimer d’Ovide, qu’il y ait lieu à un choix sévère dans la littérature grecque ou latine, qui pourrait différer de sentiment avec lui ? Mais d’un autre côté, sans établir d’ailleurs nulle comparaison, placerez-vous indistinctement sous les yeux de la jeunesse tous les récits et toutes les peintures de la Bible elle-même ? Pensez-vous qu’il suffise, pour faire un chrétien, de prendre un peu de latin dans les classiques du moyen-âge, au lieu de le prendre dans Virgile ou dans Tacite ? Et que peut prouver cela ? C’est qu’évidemment au-dessus de ces questions qui semblent placer le problème tout entier de l’éducation dans le choix systématique de tels ou tels livres, il y a l’esprit qui préside à l’enseignement et lui communique sa vertu, il y a la direction, l’action permanente du maître qui doit suivre l’enfant de l’œil, observant et rectifiant ses impressions, développant son esprit, épurant son goût, éclairant son imagination et combinant en lui les connaissances avec le sentiment religieux et moral. C’est là et point ailleurs qu’est le secret de l’éducation publique, et c’est ce qui fait que les maisons religieuses où le maître est sans cesse auprès de l’enfant ont eu et peuvent avoir encore une telle supériorité. Observez autour de vous les symptômes les plus alarmans : s’il est vrai que le niveau des études et des esprits ait baissé, en quoi l’antiquité classique a-t-elle pu contribuer à ce résultat ? Est-ce la faute de ce genre d’enseignement si de tous côtés règne le besoin d’une instruction superficielle et hâtive ? Est-il donc nécessaire d’aller rechercher cette cause lointaine pour expliquer les déviations morales de notre temps ? Vous supprimerez l’étude des classiques grecs et latins pour supprimer les exemples antiques, mais cela ne suffira point ; il faut aussi supprimer l’histoire, enseignement permanent, et en supprimant l’histoire ce ne sera point assez encore : il restera au fond de l’homme un genre de paganisme qu’il n’est pas besoin d’aller chercher à Rome ou à Athènes parce qu’il est de tous les temps, qui est le résumé de toutes les ardeurs, de toutes les passions, de tous les sensualismes, de tous les matérialismes se combinant aujourd’hui avec une sorte de délabrement intellectuel. Comment peut-on remédier à ce mal ? D’abord par l’action religieuse et morale sans doute, et ensuite en relevant les intelligences, en ranimant en elles le goût des mâles connaissances, en les retrempant dans ces vigoureuses disciplines littéraires dont l’antiquité justement offre de salutaires exemples. Voilà pourquoi M. l’évêque d’Orléans nous semble bien autrement comprendre le problème contemporain de l’éducation publique quand il dit avec la simple éloquence du bon sens : « Fortifions nos études, alïèrmissons nos esprits, attachons-nous plus que jamais aux méthodes éprouvées par le temps, consacrées par l’expérience. »

À vrai dire, ce qu’on peut craindre moralement aussi bien que littérairement, ce n’est point le culte intelligent de l’antiquité classique, c’est l’étude capricieuse et légère qui calque des images et des pensées, ne saisit que les traits extérieurs sans pénétrer l’essence des choses, sans se rendre compte de la différence des temps et des civilisations, et sans distinguer entre ce qui est l’immortelle expression de la vérité humaine et ce qui tient aux lieux, à l’époque, à tout un ensemble local évanoui. Il reste toujours à se poser cet éternel problème : — Dans quelle proportion est-il juste et possible de s’approprier l’inspiration antique ? Dans quelle mesure peut-on aller puiser à ce large fleuve de poésie, comme disait Dante de Virgile, qu’il appelait son maître et son auteur ? C’est une question qui se posait encore l’autre soir au Théâtre-Français en présence de l’œuvre nouvelle de M. Ponsard, — Ulysse, — faite uniquement et absolument avec quelques livres du poème homérique. S’il ne s’agissait que de rajuster et de décalquer quelques scènes de l’Odyssée, on pourrait se demander simplement : A quoi bon refaire ce qu’Homère a fait ? Il faut donc en conclure que ce n’est point en cela que peut consister l’art moderne, et qu’on ne saurait reproduire qu’avec des combinaisons nouvelles, sous une forme appropriée à nos goûts et à notre civilisation, ces vives et primitives images de la vie humaine. Là est la difficulté de cette sorte de tentatives. Combien de poètes s’y sont essayés dans une mesure diverse, avec un esprit différent, depuis le xviie siècle jusqu’à André Chénier ! Il faut un mélange singulier de connaissances et d’instinct poétique, de réflexion et de goût, pour arriver à fondre dans une invention nouvelle l’élément antique, pour faire la part de la vérité purement humaine et de la vérité historique. Racine avait peint l’homme et sacrifié l’histoire ; de nos jours, on a cherché à peindre l’histoire en sacrifiant l’homme. À laquelle de ces deux écoles appartient Ulysse ? Il est à craindre que M. Ponsard n’ait réussi qu’à réunir les inconvéniens des divers procédés appliqués jusqu’ici à l’étude et à la reproduction de l’antiquité pour aboutir à un genre auquel Voltaire a donné un nom. Ulysse a cela de particulier, qu’il n’y a ni le développement des passions et des caractères où se manifeste la vérité humaine, ni les larges peintures locales où éclate la vérité de l’histoire. Et ce qui est plus singulier, c’est que l’infériorité de l’œuvre nouvelle de M. Ponsard à ces divers points de vue n’est pas compensée par la grandeur du style et l’éclat de la poésie. S’il y a quelque chose d’évident aujourd’hui, c’est que M. Ponsard est moins propre à ressaisir l’inspiration grecque que l’inspiration latine. N’est-il point vrai en effet qu’il faut plus d’instinct poétique, plus de grâce dans l’esprit, plus de vivacité dans l’imagination pour peindre heureusement certains aspects de la vie grecque que pour reproduire les fortes scènes de la vie romaine ? Et ne sont-ce pas là justement les quahtés qui manquent le plus à l’auteur d’Ulysse ? C’est une destinée singulière que celle de M. Ponsard : chacune de ses œuTes nouvelles est écoutée avec intérêt, et son talent semble toujours stationnaire. Lucrèce a été son coup de fortune ; depuis, il n’a point retrouvé cette veine heureuse, et il est fort à craindre que son inspiration laborieuse ne la retrouve pas. Rien ne le prouve mieux, à coup sûr, que le peu de fruit qu’il a tiré de ces grands tableaux de la vie domestique et rustique dont l’Odyssée est l’immortel modèle.

Ce n’est point, du reste, au sujet des poèmes homériques seulement que se peut poser la question de savoir de quelle manière il faut comprendre, étudier et s’approprier les inspirations différentes de la nôtre : c’est au sujet de toutes les grandes poésies. Dans quelle mesure peut-on s’inspirer de Dante, de Shakspeare et même des poètes du xviie siècle, qui sont déjà pour nous des anciens ? Il n’y a qu’un moyen évidemment, qui serait de rechercher leur esprit, de voir comment ils ont exprimé tous les sentimens qui s’agitent au fond de l’ame humaine, de les rapprocher de leur siècle, de s’initier au secret de leurs conceptions et de leurs travaux. Voilà ce qui donne du prix à des études comme celles de M. Guizot sur Shakspeare et son temps, sur Corneille et son temps. Ce sont des essais d’autrefois que l’illustre historien recueille aujourd’hui et qui conservent assurément leur intérêt. De quelque manière qu’on juge M. Guizot sous d’autres rapports, il offre à coup sur le siiectacle d’une grande intelligence appliquée à la politique, à l’histoire, à la littérature. D’autres peuvent amasser de plus amples informations sur Shakspeare et sur Corneille ; nul ne saisit mieux que lui les lois générales du développement intellectuel, et nul ne les retrace avec plus de supériorité, M. Guizot est tout l’opposé d’une école politique qui existe depuis long-temps, école d’hommes d’état qui se piquent surtout d’être des hommes pratiques, et qui, pour le mieux prouver, entretiennent le moins de commerce possible avec toutes les choses intellectuelles. S’ils ont des connaissances, ils les oublient et se hâtent de se débarrasser de ce lest incommode. Nous sommes un peuple tellement mal famé pour son esprit et son amour de la littérature, que nous craindrions de le montrer souvent dans les choses qui passent pour plus sérieuses. Voyez cependant le pays pratique par excellence, l’Angleterre : là, les hommes d’état les plus éminens citent quelquefois Virgile et Horace en plein parlement. C’est qu’après tout la culture de l’esprit n’est point aussi inutile qu’on le pense, même dans la politique. L’intelligence littéraire a toujours sa place et son rôle ; ce n’est point l’historien de Shakspeare et de Corneille qui en doute, lui qui, dans une préface éloquente, rappelle quelques-uns de ses mauvais jours pour la montrer supérieure aux épreuves.

Tournons nos regards vers l’extérieur. La Belgique, remise de sa récente agitation électorale, reste encore dans la situation incertaine créée par le résultat du scrutin. Ce n’est point, comme nous l’avons dit, que ce résultat fût décisif pour déterminer quelque changement subit ; mais les pertes éprouvées par le ministère étaient assez réelles pour lui susciter quelque embarras, ne fût-ce que par cette question universellement posée de savoir s’il resterait au pouvoir. Le cabinet lui-même n’a rien décidé encore, à ce qu’il semble, à ce sujet ; quelques-uns de ses membres sont hors de Bruxelles, le roi Léopold lui-même est à Wiesbaden. Cela n’empêche point, au reste, que l’existence du cabinet belge ne soit très réellement en question, et que sa retraite ne doive être l’objet d’une prochaine délibération en conseil. Le ministère se décidera-t-il à garder le pouvoir ou à se retirer ? Il est fort probable qu’il ne se dessaisirait pas du gouvernement, s’il n’y avait que M. Rogier. M. Rogier a une raison très péremptoire, c’est qu’il aime le pouvoir ; il s’y croit indispensable, et il souffre naturellement de voir mal aller les affaires de son pays lorsqu’il n’est plus ministre. Quant aux autres membres du cabinet, plusieurs ne comptent pas comme hommes politiques. Le ministre de la justice, M. Tesch, penche ouvertement pour la retraite, dans l’intérêt même de l’opinion libérale. Le ministre le plus important avec M. Rogier, M. Frère-Orban, serait lui-même assez disposé à se retirer. Ses motifs peuvent être tirés également d’un intérêt de parti, mais peut-être tiennent-ils aussi à des considérations personnelles. M. Frère, jeune encore, semble se soucier assez peu de rester lié à la fortune sur le retour de M. Rogier. Si on pouvait douter d’ailleurs de l’activité et de l’ardeur libérale de M. Frère, on n’aurait qu’à jeter les yeux sur une brochure qu’il a publiée récemment sous le nom de Jean Van Damme en réponse à M. de Decker. Cela peut prouver du moins qu’en Belgique les ministres ont les loisirs nécessaires pour écrire des brochures. Toujours est-il que M. Frère, se sentant un avenir politique, ne semblerait point éloigné de quitter le ministère. Telle est aujourd’hui la situation ; elle se dessinerait indubitablement mieux encore, si, comme on l’a dit, les chambres sont convoquées vers la mi-juillet. Une des difficultés les plus épineuses pour le ministère de Bruxelles, c’est toujours le traité de commerce avec la France. Le cabinet a cherché à donner une satisfaction aux Flandres en envoyant à Paris im négociateur spécial, M. Charles Liedts, ancien président de la chambre des représentans, ministre d’état, gouverneur du Brabant et même désigné comme ministre probable ou possible en cas de retraite du ministère actuel. Les négociations se poursuivent activement aujourd’hui dans des conférences régulières. Nous osons croire qu’elles aboutiront : une conclusion est d’autant plus urgente, que la convention de 1846 expire, comme on sait, le 10 août prochain ; mais d’ici là même le cabinet belge existera-t-il ?

La Hollande vient d’avoir, elle aussi, son mouvement électoral et même sa crise ministérielle. C’est pour la seconde chambre qu’ont eu lieu des ëlections. Le résultat du scrutin dans son ensemble ne modifie point essentiellement la situation politique du pays : si l’un des partis avait gagné quelque chose dans cette lutte, ce serait le parti historique-réformé. Au fond, l’attention publique ne laissait point d’être vivement préoccupée de l’issue du mouvement électoral, qui pouvait influer sur le sort du ministère néerlandais. Celui-ci avait subi divers échecs qui semblaient devoir se multiplier encore. Le ministre des finances avait dû retirer un projet d’impôt sur la rente ; le ministre de la justice n’avait pu faire accepter une loi créant une nouvelle organisation judiciaire. La chambre paraissait peu favorable au règlement proposé de la dette russe, à une loi sur l’administration des pauvres que l’on accusait de trop s’immiscer dans les affaires intérieures des diaconies. Bref, il est résulté de toutes ces difficultés la démission du ministre de la justice et du ministre de la guerre, ainsi que le constate la réponse de l’un des ministres restans, M. Thorbecke, à une interpellation dans la seconde chambre. Ce n’est point une retraite totale du cabinet hollandais, c’est une recomposition. Les nouvelles des Indes orientales, toujours importantes pour la Hollande, sont assez satisfaisantes, malgré une sédition qui a éclaté à Sumatra, mais qui ne paraît pas devoir se prolonger en présence d’une répression sérieuse.

En Angleterre, le parlement est à la veille de clore sa session. Ses dernières séances ont été tristement occupées. Il se sépare, non pas comme autrefois, avec la satisfaction d’avoir accompli quelque grande réforme, mais après les plus pitoyables débats dont l’histoire parlementaire de l’Angleterre fasse mention : nous voulons parler de l’affaire Mather. Les débuts diplomatiques de lord Malmesbury n’ont pas été heureux, il faut en convenir, et lord John Russell n’a pas eu de peine à triompher de ce faible adversaire. Quelle négociation ! Lord Malmesbury, au lieu d’avoir une opinion sur les indemnités qu’il doit réclamer à la Toscane, commence par aller chercher l’avis de la partie intéressée, ce qui est à peu près comme si un juge, pour rendre un arrêt, commençait par prendre l’avis du plaignant. M. Mather père, qui paraît avoir profité des leçons du juif Pacifico, commence par réclamer, non une réparation qu’on ne songeait pas à refuser, mais une somme d’argent, et quelle somme ! 5,000 livres sterling tout modestement ! Lord Malmesbury, avec la politesse qui doit naturellement caractériser un lord anglais, s’empresse d’adresser ces réclamations au gouvernement toscan, tout en ayant soin de déclarer qu’il trouve la demande exorbitante. Voilà ce que je vous réclame, ne me l’accordez pas ; tel est le résumé des dépèches de lord Malmesbury à M. Scarlett, autorisé à réclamer la somme plus modique de 1,000 livres sterling. Alors commence entre le gouvernement toscan et l’agent anglais à Florence une série de négociations dans lesquelles les deux parties marchandent et se débattent comme acheteurs et vendeurs. — 1,000 livres sterling ! — non ; — 500 ! — non, 220, plus la grâce de deux jeunes Anglais condamnés pour offenses politiques. Pendant ce temps, les interpellations se succèdent au parlement ; lord Malmesbury répond tant bien que mal et envoie a son subordonné des instructions dont le sens le plus clair est celui-ci : Finissez-en. Acceptez tout, et que je n’entende plus parler de cette affaire. — Et puis, lorsque lord lohn Russell vient demander des explications sur cette inconcevable politique, lord Malmesbury déclare qu’il est très occupé, qu’il ne peut penser à tout, et qu’il ne savait pas, avant d’y avoir participé, quelle chose difficile est le gouvernement. Singulière explication et comme aucun ministre anglais n’en avait encore donné ! Mais nous sommes de l’avis de lord Malmesbury, cette affaire, ainsi que les autres du même genre, commencent à fatiguer le public. Enfin sir Henri Bulwer est venu fort à propos pour arranger l’affaire ; tant mieux, et puissions-nous ne plus entendre parler de pareils incidens, qui, trop fréquemment renouvelés, finiraient par compromettre la paix du monde, et par amasser contre l’Angleterre (que son gouvernement y songe) une nuée de griefs, qui nécessairement entraîneraient des orages !

Les signes de tempêtes futures ou même prochaines ne manquent pas d’ailleurs en Angleterre. Que veulent donc dire les nouvelles rigueurs exercées contre les catholiques ? Lord Derby, après ses rétractations et celles de M. Disraéli à l’endroit du libre-échange, voudrait-il donc faire les élections en s’appuyant sur les passions populaires et le fanatisme religieux réveillés dans ces dernières années. Les fureurs religieuses recommencent ; nous ne voyons guère que sir Robert Inglis qui puisse s’en féliciter. Les deux religions catholique et protestante se regardent d’une manière menaçante, et leur colère mutuelle croît d’heure en heure. En Irlande, l’agitation catholique, qui ne manque pas de se ranimer à l’approche des élections, se réveille, plus forte que jamais, sous l’impulsion d’un clergé mécontent des mesures adoptées l’an dernier contre ses fidèles. En Angleterre, le ton des journaux, même du Times, l’organe le plus modéré pourtant de la Grande-Bretagne, devient de plus en plus insultant ; le parlement a occupé les dernières heures qui lui restaient à agiter l’affaire de M. Bennett, exclu du vicariat de Frome par l’évêque de Bath, sous prétexte de puseyisme, de pratiques et de sympathies papistes ; la reine lance des proclamations pour interdire les processions catholiques. Sommes-nous donc à la veille de voir effacer le bill d’émancipation ? Tel est l’état actuel des choses. Ce parlement qui s’était réuni en pleine tranquillité se sépare au milieu de l’agitation.

En Allemagne, l’incident le plus remarquable de cette dernière quinzaine est le voyage de l’empereur d’Autriche en Hongrie. François-Joseph avait parcouru successivement la plupart des grandes provinces de ses états, et s’était montré tour à tour aux Italiens et aux Polonais de la Galicie ; il a voulu aussi visiter la contrée la plus cruellement éprouvée par les événemens des dernières années ; il a désiré connaître par ses yeux les sentimens de cette Hongrie qui a failli être si funeste à l’empire. Au moment même où le jeune souverain allait entreprendre ce voyage d’exploration parmi des populations hier encore armées contre lui, l’empereur de Russie, rentré dans ses états à la suite de son excursion en Allemagne, recourait à une mesure qui attestait l’opiniâtreté des Polonais dans le système d’abstention qu’ils pratiquent depuis si long-temps envers le gouvernement russe. Le tzar publiait un oukase pour enjoindre à la jeune noblesse polonaise de prendre à l’avenir du service sous peine de s’y voir contrainte. L’empereur d’Autriche n’allait-il pas de son côté, en parcourant la Hongrie, rencontrer sinon des sentimens hostiles, au moins une froide réserve ? Le craindre, c’eût été peu connaître le caractère du peuple magyar et la nature des idées qui l’ont entraîné, en 1848, dans une lutte, nous dirions presque involontaire, bien qu’une fois engagé, il y ait déployé beaucoup de passion. La presque totalité des soldats et des chefs n’avait aucune notion de la démocratie, et ne songeait nullement à ce que l’on entend d’ordinaire par le mot de révolution. Bien plus : si la guerre est devenue par la suite une guerre d’indépendance contre l’Autriche, elle n’était à l’origine qu’une guerre de suprématie entre les Magyars et les Slaves de Hongrie. Les circonstances ont donc fait beaucoup plus pour mettre la Hongrie directement aux prises avec l’Autriche que les combinaisons des hommes de parti portés par les événemens à la tête de l’insurrection. Parmi eux, Kossuth est le seul qui eût la nature et les instincts d’un tribun démocratique. Aussi est-il renié aujourd’hui non pas seulement par Georgey dans ses récens mémoires, mais par ceux mêmes qui accusent Georgey d’avoir mis beaucoup d’obscurité dans sa conduite, notamment par Batthyani et par tous les hommes qui ont exercé sur les masses magyares une influence sérieuse. Les Magyars, en effet, sont essentiellement conservateurs, et nous ajouterions volontiers foncièrement Autrichiens.

Le jeune empereur d’Autriche a donc été accueilli par des fêtes qui se sont renouvelées partout sur son passage, à Buda-Pesth et à Temesvar, au milieu des traces de destruction encore fumantes, à Debreczin même, dans cet immense village, foyer de magyarisme, auprès duquel le gouvernement insurrectionnel avait naguère trouvé une hospitalité chaleureuse derrière les marais de la Theiss et les steppes. Cependant la politique toute seule ne suffirait point à expliquer l’empressement enthousiaste avec lequel toutes les classes de la population magyare sont accourues au-devant de l’empereur. Il faut se rappeler qu’en Hongrie rien ne se fait sans que le lyrisme y soit pour quelque chose. On n’y parle point, on y chante ; c’est un hymne perpétuel, soit qu’il s’agisse des malheurs ou des gloires, des tristes pressentimens ou des espérances du pays. Les Magyars sont restés un peuple jeune à travers toutes les phases de leur histoire politique ou littéraire, sans avoir pour ainsi dire d’âge mûr. Pour peu qu’ils soient émus, leur imagination s’exalte immédiatement au ton de l’épopée. Qu’a donc fait l’empereur pour inspirer à ce degré l’enthousiasme d’un peuple qui lui livrait, il y a trois ans, de si rudes batailles ? Il a fait plus que s’il eût, en un clin d’œil, réparé tous les désastres causés par la guerre, et que s’il eût doté la Hongrie des institutions les plus parfaites : il s’est montré sous l’uniforme magyar, il a parlé en langue magyare. Du moment où l’empereur fait aux Magyars, en les visitant, la concession d’emprunter à leur nationalité son costume et sa langue, le passé n’est plus rien pour eux ; les voilà qui se déclarent prêts à mourir pour François-Joseph, comme autrefois leurs grands-pères pour Marie-Thérèse, et la Hongrie retentit de nouveau du célèbre moriamur pro rege nostro !

Sans nul doute, la haute aristocratie va tenter de se faire de cet enthousiasme un argument en faveur de la vieille constitution hongroise, dont elle réclame avec beaucoup d’activité, depuis deux ans, le rétablissement ; mais la centralisation et la bureaucratie sont déjà entrées en quelque sorte en possession du sol. Le gouvernement autrichien a trop d’avantages à ce qu’elles ne rendent point les positions qu’elles ont prises à la fois sur la féodalité et sur la nationalité magyares, pour qu’il soit permis de penser que la constitution d’avant 1848 sera rétablie tout entière. L’Autriche se gardera bien de laisser ainsi échapper la grande compensation qu’elle a retirée des sacrifices d’amour-propre, d’hommes et d’argent que lui a coûtés la guerre de Hongrie.

Dans l’empire ottoman, les tiraillemens sourds qui se sont quelquefois révélés au sein de la haute administration deviennent plus vifs et plus apparens. Une entreprise aussi vaste que le rajeunissement de l’islamisme et de la race turque ne pouvait assurément s’accomplir sans rencontrer beaucoup d’obstacles. Les populations peu éclairées, les fonctionnaires gênés d’avoir des lois à respecter, devaient plus d’une fois résister à l’action du gouvernement et paralyser ses meilleures intentions. Enfin le vieux système, menacé dans ses principes mêmes, devait rencontrer souvent auprès du trône des organes officieux et passionnés. Jusqu’à ce jour, l’influence des hommes servilement attachés à la tradition a toujours fini par céder devant l’habileté et l’ascendant de ce parti, dès à présent nombreux, qui professe que l’avenir de la Turquie dépend de sa régénération politique et administrative. Toutes les fois que les Turcs de la vieille école sont rentrés au pouvoir, les événemens sont venus promptement montrer combien leur politique est impuissante et dangereuse. Par la force même des choses, le sultan a toujours été obligé de se séparer d’eux et de revenir à leurs adversaires, pour réparer les fautes d’un système qui n’est plus de ce siècle. Il paraîtrait cependant que les ennemis du grand-vizir Rechid-Pacha, en qui se personnifie le ministère de la réforme, ont repris depuis quelque temps plus de hardiesse et retrouvé plus d’accès dans les hautes régions d’où le pouvoir émane.

Tous ceux qui portent intérêt à la prospérité de la Turquie verraient avec peine la politique libérale abandonnée par le sultan. Nous ne dirons point, avec l’ancien ambassadeur anglais, aujourd’hui lord Stratford, parlant à ses compatriotes les Anglais d’Orient, que l’administration ottomane est bien loin d’être régénérée, et qu’il reste à faire beaucoup plus que l’on n’a fait encore. Non, lord Stratford est injuste à force de franchise. Dans un pays où les innovations éveillaient de si profondes défiances, où l’ascendant des mœurs se joignait à la puissance de la religion pour repousser toute réforme, l’œuvre la plus difficile était d’oser proclamer des principes nouveaux, dût-on rencontrer mille obstacles et échouer quelquefois dans l’application. Un grand pas a donc été fait : ces principes ont été proclamés ; mais est-ce bien au moment où ils commencent à porter leurs fruits, où une politique intelligente raffermit l’autorité du sultan sur les populations chrétiennes de la Turquie d’Europe et rétablit la suzeraineté de l’empire sur l’Egypte elle-même, est-ce en un moment si décisif qu’il convient de renoncer au système qui a préparé tous ces résultats ? La situation est par elle-même si claire, que le sultan, nous le croyons, n’a pas besoin de faire l’essai d’un nouveau ministère rétrograde pour reconnaître les services éminens que le parti de la réforme rend tous les jours à l’empire. Indépendamment même de ses actes, la seule confiance qu’il inspire aux populations est une force pour le gouvernement. Un ministère peu favorable ou hostile à la réforme ne causerait que des inquiétudes d’une extrémité de l’empire à l’autre. Alors les critiques que lord Stratford a adressées à l’administration ottomane, en faisant ses adieux à la Turquie, cesseraient d’être exagérées

ch. de mazade.
REVUE DRAMATIQUE.

Je ne suis pas de ceux qui reprochent à M. Ponsard d’avoir choisi Ulysse pour le héros d’une tragédie, encore moins de ceux qui considèrent la forme tragique comme un non-sens dans notre temps. Je crois la tragédie tout aussi logique, tout aussi acceptable que la comédie, n’en déplaise aux esprits exclusifs qui veulent absolument fondre la comédie et la tragédie dans le drame. Bien qu’il soit de mode aujourd’hui de traiter les sujets antiques comme de vieilles guenilles, je persiste à penser que la poésie peut au XIXe siècle, aussi bien qu’au XVIIe, choisir ses héros dans la vieille Grèce et dans la vieille Italie, sous la tente des patriarches, parmi les pâtres de Chaldée, ou dans la terre des Pharaons. Schiller et Goethe, que personne sans doute n’accusera d’avoir dédaigné ou méconnu les leçons de Shakespeare et de Calderon, n’ont pas cru que la forme tragique fût incompatible avec l’esprit de notre temps. Goethe n’a pas craint de mettre Iphigénie sur la scène après Euripide, et Schiller a écrit la Fiancée de Messine avec autant d’ardeur et de conviction que Don Carlos, Wallenstein et Guillaume Tell. Il ne faut pas s’inquiéter des esprits frivoles qui ne demandent au théâtre qu’un amusement stérile, et pour qui la tragédie est synonyme d’ennui. Que répondre, en effet, à ces âmes indolentes et blasées qui préfèrent la Tour de Nesle à Cinna ? Il est vrai que Cinna est moins amusant ; mais de tels argumens ne comptent pas dans la discussion. A mes yeux, la tragédie, la comédie et le drame sont trois formes également légitimes. Ce qui importe aujourd’hui, c’est de remonter jusqu’aux sources, de consulter les documens originaux, d’aborder l’antiquité directement, d’interroger Eschyle et Sophocle, et de leur demander le secret de la grandeur et de la simplicité. C’est à cette condition seulement que la forme tragique pourra se rajeunir et se renouveler.

Le XVIIe siècle ne comprenait pas l’antiquité comme nous la comprenons aujourd’hui. Il rêvait une Grèce, une Italie à l’image de la France, et préférait les tirades sentencieuses d’Euripide aux mâles accens d’Eschyle, au dialogue pathétique de Sophocle. Aussi, malgré les mérites très réels qui le recommandent, Racine ne saurait être accepté comme peintre fidèle de la vie antique. Qu’il nous transporte en Aulide ou dans le palais des Césars, il songe trop souvent à la cour de Versailles. L’hommage éclatant qu’il rend au gendre d’Agricola ne saurait fermer nos yeux à la couleur toute moderne de plusieurs scènes de Britannicus. Néron et Agrippine, étudiés avec une grande finesse, et très vrais, humainement parlant, ne sont pas précisément des personnages romains. Athalie même, si vantée pour le caractère biblique, ne s’accorde guère avec le Livre des Rois. Pour les spectateurs, pour les lecteurs du XVIIe siècle, Athalie était un poème plein de hardiesse et de nouveauté ; pour nous, je veux dire pour tous ceux qui connaissent le Livre des Rois, c’est une imitation timide et infidèle de la chronique hébraïque ; ce n’est pas même le profil de la vérité. Le poète n’a tenu compte ni des temps ni des lieux, et s’est contenté de fouiller dans l’âme d’Athalie et de Joad pour nous montrer toutes les souillures de l’usurpatrice, toute la grandeur du prêtre fervent et dévoué. Corneille, dont Voltaire a tant célébré l’âme romaine, ne traitait pas l’antiquité avec plus de scrupule que Racine. Il suffit de lire dans Tite-Live le récit du combat des Horaces et des Curiaces pour comprendre que, s’il était Romain par le sentiment, il n’attachait pas grande importance aux détails de la vie romaine. Il y a dans les pages de l’historien tout un côté religieux que le poète normand ne laisse pas même entrevoir.

Ainsi le XVIIe siècle, si justement préoccupé de l’analyse de l’ame humaine et qui doit à cette analyse même la meilleure partie de sa gloire, a légué aux poètes de notre temps le soin d’ajouter à l’éternelle vérité la vérité locale et historique. M. Ponsard ne paraît pas avoir compris la question poétique telle que je viens de l’exposer. Au lieu d’ajouter la vérité de temps et de lieu à la vérité purement humaine, il a substitué la seconde à la première ; il a renoncé à l’analyse de l’âme humaine et s’est contenté de nous montrer les détails de la vie antique : il a sacrifié le nécessaire au contingent. C’est, à mes yeux, une façon très mesquine de concevoir le renouvellement de la forme tragique. Il s’est trompé comme les peintres qui croient dépasser Raphaël et Nicolas Poussin, parce qu’ils connaissent ou pensent connaître le costume de Jacob et l’architecture du temple de Salomon. Comme eux, il n’a saisi que le côté accidentel de la vérité ; comme eux, il a oublié l’âme des personnages et l’analyse des sentimens qui les agitent pour étudier la forme des manteaux, des armes et des meubles. Or l’archéologie ne pourra jamais remplacer la philosophie. Si Raphaël et Poussin, si Corneille et Racine occupent une si grande place dans l’histoire de l’esprit humain, c’est pour avoir sondé toutes les passions, c’est pour les avoir exprimées dans une langue éloquente. Il n’est pas difficile d’en savoir plus qu’eux sur les détails de la vie antique ; mais, pour faire un heureux emploi de l’érudition, il faut, avant tout, s’efforcer de sentir et de penser comme eux.

Le procédé suivi par M. Ponsard équivaut à l’abdication complète de toute personnalité. Il n’y a pas dans la tragédie nouvelle une scène qui relève de l’invention. Une paire de ciseaux a suffi pour découper dans l’Odyssée tous les passages qui se rapportent à la reconnaissance d’Ulysse par Eumée, par Télémaque, par Euryclée, et enfin par Pénélope ; une aiguille a suffi pour les assembler. La volonté et la réflexion ne sont pas intervenues une seule fois dans la composition de cette œuvre singulière, ou plutôt, à parler franchement, il n’y a là ni œuvre ni composition. La conversation d’Ulysse et d’Eumée, l’épreuve de l’arc, le massacre des prétendans, racontés par Homère dans une langue tantôt naïve, tantôt énergique, perdent sous la plume de M. Ponsard leur physionomie primitive : la naïveté devient trivialité, l’énergie grossièreté. En un mot, c’est une méprise complète. L’auteur intervertit l’ordre des incidens et ne s’aperçoit pas que le poète grec les a disposés avec un art profond, de façon à tenir en haleine la curiosité du lecteur, et le récit qui nous a charmés perd à ce jeu toute sa vivacité, tout son attrait.

Je ne veux pas rappeler à M. Ponsard de quelle manière Eschyle, Sophocle et Euripide ont mis en scène le héros d’Homère : ce serait abuser du passé. Je me contenterai de lui dire que les lois de l’épopée n’ont rien de commun avec les lois du poème dramatique. Les détails les plus naïfs et les plus vrais, qui nous enchantent sous la forme narrative, nous semblent trop souvent puérils sous la forme dramatique. Il est difficile de saisir la limite où finit la naïveté. M. Ponsard a cru pouvoir mettre en scène indistinctement tous, les détails de la vie familière qu’il rencontrait dans l’Odyssée : la froideur de l’auditoire a dû lui montrer qu’il s’était trompé. Le poème dramatique ne peut se passer de l’analyse des caractères, du combat des passions ; à mesure que la civilisation se développe, à mesure que l’instruction devient plus générale, le spectateur demande plus impérieusement que la philosophie prenne possession du théâtre. Or M. Ponsard n’a tenu compte ni de son temps, ni de son pays. Il a détaché quelques pages de l’Odyssée, et n’a pas compris la nécessité d’analyser ce qu’Homère s’était contenté d’énoncer. Aussi les spectateurs sont demeurés indifférens, et la chose n’était pas difficile à prévoir. Ulysse, Pénélope, Télémaque, Eumée, sont à peine esquissés. Je vois en eux plutôt des comparses que des personnages. Quant aux passions qui les animent, l’auteur se borne à les indiquer. Dans la crainte de se fourvoyer, il se contente de traduire les passages qu’il a choisis ; mais comment les traduit-il ? Tantôt d’une manière littérale, plate et prosaïque, tantôt d’une manière très infidèle.

M. Ponsard ne paraît pas se douter de l’importance de l’unité dans le style. Tantôt il emploie la périphrase, comme s’il voulait se séparer de la foule ; tantôt il descend aux expressions les plus vulgaires, comme s’il voulait effacer de notre mémoire l’origine et le rang de ses héros. Ainsi non-seulement les personnages n’existent pas en tant que personnages dramatiques, mais la langue qu’ils parlent est une langue bariolée ; non-seulement dans la composition de cette tragédie il n’y a pas trace de philosophie, mais le style ne vaut pas mieux que l’invention. Télémaque, s’adressant à sa mère, lui dit : « Je ne m’oppose pas à cette idée. » Je conçois qu’on s’oppose à la volonté, mais s’opposer à l’idée, n’est-ce pas là tout simplement du jargon ? Eumée, s’adressant à Télémaque, lui dit, en lui montrant Ulysse déguisé en mendiant et couvert de haillons : « pour cet étranger, nous avons devancé les heures du manger. » Est-ce là de la naïveté ? Je laisse au lecteur le soin de répondre.

Nul sous le rapport philosophique, nul sous le rapport littéraire, car cinquante vers bien tournés ne suffisent pas pour obtenir l’approbation des hommes de goût, le poème de M. Ponsard peut-il contenter les antiquaires ? Pour résoudre cette question, il me suffira de rappeler la manière dont il parle des bacchantes. Les suivantes infidèles, pour excuser leur conduite, ne craignent pas de se comparer aux bacchantes. Or, je le demande à tous ceux qui connaissent les mystères du paganisme, est-il permis de voir dans les bacchantes le type de la vie lascive ? pour se rendre coupable d’une pareille bévue, il faut n’avoir jamais lu ni Théocrite ni Virgile ; il faut avoir oublié la mort de Penthée : les bacchantes étaient si amoureuses du plaisir, si passionnées pour le libertinage, qu’elles lapidaient les hommes assez hardis pour vouloir assister à leurs mystères ! Elles étaient donc inhumaines dans le sens le plus rigoureux du mot. Pourtant M. Ponsard n’est pas étranger à l’antiquité : comment donc est-il arrivé à calomnier les bacchantes ? A-t-il cru pouvoir compter sur l’ignorance de l’auditoire ? Ce serait une excuse par trop singulière. Quoique l’étude de l’antiquité ne soit pas à la mode, il se rencontre toujours dans une salle quelques hommes amoureux du passé, qui connaissent les bacchantes autrement que par les chansons de Panard et de Collé, et qui ne vont pas chercher dans les couplets du Caveau le secret des fêtes païennes. En vérité, plus j’y pense et plus j’ai peine à m’expliquer une telle étourderie, car je ne veux pas croire que M. Ponsard ignore la mort de Penthée. Pourquoi cette étourderie n’est-elle pas la seule que j’aie à relever ? Ulysse, rappelant à Pénélope la forme du lit nuptial, parle d’un olivier qu’il a taillé avec l’équerre. Ulysse était sans doute un habile homme, un rusé compagnon ; mais, s’il n’avait eu que l’équerre pour tailler l’olivier, il aurait eu grand’peine à construire le lit nuptial. Est-ce que par hasard l’auteur aurait cru que l’équerre sert à équarrir ? Je n’ose l’affirmer, et pourtant c’est la seule manière d’expliquer le langage d’Ulysse ; je dis expliquer et non pas justifier. Minerve, à son tour, ne parle pas toujours comme la déesse de la sagesse et se permet parfois d’étranges expressions. Quand elle se prépare à changer les traits d’Ulysse, elle lui annonce qu’elle va détacher ses cheveux de son front chauve. Il serait difficile de pousser plus loin la naïveté : dépouiller un front chauve, la belle merveille ! pour opérer un tel prodige, l’intervention de Minerve n’est pas nécessaire : c’est une œuvre aussi difficile que d’enfoncer une porte ouverte ou de brûler une maison réduite en cendres.

Je regrette d’avoir à parler si sévèrement d’un homme qui a plus d’une fois montré un véritable talent ; mais il y a si loin de Lucrèce et de Charlotte Corday à la tragédie d’Ulysse, qu’il m’est impossible de tenir un autre langage. Si Lucrèce n’avait pas la grandeur et l’austérité que nous trouvons dans le récit de Tite-Live, elle nous intéressait du moins par l’expression de ses sentimens ; si les personnages groupés autour de Charlotte Corday composaient plutôt une suite de tableaux qu’une action dramatique, du moins ils étaient étudiés et rendus avec soin. L’auteur avait sondé l’ame de Marat, de Danton et de Robespierre, et la scène du triumvirat nous reportait aux meilleurs temps de notre poésie. Dans la tragédie d’Ulysse, je ne trouve rien de pareil. L’auteur nous offre quelques miettes d’Homère, et croit qu’à l’ombre de ce grand nom il peut défier la raillerie et l’indifférence. Qui oserait blâmer cette tragédie ? Qui oserait la déclarer ennuyeuse, inanimée ? Ne serait-ce pas s’exposer au reproche d’ignorance ? Si telle a été la pensée de M. Ponsard, je dois lui dire qu’il s’est lourdement trompé. Ceux qui ne connaissent pas l’antiquité n’ont vu dans sa tragédie qu’une série de conversations sans intérêt et sans but, un assemblage de scènes cousues au hasard. Quant à ceux qui connaissent l’antiquité, leur ennui s’est bientôt changé en dépit, car il n’est pas permis de toucher à Homère pour le traiter avec un tel sans-façon. Il n’est pas permis de mettre en scène Pénélope, c’est-à-dire le type de la fidélité, de la chasteté, pour la réduire aux proportions d’un personnage vulgaire, en mêlant aux pensées les plus hautes des lieux communs qui depuis long-temps ont lassé toutes les oreilles. Si Homère est le plus divin des poètes, la prétendue tragédie de M. Ponsard est tout simplement une impiété.


GUSTAVE PLANCHE.


REVUE MUSICALE.

Le Théâtre-Français vient de faire une tentative qui n’aura pas de suites fâcheuses, grâce à la vigilance du public, qui a conservé dans ce vieux sanctuaire de l’esprit national une partie de son initiative bienfaisante. Une tragédie de M. Ponsard, Ulysse, accompagnée de chœurs de la composition de M. Gounod, n’a pas eu le succès qu’on s’en promettait. C’est le spectacle des passions humaines à travers les mœurs et les idées contemporaines qu’on va chercher au théâtre, et non pas des commentaires historiques qui exigent du spectateur plus de tension d’esprit que d’émotion. Dans la décadence du théâtre grec, les tragédies qu’on jouait à la cour des Ptolémées ressemblaient beaucoup aux drames modernes, elles étaient remplies également de curiosités historiques qui faisaient les délices des nombreux érudits qui remplissaient la grande ville d’Alexandrie. Eschyle, Sophocle et Euripide étaient plus simples et plus naïfs que leurs doctes successeurs : ils leur ont survécu, tandis que le temps n’a pas daigné respecter les œuvres éphémères des poètes alexandrins.

L’alliance de la poésie et de la musique remonte aux premiers jours de l’esprit humain : c’est le caractère propre à l’enfance de tous les arts de se produire ensemble dans une manifestation confuse de la vie, comme on peut l’observer chaque jour dans le petit enfant qui gesticule, tressaille et balbutie des mots inarticulés, enveloppés d’une sonorité presque musicale. Plus tard, lorsque les organes auront pris de la consistance, la sensibilité, condensée d’abord dans une source unique et troublée, se distribuera dans différens canaux d’où naîtront les nuances fondamentales de l’esprit et du sentiment, de la réflexion et de la spontanéité. Telle est également l’origine des beaux-arts, particulièrement celle de la poésie, de la musique et de la danse, que les Grecs primitifs ont confondues sous la dénomination commune de choristique. De ce mélange confus de danse, de mimique, de poésie et de musique, sont nées plus tard la tragédie et la comédie, auxquelles se mêlaient encore, dans de moindres proportions, la danse et la musique comme des restes du chœur dionysiaque, qui avait été la seconde manifestation de l’instinct dramatique, car il n’est pas inutile de rappeler encore une fois que le chœur, qui jouait dans la tragédie grecque un rôle abstrait et symbolique, n’avait rien de commun avec ce qu’on a essayé dans les temps modernes. C’était un écho de la conscience publique qui intervenait dans les grandes péripéties, soit pour blâmer une action impie, soit pour célébrer et soutenir une vertu méconnue. Le chœur de la tragédie grecque, en un mot, était un débris de l’enfance de l’art ; il reproduisait, au milieu d’une civilisation déjà avancée, le souffle lyrique de la poésie primitive. « Dans l’origine, remarque Lucien, les mêmes personnes chantaient et dansaient en même temps ; mais, comme on s’aperçut que l’agitation de la danse gênait la respiration, on jugea plus à propos de faire chanter les uns et danser les autres. » Cette explication singulière ne fait pas honneur à la perspicacité du philosophe grec. Si Lucien eut pénétré plus avant dans la nature des choses, il aurait vu que la séparation de la danse, du chant, du récit et de la gesticulation, qui formaient à l’origine un tout confus, était le résultat inévitable du progrès de l’esprit humain, qui va d’abord du complexe au simple pour revenir plus tard à l’unité savante.

La question de savoir quelle part avait la musique dans la tragédie grecque et de quelle nature était cette musique est l’une des questions les plus controversées qui existent. Les érudits de la fin du XVIe siècle, en cherchant la solution de cette énigme de l’histoire, ont trouvé une forme presque nouvelle de l’art, l’opéra, qui est né à Florence vers 1590. Nous disons que l’opéra est une forme presque nouvelle de l’art dramatique, car, indépendamment de l’église, qui avait conservé dans son sanctuaire l’usage de mêler le chant à son drame mystique, mélange de récitatif, de mélodies et de déclamation, il est certain aujourd’hui que la société laïque du moyen-âge a connu aussi une sorte de légende dramatique où la musique intervenait. Le plus connu de ces drames, mêlés de musique, et qu’on peut considérer comme l’origine de notre opéra-comique, est celui intitulé : le Gens de Robins et de Marion, qu’Adam de la Hale, poète et musicien célèbre du XIIIe siècle, paraît avoir composé Naples vers 1285. On le voit, il n’y a jamais dans l’histoire de solution de continuité, et si, comme l’a dit tout récemment M. Vitet dans sa belle étude sur la Chanson de Roland, les arts du moyen-âge sont inférieurs, par la forme, à ceux de l’antiquité, ils en ont du moins conservé le principe, lequel, vivifié par une civilisation nouvelle, produira dans la suite des temps des développemens inespérés. Si c’était ici le lieu d’examiner quel était le caractère de la musique chez les Grecs et par quelles propriétés elle différait de la musique européenne, nous pourrions dire qu’il est à peu près certain que les compatriotes de Phidias, d’Apelle et de Sophocle ne connaissaient pas l’harmonie telle qu’elle s’est constituée chez nous depuis le XVIe siècle. La division de leur échelle et la diversité de leurs modes, qui n’étaient pas sans présenter un grande analogie avec les différens dialectes qui modifiaient la trame de la langue nationale, nous donnent Heu de croire que la musique des Grecs était à la musique moderne ce que le plain-chant d’avant le XVIe siècle est à la musique figurée et idéale, une forme primitive qui n’admettait qu’un petit nombre d’accens et de couleurs. Mêlée à la poésie dont elle était un élément secondaire, elle en subissait les lois et servait de véhicule à la parole sans en dépasser beaucoup la sonorité. Non-seulement les Grecs ne faisaient parcourir à la voix humaine qu’un petit nombre de degrés, une quinte par exemple, prise dans la partie moyenne de l’échelle, mais ils voulaient encore que le chanteur restât dans les limites d’une sonorité modérée. Dans le dixième livre de ses Confessions, saint Augustin rapporte que saint Anastase faisait chanter les psaumes dans son église d’une voix si modérée, que le chant qui en résultait était plus voisin de la parole que de la musique ; qui tam modico flexu cocis faciebat sonare lectorem psalmi, ut pronuntianti vicinior esset, quam canenti. Saint Isidore confirme le même fait en disant que c’était la coutume générale de l’église primitive de chanter d’une voix qui ne s’élevait guère au-dessus de la sonorité de la parole. Tel a dû être aussi le caractère de la mélopée grecque, qui a donné heu à tant de divagations.

Si nous sommes entré dans ces détails historiques sur l’idée qu’on peut se faire du rôle que la musique a joué dans la tragédie grecque, c’est pour en finir une bonne fois avec ces prétendues imitations de l’antique, qui n’ont jamais produit que des pastiches sans originalité. La musique moderne est un art émancipé, qui vit de sa propre vie, et qui ressemble fort peu à ce qu’on appelle la mélopée grecque, dont la restauration, si elle était possible, nous ramènerait à l’enfance de l’art. Que le Théâtre-Français reste donc dans son domaine et que l’Opéra reste dans le sien. Ce sont deux manifestations très différentes de l’art, dont la confusion ne pourrait que nous appauvrir. Lorsque Racine, au déclin de sa carrière, fit Esther et Athalie, les chœurs, trop nombreux, qui interviennent dans ces deux chefs-d’œuvre y sont du moins amenés avec un art suprême qui n’altère point les proportions de l’ensemble, et laisse à la poésie son libre développement. Les chœurs, mis en musique par un compositeur obscur de l’époque, Jean-Baptiste Moreau, et dont Racine se plaît à louer le mérite dans la préface d’Esther, étaient d’ailleurs justifiés par la nature même du sujet que le poète avait choisi, tandis qu’on ne saurait en dire autant de ceux qui encombrent la nouvelle tragédie de M. Ponsard.

M. Gounod, qui en a fait la musique, est un jeune compositeur dont la réputation honorable ne remonte pas au-delà de quelques années. Lauréat de l’institut, M. Gounod a fait le voyage de Rome, dont le séjour semble avoir communiqué à son esprit un goût assez vif pour les idées religieuses et pour la belle musique qu’elles ont inspirée aux grands maîtres du XVIe siècle. De retour en France, M. Gounod a long-temps hésité entre la voie du siècle et celle du sacerdoce, qu’il faillit embrasser, si une femme d’esprit et une artiste d’un grand mérite, qui s’intéressait à son avenir, n’eût fait ouvrir brusquement les portes de l’Opéra à son premier ouvrage, Sapho, qui lui a valu les encouragemens du public et l’estime des connaisseurs. Il y avait dans Sapho, au milieu de beaucoup de tâtonnemens et d’effets prétentieux, une certaine élévation de style et quelques morceaux qui annonçaient un musicien nourri de bonnes études. M. Gounod a confirmé depuis l’opinion favorable qu’on avait conçue de son avenir par différentes compositions qui ont été exécutées aux concerts de la société Sainte-Cécile.

La partition que l’auteur de Sapho a écrite pour la tragédie de M. Ponsard s’ouvre par une courte introduction symphonique, qui n’a rien de bien saillant. Un premier chœur de naïades ne se fait pas autrement remarquer que par la simplicité de sa contexture, tandis que celui qui vient après, et qui est aussi chanté par les mêmes naïades, est mieux dessiné, et l’accompagnement, simple et de bon goût, où la harpe se marie à quelques légers battemens de triangle, est fort bien approprié au caractère idéal des personnages dont il exprime le ravissement. Tout cela d’ailleurs est fort court et ne fait que disposer le spectateur au développement de la fable dramatique. Au premier acte, où le chant surabonde et entrave l’action qu’on voudrait plus rapide, le premier chœur des porchers exprimant l’horreur qu’ils éprouvent pour l’avidité et l’insolence des prétendans de Pénélope est d’un accent plus bizarre que véritablement original. Fort difficile à bien chanter, parce que le motif n’en est pas très saisissable et que l’harmonie en est beaucoup trop recherchée pour un morceau d’ensemble qui vise à la simplicité antique, ce chœur, d’ailleurs trop long, ne produit pas l’effet que s’en était promis le compositeur. Celui qui vient après, et que chantent également les porchers d’Eumée en invoquant le dieu des vendanges, est plein de couleur et de franchise. Présenté par les ténors, le thème est bientôt attaqué par les basses, et la réunion des deux parties produit un ensemble d’une grande et belle sonorité. Ce chœur, qui a été redemandé, est le meilleur de l’ouvrage, et l’accompagnement, simple et original, se développe entre deux notes capitales, la tonique et la dominante, que lance alternativement le cor, et qui impriment à ce morceau un caractère vraiment héroïque. Le troisième chœur des porchers, qui termine le premier acte, nous a paru ressembler à une mélodie de plain-chant mise en faux-bourdon. Le second acte, au contraire, commence par un très joli chœur de femmes que chantent les servantes infidèles de Pénélope :

Voici l’heure ténébreuse.
L’heure du plaisir;

Voici la nuit amoureuse
Propice au désir.


Accompagnée par un dessin charmant et continu des premiers violons entremêlé de quelques soupirs qu’exhale la flûte, la mélodie suave qui forme le thème de ce chœur se balance sur un rhythme plein de morbidesse. Le chœur des suivantes fidèles, qui est, pour ainsi dire, l’anti-strophe de celui qui précède, est d’un caractère plus sévère, dont on n’a pas le temps d’apprécier toute la distinction. L’acte se termine par la répétition du premier chœur. La mélopée que déclame le coryphée Phemius au commencement du troisième acte, au moment où les amans de Pénélope s’abandonnent à la joie bruyante et immodérée du festin, n’est pas heureuse, et rappelle une foule de lieux communs mélodiques qui ont été inspirés par le même sujet. Le chœur qui s’enchaine à cette mélopée vulgaire, sans être non plus très original, est mieux réussi, surtout dans la péroraison, où l’entrée successive des ténors, des basses et de toutes les voix de femmes réunies, produit une explosion d’un effet vigoureux. Enfin la pièce se termine par un chœur d’une allure solennelle dans lequel tout le monde a retrouvé une réminiscence assez heureuse d’un chœur de Handel.

Quatorze morceaux d’ensemble entremêlés de nombreux épisodes symphoniques, c’est évidemment un peu trop de musique pour une tragédie. Ces morceaux d’ailleurs n’y sont pas toujours amenés par la logique des situations, par le besoin de faire intervenir les personnages secondaires dans le développement de la fable. Dans un poème où l’action est presque nulle et dont les principaux événemens sont prévus d’avance, la musique semble encore plus un hors-d’œuvre que dans un drame plein d’incidens. Forcé de se tenir dans le cercle étroit que lui avait tracé le poète, le compositeur s’en est tiré avec une grande habileté en variant autant que possible l’expression de sentimens qui sont presque tous de la même nature. Le second chœur des porchers, d’une couleur si vigoureuse, au premier acte, celui que chantent les suivantes infidèles et l’anti-strophe d’un accent plus sévère et plus noble des suivantes fidèles au second acte, ainsi que le chœur plus complexe du troisième acte, où sont combinés tous les élémens dont pouvait disposer le compositeur, sont des morceaux remarquables qui font honneur à M. Gounod. Sans doute, les idées de M. Gounod ne sont jusqu’ici ni très variées, ni très abondantes, ni très neuves. On retrouve dans les chœurs d’Ulysse beaucoup de réminiscences de son opéra de Sapho; cela s’explique et s’excuse en partie par l’analogie des deux sujets, et peut-être aussi par le rapprochement qu’on pourrait facilement établir entre le talent de M. Emile Augier et celui de M. Ponsard. Il est temps que M. Gounod change de thème et qu’il entre franchement dans le domaine de l’art moderne. Disciple de Gluck et de Sacchini, dont il semble combiner la manière solennelle avec la fluidité, la grâce et la lumière de Mozart, M. Gounod est un artiste de mérite, un musicien de bonne race, dont le goût et la distinction de style promettent un compositeur à la France.

Le théâtre de l’Opéra-Comique a fait aussi une petite évolution en dehors de son répertoire habituel. Le sujet de Galatée, l’une des plus admirables fictions de la poésie antique, qui a été si souvent arrangé pour le théâtre. que Rameau a mis en musique en 1748, et dont Rousseau a fait une scène bien connue, vient de subir une nouvelle transformation et de passer à l’état d’opéra-comique en deux actes. Tel est le sort des plus belles choses de ce monde! Le poème de MM. Jules Barbier et Michel Carré pourrait être plus intéressant, mais il y a dans la musique de M. Victor Massé des choses gracieuses et un parfum de poésie qui en a fait le succès. L’ouverture, trop longue et un peu décousue, renferme un joli motif, un andantino que le jeune maestro a utilisé dans le courant de son agréable partition. Deux chœurs, un trio qui renferme quelques détails ingénieux, tels sont les principaux morceaux qu’on remarque au premier acte. Au second acte, on peut signaler le petit air de la paresse que chante l’esclave Ganymède, un duo charmant entre ce même Ganymède et la belle Galatée, et puis les couplets si heureusement interprétés par Mme Ugalde, qui a donné au rôle de Galatée un air narquois et mutin qui est à la poésie antique ce que les jolies statues au nez retroussé de Coustou qui ornent le jardin des Tuileries sont à la Vénus de Médicis et à la Diane chasseresse. Mme Ugalde, qui est une femme d’esprit, se sera dit sans doute : « Le public qui m’applaudit au théâtre où je règne et gouverne n’est pas un public d’érudits qui se plaisent à feuilleter les poètes grecs. Si je donnais à Galatée un air par trop solennel, il n’y comprendrait rien, et j’y perdrais ma peine. » Aussi l’aimable cantatrice a-t-elle tourné la difficulté, et elle boit le vin de Chypre avec la désinvolture d’une franche Parisienne qui sable du vin de Champagne mousseux en riant aux éclats. Mme Ugalde, aidée de M. Sainte-Foy, qui est certainement l’un des comédiens les plus intelligens de Paris, a fait le succès de la jolie partition de M. Victor Massé, dont le talent s’épure et commence à s’épanouir.

On a repris à l’Opéra-Comique les Voitures versées de Boïeldieu, où M. Bussine chante avec succès le rôle qui a été créé il y a trente ans par Martin. Il dit avec assez de bonheur le bel air de baryton ;

Apollon toujours préside
Au choix de mes voyageurs,


ainsi que le charmant nocturne : Au clair de la lune, où brillent également le talent et la bravoure de Mlle Miolan. L’Irato de Méhul a été repris aussi avec succès, ce qui semble contrarier beaucoup les compositeurs à la mode. Le public, qui fort heureusement n’est d’aucune école et d’aucune coterie, prend son bien partout où il le trouve, et ce n’est pas sa faute si les opéras d’aujourd’hui sont moins amusans que ceux que l’on composait au commencement du siècle.


P. SCUDO.


LA CONTREFAÇON BELGE DEVANT LA COUR D’APPEL DE PARIS.

Au moment où les agens accrédités du gouvernement belge suivent à Paris les négociations qui ont pour but de renouveler le traité commercial de 1846 entre la France et la Belgique, et de supprimer enfin l’industrie de la contrefaçon littéraire, si souvent condamnée en Belgique même, où elle est surtout exercée par des étrangers, il n’est peut-être pas inutile de dire un mot des tentatives faites, en dehors de l’action diplomatique, pour abolir cette guerre de course à l’esprit des gens.

Depuis vingt ans, l’imprimerie et la librairie françaises, accusées de mettre leurs produits à un prix trop élevé, n’ont pourtant reculé devant aucun sacrifice pour faire tomber des accusations qui étaient trop souvent le résultat des manœuvres des contrefacteurs, car personne n’ignore que les livres ont plus ou moins de valeur selon l’exécution typographique, le format et le papier, en dehors même du prix des manuscrits et des frais de premier établissement, dont les contrefacteurs ne se soucient guère. Or les contrefaçons de Bruxelles, généralement en petit format, ne pouvaient, sous aucun rapport, soutenir la comparaison avec les éditions originales de Paris, presque toujours en format in-8o ou grand in-18 de bibliothèque. Depuis plusieurs années d’ailleurs, les éditeurs ont augmenté leur tirage, et le prix des livres français a diminué en proportion; les éditions en format in-18 se sont multipliées, et ont presque partout été préférées aux contrefaçons belges. On peut dire que les livres français sont actuellement les moins chers d’Europe, surtout bien moins chers que les livres originaux publiés en Belgique, et, une fois la contrefaçon éteinte, on peut croire que, le tirage des livres français augmentant encore, le prix en diminuera sans doute aussi généralement.

Telle est la vérité des faits; mais les contrefacteurs avaient intérêt à l’obscurcir, et rien n’a été épargné pour atteindre le but de leurs spéculations et écouler ainsi leurs produits équivoques au détriment des véritables producteurs. Qu’ont fait alors les éditeurs français? Ils ont publié des éditions spéciales pour les pays étrangers, qui payaient souvent de cette façon nos livres moins cher que les nationaux mêmes. La contrefaçon ne se tint pas pour battue cependant : elle abaissa de nouveau ses prix, au risque de se ruiner, au risque surtout de ruiner ses propres actionnaires, qui ne le savent que trop à Bruxelles. Quelques écrivains français, voyant cette guerre d’un nouveau genre qui leur était déclarée par la spéculation étrangère, s’interposèrent de leur côté, et, dans leur naïve confiance, ils crurent pouvoir proposer d’honnêtes transactions aux contrefacteurs, qui les accueillirent avec le sourire de gens sûrs d’avance de leur capture et peu soucieux du reste de livrer au public un produit meilleur. Nous pourrions citer des faits nombreux à l’appui de nos assertions; nous nous contenterons de parler de ce qui nous touche personnellement.

En 1848, après la révolution de février, le fondateur de la Revue des Deux Mondes pensa qu’il y avait assez long-temps que les contrefacteurs Meline et Cans de Bruxelles s’emparaient d’une œuvre qui nous avait coûté à tous tant d’efforts et de sacrifices. Plusieurs voyages furent entrepris au dehors, surtout dans les Pays-Bas et sur les bords du Rhin, pour appeler à nous un public nombreux que nous enlevait la contrefaçon. Il paraît que la tentative avait assez bien réussi, puisque le libraire Meline prit le parti de venir à Paris nous proposer une transaction. Ce n’est qu’avec une certaine défiance que les ouvertures furent acceptées; mais on avait soin de nous faire observer que c’était alors le seul moyen de mettre fin à la contrefaçon, on stipulait d’ailleurs qu’on y renonçait pour l’avenir. C’était donc à nos yeux (et nous ne le cachions certes pas) une espèce de rançon qui devait nous racheter désormais de l’industrie de ces messieurs : nous adhérâmes à la transaction qu’on nous proposait, en l’entourant toutefois de précautions et de stipulations qui devaient être rigoureusement exécutées. Hélas ! y a-t-il sérieusement quelque chose à prévoir et à stipuler avec les praticiens de la contrefaçon? Il faut croire que non, car, une fois en possession de cet arrangement et à l’abri de nos réclamations effectives loin de notre frontière, les libraires Cans et Meline n’ont pas tardé à violer toutes les clauses essentielles de la transaction (eux-mêmes ont pris soin d’en administrer les preuves dans un factum qu’on ne descend pas à discuter); puis, quand on les a rappelés à l’exécution scrupuleuse des conventions en invoquant le tribunal arbitral prévu par un des articles, ils ont dénié le tribunal arbitral qu’ils avaient eux-mêmes institué, et ont définitivement déchiré leur contrat.

De là un procès qu’ils ont perdu sur tous les points au tribunal de commerce de Paris le 26 mai 1851. Ces messieurs, qui avaient d’abord récusé toute justice en déchirant de leur autorité privée un contrat sérieux (c’est un député belge, un législateur qui donne cette preuve de son respect à la loi !), ont déféré ce jugement à la cour d’appel de Paris. Factum imprimé, lettres privées de tierces personnes livrées à la publicité (avec ou sans autorisation, nous ne savons), tout a été mis en œuvre; mais tout est venu échouer à la cour d’appel devant la parole austère et éloquente de M. Paillet, devant cette belle plaidoirie qui n’a rien laissé debout des argumentations de nos adversaires. L’arrêt ne s’est pas fait attendre, et, par l’organe de l’éminent jurisconsulte qui la préside, la première chambre de la cour d’appel a fait bonne justice des singulières prétentions qu’elle avait pu lire dans le factum du législateur belge. Le 22 juin 1852, les deux contrefacteurs ont donc été condamnés de nouveau à cesser leur contrefaçon de la Revue, à payer tous les dépens, ainsi que des dommages-intérêts par état. Nous allons voir maintenant quel cas feront de cet arrêt le député belge Cans et son honorable associé. Nous verrons si, après avoir provoqué la décision de la cour d’appel, ils accepteront sa justice et exécuteront son arrêt.

Quoi qu’il en soit, cet exposé rapide de nos efforts et de nos concessions pour éteindre la contrefaçon belge en ce qui nous touche vaut peut-être la peine d’être mis sous les yeux des négociateurs envoyés à Paris pour y conclure un traité international destiné à faire disparaître du sol de la Belgique une industrie qui est en contradiction flagrante avec la vieille probité belge, et qui a été et peut être encore la source de plus d’une difficulté sérieuse pour le cabinet de Bruxelles.


V. DE MARS.


RECUEIL DES MONUMENS INEDITS DE L’HISTOIRE DU TIERS-ETAT, par M. Augustin Thierry[1]. — « Il n’y a plus de tiers-état en France; le nom et la chose ont disparu dans le renouvellement social de 1789; mais ce troisième des anciens ordres de la nation, le dernier en date et le moindre en puissance, a joué un rôle dont la grandeur, long-temps cachée aux regards les plus pénétrans, apparaît pleinement aujourd’hui. Son histoire., qui désormais peut et doit être faite, n’est autre que l’histoire même du développement et des progrès de notre société civile depuis le chaos de mœurs, de lois et de conditions qui suivit la chute de l’empire romain jusqu’au régime d’ordre, d’unité et de liberté de nos jours. » On ne saurait mieux exprimer que par ces paroles de l’illustre éditeur l’esprit et la valeur historique de la collection publiée par ses soins. Si la formation de l’unité nationale est le fait dominant de notre histoire, si le tiers-état a été le noyau de cette unité, l’histoire du tiers est la véritable histoire de France, celle dont les documens ont le plus de droit à notre intérêt. Il s’est trouvé en effet que ces classes, en apparence reléguées hors de l’histoire, qui n’ont ni chroniqueur ni annaliste, sont précisément celles qui ont le plus contribué à l’œuvre des temps modernes, et dont l’action, lente et cachée, a laissé le plus de résultats. Du programme de Sieyès, la première partie est au moins une erreur historique. À cette question : Qu’est-ce que le tiers-état dans notre histoire? le théoricien peut être tenté de répondre : Rien; l’historien critique est en droit de répondre : Tout, ou presque tout. L’idée de droit, d’ordre, d’administration politique lui appartient en propre. C’est le tiers-état qui, abaissant vers lui ce qui était au-dessus et élevant jusqu’à lui ce qui était au-dessous, a déterminé le niveau de la nation; c’est lui qui a donné, dans ses institutions municipales, le modèle d’un gouvernement libre, régulier, responsable, d’une gestion financière, d’une législation équitable, en contraste avec l’arbitraire, l’anarchie, les ressources frauduleuses, le manque total d’esprit d’administration qui caractérisaient la féodalité.

L’idée d’une collection des monumens de l’histoire du tiers-état appartient à M. Guizot, ministre de l’instruction publique en 1836. L’église a ses collections de conciles, ses archives diocésaines et monastiques, ses recueils hagiographiques. La noblesse occupe presque à elle seule toute la scène de l’histoire; chroniqueurs, annalistes, jongleurs, trouvères n’ont écrit ou chanté que pour elle; ébloui de ses prouesses, le monde n’a eu d’yeux que pour la brillante parade qu’elle a déployée durant dix siècles aux yeux du monde. Mais le vilain, qui pouvait songer à faire son histoire, à lui chercher des titres de noblesse? Elle existe pourtant, cette histoire; ils existent, ces titres cachés de probité, de patience obscure, de vertus héréditaires, et le vilain, devenu noble à son tour, ne pouvait oublier ceux qui, dans l’ombre, contribuèrent à fonder cette tradition d’ordre, de travail, d’économie que l’homme du tiers léguait à son fils, comme le preux sa tradition d’honneur et de bravoure.

L’idée de la collection une fois arrêtée, il restait à en tracer le cadre et à décider quels matériaux devaient y entrer. Le caractère indéterminé des documens sur l’histoire du tiers-état rendait ce choix fort difficile, et il ne fallut rien moins que le profond sentiment historique de M. Augustin Thierry pour tracer des lignes sûres dans cet espace sans limites. Les monumens historiques du tiers-état parurent se ranger naturellement sous quatre chefs, donnant lieu à autant de collections distinctes : 1° documens relatifs à l’état des personnes roturières; 2° documens relatifs à la bourgeoisie considérée dans ses diverses corporations; 3° documens relatifs à l’état des villes, bourgs ou paroisses; 4° documens relatifs au rôle du tiers dans les assemblées d’états-généraux ou provinciaux.

De ces quatre catégories, M. Augustin Thierry a cru devoir ajourner la première et la réserver pour servir de complément aux trois autres : la deuxième et la troisième catégorie sont inséparables, à cause des rapports étroits qui unissaient au moyen-âge la vie municipale et la vie industrielle. Quant aux états-généraux, ils intéressent également la noblesse et le clergé, et, bien qu’ils se rattachent plus spécialement à l’histoire du tiers-état, en ce sens qu’ils sont la racine du régime constitutionnel, lequel est lui-même la dernière expression de l’œuvre du tiers, il serait difficile d’isoler dans les actes de ces assemblées ce qui appartient exclusivement à l’un des trois ordres.

L’histoire municipale et industrielle de la France, tel est l’objet que M. Augustin Thierry a assigné à la collection confiée à ses soins. Le cadre ainsi arrêté, les difficultés n’étaient qu’à demi résolues. L’histoire du tiers-état en effet n’est pas, comme celle de la royauté, une et continue ; comme celle du clergé et de la noblesse, attachée à de grands événemens. Elle est toute locale : sur mille points à la fois, le progrès social s’exprimait par des faits isolés, sans connexion apparente les uns avec les autres. À part trois ou quatre grands événemens, où l’idée d’une action commune et centralisée à Paris se montre comme un pressentiment de l’avenir, tout se passe à la commune. L’histoire du tiers-état, ce serait celle de toutes les municipalités et de toutes les corporations de France. M. Thierry l’a compris : renonçant à l’idée séduisante au premier coup d’œil d’une collection systématique de pièces rassemblées en vue d’un but déterminé sur tous les points du territoire, il s’est attaché à l’histoire complète et suivie de chaque grand centre de vie municipale. La France s’est présentée à lui, sous ce rapport, comme divisée en trois régions : celle du nord, ou des communes jurées ; celle du midi, ou des municipalités consulaires ; celle du milieu, d’un caractère plus indécis et intermédiaire entre les deux autres. Dans la région du nord, Amiens réclamait la première place. Le volume que nous annonçons renferme toutes les pièces de l’histoire municipale d’Amiens jusqu’à la fin du XIVe siècle. Deux autres volumes seront nécessaires pour compléter cette histoire.

Dans une introduction générale, qui est un livre à elle seule, M. Augustin Thierry a essayé d’apprécier le rôle du tiers-état dans le développement de la nationalité française et de retracer les phases diverses de cette lutte qui s’est terminée par un des triomphes les plus absolus dont l’histoire ait gardé le souvenir ; trop absolu sans doute, puisqu’il devait être suivi de réactions si passionnées ! La Revue a déjà publié quelques parties de ce beau travail ; plus tard, quand l’ensemble aura paru, elle devra s’en occuper avec l’attention spéciale que commande cette grande page d’histoire philosophique. Nous ne ferons qu’un vœu : c’est que M. Thierry, en reproduisant sa pensée à une autre date et pour un autre public, ne se croie pas obligé de la modifier. Écrites, conçues du moins avant 1848, ces belles pages ont causé peut-être à leur auteur, se relisant lui-même, plus d’un amer retour. Plus d’une fois il a pu croire l’œuvre de sa vie menacée ou démentie ; mais il y a des temps où il est beau de ne rien apprendre et de ne rien oublier. M. Thierry est de ceux qui n’ont pas de leçons à recevoir des agitations de tous les jours. À celui qui a vu se dérouler tant de fois dans l’histoire le caprice apparent des choses humaines, qu’importe un incident de plus ? pour celui qui possède si éminemment l’expérience du passé, l’expérience du présent doit, ce semble, être peu de chose.

E. RENAN.


V. de Mars.
  1. Première série : Chartes, coutumes, actes municipaux, etc. — Région du nord.