Chronique de la quinzaine - 30 juin 1856

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Chronique n° 581
30 juin 1856


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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30 juin 1856

Dans cette éclipse de grandes affaires qui a succédé tout à coup aux fortes émotions des derniers temps, le regard cherche les points où se manifeste encore quelque symptôme politique dans la vie générale de l’Europe : il trouve des difficultés inévitables en Orient, des situations peut-être mal apaisées en Italie, une certaine attitude d’expectative partout ; à travers ces indécisions qui sont en quelque sorte l’héritage de la guerre, il aperçoit surtout une question, celle des différends entre l’Angleterre et les États-Unis, qui aurait pu donner naissance à un nouveau conflit, qui semble entrer aujourd’hui dans une voie de conciliation, et qui intéresse toutes les relations de l’ancien continent et de l’Amérique. C’est là, peut-on dire, le résumé de la situation actuelle. L’Orient ressentira longtemps sans doute le contre-coup de l’ébranlement qui lui a été communiqué par la dernière lutte ; il le ressentira non-seulement parce qu’il a été le théâtre de la guerre ou tout au moins le lieu de passage d’armées immenses mais encore parce que les réformes intérieures dont la paix doit être le point de départ ne peuvent s’accomplir que lentement, laborieusement, au prix d’efforts obstinés. Toutes les passions, tous les fanatismes sont en présence ; ils se heurteront plus d’une fois avant que ces réformes soient une réalité et que l’Orient se renouvelle. Ce n’est point cependant un motif pour ajouter à la vérité des faits, ou pour dénaturer les incidens de cette crise que traverse l’empire ottoman. Qu’un officier tunisien tue brutalement un matelot grec, que la population musulmane, ainsi que cela est arrivé à Naplouse, s’ameute contre un missionnaire anglais qui paraît lui-même avoir pris trop aisément les façons turques, que des faits semblables se produisent de divers côtés, cela peut prouver qu’un ordre régulier ne se substitue pas instantanément à un arbitraire, à des haines, à des violences séculaires. Le gouvernement turc y met de la bonne volonté, il n’est pas toujours maître chez lui : c’est aux puissances qui l’ont secouru contre les agressions extérieures de les seconder dans cette réformation d’un empire, de garantir aux populations chrétiennes la liberté de cette carrière qui leur est ouverte.

Un point plus curieux aujourd’hui dans les affaires d’Orient, c’est la conduite que semble suivre la Russie depuis que la paix est rétablie. La Russie se hâte peut-être un peu trop de revenir à d’anciennes habitudes. Elle paraît avoir fait sauter les fortifications de Kars avant de se retirer, ce qui ne serait dans tous les cas qu’un droit extrême de la guerre, et ce qui n’est même pas un droit ici d’après le dernier traité de paix. Elle détruit également, dit-on, les forteresses d’Ismaïl et de Reni ; la partie de la Bessarabie qu’elle doit abandonner est dépeuplée et dévastée par elle. Il n’est point jusqu’aux Tartares de la Crimée, en faveur desquels une amnistie avait été stipulée, qui ne soient déportés avec fort peu de ménagemens dans les provinces russes de l’intérieur. Le cabinet de Saint-Pétersbourg a envoyé la chancellerie de son ambassade à Constantinople avant même d’avoir notifié officiellement d’avènement au trône du nouveau tsar, et c’est un procédé que le sultan aurait considéré comme blessant. Jusqu’ici, il est vrai, les empereurs ottomans n’avaient point l’habitude de notifier leur propre avènement, et on en usait de même à leur égard. En est-il absolument ainsi au lendemain du jour où a été signé un traité qui place la Turquie au rang des puissances européennes, qui l’assimile aux autres états ? L’attitude de la Russie vis-à-vis de la Turquie se ressent donc visiblement de la dernière guerre, et ce ressentiment peut être encore une maladresse ; il est du moins de nature à montrer la nécessité d’une alliance persévérante de la France et de l’Angleterre en Orent pour maintenir leur œuvre intacte, pour assurer l’efficacité des garanties qu’elles ont conquises en faveur de l’indépendance de l’empire ottoman, aussi bien que pour seconder et stimuler la politique réformatrice qu’elles ont acquis le droit de conseiller au sultan. L’avenir de l’Orient est là.

Quant à l’Italie, qu’en faut-il penser aujourd’hui ? L’Italie est malheureusement le pays qu’il est le plus facile de représenter sous les couleurs les plus opposées. Aux yeux des uns, la péninsule tout entière est prête à s’enflammer, il y a tous les élémens d’une vaste conflagration ; aux yeux des autres, les populations sont paisibles et indifférentes, et le seul tort de l’Europe a été d’offrir par ses discussions un nouvel aliment aux passions ; révolutionnaires. Non, il n’est point exact que l’Europe ait mal considéré son devoir en s’occupant de la péninsule, et il est infiniment probable d’un autre côté qu’après un premier instant d’illusion et de surexcitation l’Italie sentira elle-même qu’une explosion nouvelle dans les circonstances actuelles ne ferait qu’aggraver les conditions de son existence. Qu’on prenne un exemple. Il y a un petit état qui a été particulièrement éprouvé depuis quelque temps : c’est le duché de Parme. Des crimes odieux ont été commis contre des personnes attachées au gouvernement ; ils ont amené ce qu’ils devaient amener, l’occupation autrichienne, qui s’est presque entièrement substituée aux pouvoirs locaux. Aujourd’hui cependant la régente parait trouver elle-même trop dure cette tutelle impériale, et une sorte de conflit administratif s’est, dit-on, élevé entre l’autorité souveraine du duché et les généraux autrichiens. Quel est le meilleur moyen de faire taire les scrupules de la régente et de prolonger l’occupation autrichienne à Parme ? C’est évidemment quelque crime nouveau ou quelque tentative révolutionnaire. Comment au contraire faire cesser cette occupation, si ce n’est par la paix intérieure ? M. d’Azeglio disait, il y a dix ans, qu’il fallait conduire la révolution de l’Italie les mains dans les poches. Il ne faut pas prendre sans doute au pied de la lettre une expression familière. Cela veut dire du moins que la révolution de l’Italie ne peut s’accomplir que pacifiquement, par le travail des esprits et des mœurs, par cette force des choses qui fait qu’un peuple qui s’est en quelque sorte mûri lui-même obtient nécessairement la réalisation de ses vœux légitimes. C’est à ce point de vue que le Piémont peut exercer une influence utile au-delà des Alpes. Le Piémont est exposé sans doute à bien des tentations. Depuis quelque temps notamment, un homme qui a joué un rôle particulier dans les dernières révolutions, M. Manin, a entrepris de donner des conseils à l’Italie et au royaume piémontais ; il multiplie les lettres. Avec un sentiment qui l’honore, bien qu’il juge prudent de rejeter toute la faute sur les jésuites, il mettait récemment ses compatriotes en garde contre ce qu’il nommait la théorie du poignard. Une vue assez pratique des choses lui révèle également que le levier de tout ce qui peut s’accomplir en Italie est à Turin. Aussi s’efforce-t-il de grouper le parti national autour de la maison de Savoie. Seulement il demande à la maison de Savoie de chasser l’Autriche, de disperser tous les autres princes de la péninsule, de faire, en un mot, l’Italie indépendante et une. Petite entreprise, comme on voit ! Le Piémont a une perspective plus sûre devant lui, c’est de rester un état régulier et conservateur, au lieu de se jeter dans des aventures où il perdrait son autorité et son prestige. Telle est la vérité. Pour le Piémont, il n’y a qu’un moyen en ce moment de conserver la position qu’il a prise en Europe et de réserver l’avenir : c’est la paix, dût-il risquer de s’entendre appeler encore « le Caïn qui est aux sources du Pô. »

Ces divers traits indiqués dans la situation générale de l’Europe, il reste la vraie, la sérieuse question du moment, la querelle si étrangement survenue entre l’Angleterre et les États-Unis. Cette querelle n’est point finie, mais elle vient de prendre une face nouvelle ; elle est transportée du terrain étroit et brûlant où elle s’agitait sur un terrain de discussions et de négociations où semble disparaître tout ce qu’il y avait d’inconciliable dans ce différend au premier abord. Dans cette lutte diplomatique, il faut bien le dire, les États-Unis sont tenaces, l’Angleterre est modérée et conciliante ; le cabinet de Washington reste immobile dans ses prétentions, tandis que le gouvernement de la Grande-Bretagne s’avance vers lui. Il n’est point inutile de préciser les termes de ce débat au point où il en est venu. Deux questions, on le sait, étaient mêlées dans cette querelle, celle des enrôlemens et celle du traité relatif à l’Amérique centrale. Les États-Unis réclamaient avec hauteur une satisfaction pour la violation de leur neutralité, ils faisaient peser la responsabilité de cette violation sur le représentant britannique à Washington, M. Crampton, et en même temps ils contestaient le droit de l’Angleterre sur diverses possessions de l’Amérique centrale. L’Angleterre répondait par toute sorte d’explications et de regrets au sujet de la violation de la neutralité américaine, mais en refusant de rappeler M. Crampton, et elle proposait de déférer à un arbitrage les difficultés relatives à l’Amérique centrale. De ces deux questions, l’une a été brusquée par les États-Unis, et par le fait elle se trouve vidée aujourd’hui. Le cabinet de Washington a accepté les explications du gouvernement anglais sur tout ce qui se rattache au recrutement, en faisant de l’expulsion de M. Crampton une affaire simplement personnelle. L’Angleterre de son côté, ainsi, que le constate une dépêche de lord Clarendon, a accepté la solution en se résignant à voir revenir à Londres le ministre qu’elle n’avait pas voulu rappeler. Au lieu de répondre à l’expulsion de M. Crampton par l’expulsion du ministre américain à Londres, elle s’est arrêtée dans cette voie de représailles diplomatiques qui eût conduit peut-être inévitablement à la guerre. Le différend ne subsiste donc désormais qu’en ce qui a rapport à l’Amérique centrale, et ici encore, qu’on remarque bien ce point précis du débat, l’Angleterre avait offert l’arbitrage d’une grande puissance comme moyen de fixer le sens réel du traité de 1850. Ce n’est point là absolument ce qu’a accepté le cabinet de Washington. À ses yeux, le sens de la convention Clayton-Bulwer n’est point douteux ; la question est tout entière, non dans l’interprétation d’un article de traité, mais dans une vérification de titres et de limites géographiques. Il s’agit de savoir quelles sont les bornes légitimes de Balize du côté du Honduras, si les îles de la Baie, revendiquées par l’Angleterre, n’appartiennent pas plutôt à cette dernière république, quelle est la partie de la côte occupée par les Indiens-Mosquitos, placés sous la protection anglaise. Pour éclaircir ces points, il suffit d’une entente directe, et le ministre américain à Londres, M. Dallas, est autorisé en effet à négocier, ou, si la négociation n’aboutit pas, le cabinet de Washington propose de soumettre la difficulté non à un gouvernement étranger, mais à quelques hommes de science de l’Europe et de l’Amérique. En un mot, ce seraient des géographes ou des jurisconsultes qui prononceraient, non des arbitres diplomatiques. Si le gouvernement anglais n’accepte point entièrement la question ainsi posée, il entre du moins dans la négociation qui lui est offerte, et tout indique qu’il évitera une rupture, fût-ce au prix de concessions nouvelles. On peut donc dire que jusqu’ici, dans ce singulier conflit diplomatique, c’est l’Angleterre qui a multiplié les témoignages de modération et les concessions, c’est l’Union américaine qui marche avec une fixité opiniâtre à son but, sans dévier et sans céder le terrain.

Au fond, cet incident, dépouillé de ce qu’il a de particulier et d’actuel, peint l’esprit que les États-Unis portent depuis longtemps dans leurs relations avec l’ancien monde, et c’est là ce qui en fait la gravité au point de vue européen. Il y a eu des momens sans doute où l’Angleterre aurait mieux fait de ne point soutenir jusqu’au bout des agens qu’elle devait laisser expulser, il est tel de ses droits sur les possessions qu’elle revendique dont l’authenticité peut n’être point absolument incontestable ; mais, qu’on le remarque bien, le système de conduite des États-Unis procède moins d’un sentiment du droit et de la légalité que d’un besoin impérieux d’imposer leurs vues, de faire acte d’autorité et de force ; et comme les anciens gouvernemens ont singulièrement répugné jusqu’ici à engager une lutte ouverte, l’orgueil yankee s’en est accru : il est devenu une véritable politique assez menaçante, une politique qui nourrit la vague pensée d’étendre son action jusqu’à l’Europe, et qui prétend couvrir l’Amérique contre toute intervention européenne. Cette idée de la prédominance américaine est le rêve enflammé de ces imperturbables enfans de l’Union, elle se retrouve dans toutes les manifestations, dans tous les actes, dans toutes les doctrines qui règnent, comme dans les partis qui se forment. Quelle est la signification de la fameuse théorie de Monroë ? Elle tend, comme on sait, à exclure l’Europe du Nouveau-Monde, à réserver l’Amérique pour les Américains, en sous-entendant que les Yankees sont les seuls vrais Américains. Quel est le but de ce parti des know-nothing qui naissait l’année dernière ? C’est de faire prévaloir l’élément natif à l’exclusion de tous les autres. C’est une même idée qui prend toutes les formes, qui tend à dominer la politique intérieure et la politique extérieure. L’Europe jusqu’à ces dernières années n’a pas paru s’émouvoir de ce singulier travail qui s’opérait au sein de l’Union, et pendant ce temps le peuple américain étendait partout son action, prenant ou marchandant les provinces à sa portée, convoitant et menaçant les possessions européennes. Chose étrange ! quel est le moment où les États-Unis réclament contre quelques droits exercés par l’Angleterre dans l’Amérique centrale ? C’est justement l’heure où un aventurier américain cherche à s’emparer de ce pays, où le gouvernement de Walker est reconnu par le cabinet de Washington. Le général Pierce conteste les droits de protection de l’Angleterre, lorsqu’il y a peu de temps un de ses agens proposait au Mexique un traité de protectorat qui faisait disparaître cette malheureuse république et la livrait à la domination yankee. Cette politique d’envahissement est tout le programme du parti démocratique, qui vient de se réunir récemment dans une convention à Cincinnati, et qui a choisi M. Buchanan, l’ancien ministre à Londres, comme son candidat à la présidence dans les prochaines élections. M. Buchanan, on peut s’en souvenir, était un des diplomates qui se réunirent à Ostende, il y a deux ans, et qui déclarèrent que si l’Espagne ne consentait pas à vendre Cuba, les États-Unis seraient autorisés par toutes les lois divines et humaines à s’en emparer, parce que Cuba leur était nécessaire. Et quelle est cependant cette société américaine ? A proprement parler, ce n’est point encore une société, quelle que soit sa puissance, quels que soient ses élémens de richesse. Bien des incidens récens révèlent d’étranges mœurs. Le Kansas est aujourd’hui livré à la guerre civile. Les territoires de Nebraska et de Kansas ont été laissés libres, par un bill du congrès, d’admettre ou de repousser l’esclavage. Maintenant il s’agit de savoir quel parti dominera dans les montrées nouvelles, et la lutte se poursuit entre les abolitionistes et les partisans de l’esclavage. La force tranchera la difficulté. C’est du reste le privilège de cette question de l’esclavage de créer un péril incessant pour l’Union et de donner lieu aux plus étranges scènes. Récemment un sénateur de la Caroline du sud, M. Brooks, désespérant sans doute de convaincre par d’autres raisons un de ses collègues abolitionistes du Massachusetts, le colonel Sumner, lui a asséné, au sein même du sénat, un coup de canne qui l’a dangereusement blessé. Le colonel Sumner a failli succomber, des meetings abolitionistes ont été tenus pour demander justice contre cet acte sauvage. M. Brooks n’en est pas moins devenu le héros des états du sud, et les habitans de la Caroline lui ont voté une canne d’honneur, comme emblème de l’éloquence : qu’il faut employer à l’égard des abolitionistes. Ce sont là les rudesses d’une démocratie puissante sans doute, mais qui doit pourtant avoir ses limites, et qui ne saurait faire fléchir devant elle ni l’intérêt ni la fierté de l’Europe.

La France est étrangère à ce conflit diplomatique ; qui s’est engagé récemment entre l’Angleterre et les États-Unis. Elle est restée spectatrice, bien qu’elle ne soit pas entièrement désintéressée dans une telle affaire, pas plus qu’aucune des premières puissances européennes. Retirée d’une grande lutte, affranchie de toute complication extérieure, la France se replie aujourd’hui dans la vie intérieure, et son esprit y pourrait à coup sûr trouver encore bien des alimens. Par une circonstance particulière, les travaux législatifs semblent avoir pris dans ces derniers jours un redoublement d’activité, en même temps qu’ils s’étendent à une multitude d’affaires et d’intérêts. Tarifs de douanes, chemins de fer, drainage, sociétés en commandite ; toutes ces questions se succèdent et ne sont point encore épuisées. Il parait même douteux que le corps législatif puisse achever son œuvre ; si un peu plus de temps ne lui est pas accordé. Parmi les projets qui ont été présentés par le gouvernement, quelques-uns sont entièrement acceptés, d’autres sont soumis à des révisions ou à des modifications ; il en est même sur lesquels le corps législatif et le conseil d’état n’ont pas pu se mettre complètement d’accord. Trois projets surtout sont de nature à frapper l’attention parce qu’ils touchent à des intérêts considérables. Le premier est celui qui a trait aux tarifs de douanes, et qui tend à la suppression des dernières prohibitions encore existantes. L’acte proposé par le gouvernement n’avait rien d’extraordinaire ; il réalisait dans une mesure fort prudente un progrès naturel. Il faisait disparaître, il est vrai, les prohibitions restées jusqu’à ce jour inscrites dans les codes douaniers français ; mais, en supprimant ce régime d’exclusion il le remplaçait par un régime largement et efficacement protecteur : Il n’est pas ; moins vrai cependant que les industries jusque-là garanties par la prohibition se sont vivement émues. Un peu plus occupées d’elles-mêmes peut-être que de l’intérêt des consommateurs, elles ont réclamé le maintien du régime actuel. Dans la mesure proposée, elles ont vu sans doute moins ce qu’on allait faire aujourd’hui que la perspective d’une réduction graduelle des nouveaux tarifs, et elles ont pris l’alarme, si bien que le gouvernement a cru devoir les rassurer encore en élevant les droits qu’il avait d’abord proposés. Que le gouvernement prenne en considération les intérêts de l’industrie nationale qu’il couvre cette industrie d’une protection suffisante ; il accomplit un devoir : Malgré tout cependant, il y a dans les sociétés modernes des lois que les industriels eux-mêmes ne sauraient méconnaître, et ces lois ne conduisent pas : au maintien indéfini des prohibitions commerciales ; elles conduisent plutôt à la liberté, — liberté modérée et graduelle sans doute, mais : qui ne tend pas moins à abaisser les barrières entre les peuples, à faciliter les communications. L’essentiel dans ces matières est de ne point sacrifier des intérêts réels et véritablement nationaux à des théories entièrement chimériques. Un autre projet présenté par le gouvernement détermine les conditions auxquelles est assujettie la concession de ce qu’on nomme le réseau des chemins de fer pyrénéens, c’est-à-dire d’un ensemble de lignes qui vont de Toulouse à Bayonne, d’Agen à Tarbes, en reliant divers points latéraux. Les contrées pyrénéennes en étaient encore à attendre ces grandes voies de communication qui enlacent aujourd’hui presque toutes les parties de la France ; aussi n’est-il point douteux que le réseau des chemins de fer méridionaux ne soit accepté et voté par le corps législatif. Enfin l’organisation nouvelle imposée aux sociétés industrielles par le projet récemment présenté est aussi une de ces questions qui ont le privilège de saisir les esprits, moins par ce qu’elles ont de spécial et de technique que par les rapports qu’elles ont avec toutes les conditions de la vie morale contemporaine. Pourquoi a-t-on attaché quelque intérêt à cette loi sur les sociétés en commandite ? Parce qu’on a senti qu’elle touchait à une plaie vive, à cette ardeur du jeu qui semble envahir tous les rangs, à cette fureur malsaine de spéculation qui touche à tout pour tout corrompre. Cet esprit d’industrie équivoque règne depuis longtemps. On dirait aujourd’hui qu’une répulsion universelle commence à s’élever contre lui, et c’est encore une vertu dans une société que de ressentir cette lassitude, d’aspirer à de plus pures et de plus saines satisfactions.

Le monde contemporain, à mesure qu’il marche, laisse apparaître certaines lois qui dominent et règlent le mouvement immense de notre siècle. Ces lois se perdent souvent, pour ainsi dire, dans le détail des choses ; elles disparaissent par momens dans la confusion ou la petitesse des faits. L’esprit les ressaisit de temps à autre, et les voit inscrites en traits lumineux dans les événemens qui prennent une sorte d’unité mystérieuse. Cette unité est moins un fait matériel qu’un fait moral ; elle naît moins de cette merveilleuse facilité de communications et de relations d’intérêt multipliées chaque jour entre les peuples que de la secrète identité des problèmes qui s’agitent à la fois dans la conscience de tous les hommes. Partout, sous des formes diverses, le travail est le même ; les efforts, les luttes, les obstacles, les dangers ont une similitude singulière. Il n’est point d’événement peut-être qui ait plus contribué que la révolution française à développer cette unité, cette solidarité politique et morale des peuples. Il est aisé de se créer ou d’accepter des idées générales et vagues sur cette formidable crise qui a éclaté à la fin du siècle passé et qui dure encore ; les idées générales et les théories courent le monde. Il est plus difficile de scruter un tel événement dans ses causes, dans sa réalité, dans ce qu’il a eu de particulièrement français avant de devenir un fait universel par son retentissement et par son influence. M. de Tocqueville, dans un livre récent et éminent qu’il appelle l’Ancien régime et la Révolution, va droit à ce grand sujet. Il n’a écrit ni une histoire, ni une philosophie nouvelle de la révolution ; avec ce procédé pénétrant et condensateur de l’esprit qui a su si fortement ressaisir les lois et le caractère de la démocratie américaine, il analyse en quelque sorte tous les élémens de l’ancienne vie de la France, tirant de la poussière les choses oubliées, observant les conditions diverses des hommes et des classes, montrant le jeu secret et la débilitation graduelle des institutions, et il a écrit un livre aussi neuf que substantiel sur un des événemens qui ont le plus occupé les intelligences. Le tableau que trace M. de Tocqueville est saisissant. Une noblesse qui a perdu tous les caractères d’une véritable aristocratie pour rester une caste fastueuse et inactive, une bourgeoisie morcelée et déclassée en même temps qu’ambitieuse, un peuple dont la condition s’est améliorée par le bien-être et par la disparition de beaucoup de charges féodales, mais qui est d’autant plus porté à sentir le poids de ce qui reste, une classe de philosophes qui, faute d’être initiés à la réalité des choses, se livrent à de vaines et périlleuses chimères, — tels sont quelques-uns des faits qui se présentent au premier abord dans le cours du XVIIIe siècle. Observez surtout ces deux particularités, les souffrances réelles, mais souvent aveugles, du peuple et l’imperturbable assurance d’esprits exaltés prétendant tout réformer par la vertu de leurs projets chimériques : ces deux faits, en se rencontrant, vont donner un de ses caractères à la révolution française.

Comment s’est opérée cette décomposition graduelle de ce qu’on nomme l’ancien régime ? Il y a une cause que M. de Tocqueville fait ressortir, et qui n’est point douteuse : c’est qu’il est un moment où la vie politique s’arrête en France. Les libertés provinciales et municipales disparaissent. La noblesse garde ses privilèges onéreux, en cessant de participer aux affaires et d’être la protectrice du peuple. La bourgeoisie se détourne de son rôle actif et indépendant pour se jeter dans les offices royaux, et aspire, elle aussi, aux privilèges. Le peuple est tenu à l’écart de tout. Il y a mieux, les classes finissent par n’avoir plus aucun rapport, elles ne se touchent, pour ainsi dire, que par leurs côtés douloureux, et ne se retrouvent nulle part pour traiter en commun de leurs affaires. Il y a encore des hommes et des castes, il n’y a plus d’institutions. Le pouvoir royal seul agrandit ses prérogatives à mesure que le ressort moral de son autorité s’affaiblit, et lorsque la vie politique renaît, elle ne trouve plus de canaux, si l’on peut ainsi parler : elle se précipite ; il ne reste plus en présence qu’une multitude immense et un instrument d’action merveilleusement préparé pour le pouvoir révolutionnaire, qui va s’en servir en le fortifiant encore et en le rendant plus redoutable. Lorsqu’on parle de ces grands faits, la fusion des classes et l’unité française, il ne faut point se méprendre. M. de Tocqueville étudie la formation de ces faits avec doute, comme d’autres les ont étudiés et les ont vus grandir avec enthousiasme. Ce n’est pas, si nous saisissons la pensée de l’auteur, que M. de Tocqueville regrette l’aristocratie en elle-même ; il regrette que cette égalisation des classes conduise à une subordination commune, et il explique comment il en est ainsi. Il est évident en effet qu’un état où il n’y a aucune force collective, où il ne se trouve en présence qu’un pouvoir formidablement concentré et une multitude nivelée, il est évident que cet état ne conduit qu’à des alternatives de licence effrénée et de subordination ; il ne conduit pas à la liberté. Et cependant la liberté est dans l’âme de la France, tous les pouvoirs l’ont constaté. Désirs étranges et contradictoires, qui prouvent combien la révolution est peu connue encore, quoiqu’on pense la si bien connaître !

Les faits ne seraient rien, si on les séparait absolument d’un certain ordre général qui suit son cours, si on n’y voyait qu’une série d’accidens étrangers aux lois supérieures qui régissent le monde. Ils reprennent tout leur sens, au contraire, à la lumière de ces lois et des idées pour lesquelles les hommes s’agitent ; ils deviennent les élémens de ce drame de la civilisation où chacun a son rôle, où chaque pays a ses affaires pratiques de tous les jours. La Hollande est-elle aujourd’hui à la veille d’une crise politique ? Il y a du moins à La Haye toutes les apparences d’assez graves difficultés intérieures. Le ministre des affaires étrangères, M. van Hall, a récemment donné sa démission, comme on sait. La retraite du principal ministre néerlandais, tout imprévus qu’elle fût, était le résultat des dissidences qui existaient au sein du cabinet. Il y avait deux élémens assez distincts en effet : l’un, libéral modéré, représenté par M. van Hall et M. Donker Curtius ; l’autre, inclinant vers le parti dit anti-révolutionnaire ou ultra-protestant et représenté par le ministre des finances, M. Vrolik, et le général Forstner Dambenoy, ministre de la guerre. Ces dissidences, si elles expliquaient la démission de M. van Hall, devaient inévitablement amener la retraite de quelques autres de ses collègues, et c’est ce qui n’a pas manqué d’arriver. M. Donker Curtius, ministre de la justice ; M. van Reenen, ministre de l’intérieur ; M. Mutsaers, ministre du culte catholique ; le contre amiral Smit van den Broecke, ministre de la marine, ont successivement déclaré l’intention de quitter le pouvoir, et de démission en démission le cabinet de La Haye en est venu à ne plus compter que deux membres. Seulement ici s’élevait une question des plus sérieuses : dans quel sens allait se recomposer le ministère ? Cette question était d’autant plus sérieuse, disons-nous, que les élections qui viennent d’avoir lieu, sans avoir un caractère très prononcé, ont été cependant en général favorables au libéralisme. L’opinion publique n’a point laissé de se préoccuper de cet incident, et elle a été encore plus émue par la formation d’un nouveau cabinet dont les membres sont notoirement attachés au parti ultra-protestant. Les nouveaux ministres sont M. Gevers van Endegeest, président de la deuxième chambre, aux affaires étrangères ; M. Simons, directeur de L’académie des ingénieurs civils de Delft, à l’intérieur ; M. van der Bruggen, président du tribunal de Nimègue, à la justice. Les autres ministres ne sont point encore nommés. L’avènement de ce cabinet, au moment où l’opinion semblait se prononcer dans un sens opposé aux idées qu’il représente, a jeté le trouble dans les esprits, et ces diverses circonstances ont donné un intérêt de plus aux élections qui restaient à faire, n’ayant pu être terminées dans un premier scrutin, faute d’une majorité suffisante. Jamais, depuis l’introduction du nouveau système électoral, on n’avait vu une telle émotion et un tel empressement des électeurs à aller déposer leur vote. À La Haye notamment, la lutte a été chaude et décisive ; elle s’est dénouée par la défaite du chef le plus éminent du parti ultra-protestant, M. Groen van Prinsterer. C’est son concurrent, libéral modéré, M. Gevers Deynoot, qui a été élu et qui a obtenu même une majorité plus forte que n’aurait pu le faire présumer le premier scrutin. À Dordrecht et à Bois4e-Duc, deux candidats libéraux, MM. van der Poel et de Poorter, ont été réélus. En un mot, ces secondes élections ont ressemblé un peu à une protestation contre le nouveau cabinet.

Maintenant que va faire le ministère ? Convoquera-t-il immédiatement la chambre qui vient d’être nommée, ou attendra-t-il quelques mois avant de tenter la fortune parlementaire ? S’il convoque la chambre, il se trouvera inévitablement en face d’une opposition compacte ; s’il ajourne sa réunion, il laisse en suspens plusieurs lois utiles et pressantes. Autre question : si, en réunissant la chambre, le ministère éprouve un échec ; ce qui est probable usera-t-il de ce moyen suprême d’une dissolution au lendemain d’une élection ? Dans ce cas, le résultat ne serait guère douteux, le scrutin ne ferait que fortifier l’opposition libérale, tant l’opinion publique est prononcée. Ce n’est pas que les esprits modérés soient animés d’un sentiment d’hostilité systématique et personnelle : ils reconnaissent dans les nouveaux ministres des hommes intègres, des spécialités méritantes ; mais ils voient aussi en eux des hommes qui comprennent peu leur temps, et qui seraient capables de réveiller toutes les passions religieuses par une politique d’intolérance. Les ennemis plus ardens du nouveau cabinet l’accusent de vouloir porter atteinte au régime constitutionnel. Il faut ajouter que les hommes récemment entrés au pouvoir n’ont manifesté aucun dessein de cette nature, bien que ce soit la le vœu secret des membres exaltés du parti ultra-protestant. La grande raison de l’impopularité du ministère qui vient de se former, c’est que le bon sens hollandais répugne à ces brusques reviremens de politique qui n’ont d’autre effet que de réveiller d’anciens préjugés, de vieilles animosités, et il les accepte encore moins dans un moment ou la paix générale semble appeler toutes les nations à développes leurs intérêts et leur fortune.

L’Espagne ne cesse point malheureueement d’être un théâtre livré à ces agitations des partis, à ces luttes passionnées, qui, à mesure qu’elles se prolongent, altèrent toutes les conditions d’une vie politique régulière. Ce n’est pas que les passions révolutionnaires aient une force réelle au-delà des Pyrénées ; elles ne sont actives et toujours menaçantes que parce que les pouvoirs publics sont indécis et flottent entre toutes les directions. Le désordre d’en bas, si l’on nous passe ce terme, répond à l’incertitude d’en haut. Le gouvernement et les cortès ne se réveillent que quand l’émeute est flagrante, comme cela est arrivé si souvent depuis deux ans à Madrid, à Barcelone ; à Saragosse, à Badajoz, à Valence comme cela arrive en ce moment à Valladolid. Dès que l’émeute de la rue se tait, les cortès reviennent à leurs luttes intérieures, à leur travail de décomposition, et comme il n’y a point dans l’assemblée de Madrid une majorité suffisante pour appuyer ou pour imposer au besoin une politique, la situation de l’Espagne est chaque jour à la merci d’une surprise, de quelque coalition secrètement ourdie pour dissoudre le ministère, en jetant principalement la division entre ses deux chefs, Espartero et O’Donnell. Cette dissolution du ministère espagnol, du seul cabinet aujourd’hui possible au-delà des Pyrénées, c’est le parti exalté, composé de la fraction démocratique et de ce qu’on nomme les progressistes purs, qui la poursuit obstinément, et il saisit toutes les occasions de renouveler la lutte. Depuis un mois environ, il n’y a eu rien moins que trois ou quatre propositions de censure dirigées contre le gouvernement ou contre quelqu’un de ses membres La première proposition a été présentée à l’occasion d’une mesure adoptée par le capitaine-général de la Catalogne, lequel a pris la liberté fort grande de dissoudre des espèces de clubs formés à Barcelone et dans quelques autres villes sous le nom de comités progressistes. C’est contre le général O’Donnell que je vote de censure était dirigé. Le ministère n’en était point ébranlé, mais il n’obtenait qu’une assez faible majorité. Ce n’était point assez de cette tentative. Une seconde proposition a été soumise au congrès. Il s’agissait ici de l’application d’une loi du 2 août de l’année dernière, qui alloue des récompenses et des grades aux officiers progressistes qui sont censés avoir souffert dans la période décennale du gouvernement modéré. Le général O’Donnell était accusé de n’avoir point obéi aux prescriptions de cette loi. Or sait-on ce qui est résulté de la discussion ? C’est que, pour assurer l’exécution de cette étrange mesure, le ministre de la guerre a nommé 58 brigadiers, 12 colonels, 17 lieutenans-colonels, 142 commandans, 238 capitaines, 212 lieutenans ; c’est un total de 795 grades ou emplois distribués à des officiers progressistes indépendamment de tout titre acquis par des services réels ! Cette fois, il faut bien le dire, le général O’Donnell a été sauvé aux dépens de la bonne administration, et il n’est plus resté au scrutin qu’une imperceptible minorité. Enfin, il y a peu de jours, c’est le ministre de l’intérieur, M. Escosura, qui a eu à se défendre contre une proposition semblable à l’occasion de travaux exécutés sur une des places de Madrid, à la Porte du Soleil. M. Escosura a été sauvé du naufrage par un brillant discours qu’il a prononcé et par une poignée de mains que le président du conseil est venu lui donner après sa harangue.

Ce n’est point sans motif que le nom du maréchal Espartero revient ici. La seule raison en effet de toutes ces propositions, de tous ces votes de censure dirigés contre le général O’Donnell ou quelques autres ministres, c’est l’espoir qu’a le parti exalté d’attirer vers lui le duc de la Victoire. Espartero est évidemment étranger à ces combinaisons des partis, il a même assez vertement désavoué, dans une circonstance récente, quelques-uns de ses amis dont la défection avait rendu douteuse la majorité favorable au cabinet à l’occasion des affaires de la Catalogne ; mais son attitude d’indécision laisse place à toutes les conjectures et à toutes les espérances. Au moment où on le croit décidément rattaché à une politique, un acte, une parole vient tout à coup rouvrir quelque perspective imprévue qui enflamme les partis. Cela tient à une particularité de la nature du duc de la Victoire. La réalité est que le maréchal Espartero n’a point malheureusement de politique : il en a fait tout récemment l’aveu dans la Gazette officielle, en déclarant qu’il n’avait point d’autre mission que d’exécuter la volonté du pays, manifestée par les cortès, quelle que fût cette volonté ; mais si les cortès n’ont point de pensée, si elles ne sont qu’un assemblage flottant de partis qui se balancent sans pouvoir former une majorité assurée, si, sans considération pour les besoins de l’Espagne, cette assemblée constituante prolonge un état exceptionnel qui dure depuis deux ans déjà, que fera le gouvernement ? Il restera ce qu’il est, un pouvoir incertain, et pendant ce temps les émeutes se succéderont dans le pays. L’échauffourée de Valladolid vient jeter un jour nouveau sur cette situation. Le prétexte a été une disette qui n’existe pas. Au fond, c’est un soulèvement des plus basses passions ; la propriété n’a pas même été respectée. Dans cette lutte, qui n’a point manqué de gravité, le gouverneur civil a été blessé. Un certain nombre d’émeutiers ont été pris, et quelques-uns ont été fusillés. La répression a donc été complète et prompte, suivant l’habitude espagnole. Il reste à savoir si, dans cette situation nouvelle, où le premier besoin est le l’établissement de l’ordre moral et politique, le cabinet de Madrid assumera la responsabilité d’une direction qu’il cherche inutilement ailleurs.

S’il est un pays malheureux depuis quelques années, c’est assurément la Grèce. La Grèce n’a eu aucun rôle direct dans les événemens qui se sont déroulés, et cependant son histoire est un épisode inséparable de ces événemens, un épisode qui semble survivre à la lutte elle-même. Est-ce la guerre allumée en Orient qui a eu pour triste résultat de provoquer cette sorte de décomposition où est tombé le royaume hellénique ? n’a-t-elle fait au contraire que mettre plus sensiblement à nu cette situation indéfinissable d’un peuple qui cache des désordres navrans et invétérés sous d’immortels souvenirs ? On ne saurait le dire. Ce n’est pas même contre l’esprit de faction et d’anarchie politique que la Grèce est réduite à se débattre, c’est tout simplement contre le brigandage, qui démoralise ses populations, infeste ses provinces, et va se montrer tête levée jusqu’aux portes d’Athènes, sans paraître redouter beaucoup la répression. La Grèce est un pays auquel l’Europe s’intéresse volontiers et obstinément, parce que dans ce coin de terre l’esprit de l’Occident retrouve tout un passé. C’est donc avec grande joie qu’on reçoit la bonne nouvelle toutes les fois qu’il est bien convenu périodiquement que le brigandage n’existe plus. S’il y avait quelques brigands, c’étaient, à n’en point douter, des brigands turcs de la Thessalie et de la Macédoine, qui passaient la frontière et venaient ternir la renommée des Hellènes. Il en était ainsi récemment. Le ministre de l’intérieur du roi Othon se félicitait lui-même publiquement de cette remarquable amélioration ; mais voici qu’il y a peu de jours le brigandage s’est montré de nouveau plus vivant que jamais : il a reparu à deux pas d’Athènes, tout près de la garnison anglo-française qui occupe encore le Pirée, et cette fois il n’y a point eu seulement des victimes grecques, le sang de nos soldats a coulé. Les brigands, commandés par un chef fameux du nom de Davelis, se sont jetés sur quelques voitures qui se rendaient au Pirée ; ils ont commencé par les dévaliser naturellement, et ils ont pris la route de la montagne, emmenant avec eux deux prisonniers. Au moment où ils s’enfuyaient, une patrouille de soldats français est survenue ; quelques coups de feu ont été échangés dans la nuit ; deux de nos soldats ont perdu la vie dans la lutte, et les brigands ont disparu avec leurs otages, pour lesquels ils réclament une assez forte rançon. Ces malheureux sont le fils du recteur de l’université d’Athènes, M. Olympios, et un négociant d’Hydra, M. Giourdis. Le lendemain, huit cents hommes de la garnison d’Athènes, munis d’artillerie, étaient envoyés du côté de Daphné, tandis que sur un autre point les brigands pillaient un village, faisaient de nouvelles victimes et s’enfuyaient encore avec leur butin.

Voilà les faits, et il est à craindre qu’ils ne soient le commencement d’une recrudescence de ce terrible fléau. Le gouvernement hellénique tient beaucoup à laisser croire que le brigandage a disparu, et cela est bien concevable. Aussi le journal officiel d’Athènes s’empressait-il, il y a peu de jours, de reproduire une lettre d’un voyageur anglais, M. Smith O’Brien, qui a parcouru récemment la Grèce pour reconnaître par lui-même la situation du pays, et qui a délivré au retour une attestation de la parfaite sécurité avec laquelle il a visité les provinces. M. Smith O’Brien, voulant même faire l’expérience complète, avait tenu à n’être suivi d’aucune escorte. Seulement, s’il y avait quelque vérité dans une divulgation indiscrète, le ministre de l’intérieur, voulant de son côté épargner au voyageur anglais les mauvaises rencontres et les mauvaises impressions, aurait donné l’ordre à tous les préfets de faire bien garder les endroits dangereux à l’insu de ce bienveillant touriste, de telle sorte que le témoignage de M. Smith O’Brien serait aussi naïf que peu concluant, comme les événemens viennent de le démontrer. Au surplus, il est si difficile de se trouver en face de la vérité, que le gouvernement grec lui-même est réduit à se défendre contre les plus singuliers et les plus coupables subterfuges. C’est ainsi que récemment le ministre de l’intérieur avait à démentir une circulaire qui avait été adressée en son nom aux nomarques du royaume, et où on lui faisait tenir le plus étrange langage sur les puissances occidentales et sur les chefs des troupes d’occupation. Que conclure de ces faits, si ce n’est que la désorganisation est dans le pays, et qu’elle n’est point étrangère à l’administration elle-même ? La réalité de la situation de la Grèce, c’est la possibilité d’actes audacieux de brigandage accomplis aux portes d’Athènes, c’est l’insaisissable puissance de ces malfaiteurs, qui semblent jusqu’ici assurés de l’impunité dans le royaume hellénique. Le roi Othon voyage en ce moment dans l’Occident. Nulle part à coup sûr il ne rencontrera une pensée hostile contre son trône et moins encore contre son pays ; mais partout il trouvera, sans nul doute, une juste préoccupation de ces désordres, un désir fort naturel de voir cesser une situation qui paralyse la Grèce en la déconsidérant aux yeux de l’Europe. Lorsque le congrès de Paris terminait ses travaux il y a quelque temps, la Grèce fut un des pays dont l’état critique appela le plus vivement l’attention des plénipotentiaires. La France et l’Angleterre n’étaient pas mues seulement par un sentiment général et vague d’intérêt : elles exerçaient un droit comme cours protectrices. Malheureusement les circonstances n’ont point changé, et les mêmes raisons de s’occuper du royaume hellénique existent encore, il est évident qu’un pays ou des bandes de brigands peuvent exercer leur honnête industrie jusque sous l’œil du gouvernement, jusqu’aux portes d’une ville où ils ont peut-être des complices secrets, il est évident que ce pays n’est point dans des conditions normales, et il est à craindre que le besoin de se faire illusion et de faire illusion à l’Europe ne soit un des caractères de cette maladie, dont la Grèce ne se relève pas, parce qu’elle ne s’en rend pas compte. Il est bien clair que les institutions qui existent à Athènes n’ont point une efficacité sérieuse, que les finances grecques restent ce qu’elles ont été jusqu’ici, que le développement du royaume hellénique n’est nullement en rapport avec ce qu’on pourrait attendre ; mais au moins devrait-on songer à garantir ce premier bienfait, qui est la sécurité matérielle.

Charles de MAZADE.


Lorsque récemment nous rendions hommage au mérite et aux travaux de sir William Hamilton, nous étions loin de penser qu’il allait être enlevé si rapidement à l’Écosse et à l’Europe savante. Le monde philosophique ne pouvait guère en ce moment faire une plus grande perte : c’était un esprit éminent par la pénétration et la vigueur ; il unissait, chose rare, l’originalité à l’érudition. Nous craignons qu’il ne laisse rien d’achevé, pas même son édition de Dugald Stewart, qui doit avoir dix volumes, pas même son édition de Reid, dont le volume unique a paru en 1846, avec un appendice de sept dissertations ; mais la première section de la septième n’est pas finie et doit être suivie d’une ou plusieurs, autres sections. Nous espérons que tous les fragmens qui pourront être recueillis seront publiés.

Hamilton laisse une place importante à remplir à l’université d’Édimbourg. Deux chaires y sont consacrées à la philosophie. L’une, la chaire de philosophie morale, celle de Ferguson et de Stewart, de Brown et de Wilson, est occupée par M. Macdougal ; l’autre, créée en 1836, est celle de logique et de métaphysique, si tristement vacante aujourd’hui. L’une et l’autre ont pour patron le conseil municipal d’Édimbourg, c’est-à-dire que ce conseil, qui les a fondées, en nomme les titulaires. En ce moment, il s’ouvre un concours de candidatures qui, selon les usages britanniques, se produisent publiquement, et les titres des prétendans sont aussi publiquement discutés. Parmi eux se présente M. Ferrier, auteur des Institutes de Métaptysique, dont nous avons entretenu nos lecteurs. C’est le gendre et l’éditeur de Wilson, et il doit avoir ses partisans ; ce n’est pas cependant parmi ceux de la philosophie écossaise, dont il s’est déclaré l’adversaire.

Tout le monde croit (et tout le monde n’a pas tort) que ce que nous connaissons des choses est conforme à la réalité. Il y a, en d’autres termes, de grands rapports entre l’être et le connaître. Les sceptiques seuls nient cela, prétendant qu’il n’y a point de rapports nécessaires entre l’être et le paraître. Les Écossais depuis Reid ont en général pris parti pour la vérité de nos connaissances, c’est-à-dire qu’ils soutiennent que les objets sont en soi et absolument quelque chose qui nous est connu dans la mesure de nos facultés ; mais ces facultés elles-mêmes ont leurs formes, leurs lois : elles connaissent suivant ce qu’elles sont, et s’il y a des rapports entre l’être et le connaître, il n’y a pas identité. C’est cependant cette identité que d’autres philosophes ont prétendu établir. Comme les choses ne sont pour nous que ce que nous en savons, on a soutenu qu’elles n’étaient qu’en tant qu’elles étaient connues, et que l’intelligence constituait l’existence même des objets en la reconnaissant. Cette confusion entre la veritas essendi et la veritas cognoscendi des scolastiques a été plus d’une fois opérée par ces derniers, mais surtout elle est devenue après Kant le thème favori des écoles allemandes.

Or de cette tendance au spinozisme métaphysique, il est difficile d’absoudre entièrement M. Ferrier. L’idée fondamentale de son livre est celle de Fichte, et Fichte a engendré Hegel et Schelling. Quoique M. Ferrier se défende des conséquences auxquelles se sont hardiment portés les deux penseurs allemands, rien ne saurait être plus opposé que son système à la philosophie écossaise, qui se fait gloire d’être une philosophie de sens commun. C’est ce qu’a établi très clairement le révérend John Cairns dans une brochure intitulée : Examen de la Théorie de la Connaissance et de l’Être, du professeur Ferrier. Ce très remarquable écrit, composé dans l’esprit de Hamilton, et qui rappelle pour la force et la justesse les formes de sa critique, a pour but principal d’éloigner de l’enseignement universitaire d’Édimbourg une doctrine qui y ferait révolution, et dont l’adoption semblerait indiquer que l’Écosse abandonne la philosophie qui porte son nom.

C’est ce qui n’arriverait pas, si le choix du conseil municipal d’Édimbourg se portait sur un autre candidat, M. Fraser, déjà professeur de logique et de métaphysique au nouveau collége de cette ville. M. Fraser était l’un des disciples préférés de sir William Hamilton. Dans ses leçons et dans ses écrits, il soutient sa doctrine, il reproduit son esprit ; il continue l’école de Reid et de Stewart, en appropriant leurs principes et leur méthode aux nouveaux besoins de la science. Il s’efforce de faire pénétrer la philosophie du sens commun dans les difficultés et les profondeurs de la métaphysique, et de passer, comme ses maîtres, par l’observation, pour arriver, ce qu’ils n’ont point fait, à la démonstration. M. Fraser est d’ailleurs connu dans les lettres comme directeur du North Brltish Review, recueil très estimé, et qui rivalise avec la Revue d’Édimbourg. Il y a publié d’excellens articles qui viennent d’être rassemblés sous le titre d’Essays in philosophy. La théorie de la perception, celle de la causalité, y sont reprises à nouveau dans l’esprit de Reid et de Hamilton, mais avec d’heureux efforts pour ajouter à l’exactitude des idées et à la précision des termes. De nouvelles recherches sur l’infini, un jugement sur Leibnitz, sur la métaphysique de l’école de saint Augustin, prouvent que M. Fraser n’est étranger à aucune question, à aucun système, et qu’il sait habilement les exposer et les juger. Enfin il a discuté également avec convenance et modération, mais avec beaucoup de soin et de solidité, la théorie de M. Ferrier, et il a soutenu en bon Écossais, contre les prétentions de la philosophie déductive, les principes et les procédés de la doctrine psychologique. Il marche dans une voie où l’on est sûr au moins de ne pas s’égarer, et jamais la philosophie qu’il enseigne n’aboutira, comme d’autres systèmes plus prétentieux, au divorce de la science et de la raison. Nous ne pouvons nous étendre ici sur ces graves sujets, encore moins pouvons-nous nous permettre de peser les titres des concurrens à l’un desquels l’université d’Édimbourg ouvrira ses portes ; mais nous faisons des vœux pour que la chaire de Hamilton reste la chaire de la philosophie de Hamilton.
Charles de RÉMUSAT.


V. DE MARS.