Chronique de la quinzaine - 14 juillet 1856

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Chronique n° 582
14 juillet 1856


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 juillet 1856

On a beau scruter de jour en jour la situation générale de l’Europe, cette situation a de la peine à se dégager avec quelque netteté et à prendre un aspect très distinct. Au premier abord, il y a dans les choses actuelles plus de symptômes que de faits, plus de nuances que de traits caractérisés. Indépendamment de cette sorte de halte qui se fait dans la politique sous l’influence de l’été, n’y a-t-il pas des raisons pour qu’il en soit ainsi ? La paix a laissé le monde dans des conditions d’incertitude inhérentes à la nature et à la nouveauté même d’une lutte qui est venue interrompre une tradition diplomatique et troubler des habitudes d’ancienne intimité en créant les élémens de combinaisons imprévues. À l’issue du dernier conflit, il est resté des animosités à peine déguisées entre quelques cabinets, des commencemens d’alliance entre d’autres états, une certaine disposition des gouvernemens à ne rien précipiter, à ne point se hâter de dessiner leur politique, et à s’observer mutuellement. De là un travail universel de conjectures, qui cherche à suppléer au silence ou à l’inaction des gouverne mens, et veut à tout prix découvrir des mystères même là où il n’y a peut-être pas de mystères, qui se poursuit un peu sur tous, les points de l’Europe et embrasse toutes les affaires, la réorganisation des principautés, la question italienne, les relations nouvelles établies entre les puissances. Tout est matière à bruits et à commentaires. Le prince Dolgorouki était désigné après la paix comme représentant du tsar à Paris ; il n’a pas accepté ce poste, et son successeur définitif n’est point nommé encore. De son côté, l’ambassadeur extraordinaire qui doit représenter la France au couronnement de l’empereur Alexandre, M. de Morny, retardait jusqu’ici son départ pour Saint-Pétersbourg. Ces ajournemens et ces retards n’avaient-ils pas une signification politique dans l’ensemble des rapports qui tendent à se former en Europe ? En même temps le traité du 15 avril 1856 a eu évidemment pour résultat de tenir plus étroitement liées l’Angleterre, la France et l’Autriche, particulièrement ces deux dernières puissances. Quelle était la portée de cette alliance ? quelle pouvait être la mesure de cette action collective dans les diverses questions encore aujourd’hui pendantes ? N’était-ce pas le point de départ possible d’une situation entièrement nouvelle ? Une fois dans cette voie, les conjectures ne s’arrêtaient pas facilement ; un autre traité secret existait indubitablement entre la France et l’Autriche ; les souverains des deux pays devaient, disait-on, avoir une entrevue dans une petite ville autrichienne, à Bregenz. On en était la lorsqu’une note du Moniteur est venue souffler sur l’édifice élevé par l’imagination, en annonçant que les deux empereurs n’avaient nullement le projet de se rencontrer à Bregenz. Ramenée à son vrai sens, la note officielle veut dire sans doute que la France et l’Autriche restent dans les termes où elles étaient, rapprochées sous beau coup de rapports, et réservant sous beaucoup d’autres la liberté de leur politique.

Cette alliance de la France et de l’Autriche et l’entrevue des deux souverains ont été en quelque sorte ces derniers jours le point fixe autour duquel ont tourné tous les commentaires de la presse européenne. Les conclusions qu’on en tirait, il est facile de les comprendre : c’est que les deux cabinets n’ont qu’une seule et même pensée sur les deux principales questions qui s’agitent aujourd’hui, la réorganisation des principautés en Orient et les affaires d’Italie dans l’Occident. Par le fait, rien n’est moins exact que cette intelligence complète et préalable des deux gouvernemens quant aux principautés, et la raison en est bien simple : le traité du 30 mars ajourne toute solution jusqu’au moment où le vœu des populations se sera manifesté. Ces populations n’ont point été rassemblées encore et n’ont pu exprimer leurs vœux ; la commission européenne envoyée à Bucharest n’a eu à prendre aucune délibération, et il ne peut exister un accord formé d’avance pour imposer une opinion. En prenant la question en elle-même, quelle est la pensée qui doit présider à la réorganisation des principautés ? C’est évidemment la pensée qui a dicté le traité de paix, et qui consiste à créer une force compacte et résistante entre la Russie et la Turquie. Dans ces conditions, n’est-il pas certain que la séparation des deux provinces ne fait qu’amener une déperdition de forces, tandis que leur réunion au contraire va droit au but que les puissances ont voulu atteindre ? Ce n’est nullement une question vidée, comme on l’a pensé ; elle subsiste tout entière.

D’où viennent les oppositions que rencontre cette réunion des principautés appelée par les vœux de tous les Moldo-Valaques ? Elles viennent de la Turquie et de l’Autriche. La Turquie voit dans une telle mesure l’affaiblissement de ses droits de suzeraineté. Les hommes d’état de Constantinople ont une inquiétude plus grande encore ; ils craignent qu’on n’ouvre en quelque sorte une plaie nouvelle au nord de l’empire ottoman, qu’on ne fasse en un mot une seconde Grèce. Il est aisé de voir ce qu’il y a de chimérique dans cette analogie. Sur la frontière hellénique, en effet, les populations sont de même race des deux côtés, en Grèce comme en Épire et en Thessalie ; les intérêts sont souvent confondus. Un village est sur un territoire, et les habitans de ce village ont des propriétés sur le territoire voisin. À l’intérêt de religion se mêle la communauté de race, et la Grèce crée ainsi un danger permanent par l’attraction qu’elle exerce. Les conditions sont différentes dans les principautés. Le Danube n’est pas la seule barrière qui s’élève entre la Moldo-Valachie et la Bulgarie. Les Bulgares et les Moldo-Valaques professent, il est vrai, la même religion ; mais ils ne sont point de la même race, et on sait quelle est la puissance de ces distinctions de race en Orient. Il en résulte que, même par la fusion de la Moldo-Valachie, il ne peut y avoir cette attraction perpétuelle exercée sur les provinces de la Turquie. Il n’en est pas de même pour l’Autriche, et c’est ce qui explique son opposition. Ses craintes sont plus fondées que celles du divan. L’Autriche a beaucoup de Roumains en Transylvanie, et c’est pour elle que la constitution de la nationalité moldo-valaque serait un danger permanent, en créant un foyer indépendant et libre qui attirerait sans cesse une partie de ses sujets, qui pourrait devenir en Orient ce que le Piémont est en Italie. C’est donc un intérêt purement autrichien que défend le cabinet de Vienne. La Turquie, de son côté, se place au point de vue d’une tradition qui a perdu sa force ou d’un intérêt mal entendu ; mais ce ne peut être là l’intérêt européen, et la France ne doit avoir pour unique objet que cet intérêt de l’Europe. Elle s’est montrée dès l’origine favorable à la réunion des principautés, parce qu’elle y voyait une barrière garantissant la sécurité de l’Occident. Il n’est guère probable que le gouvernement français ait abandonné cette pensée, naturellement subordonnée à la décision qui sera prise en commun. On voit qu’entre la France et l’Autriche il n’a pu y avoir un accord aussi complet qu’on l’a dit, et que sur cette question du moins la politique des deux cabinets reste parfaitement distincte et indépendante.

L’Italie est un autre théâtre où la France et l’Autriche se rencontrent aujourd’hui. Les deux pays suivent-ils entièrement la même politique ? Ils ont du moins une pensée commune et un intérêt commun, la pensée de pré erver le saint-siège au milieu des conflits contemporains, et cet intérêt qui consiste à neutraliser, à combattre l’esprit révolutionnaire partout où il apparaît. Une des conséquences du traité du 15 avril a été évidemment de créer entre la France, l’Autriche et l’Angleterre une certaine action collective dans les affaires d’Italie. Non pas que l’Angleterre et la France eussent rien à garantir à l’Autriche quant à l’avenir de ses possessions italiennes ; mais les trois puissances pouvaient se rencontrer dès que le gouvernement de l’empereur François-Joseph reconnaissait lui-même la nécessité de conseiller une politique d’améliorations et de réformes à quelques-uns des états de la péninsule. C’est là, comme on sait, ce qui a eu lieu. La France et l’Autriche ont réuni leurs efforts à Rome pour suggérer au gouvernement pontifical quelques mesures propres à raffermir son autorité temporelle, en préparant le moment où pourra cesser l’occupation étrangère. D’un autre côté, la France et l’Angleterre agissaient également d’intelligence dans les Deux-Siciles, et transmettaient au gouvernement napolitain des conseils identiques de modération. Quel sera l’effet de cette double négociation ? Il serait difficile de le dire encore ; rien n’apparaît bien distinctement, si ce n’est peut-être que depuis quelques jours on parle moins des États-Romains et on s’occupe davantage du royaume de Naples, dont la situation en effet semble loin de s’améliorer. Le cabinet du roi Ferdinand n’en est pas sans doute à répondre aux diverses notes qui lui ont été transmises. Quel paraît être au fond le sens de cet échange de communications diplomatiques ? Les cabinets de l’Occident disent naturellement au roi de Naples qu’une politique à outrance ne peut avoir d’autre résultat que de préparer d’inévitables explosions là où une politique mesurée et conciliante tempérerait les haines et désarmerait les passions, que des améliorations justes et un bon gouvernement seraient plus efficaces que des rigueurs, et que la situation de ses états, en étant un péril permanent pour lui-même, crée aussi un péril pour l’ordre en Europe. Le roi de Naples répond à son tour que c’est l’intervention de la diplomatie qui crée ce péril en rallumant des passions prêtes à s’apaiser, et peut-être n’est-il pas éloigné de penser que c’est le congrès de Paris qui a été le véritable perturbateur en soulevant cette terrible question italienne.

On voit que ce dialogue diplomatique peut se continuer indéfiniment dans ces termes. Malheureusement les faits les plus récens sont loin de présenter la situation du royaume des Deux-Siciles sous un jour très favorable, si on s’arrête aux détails de ce procès jugé en ce moment par la cour criminelle de Naples. C’est encore une triste affaire politique, une affaire de conspiration et de complots révolutionnaires. Parmi les accusés, il y a des prêtres, des avocats, des propriétaires, d’anciens condamnés, une femme vivant dans un couvent. Quel lien a pu rapprocher ces acteurs divers d’un drame assez mystérieux ? On ne le sait trop. Chose plus grave, dans le cours de ce procès, les détails les plus tristes ont été dévoilés, dit-on. Un prêtre aurait révélé qu’il avait été conduit par les plus mauvais traitemens et par les menaces à compromettre un autre prêtre, son co-accusé. Cette pénible affaire a été subitement interrompue il y a quelques jours. Qu’on admette, si l’on veut, que dans les versions répandues en Europe il y a la part de l’exagération : il reste toujours au fond un fait vrai sur lequel le gouvernement napolitain peut se reprocher à lui-même de ne point jeter la lumière ; qu’on observe en outre la singulière opportunité d’un procès de ce genre venant à l’heure où les puissances européennes interviennent pour demander un adoucissement de politique. Il est donc vrai que rien ne paraît de nature aujourd’hui à diminuer l’utilité des conseils de la France et de l’Angleterre ; mais ici encore il n’y a point à se méprendre. Lorsqu’en présence des conditions dans lesquelles vivent certains états italiens, et le royaume de Naples en particulier, on fait un reproche aux cabinets occidentaux de ne point agir avec une autorité plus décisive, de ne point imposer de ré formes, on ne remarque pas que c’est la l’entreprise la plus délicate et la plus périlleuse, et que c’eût été un étrange spectacle à offrir à l’Europe de porter la main sur la dignité de souverains italiens au moment où on venait de faire la guerre pour l’indépendance de la Turquie, dont les provinces ne passent pas cependant pour être des mieux administrées. L’action de la France et de l’Angleterre ne peut s’exercer que dans la mesure compatible avec la dignité des gouvernemens. Si cette politique est déclarée impuissante, c’est que sans doute il y a une politique plus sûre. M. Manin, le conseiller de l’Italie, propose aux sujets du roi de Naples de refuser l’impôt en vertu de la constitution de 1848, suspendue et non abrogée. Lequel de ces moyens, pense-t-on, est le plus efficace ? Il est facile de pressentir ce qui arriverait au premier sujet napolitain qui refuserait l’impôt, fût-ce en vertu de la constitution, tandis que l’influence attentive et patiente de l’Occident ne peut rester longtemps infructueuse, dans l’intérêt de l’Italie comme dans l’intérêt de l’Europe.

Si les affaires générales engagées un peu sur tous les points se ressentent aujourd’hui de l’influence de la saison et de ce besoin de repos qui saisit en certains momens tous les hommes, même les hommes d’état et les diplomates, cette stagnation devient bien plus sensible dans les affaires intérieures. Il y a un instant où tout semble s’arrêter et où la dispersion est complète. Le sénat achève ses travaux, parmi lesquels on peut compter le vote récent d’un sénatus-consulte sur la régence. Le corps législatif terminait, il y a peu de jours, sa session, après avoir voté un assez grand nombre de lois, et en laissant en suspens celle qui a été présentée pour supprimer les prohibitions douanières. L’été a son influence sur les affaires et sur les hommes, même quand il ressemble aussi peu que possible à l’été, comme il arrive en ce moment. C’est dans ce repos de la politique qu’une mort imprévue est venue frapper le ministre de l’instruction publique, M. Hippolyte Fortoul, qui était allé chercher en Allemagne le soulagement de sa santé. M. Fortoul est mort subitement à Ems. Il occupait le ministère de l’instruction publique depuis cinq ans déjà, depuis le 3 décembre 1851. M. Fortoul avait été simple écrivain d’abord, puis professeur de littérature à Toulouse et à Aix. La révolution de 1848 le faisait entrer dans les deux assemblées qui se sont succédé, et c’est la que le choix du prince venait le chercher pour le porter au ministère, où il est resté jusqu’au moment où la mort est venue le surprendre avec cette foudroyante rapidité que la fortune heureuse ne détourne pas. Cette fin brusque d’un homme jeune encore ne laisse place qu’à une impression de tristesse. Ainsi survient toujours quelque incident inattendu au milieu d’une situation ramenée au calme absolu par l’excès des agitations qui ont rempli notre temps.

Dans les évolutions et les transformations des choses, s’il est un fait singulier et profondément caractéristique, c’est cette succession de régimes, d’idées, de doctrines, qui ont prévalu et régné tour à tour. La politique est pleine de ces vicissitudes, inscrites dans l’histoire en traits saisissans. La philosophie elle-même, descendue de ses sphères sereines, n’a point échappé à ces alternatives qui ont fait surgir tous les systèmes. Quelles sont les tendances qui règnent aujourd’hui ? Ce ne serait pas le problème le moins curieux à examiner. Peut-être n’y a-t-il aucune tendance bien nette et bien prononcée. Peut-être ceux qui aiment la philosophie, ceux qui lui font une grande et juste place dans l’histoire et la mettent au premier rang dans l’interprétation des spectacles du monde, peut-être ceux-là mêmes sont-ils conduits à reconnaître qu’il y a tout au moins un temps de halte et d’indécision. Il y a trente ans, les questions philosophiques passionnaient les intelligences, l’enseignement était populaire, les œuvres qui traitaient de ces hautes spéculations de l’esprit humain étaient recherchées. Il n’en est plus ainsi aujourd’hui. Cela tient à bien des causes générales et à des causes particulières à la philosophie. Depuis que le champ des controverses s’est étendu, la confusion est née. Les limites et les rapports de toutes les sciences, de toutes les facultés, ont été confondus. L’imagination capricieuse et effrénée s’est substituée à la raison sévère. M. Jules Simon, l’auteur d’un livre nouveau sur la Religion naturelle raconte qu’il arriva un jour à un sultan des Mille et une Nuits de tomber dans un piège en plongeant sa tête dans un bassin d’eau que lui présentait un derviche. Une fois la tête sous l’eau, le sultan vit vingt ans en une minute ; il passe par toute sorte d’aventures, il a des visions effrayantes, il est sur le point de périr de la main du bourreau, — après quoi il revient à la vie réelle. « Ce conte n’est point un conte, ajoute l’écrivain, et nous avons tous maintenant la tête dans le bassin. » Malheureusement la Religion naturelle de M. Jules Simon n’est guère propre à faire cesser le prestige et à nous ramener à la vie réelle.

L’auteur reprend toutes ces grandes questions de la nature de Dieu, de la Providence, de l’immortalité ; il les aborde sans les résoudre. Et d’abord entre ces deux mots qui sont le titre même du livre, n’y a-t-il pas une véritable contradiction qui dénote la confusion des idées ? Il n’y a point, à proprement parler, de religion naturelle. La religion a justement pour objet d’éclairer ce que la raison naturelle est impuissante à expliquer par elle-même. Elle ne nie pas la philosophie, elle commence là où finit celle-ci ; elle embrasse toutes ces choses mystérieuses qui sont entre Dieu et l’homme, et elle en fixe le sens. L’inconnu et le mystère ne sont-ils pas en effet partout autour de nous ? La vie se manifeste sous toutes les formes, elle apparaît dans l’homme et dans le grain qui germe sous le sillon ; mais où est le principe de la vie dans l’échelle des êtres ? Le mal est répandu sur la surface du globe ; la loi de la douleur et l’obligation du travail, toutes les rigueurs de l’expiation s’accomplissent avec une ponctualité terrible ; où est la raison de cette injustice apparente qui fait peser sur l’homme, dès son premier cri, la peine d’une faute qu’il n’a point commise ? Les dogmes religieux n’ont de puissance sur l’esprit humain que parce qu’ils expliquent tous ces phénomènes. Comment un système qui reste muet en présence de ces mystères serait-il une religion ? Au fond, la religion dont M. Jules Simon se constitue le prophète n’a rien d’inconnu : c’est la foi de tous ceux qui prétendent se passer de religion. Elle admet Dieu, la Providence, l’immortalité, la vie future, pourvu qu’elle puisse dépouiller ces notions de ce qu’elles ont de positif. Elle enseigne le devoir, mais en le débarrassant de toute sanction. Elle ne nie pas l’utilité ou la convenance de la prière et du culte : quant au culte en lui-même, quelqu’il soit, peu lui importe. C’est une religion commode, facile et passablement impotente. Ce qu’il y a de particulier, c’est que l’auteur ne nie pas la présence de tout un monde de mystères autour de lui ; seulement alors il a une réponse bien simple : ne lui demandez pas d’expliquer l’incompréhensible. Cela ne l’empêche pas cependant d’appeler son système une religion, — religion très concluante en effet, qui, une fois ses principes exposés, laisse en suspens les plus grandes questions qui puissent intéresser la vie intellectuelle et morale des hommes. Ce n’est point là un fait indifférent ; il prouve par un exemple de plus l’impuissance de ces doctrines d’un rationalisme inférieur et la supériorité de cette parole prononcée, il y a deux ans, par M. Cousin, quand il montrait le christianisme et la philosophie spiritualiste se complétant, se prêtant un mutuel appui et marchant au même but. C’est avec ces deux lumières qu’on rentre dans la vérité.

L’esprit de notre siècle est arrivé à un point où il sent faiblir l’ardeur de ses premiers entraînemens sans savoir sous quel souffle il se ranimera, et il souffre d’autant plus qu’il a la conscience de son mal. Bien des chimères qui l’ont enivré peuvent le troubler encore ; elles ne le satisfont pas. Une chose est certaine : il y a dans la philosophie des systèmes épuisés qui ne font plus même illusion. Il y a dans la littérature des doctrines qui appauvrissent, énervent ou matérialisent l’imagination, au lieu de renouveler et de féconder sa sève. Il y a dans la poésie des inspirations qui ont fait leur temps, et qui ne semblent jamais plus vieilles que lorsqu’on veut leur donner encore un air de jeunesse. La poésie, quelle qu’elle soit désormais, gardera du travail des écoles contemporaines la souplesse et la variété des formes, une certaine liberté de tout exprimer ; il lui manque de retrouver la source profonde où elle ira se retremper et rajeunir son inspiration morale. M. Laurent Pichat croit être du parti de la jeunesse et de l’avenir dans ses Chroniques rimées, quand il ne fait que continuer obstinément une tradition usée, en y ajoutant un certain lyrisme démocratique et humanitaire. Ses légendes de la Belle Florippes, du Champ de Montolieu, sont des ballades qui auraient eu peut-être du succès il y a trente ans ; sa Chronique de Jacques Bonhomme est un chant de l’épopée humanitaire. Les fragmens que l’auteur réunit sous le titre collectif d’Heures de Patience peignent les fluctuations et les troubles d’une imagination plus ardente que maîtresse d’elle-même. Ce n’est pas que dans cette ardeur il n’y ait un souffle généreux. M. Laurent Pichat est un esprit intrépide qui s’agite extrêmement : il croit, il veut croire, et il a même la croyance assez turbulente ; seulement quel est l’objet de sa foi ? là commence l’obscurité. L’auteur des Chroniques rimées croit à l’idée, au progrès, à la trinité démocratique ; il veille avec son siècle pour attendre l’avenir. Il est convaincu qu’il suffit de marcher pour aller en avant, ce qui n’est pas toujours exact. Son Jacques Bonhomme est un personnage assez connu. Il est bien clair que seul il existe en France ; s’il n’était là, la patrie serait envahie et vendue. Les riches n’apparaissent autour de lui que sous la forme d’un usurier cupide ; le curé ne vient à son chevet que pour lui arracher une confession assez ridicule ; en un mot, le héros de M. Laurent Pichat n’est point le vrai peuple des campagnes : c’est un Jacques Bonhomme démocratique, chose très différente. L’auteur des Chroniques rimées a la bonne foi d’avouer dans sa préface qu’il n’est pas toujours sûr de la rectitude de son jugement. Après cela, est-ce donc la peine de prendre une attitude d’apôtre, et de donner comme un chant de l’épopée future une légende marquée à une effigie devenue vulgaire ? Non, la poésie n’est point une arme de parti ou de secte ; elle ne vit pas des lueurs factices des polémiques enflammées ou des ardeurs vagues conçues dans la surexcitation ; elle ne puise qu’aux sources les plus profondes et les plus inaltérables de l’âme humaine.

La poésie est bien plutôt là où va la chercher M. Joseph Autran, l’auteur des chants de la Vie rurale. Lorsqu’un siècle a subi les grandes épreuves, lorsqu’on est fatigué du gigantesque et des luttes avec l’impossible, la pensée revient vers la nature, cette suprême consolatrice. Elle y revient, non parce qu’elle abandonne absolument le combat et renonce à réveiller dans tes âmes les sentimens énergiques, ainsi que le dit M. Autran, mais parce qu’elle éprouve le besoin de se rapprocher de la réalité, parce que la elle retrouve la vie dans son cadre naturel, dans la vérité et la simplicité. C’est la vie avec ses conditions permanentes, avec ses horizons accoutumés. M. Joseph Autran a d’ailleurs la première des qualités pour s’inspirer de la campagne, il la peint avec sincérité et avec prédilection, comme on peint toujours les campagnes connues. Il était déjà entré dans cette voie par son poème des Laboureurs. Quels sont les thèmes ordinaires de ses chants actuels ? Ce sont toutes ces scènes rustiques qui passent mille fois sous le regard avant qu’on en saisisse la poésie : le travail et le repos de la moisson, les foins qui tombent sous la faulx et embaument l’air, l’ombre méditative des futaies, la source qu’on découvre et où les jeunes filles vont puiser l’eau, la pluie d’été et les champs ruisselans après l’orage. Tous ces morceaux qui se succèdent forment de gracieuses géorgiques, et sont tout au moins un fragment de ce poème de la vie rurale qu’il est plus aisé d’entrevoir que de retracer complètement. Les vers de M. Autran sont harmonieux et faciles ; peut-être même cette facilité est-elle un piège. Les traits s’atténuent en se dispersant ; plus de concentration leur donnerait plus de relief. Les vers de M. Autran sont du moins le fruit d’une imagination justement et sainement inspirée.

C’est aussi la campagne qu’un auteur jusqu’ici peu connu, M. Jules de Gères, peint dans son poème de Rose des Alpes, mais c’est une campagne sur laquelle est tombé plus d’une fois le reflet de la poésie : c’est la Suisse, avec ses lacs et ses montagnes, l’Oberland, Thoun et tous ces lieux consacrés. Dans ce cadre magnifique et austère, l’auteur a placé un drame touchant et simple, l’histoire d’une jeune femme qui a perdu son mari, l’intrépide chasseur Rupert, et qui devient folle elle-même d’une singulière façon : après avoir été un jour menacée de périr avec son fils, elle croit avoir perdu son enfant, elle ne croit plus à sa propre existence. Les descriptions pittoresques se mêlent à ce petit drame fort simple. Les vers de M. Jules de Gères ressemblent par instans à une flore des Alpes ; ils sont hérissés de noms historiques. L’invention de l’auteur est évidemment faible, et cependant il y a dans ce poème des fragmens pleins de force et de sève. L’Oberland est décrit en traits vigoureux ; l’histoire du pauvre chien Tell et les deux chants qui lui sont consacrés ont une certaine originalité. La peinture des troupeaux qui descendent des hauteurs en quittant leurs pâturages est large et vivante. Dans bien des pages, on sent un instinct poétique véritable. Que peut-on conclure de ces divers ouvrages ? La poésie contemporaine a été en traînée dans bien des excès, elle est soumise encore à bien des influences qui peuvent la détourner de son but, ou la retenir dans la stagnation où elle vit. Elle ne renaîtra sérieusement que par l’étude des sentimens vrais de l’âme humaine et par la contemplation sincère de la nature.

Dans le domaine de la littérature et de la poésie comme dans la politique, un des progrès les plus féconds, selon le mot d’un esprit éminent, c’est de rentrer dans l’ordre quand on en est sorti. Mais il y a deux difficultés : la première est de savoir où est véritablement l’ordre, quelles sont ses conditions ; la seconde est dans l’effort incessant qu’il faut faire pour marcher dans cette voie de l’ordre véritable, pour s’y maintenir sans dévier. Tous les peuples sont occupés à résoudre ce problème, qui domine leur existence. La Hollande se trouvait, il y a quelques jours, jetée momentanément dans une situation difficile, presque critique, par l’avènement au pouvoir d’un cabinet soupçonné de nourrir une pensée de réaction religieuse et politique. C’était une conjecture, il est vrai, encore plus qu’un soupçon justifié. Les nouveaux ministres n’avaient point exposé leurs vues, ils n’ont pris réellement le pouvoir que dans les premiers jours du mois. Au moment où les états-généraux allaient se séparer, le ministre de l’intérieur a tenu à dissiper ces inquiétudes et à rassurer le pays ; sans laisser pressentir les plans du cabinet dont il est membre, il a déclaré du moins que le gouvernement nouveau ne préméditait aucune réaction. Les luttes politiques sont donc ajournées à La Haye.

Les conditions dans lesquelles se trouve le Piémont sont d’une nature particulière, comme on sait ; elles tirent leur gravité du travail intérieur des partis et de la situation du Piémont en Italie, en face ou à côté de l’Autriche. Le cabinet de Turin marche dans cette voie, qui n’est pas toujours sans péril ; en ce moment même, il vient de prendre une résolution qui n’est, à vrai dire, qu’une conséquence des actes politiques les plus récens du gouvernement du roi Victor-Emmanuel. Les plénipotentiaires sardes au congrès de Paris se sont plaints, on peut s’en souvenir, de la présence des soldats impériaux dans le duché de Parme, des travaux de fortification que l’Autriche a exécutés à Plaisance par une interprétation excessive des traités de 1815. À ces travaux opérés par l’Autriche, le cabinet de Turin répond aujourd’hui en fortifiant Alexandrie. Une ordonnance du roi, rendue sur le rapport du président du conseil, M. de Cavour, et du général La Marmora, rentré au ministère de la guerre, affecte un million à cette œuvre de défense de la frontière piémontaise. Il a fallu que ces travaux fussent considérés comme urgens, puisqu’ils sont ordonnés et commencés au lendemain de la clôture des chambres. La session législative se terminait en effet, il y a peu de jours, à Turin. Cette session, du reste, a été assez peu remplie sous le rapport des affaires intérieures ; tout s’est effacé devant la politique générale. Les principales discussions ont eu pour objet le rôle du Piémont dans les négociations diplomatiques, et sur ces questions il n’y a point de dissidence entre le ministère et les chambres. La vie parlementaire a donc été sans incidens. Le Piémont n’est pas depuis longtemps régi par des institutions libérales, et cependant on dirait qu’il compte déjà deux générations constitutionnelles : l’une active, jeune, ardente, l’autre datant de plus loin, plus mûre et plus éprouvée. À cette dernière génération surtout appartiennent des hommes qui ont trouvé leur place dans le sénat. L’un d’eux mourait il y a quelques mois, et sa biographie a été récemment écrite par un publiciste piémontais, M. Giorgio Briano : c’est le marquis Vittorio Coïli de Felizano. Le marquis Colli, qui était ne en 1787 à Alexandrie et qui appartenait à une famille élevée, avait servi dans les armées françaises sous l’empire. Il avait perdu une jambe à Essling. Depuis, il avait vécu de la vie privée, estimé, honoré et connu pour ses vues libérales. Les révolutions de 1848 le ramenèrent sur la scène. Un moment il fut chargé par Charles-Albert d’aller gouverner Venise lors de l’annexion des états vénitiens au royaume éphémère de la Haute-Italie. Sa place était marquée au sénat dès la formation de ce corps. Il prenait part à toutes les discussions avec un grand bon sens. Par une sorte de tradition piémontaise, le marquis Colli aimait à s’occuper particulièrement de l’armée et des finances, parce que la il voyait les deux élémens par lesquels son pays a grandi. Du reste, en étant très modéré et très conservateur, il était franchement constitutionnel. « Les deux camps ont déployé leur drapeau, disait-il un jour en traçant la situation du Piémont. Sur l’un de ces drapeaux, il y a monarchie constitutionnelle, progrès, ordre, économie, le statut, rien de plus, rien de moins ; sur l’autre on peut lire : développement des libertés accordées par le statut, réformes indéfinies, théories, illusions. » En définitive, c’est toujours entre ces deux politiques qu’il faut choisir, et toutes les deux sont connues par leurs fruits.

L’Espagne semble destinée à parcourir le cercle de toutes les épreuves avant de revenir à un ordre constitutionnel et régulier. Les événemens qui viennent d’effrayer et d’ensanglanter les provinces de la Castille sont certainement les plus sérieux qui se soient accomplis depuis deux ans ; ils jettent un trait de lumière sur la situation de la Péninsule, situation qui ne cesse de s’aggraver, tandis que des cortès impuissantes suspendent leur session, ajournant ainsi une fois de plus l’époque où le pays sera replacé sous un régime légal et stable. C’est au moment où l’assemblée allait interrompre ses travaux que l’insurrection a éclaté. Les événemens ont commencé à Valladolid, et ils ont commencé d’une façon terrible, par l’incendie des magasins de farine et des dépôts de grains. Des propriétés particulières, qui avaient été soigneusement marquées d’avance d’une croix rouge, ont été livrées aux flammes. Il a suffi de quelques instans d’indécision de la part des autorités de la ville pour laisser s’accomplir ces violences de la multitude. Ce n’est point, à proprement parler, une insurrection politique ; c’est un soulèvement des plus basses et des plus aveugles passions populaires poussées tout simplement à l’assaut du foyer domestique et de la propriété privée. Quelques-uns des négocians les plus marquans de Valladolid on vu leurs maisons sac cagées et pillées. Il y a eu peu d’attaqués contre les personnes ; au premier instant cependant, le gouverneur civil, qui a joué un assez triste rôle, a été assez sérieusement blessé et a risqué d’être jeté dans le canal de Castille. Ce complot, du reste, paraissait avoir des ramifications étendues. Les mêmes excès se sont produits presque simultanément à Palencia, à Rio-Seco, et partout avec un caractère identique de fureur dévastatrice. Ces événemens ont profondément remué les contrées où ils ont éclaté et ont causé une vive impression dans toute l’Espagne. Ils ont été suivis d’une répression aussi prompte que terrible. Des conseils de guerre, ont été formés pour juger les incendiaires, dont quelques-uns ont été passés par les armes ; des femmes même ont été fusillées. Par malheur ce n’est pas sur un point seulement que l’agitation règne aujourd’hui en Espagne. Des scènes de désordre ont eu lieu récemment à Badajoz. Dans diverses provinces, notamment dans la Manche, des mouvemens ont éclaté contre l’impôt prétendu national que les cortès ont créé, il y a quelque temps, pour n’avoir pas à rétablir la taxe de consommation. En Catalogne, l’agitation a un caractère particulier et se manifeste de nouveau. La lutte entre les ouvriers et les fabricans vient de se réveiller. Les propriétaires de filatures ont décidé que les ouvriers devraient travailler une demi-heure de plus le samedi dans les semaines où il y a quelque fête particulière outre le dimanche. Les ouvriers ont protesté contre ce qu’ils appellent une injustice oppressive et une atteinte portée à toutes les conditions du travail. Ils se sont adressés au gouverneur civil, qui a refusé d’intervenir, en objectant que patrons et ouvriers devaient rester libres de fixer et d’admettre respectivement les conditions du travail. Cette réponse a beaucoup étonné les ouvriers, qui ont publié alors une sorte de manifeste plein de haine et de menaces contre le maître, contre le capitaliste qui élève des fortunes colossales aux dépens du prolétaire, avec la sueur du peuple. Les ouvriers ne laissent point ignorer d’ailleurs qu’ils attribuent leur malaise à la politique actuelle, et qu’ils regrettent de n’avoir pas saisi les occasions de conquérir leurs droits, de devenir à leur tour oppresseurs, comme ils le disent naïvement. Il ne serait point impossible que les scènes sanglantes de l’an dernier n’éclatassent de nouveau, si la Catalogne n’était tenue en respect par une autorité militaire énergique disposant de forces considérables.

Quelles sont les causes générales de ces désordres permanens qui troublent l’Espagne ? Le général O’Donnell n’a point hésité à y voir l’influence du socialisme pénétrant au-delà des Pyrénées. Il peut en être ainsi dans une certaine mesure à Barcelone, où les questions d’industrie et de salaire existent depuis longtemps, et où les idées démagogiques se sont plus infiltrées. Dans la Castille, la population est particulièrement agricole ; elle vit à l’écart de tout, elle est plutôt réputée pour sa gravité et son calme que pour sa turbulence. Les événemens de Valladolid semblent avoir eu un caractère assez compliqué. La disette n’a été évidemment qu’un prétexte, les grains ne manquent pas en Espagne. La municipalité qui existait au moment de ces scènes, et qui a été dissoute, a publié aussi son manifeste, dans lequel elle attribue les événemens à la misère, à l’irritation produite par l’impôt de la derrama nacional, à l’immoralité et au relâchement propagés par la fréquence des élections populaires, par l’impunité de la plupart des insurrections politiques, à l’agglomération d’ouvriers venus de toutes les parties de la Péninsule. Tout cela est possible ; on a voulu voir, même dans les mouvemens de la Castille, l’œuvre de divers partis entre les mains desquels les masses n’ont été qu’un instrument aveugle. Quand on regarde de pies ces événemens, ils n’ont à vrai dire qu’une cause essentielle, profonde : c’est l’anarchie politique et morale qui règne depuis deux ans en Espagne. Comment les masses ne se soulèveraient-elles pas lorsque le congrès lui-même a fait de l’insurrection un droit à des récompenses, et a voté des pensions et des monumens à tous ceux qui ont trempé dans quelque révolte ? Comment les habitudes de régularité et d’ordre reprendraient-elles leur empire lorsque l’Espagne est encore sans un régime fixe et déterminé ? Les cortès ont voté une constitution, et cette constitution n’est point même promulguée ; les principales lois organiques ne sont pas définitivement adoptées, et pendant ce temps le congrès prend un congé, retenant un pouvoir dont il ne sait pas user, et empêchant la formation de toute autorité vigoureuse. Il y a pourtant un raisonnement bien simple : si l’assemblée de Madrid a une mission exceptionnelle et souveraine, celle de reconstituer le pays, elle doit se hâter de terminer son œuvre ; si elle n’est qu’une assemblée ordinaire, elle peut être dissoute comme toutes les chambres. Quant au gouvernement, il se ressent de l’incertitude générale et de cette autre incertitude qui lui est propre, qui résulte de la divergence des vues. Les événemens de la Castille viennent montrer au cabinet espagnol ce qu’il peut espérer en ménageant les factions. Ces scènes de vandalisme, et plus encore la répression terrible qu’elles ont provoquée, creusent un abîme entre le gouvernement et les partis révolutionnaires. Espartero lui-même ne peut méconnaître les obligations que lui impose la situation nouvelle de l’Espagne. La première de ces obligations est de suivre résolument une politique propre à rassurer tous les intérêts ébranlés ou menacés. Il y a quelques jours déjà, le parti démocratique rompait décidément avec le président du conseil, et se déclarait contre lui. Il ne reste donc au duc de la Victoire qu’à accepter les con séquences de la position qu’il s’est faite et à tourner son influence au profit de la paix intérieure de la Péninsule.

CH. DE MAZADE.

REVUE LITTÉRAIRE
Théâtre-Français — Les reprises.

On a dit que Molière, en écrivant Amphitryon, avait voulu peindre les amours de Louis XIV et de Mme de Montespan. Le rapprochement des dates se prête à cette conjecture. Cependant je crois que le poète n’avait pas songé à toutes les allusions que les courtisans prétendaient deviner dans cette comédie. Cette opinion est d’autant plus facile à justifier, que les principales scènes de l’ouvrage français se trouvent dans la comédie de Plaute. J’avoue d’ailleurs que je ne saisis pas bien l’analogie qu’on veut établir entre la position du général thébain et celle du marquis de Montespan. Jupiter se donne la peine de tromper le mari d’Alcmène ; Louis XIV en agissait autrement avec les seigneurs de sa cour. Quand il avait distingué une femme dans les salons de Versailles, le mari ne lui causait pas grand souci ; peut-être même croyait-il de bonne foi lui faire beaucoup d’honneur, tant il était pénétré de sa qualité divine. Le marquis de Montespan, ayant eu le mauvais goût de se fâcher et d’adresser à sa femme des remontrances qu’un homme bien élevé n’aurait jamais dû se permettre, fut exilé dans ses terres, et le roi prit sa place sans que personne s’en étonnât. Or je ne trouve rien de pareil dans Amphitryon. Veut-on comparer le général thébain au marquis de Montespan ? Il est vrai qu’il parle à sa femme sur le ton de la colère, quand il apprend à son arrivée qu’Alcmène a passé la nuit dans les bras d’un autre Amphitryon ; mais j’imagine que la marquise de Montespan n’a jamais répondu à son mari comme la femme du général thébain : elle n’a pas essayé de lui persuader qu’elle avait cédé au roi par surprise. Jupiter, pour avoir le champ libre, n’éloigne pas Amphitryon par la violence, mais par la ruse. Ainsi les trois personnages principaux, Jupiter, Alcmène, Amphitryon, ont pu égayer les courtisans et leur rappeler la mésaventure du marquis de Montespan, sans que Molière eût songé au mari mécontent de la nouvelle maîtresse. Si la création de ces personnages lui appartenait, je le croirais difficilement ; comme il les a pris dans la comédie de Plaute, je refuse de le croire. D’ailleurs les objections que je viens d’exposer ne sont pas les seules qui se présentent. Molière, qui frondait les ridicules de la cour avec l’approbation du roi, ne se fût jamais permis de placer le roi lui-même dans une situation désavantageuse. Or Jupiter, que l’on veut nous donner pour l’image de Louis XIV, n’est pas le personnage le plus intéressant de la comédie. Le mari, bien que trompé, mais trompé par une femme de bonne foi, qui ne peut rire de sa mésaventure, puisqu’elle l’ignore elle-même, éveille plus de sympathie que l’amant heureux obligé de prendre les traits d’Amphitryon pour obtenir les faveurs d’Alcmène. Louis XIV eût-il jamais accepté la position de Jupiter ? Une telle pensée ne se concilie guère avec le témoignage des contemporains. À parler franchement, je ne crois pas que Molière, en écrivant amphitryon, ait voulu faire un tableau d’histoire, ou présenter, sous des noms païens, une leçon philosophique ; je ne vois dans cette comédie qu’un pur jeu d’esprit. Quand il s’agit de Tartufe ou du Misanthrope, de l’École des Femmes ou des Femmes savantes, il est bon, il est utile d’étudier les intentions de l’auteur. Chercher dans Amphitryon des allusions personnelles, un enseignement moral, me paraît un pur enfantillage ; autant vaudrait mesurer la portée historique et philosophique des Fourberies de Scapin. C’est mal comprendre Molière que d’admirer sans distinction tout ce qu’il a écrit, et d’attribuer à tous ses ouvrages la même importance. Menant de front les travaux littéraires et la profession de comédien, obligé de songer aux intérêts de ses camarades, dont il était le chef, il n’avait pas toujours le temps de chercher en lui-même ou autour de lui des sujets nouveaux. Plus d’une fois, pris au dépourvu par les besoins de son théâtre, il a dû se résigner à ne pas se contenter pour plaire au public, et renoncer à l’instruire pour l’égayer. Quelque soit le mérite d’Amphitryon, je suis loin de le ranger parmi les meilleurs ouvrages de l’auteur. Ç’a été sans doute pour Molière lui-même un pur délassement. Dans cette libre imitation de la comédie latine, il a donné carrière à sa fantaisie, et ceux qui l’accusent de stérilité, de prosaïsme, n’ont qu’à relire cette joyeuse bouffonnerie pour comprendre l’injustice de leurs reproches.

Cependant, quand je conteste les allusions personnelles, quand je nie les intentions philosophiques d’Amphitryon, je n’entends pas affirmer par là que Molière, en composant cet ouvrage, n’a tenu compte ni de son temps, ni des épreuves qu’il avait lui-même subies. Plus d’un trait sans doute s’adresse aux courtisans. Quant aux chagrins du général thébain, il est probable qu’ils lui rappelaient ses propres chagrins. Lorsqu’il écrivit Amphitryon, il était marié depuis deux ans, et ne s’abusait pas sur la fidélité de sa femme. Il ne faut donc pas s’étonner de rencontrer parmi les railleries les plus hardies quelques sentences dictées par de cruels souvenirs. Il n’est donné à personne de s’oublier complètement, même en dessinant des personnages qui ne relèvent pas de la réalité. Le poète a beau quitter la terre pour le séjour des dieux, tracer pour le maître de l’Olympe un rôle de fourbe et pour Mercure un rôle d’entremetteur : il ne peut se dégager pour longtemps de ses souffrances morales. Sa vie personnelle intervient malgré lui, souvent même à son insu, dans le travail de son imagination ; il veut rire, il veut égayer ceux qui l’écoutent, et l’amertume se laisse deviner dans ses plus joyeuses railleries. Le don comique est à ce prix. Pour saisir, pour exprimer le ridicule, il faut avoir connu par soi-même le mensonge des promesses, et Molière possédait cette science que les livres n’ont jamais enseignée.

Ce que j’admire dans Amphitryon, c’est l’alliance de la fantaisie et de la raison. Le directeur du Théâtre-Français a donc agi sagement en remettant au répertoire cette comédie négligée depuis trop longtemps. Les poètes de notre temps qui se disent amans de la fantaisie se croient volontiers obligés de témoigner pour la raison un dédain absolu. S’ils prennent la peine d’aller entendreAmphitryon, ils comprendront qu’il n’est pas impossible de concilier l’imagination la plus hardie avec le bon sens le plus sévère et le plus clairvoyant. La fable de cet ouvrage, que Plaute n’a pas inventée, repose sur une donnée qui n’a rien de réel ; l’auteur ne prend aucun souci de la vraisemblance. La donnée une fois admise, et le spectateur l’accepte volontiers dès qu’il connaît les noms des personnages, l’action n’étonne pas, tant il y a de naturel dans le développement des caractères. À l’exception du dénoûment, qui est une nécessité, il n’y a pas une scène qui ne s’accorde avec les idées communes. C’est ce qui a fait le succès d’Amphitryon dès le premier jour, ce qui a charmé les contemporains de Molière, ce qui plaît aux spectateurs d’aujourd’hui. La fantaisie ainsi comprise n’effarouche personne. Pour écouter Mercure et Sosie, Alcmène et Jupiter, on n’est pas obligé d’oublier ou de répudier toutes les notions dont se compose la vie de l’intelligence : c’est pour l’auditoire et pour le poète un immense avantage.

Quant au style d’Amphitryon, s’il n’est pas toujours d’une irréprochable pureté, il étonne constamment par la souplesse et la variété. Les images, les comparaisons se pressent sous la plume de l’auteur, et font du dialogue un singulier mélange de poésie charmante et de détails familiers. Je ne connais guère que La Fontaine dont la manière rappelle parfois le style d’Amphitryon, Cependant, pour dire toute la vérité, je dois avouer que le fabuliste parle une langue plus châtiée que Sosie. Les négligences qu’un œil exercé découvre sans peine dans cet ouvrage peuvent servir à expliquer un jugement de La Bruyère qui serait pour nous une énigme impénétrable, si nous ne consultions que le Misanthrope et les Femmes savantes. Tout en rangeant Molière parmi les plus habiles écrivains de son temps, il lui reproche de tomber parfois dans le jargon. L’expression nous paraît dure à propos d’un tel homme. Pour peu cependant qu’on étudie et que l’on compare ces trois ouvrages, on ne s’étonne plus des paroles échappées à La Bruyère. Il y a en effet dans Amphitryon plus d’une période chargée d’expressions parasites, tandis que dans les Femmes savantes il serait bien difficile de rencontrer des expressions de cette nature. Sans pousser à l’excès la délicatesse, on peut donc affirmer que Molière n’est pas toujours comparable à lui-même. Sans doute bien des choses qui blessaient le goût de La Bruyère ne sont pas aperçues par nos yeux. À certains égards, ce que les contemporains appelaient le jargon de Molière n’offre guère un sens plus clair que la patavinité de Tite-Live. Toutefois, même aujourd’hui, il n’est pas impossible de découvrir quelques-unes des taches qui déparent Amphitryon. Quand il écrivait cette comédie, Molière avait quarante-six ans et venait d’achever le Tartufe. On est donc forcé de mettre les expressions parasites sur le compte de la nécessité. Sans doute le temps lui a manqué pour son œuvre comme il l’eût souhaité. Si Alcmène parle une langue moins pure qu’Elmire, si Cléanthis ne rend pas sa pensée avec la même franchise, la même simplicité que Dorine, il faut nous en prendre à la double profession de l’auteur. N’oublions pas que dans l’espace de vingt ans il a écrit trente ouvrages, et qu’il jouait un rôle important dans presque toutes ses comédies.

Le succès d’Amphitryon doit encourager le directeur du Théâtre-Français à tenter de nouvelles reprises. On parle du Philosophe marié, de Turcaret. On ne peut qu’approuver de tels choix. Toutefois nous souhaitons que le tour de Rotrou vienne bientôt. Venceslas et Saint Genest offriraient d’utiles enseignemens à la jeunesse lettrée. Il n’est pas donné à l’administration de créer un répertoire nouveau. En attendant qu’il se présente des comédies originales, des drames remplis d’une passion sincère, elle doit s’appliquer à élever le niveau du goût public, et, pour atteindre ce but, le chemin le plus court est de chercher dans l’ancien répertoire les modèles les plus purs. Quoi que Destouches m’inspire une médiocre sympathie, la reprise du Philosophe marié ne me semble pas inopportune, car c’est un ouvrage composé avec soin, et qui peut servir à développer le talent des comédiens. Turcaret n’a pas besoin d’être loué. S’il ne vaut pas les meilleurs chapitres de Gil Blas, il se recommande pourtant par une grande finesse d’observation. Quant à Rotrou, chacun sait qu’il a plus d’une fois parlé une langue aussi belle, aussi précise que celle de Corneille, et ce mérite reconnu de tous, lui assigne un rang considérable dans notre littérature dramatique. Venceslas et Saint Genest, sans offrir au point de vue poétique le même intérêt qu’Horace et Cinna, ne sont pas moins dignes d’attention pour ceux qui aiment à suivre les transformations de notre langue. Le style de Rotrou est de la bonne époque, et, malgré quelques images dont le choix n’est pas toujours réglé par un goût sévère, il y a profit à l’étudier. Venceslas et Turcaret peuvent servir à l’éducation du public. Les vers bien faits, la prose bien faite, ne sont pas un divertissement stérile, lors même que la pensée n’est pas à la hauteur du style.

GUSTAVE PLANCHE.


HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DES PAYS-BAS SOUS PHILIPPE II, par M. Théodore Juste[1]. — Il n’y a pas, dans la vie des peuples modernes, de temps plus tragiques que le XVIe siècle, et, dans ce siècle même, d’épisode plus émouvant que la révolution des Pays-Bas. On ne peut rester froid au spectacle de cette lutte inégale engagée contre le despotisme politique et religieux par des hommes de bien, qui, pour revendiquer les libertés de leur pays, s’appuyèrent sur la tradition et la loi. La révolution n’a point ici pour promoteurs des théoriciens aventureux, elle n’attaque pas l’ordre anciennement établi, les institutions nationales, les pouvoirs régulièrement organisés ; c’est au contraire au nom des antiques privilèges consacrés par les sermens de Philippe II que les confédérés combattent les nouveautés odieuses de l’inquisition et de la monarchie absolue. Pro lege ! telle est la devise des gueux.

Philippe II a cependant trouvé de nos jours des apologistes qui ne sont, à vrai dire, ni des scélérats, ni des fous. Nous ne contestons pas leur sincérité ; mais si peu qu’ils fassent usage de leur raison, oseront-ils ratifier par une sentence réfléchie la condamnation du comte d’Egmont et du comte de Homes, justifier la justice du roi, — en d’autres termes, croire et soutenir que les meilleurs moyens de gouvernement sont le parjure, la trahison et la cruauté ? Il est fâcheux pour le parti ultra-catholique que les archives de Simancas aient révélé les secrets de Philippe II ; cœlo oslenduntur. Schiller, dans son ouvrage sur l’insurrection des Pays-Bas, regrettait de n’avoir pu consulter la correspondance du cardinal de Granvelle. Un tel regret aujourd’hui accuserait une négligence volontaire. On n’a plus le droit de s’en tenir aux témoignages de Strada, de Grotius, de Bentivoglio, de Hooft, de Meteren et de P. Bor. Grâce au concours éclairé de divers gouvernemens, des investigateurs habiles ont découvert et mis aux mains du public non-seulement la correspondance de Granvelle, mais encore celle du roi et de ses ministres, celle de la duchesse de Parme et de son fils Alexandre Farnèse, celle du duc d’Albe et de ses successeurs dans les Pays-Bas, ainsi que les innombrables documens émanés du prince d’Orange et de ses principaux lieutenans. Désormais l’ignorance en cette question n’est plus permise, l’erreur n’a point d’excuse, et le doute même est suspect de mauvaise foi. Le procès est instruit, la lumière est faite, le jugement doit être unanime.

Le livre de M. Théodore Juste, par son caractère de calme impartialité, fixera l’opinion sur les événemens dont il retrace le tableau. Ce n’est point une œuvre brillante et originale, aux tons chauds, aux vives couleurs, ce n’est pas même, à parler franc, une œuvre d’art ; mais c’est un relevé complet, exact, minutieux, de toutes les indiscrétions, de toutes les confidences que la curiosité la plus patiente peut recueillir aux sources les plus abondantes et les plus variées. M. Juste a mis particulièrement à profit les travaux de M. Gachard et de M. Groen van Prinsterer. Les notes dont il a surchargé les pages de ses deux volumes attestent d’ailleurs une connaissance approfondie de tous les documens relatifs à l’époque des troubles ; elles permettent de contrôler, presque phrase par phrase, les moindres détails de son récit, et donnent de l’autorité à ses assertions.

Ce qui manque à l’historien belge, c’est le mouvement, la passion, la vie. Il n’a point le secret de ressusciter les morts, et pourtant la vie, dans les tableaux d’histoire, est une partie essentielle de la vérité : point de portrait inanimé qui soit vraiment exact et fidèle. Il ne suffit pas de photographier, il faut peindre. M. Juste, avec ses teintes grises, ses plans confus, son dessin vague et mal assuré, n’a pu reproduire la réalité. L’art, d’accord avec la justice, exigeait une plus équitable distribution de la lumière et de l’ombre. Choisir, c’est juger. L’historien de la révolution des Pays-Bas devait choisir ses figures principales, les placer au premier plan, les accuser par des contours vigoureux, et, pour la gloire ou pour l’infamie, les désigner de ses traits les plus fermes et de ses plus éclatantes couleurs. Dans le camp de l’absolutisme et de l’inquisition, le cardinal de Granvelle, Marguerite de Parme, le duc d’Albe et Philippe II ; dans le camp de la liberté, le comte d’Egmont, le comte de Homes, Louis de Nassau, le prince d’Orange et Bréderode : voilà, durant la période des troubles, les personnages qui occupent et remplissent le devant de la scène. Après eux viennent, d’un côté, Viglius, Armenteros, del Rio, Vargas, Berlaymont, d’Arenberg, Mansfeld et le comte de Meghem ; de l’autre, Hooghstraten, de Villers, de Berghes, Montigny, Marnix de Sainte-Aldegonde ; après les généraux, les lieutenans ; derrière les lieutenans, le peuple, les gueux des bois, les gueux de mer. Ces figures d’inégale importance, dans une œuvre bien ordonnée, n’auraient pas toutes le même rang, la même part d’espace et de jour. M. Juste les a mêlées et confondues. Tous les détails de son tableau sollicitent également le regard, que rien ne saisit et n’arrête, et sa Révolution des Pays-Bas, par une sorte de fausse exactitude et de vérité infidèle, ressemble trop, le dirai-je ? aux grandes batailles de M. Vernet.

Parmi ces personnages qu’on voudrait voir plus habilement groupés, il en est deux cependant qui appellent une attention particulière, et nous les choisirons pour donner une idée de l’intérêt qui s’attache à certaines parties du livre de M. Juste. Le premier, c’est le brillant et infortuné Lamoral, comte d’Egmont, prince de Gavre, baron de Gaesbeek, etc., né en 1522 au château de la Hamaide, décapité à Bruxelles le 5 juin 1568. « C’était, dit Brantôme, le seigneur de la plus belle façon et de la meilleure grâce que j’aie jamais vu parmi les grands. » Sa bravoure, éprouvée de bonne heure dans l’expédition de Charles-Quint en Afrique, avait décidé les victoires de Saint-Quentin et de Gravelines. L’Espagne, dans ses guerres contre la France, n’eut pas de capitaine plus dévoué, plus vaillant et plus heureux. La révolution des Pays-Bas n’eut pas de chef plus aimé et plus populaire. Cependant, par une destinée funeste, les services qu’il rendit à Philippe II, en assurant la prépondérance de l’Espagne, préparèrent l’asservissement de son pays, et, quand il se fit le champion de la liberté, ses habitudes de soldat et de courtisan, ses fausses idées de la discipline et de l’honneur, ses incertitudes, ses tergiversations, ses défaillances, en le perdant lui-même, faillirent plus d’une fois perdre la cause pour laquelle il donna sa vie. « Son esprit était altier, dit M. Juste ; mais il manquait d’étendue et de pénétration ; sa volonté, quoique dirigée ordinairement par des intentions droites et pures, était vacillante dans les circonstances graves, et ne suppléait point, par la vigueur des résolutions, à la prévoyance dont il était dépourvu. » Ses faiblesses mêmes, dont la révolution eut seule à souffrir, auraient dû, avec la mémoire de ses services passés, lui gagner sinon la reconnaissance, du moins la pitié de Philippe II. Il ne fut coupable qu’envers le parti national ; le maître étranger dont les scrupules de sa conscience timorée avaient facilité le triomphe le réhabilita en l’assassinant.

Le second de ces personnages, dont M. Juste a su nettement accuser la physionomie, est Bréderode, le chef des gueux, le boute-feu, le Danton de la révolution des Pays-Bas. Henri de Bréderode, comte de Vianen, vicomte d’Utrecht, etc., était « un homme taillé pour la lutte, d’une haute stature, d’un tempérament de feu, d’une figure mâle et énergique. » Page à la cour de Charles-Quint, il reçut de Philippe II le commandement d’une des bandes d’ordonnance, et fit plusieurs campagnes contre les Français. Sous l’administration de Granvelle, il se ligua ouvertement avec les adversaires des cardinalistes. En 1365, lorsque d’Egmont partit pour l’Espagne comme député des Pays-Bas, il l’accompagna jusqu’à la frontière de France. À Cambrai, dans un banquet auquel assistait l’archevêque, il manifesta des craintes sérieuses pour la sûreté de son ami, qui allait se remettre sans défense entre les mains d’un maître perfide. Le prélat voulut tourner ses défiances en raillerie. C’était à la fin du repas. Bréderode était jeune, et ne se piquait pas d’être sobre : il prit une aiguière et la lança au visage de l’archevêque. L’inquisition lui inspirait trop de haine pour qu’il témoignât beaucoup de respect aux gens d’église. Il pratiquait encore le culte catholique, mais il entretenait à Vianen une imprimerie clandestine, et de là se répandaient dans les provinces des bibles, des chansons et des libellés. Lié d’une amitié fraternelle avec Louis de Nassau, qui fut l’âme de la confédération, il s’empressa de signer le compromis. On ne sait pas avec certitude s’il assista en personne aux conférences de Breda et de Hooghstraten ; mais on peut affirmer qu’il repoussa tous les faux-fuyans, toutes les demi-mesures proposés par les chefs de l’aristocratie. Le 3 avril 1566, à la tête de deux cents gentilshommes, il entra dans Bruxelles en équipage de guerre. « Quelques-uns, dit-il, avaient pensé que je n’oserais pas m’approcher de cette ville ; en bien ! j’y suis, et j’en sortirai peut-être d’une autre façon. » Le surlendemain, il présenta solennellement à Marguerite de Parme la requête des confédérés contre les placards et l’inquisition. Cette démarche hardie jeta l’effroi dans le parti espagnol ; elle constitua le parti national et commença la révolution. « Voilà mes beaux gueux, » avait dit Berlaymont en voyant défiler le cortège des confédérés. Bréderode ne laissa point tomber cette insulte : « Nous sommes gueux, s’écria-t-il, pour la cause du roi et de la patrie, et nous la servirons jusqu’à porter la besace, » Dans un banquet donné à l’hôtel de Culembourg, il parut avec une besace attachée au cou et une écuelle de bois dans la main. Il l’emplit de vin, la porta à ses lèvres et la fit circuler autour de la table. Chaque convive, en la vidant, dévoua sa tête pour le salut de ses compagnons. Désormais le branle était donné ; les gueux s’étaient fermé la retraite. Ils mirent sur l’écu de Vianen cette légende : « Par flammes et par fer, » et Bréderode prit pour emblème la main droite de Mucius Scévola, armée d’un poignard et environnée de flammes, avec ces mots : Agere aut pati fortiora. Terrible serment auquel il eut la gloire de ne point faillir !

À Anvers, devant quatre mille personnes assemblées, il parut à la fenêtre de son hôtel, et, le verre à la main : « Me voici, dit-il, pour consacrer ma vie et mes biens à votre défense, et vous délivrer de l’inquisition et des édits ! Que ceux qui voudront m’avoir pour guide dans la défense de la liberté commune trouvent bon que je boive à leur santé, et qu’ils m’en fassent signe de la main ! » Quatre mille voix répondirent par le cri de : Vivent les gueux ! Bientôt après il se rendit à l’assemblée de Saint-Trond, où les députés de chaque province discutèrent les intérêts de la confédération. Tous étaient d’accord pour demander la convocation des états-généraux. Les plus résolus, et parmi eux Bréderode, étaient d’avis d’exiger la liberté de conscience pleine et entière, La régente, effrayée, envoya auprès des gueux le comte d’Egmont et le prince d’Orange, qui engagèrent leurs amis à ne pas excéder la première requête. Bréderode n’approuva point l’accord conclu le 23 août. Il ne se fiait guère aux lettres d’assurance, et préférait aux promesses de la régente l’appui des protestans d’Allemagne. « Je vois, écrivait-il à Louis de Nassau, que si les affaires demeurent en tels termes, chacun avisera pour se mettre hors du danger de la corde. Les confédérés vont déjà disant qu’on les mène à la boucherie. » « Voyez-vous ce beau seigneur de Bréderode ? avait dit publiquement un moine. Devant qu’il soit huit jours, il sera pendu par son col et étranglé. » Il était temps de se mettre en garde. Le 25 septembre, il commença, sur sa terre de Vianen, à lever des troupes « pour la sûreté de sa ville et de sa personne. »

Ici commence l’épreuve suprême, la crise héroïque de sa vie. En 1566, le courage était facile devant un danger trop lointain pour être aperçu des esprits fougueux et imprévoyans. La régente était en proie aux angoisses de la colère impuissante : elle se sentait désarmée, elle avait peur. En ce temps-là, l’aristocratie, la petite noblesse, la bourgeoisie, le peuple, les protestans et les catholiques, conspiraient ensemble contre la tyrannie de l’inquisition. Lorsque Bréderode se mit à la tête des gueux, il était soutenu, porté, poussé en avant comme par la pression irrésistible de la mer montante. Un an après, au reflux, tout avait changé de face. Les gueux se cachaient dans les bois. Les villes, domptées par la force ou trompées par la trahison, ouvraient leurs portes aux garnisons espagnoles. Le comte de Hornes se retirait dans ses terres ; le comte d’Egmont marchait contre les protestans de Valenciennes ; le prince d’Orange laissait massacrer sous les murs d’Anvers, à Austruweel, la petite armée de Jean de Marnix. Bréderode vit que, sans un effort désespéré, tout était perdu. Il se souvint de sa devise, et, résolu d’aller jusqu’aux dernières extrémités du dévouement et de l’audace, il entreprit de tout sauver « par flammes et par fer. »

Jamais chef de parti n’eut plus à faire avec aussi peu de ressources. De Vianen, dont il fait le quartier-général de l’insurrection, il négocie avec toutes les communautés protestantes. Il promet de rétablir la liberté des cultes, à la condition que les églises fourniront des subsides pour solder ses troupes. Il envoie des hommes sûrs à Anvers, à Bois-le-Duc, à Utrecht, dans les places maritimes de la Zélande. Lui-même s’introduit à Amsterdam avec un certain nombre de confédérés travestis, en marchands et en matelots. Il se fait donner le commandement des gens de guerre levés pour la défense de la ville, et déjà les calvinistes le proclament tout haut comte de Hollande. La prise de Valenciennes, la soumission d’Anvers, de Maëstricht et de Bois-le-Duc, le départ du prince d’Orange, n’abattent point son courage, qui grandit avec le péril ; mais le vide se fait autour de lui. Les riches s’éloignent du gueux qui mendié pour payer les frais de la résistance. Les sages, les politiques, condamnent ses folles témérités. Seuls, les pauvres lui restent fidèles, et, dans les jardins où il vient avec eux tirer à l’arc ou à l’arquebuse, ils répètent encore le refrain proscrit de : Vivent les gueux ! Enfin, à l’approche de Noircarmes, qui s’avance avec une armée, les magistrats le supplient de quitter la ville. Forcé de céder à leurs instances, il s’embarque avec ses derniers compagnons et va chercher asile au pays de Clèves. Dans sa retraite, à Emden, il apprend l’arrivée du duc d’Albe et l’arrestation des principaux chefs de la noblesse. Aussitôt il oublie la défection récente du comte d’Egmont et du comte de Hornes pour ne songer qu’à leurs services passés, et du fond de son exil il adresse aux habitans des Pays-Bas les exhortations les plus éloquentes. Il signe avec quelques autres fugitifs le second compromis, s’engage à sacrifier tout ce qui lui reste pour combattre « le More renégat, » et conjure tous les gens de bien de s’unir à lui pour rétablir, avec l’aide de Dieu, la liberté aux Pays-Bas. « Mieux vaut, dit-il, mourir en braves gens au lit d’honneur, pour la plus juste des causes, que de vivre dans l’esclavage de gens qui ne sont eux-mêmes que des esclaves ! »

La fortune ne lui donna point cette joie de tomber, les armes à la main, dans les combats de l’indépendance. Il se préparait à de nouveaux hasards, lorsqu’une maladie soudaine le surprit au château de Varenburch. Il mourut le 15 février 1568. Il avait à peine trente-sept ans, et méritait de vivre encore pour prendre part à la délivrance de son pays. Que son nom du moins reste associé aux noms des fondateurs de la république ! La calomnie n’a pas épargné à sa mémoire les accusations qui ont poursuivi dans tous les temps les révolutionnaires et les tribuns ; mais, en dépit des admirateurs exclusifs de la maison de Nassau, Guillaume le Taciturne ne fera point oublier Henri de Bréderode. M. Juste lui-même, tout en choisissant pour héros le prince d’Orange, a rendu au premier des gueux ses titres de gloire : son témoignage prévaudra sans doute contre les insinuations de M. Groen.

Que l’écrivain belge poursuive son œuvre : terminée à la prise de la Briel, l’histoire de la révolution serait incomplète, et manquerait, pour ainsi dire, de moralité. Cette moralité, ce dénoûment nécessaire, c’est l’émancipation définitive des Provinces-Unies et l’établissement régulier de la république. Les documens ne manqueront pas à M. Juste pour raconter les victorieuses entreprises de la fédération batave ; mais il est à souhaiter que la préoccupation d’une exactitude minutieuse ne lui fasse pas négliger le soin de la composition et du style. Son œuvre est jusqu’ici moins une histoire qu’une chronique. Qu’il relise M. Quinet, M. Mignet, Marnix de Sainte-Aldegonde et les beaux chapitres d’Antonio Perez, pour dérober à ces modèles quelques-unes de leurs qualités françaises. Il a besoin encore d’étudier nos maîtres[2].


V. Fillias.

  1. Bruxelles, 2 vol. in-8o.
  2. Et peut-être aussi notre grammaire. Dans le but de n’est pas une locution correcte ; M. Juste a le tort de l’employer comme une élégance et de la répéter à satiété.