Chronique de la quinzaine - 14 juillet 1861

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Chronique n° 702
14 juillet 1861


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 juillet 1861.

Nous sommes au moment de l’année où à peu près partout on devient las de politique. Il y a longtemps que l’on a remarqué cette division naturelle, qui, coupant l’année en deux, fait à peu près pour toute l’Europe de l’hiver la saison politique, de l’été la saison du repos. Il y aurait entre ces deux divisions une autre démarcation à tracer. L’hiver est l’époque où les gouvernemens sont en conférence avec les parlemens ; les hommes d’état sont sur la scène : c’est à la spontanéité et à la raison des hommes politiques de déterminer la direction des affaires et de rendre un compte raisonné de leur initiative à l’opinion. L’été, cette initiative, si elle s’exerce encore, se renferme dans le cabinet, se blottit dans l’ombre des parcs, flâne et papillonne aux eaux. La parole alors, comme dit un lieu-commun pompeux, est aux événemens, c’est-à-dire que la marche de la politique, loin qu’on puisse la calculer sur les déclarations publiques des gouvernemens ou les discussions des chambres, dépend des accidens qui naissent des choses mêmes. Les étés de ces dernières années ont été remplis et tout émus d’accidens de cette sorte, qui, au point de vue de la curiosité et de l’amusement du spectacle, rendirent ces étés plus intéressans que les hivers auxquels ils succédèrent. Ce fut par exemple dans la saison des accidens que nous assistâmes, l’année dernière, au roman des expéditions garibaldiennes. Cette année-ci, la saison des accidens paraît devoir être une morte saison. On se reposera à peu près partout, et comme le repos est un besoin universel, il faut souhaiter qu’aucun caprice du dieu Hasard ne nous vienne troubler en nos quartiers d’été.

Commençons par la France la tournée de cette quinzaine. De quoi l’opinion s’est-elle surtout occupée depuis deux semaines ? Il faut le dire, de l’affaire Mirés. Le moment n’est point encore venu où l’on puisse tirer de ce procès les inductions morales, sociales et politiques qui s’en dégagent. Une voie d’appel est encore ouverte aux condamnés du tribunal de police correctionnelle, la cause n’est point décidée en dernier ressort. Entre les accusés et la justice, il ne serait point convenable d’intervenir. Ce sont les idées françaises, et nous nous y tenons. Devant un accusé, on a chez nous ce sentiment, que sur un seul homme pèsent toutes les forces de la société, représentée par le pouvoir judiciaire, et l’on se ferait un scrupule de porter secours à l’accusation armée de tant de puissance. Il n’en est point ainsi en Angleterre, où l’on sait que la justice participe elle-même du self-government, et où la part des pouvoirs publics dans les poursuites est extrêmement réduite. Il y a quelques années, une affaire analogue à la déconfiture de la Caisse des chemins de fer éclata à Londres, l’affaire de la Royal British-Bank. La presse politique et économique d’Angleterre fut loin de garder envers les directeurs et les administrateurs de la British-Bank l’attitude de réserve où la presse française s’est tenue à l’égard des directeurs de la Caisse des chemins de fer. La presse anglaise épousa chaudement la cause des créanciers et des malheureux actionnaires de la British-Bank, qui était en réalité celle du public ; elle en seconda l’instruction en établissant les véritables principes de morale et de droit qui doivent présider à la direction des sociétés financières, en faisant ressortir la responsabilité encourue par les directeurs, dont plusieurs étaient membres du parlement ou aldermen de Londres. Mais, nous le répétons, l’administration de la justice n’est point en Angleterre aussi armée qu’en France, et il est naturel que chez nous la presse s’abstienne d’accabler des accusés placés devant un pouvoir judiciaire redoutable. Par réciprocité du moins, il serait convenable que tous les journaux en France voulussent bien observer entre les accusés et l’accusation une impartialité absolue, et s’abstinssent de donner, ne fût-ce qu’indirectement, aux inculpés des témoignages de sympathie qui, jusqu’à ce que leur innocence soit démontrée et reconnue par les tribunaux, risquent de s’égarer et d’égarer les préventions de l’opinion sur de grands coupables. Nous ne nous croyons donc autorisés à émettre sur le procès Mirés aucune appréciation avant que tous les degrés de juridiction aient été épuisés. Qu’il y ait à tirer de cette affaire des moralités qui appartiennent à la politique, cela est manifeste. N’a-t-on pas vu, d’après le témoignage même de l’accusé, consigné dans des lettres qui n’étaient point destinées à la publicité, l’immense influence qu’il avait pu acquérir sur les journaux, grâce à la triste condition qui est faite à la presse ? Nous le disions ici même il y a trois ans : dans les pays où la presse n’est point libre, les intérêts politiques du pays ne sont pas seuls compromis. À la faveur du régime qui entrave les libres manifestations de l’opinion, il s’établit toute sorte de despotismes subalternes dont les intérêts des particuliers ont à souffrir. M. Mirés lui-même a été la victime de ce régime de la presse, où il croyait puiser une force irrésistible, parce qu’il y trouvait d’inépuisables complaisances. Supposez un instant qu’il eût pu exister depuis huit ans dans la presse parisienne un journal tel qu’était l’ancien National ; aucune des témérités que l’annonce et la réclame rendaient faciles à M. Mirés n’eût été possible ; les systèmes erronés de finances et d’économie dans lesquels nous sommes engagés, combattus énergiquement à l’origine et dans chacune de leurs premières manifestations décisives, eussent été redressés à temps. M. Mirés lui-même, à l’heure qu’il est, ne doit-il pas penser qu’il eût tiré un meilleur parti de ses facultés naturelles et de cette ardeur entreprenante qui a fixé sur lui l’attention publique, s’il avait eu à compter avec le sévère contrôle de journaux indépendans, au lieu de s’emparer de l’influence d’une presse énervée et corrompue dans son principe ?

Après ce grand procès, dramatisé par l’énergie et l’activité de M. Mirés, et qui, nous le répétons, acquiert une véritable importance politique par les questions qu’il soulève soit sur le régime de la presse, soit sur les lois qui régissent en France les sociétés commerciales, soit sur le mouvement qui a été imprimé aux affaires depuis 1852, nous ne trouvons plus guère à l’intérieur de faits intéressans. M. le ministre de l’intérieur a bien publié une circulaire modeste et pratique qui élargit un peu l’action des préfets. Ces représentans du pouvoir exécutif sont autorisés à se réunir pour se concerter sur les intérêts communs aux départemens qu’ils administrent. Nous aurons ainsi des conciles provinciaux de préfets. Nous n’y trouvons pas à redire. Il est clair que, malgré la division administrative de la France en départemens, qui a exagéré l’arbitraire de l’ancienne délimitation des généralités, il subsiste en France des intérêts communs à nos vieilles provinces démembrées, dont la configuration et la constitution avaient été la conséquence même de cette communauté d’intérêts et l’œuvre du temps. Il y a donc dans l’autorisation nouvelle accordée aux préfets un principe conforme à la nature des choses et le germe peut-être d’un travail de saine décentralisation. Il reste à voir ce que cela deviendra dans l’application. Un document non moins important est la lettre de l’empereur annonçant la suppression du recrutement des engagés volontaires sur la côte d’Afrique. Personne n’était plus dupe du véritable effet des engagemens volontaires des noirs en Afrique. On savait que, malgré l’honnêteté du mot, la chose produisait des résultats analogues à ceux de la traite. C’étaient des esclaves appartenant aux petits chefs de la côte, des esclaves, butin de la guerre, et non des hommes libres, qui devenaient des engagés, et c’était à leurs maîtres, non à eux, que la prime d’engagement était payée. Dès l’affaire du Charles-et-George, nous demandions l’abandon de ce système. Une des chances de l’abolition de l’esclavage dans les sociétés participant à la civilisation européenne qui l’ont encore conservé, c’est que les cultures qui réclament le travail des noirs se puissent établir dans le pays même des noirs, en Afrique. Pour atteindre ce résultat, il faut que les noirs d’Afrique soient intéressés par les profits du commerce à s’appliquer chez eux à ces cultures. Les bénéfices que les chefs africains tirent de la traite et des engagemens les détournent de ces grands et féconds intérêts de l’agriculture et du commerce. Privés de ces odieux profits, leur cupidité les obligera bientôt à se tourner vers une source d’avantages plus légitimes. Ceci n’est point une simple conjecture. L’expérience a prouvé que, partout où cessait la traite, le travail et le commerce succédaient à cet infime trafic. Nous devons donc nous féliciter, malgré la satisfaction que l’Angleterre en éprouve, de voir la France rompre entièrement avec tout ce qui, de près ou de loin, peut ressembler à la traite. Ce n’est pas nous qui nous plaindrons, tant que notre gouvernement ne fera à l’Angleterre que des concessions de ce genre, concessions qui profitent à l’humanité et par conséquent nous honorent. Un esprit éclairé, animé d’un libéralisme et d’une philanthropie sincères, M. Augustin Cochin, vient de publier sur le côté historique de cette question de l’abolition de l’esclavage deux volumes où la matière est épuisée avec un véritable talent. La crise américaine donne un intérêt particulier d’opportunité à ce généreux ouvrage, auquel l’abandon par la France du système des engagemens volontaires de la côte d’Afrique fournira naturellement, pour une édition prochaine, un dernier chapitre.

Un de ces maux qui tiennent inévitablement à notre état économique et social se manifeste en ce moment sur divers points de l’Europe, et même de la France, par des symptômes auxquels il importe de prendre garde. Le débat des salaires entre les patrons et les ouvriers provoque des grèves en Belgique, en Angleterre, dans plusieurs de nos villes. C’est un terrible problème que celui de la compétition du capital et de la main-d’œuvre. Tout conflit entre ces deux agens de la production annonce un malaise réel, suscite des maux immédiats et crée un péril. Il est possible, au milieu de ces débats, que quelquefois les ouvriers aient tort dans leurs exigences, se méprennent sur leur intérêt véritable, et il faut convenir qu’il est rare que le résultat ait donné raison au système des grèves. Ce mal, à notre avis, ne comporte point de remède absolu : on ne s’en débarrasse point par une légalité rigoureusement répressive, et la science économique est impuissante à le prévenir par l’organisation d’un système infaillible de relations entre le capital et la main-d’œuvre. Il y a là une maladie, une sorte de fièvre d’accès inhérente à la forme économique de la condition humaine, et dont les sociétés ne peuvent pas plus être radicalement délivrées que l’homme physique ne peut être affranchi de la souffrance et de la mort. Il faut être bien pénétré de cette vérité avant d’aborder l’examen particulier des luttes qui s’engagent entre le capital et le travail, car, une fois édifié sur ce point, on ne cherchera ni d’un côté ni de l’autre le remède dans les moyens violens et arbitraires. Du côté du capital, on ne demandera pas le salut à une législation cruelle et contraire à la liberté ; du côté du travail, on ne placera pas l’espoir d’un triomphe prochain et final dans le mirage d’une organisation artificielle de la société. L’on abordera chaque problème particulier à mesure qu’il se présentera, en recherchant de bonne foi les palliatifs qu’il comporte, et avec l’attention scrupuleuse, la sympathie sincère qui sont dues à la condition matérielle et morale des classes populaires. Si d’ailleurs l’économie politique n’a point de solution absolue sur les relations du travail et du capital, il s’en faut qu’elle soit dans l’impuissance complète de prévenir quelques-unes au moins de ces crises douloureuses. Toutes ces crises ne sont point naturelles, et ne proviennent pas de l’aveugle force des choses : il en est d’artificielles, qui sont amenées par le vice des institutions et la faute des hommes. La puissance de l’économie s’arrête devant l’influence que les causes naturelles exercent sur le prix des choses et la rémunération des services, devant l’action des saisons et devant les accidens politiques, qui peuvent paralyser le travail au sein des nations barbares qui fournissent à l’industrie des peuples civilisés de grands articles de consommation, ou les principales matières premières de la production. Les plus intelligens et les plus savans économistes placés à la tête des gouvernemens ne peuvent rien sur les accident météorologiques, qui mettent la perturbation dans l’équilibre des récoltes ; ils ne peuvent rien sur les troubles politiques, qui altéreront les conditions du travail et le mouvement de la production dans les pays plus ou moins barbares, plus ou moins avancés, qui sont de grands marchés de matières premières ou de denrées, tels que l’Inde ou la Chine, l’Amérique ou la Russie. Mais outre ces causes naturelles et générales qui viennent troubler à l’improviste les prix des choses, les rémunérations, et par conséquent les relations du capital et de la main-d’œuvre, causes qui échappent à la prévoyance ou à la direction de l’homme d’état, il est d’autres causes de crise que la prudence humaine peut prévenir, ou que l’ignorance, l’imprévoyance, l’inapplication des gouvernemens peut engendrer. De cette nature sont les actes politiques tels que des guerres qui ne sont pas nécessaires, ou des armemens excessifs qui absorbent et anéantissent improductivement une quantité trop considérable du capital disponible d’un pays ; telle est encore une impulsion exagérée donnée aux travaux publics. Un état, des administrations publiques, en s’abandonnant avec excès à la séduisante fantaisie et à la luxueuse prodigalité des travaux et des constructions, deviennent des industriels et des spéculateurs sur une colossale échelle : ils appliquent à la branche d’industrie et de spéculation à laquelle ils se livrent des ressources et des forces supérieures à celles que les producteurs apportent dans les autres branches d’industrie. Or les économistes connaissent, — et les hommes d’état de notre temps commettent ce que la loi appelle la faute lourde, s’ils ignorent ce que l’économie politique enseigne et démontre, — les économistes connaissent les conséquences inévitables de tout développement excessif donné à une branche particulière d’industrie. Ces conséquences sont le capital enlevé dans une proportion souvent trop grande à la masse disponible sur laquelle se prélèvent les salaires et les profits, pour être détruit en partie et pour être employé à des transformations trop lentement ou insuffisamment reproductrices, la cherté artificielle des prix produite par une application disproportionnée de capital à un objet au détriment des autres, le renchérissement des prix, accru encore arbitrairement par les folies de la spéculation, enfin une altération inévitable des relations du capital et du travail dans les autres branches de l’industrie. Nous le répétons, les phénomènes de cette nature ont été étudiés scientifiquement, les, causes et les effets en sont connus. L’ignorance des gouvernemens en cette matière n’est plus pardonnable aujourd’hui. Les grèves qui éclatent sous nos yeux sont un avertissement donné aux gouvernemens, surtout à ceux qui, amplifiant leur rôle, ont pris un pouvoir immodéré et ont la prétention d’exercer sur la société une impossible tutelle. Les grèves invitent les gouvernemens à faire un examen de conscience, à rechercher s’il n’existe point des causes factices de crise industrielle, et si, en partie du moins, ces causes n’émanent point d’eux-mêmes. Il est temps peut-être d’y faire attention : des emprunts onéreux pour l’état, et qui, offrant une excitante amorce à la spéculation, amèneraient une fabuleuse abondance de souscriptions aux guichets du trésor, ne sont point une vraie démonstration de prospérité générale. En tout cas, des grèves, des débats sur les salaires entre les patrons et les ouvriers, sont un signe du temps qui tempère singulièrement le sens de la hausse extravagante des terrains, de la cherté de la main-d’œuvre à Paris, et du succès spéculatif des souscriptions ouvertes au trésor. C’est le devoir des économistes et du gouvernement d’étudier promptement la nature et la portée de ce mouvement douloureux, car l’action des lois qui régissent certains faits économiques se peut calculer presque aussi facilement et avec plus de profit pour l’humanité que l’orbite de la comète régnante.

Quoique la session dure encore pour quelques jours en Angleterre, on en sent l’agonie au peu d’intérêt que présentent les séances du parlement. Cette fin de vie parlementaire est consacrée à l’expédition du détail des affaires de second et de troisième ordre. Rarement s’y présentent des questions qui puissent mettre encore aux prises les partis fatigués. Quand le parti tory rencontre pourtant l’occasion de quelque escarmouche, il ne la laisse point échapper et se donne le plaisir de mettre le ministère en minorité, ou plutôt il en fait la menace. C’est ce qui est arrivé à propos d’une motion qui demandait que les électeurs de Wakefield fussent convoqués pour la nomination d’un nouveau député. Aux élections dernières, le bourg de Wakefield se distingua par de cyniques manœuvres de corruption. Le candidat tory et le candidat libéral achetèrent les votes à l’envi. Le candidat libéral, qui n’était autre que le propre beau-frère de M. Bright, fut nommé. L’élection de Wakefield, après une longue enquête, fut cassée par la chambre des communes, et ce bourg n’a point de représentant. Wakefield sera-t-il puni par la perte de la représentation ? C’est la peine que l’on inflige en Angleterre aux bourgs où la corruption s’est trop effrontément étalée. Il semble que le cabinet n’ait point pris encore parti à cet égard. à la fin d’une séance, après minuit, les tories, se trouvant les plus nombreux dans la chambre, tentèrent de résoudre la question en proposant qu’un writ fût émis pour que Wakefield fût appelé à élire un représentant. Trois fois les whigs présentèrent un amendement contraire à la motion, trois fois l’amendement fut repoussé. Les tories, satisfaits de ce petit succès, consentirent à l’ajournement de la discussion, et enfin leur motion a été rejetée par une majorité considérable dans une autre séance. Wakefield demeure donc pour le moment frappé d’interdit. Les tories ont paru essayer de prendre leur revanche à propos d’un bill relatif également à une question électorale. Ils ont demandé, se trouvant en nombre, à la fin d’une séance, que la chambre votât la troisième lecture de ce bill. C’était une niche à M. Gladstone, grâce à laquelle ils espèrent lui enlever le collège de l’université d’Oxford, en faisant voter une clause qui permettrait aux membres de l’université de voter par procuration. C’est encore en proposant l’ajournement, plusieurs fois repoussé, que lord Palmerston a fatigué les tories et leur a fait lâcher prise. Ces misères de la fin de la session, en somme peu profitables aux tories, ont été effacées par la discussion sur les affaires de Pologne et par les explications que lord John Russell a données, en réponse à M. Kinglake, sur la question de Savoie et les réclamations suisses. Il semble que, dans le discours auquel nous faisons allusion, lord John Russell ait tenu à en finir avec la question de Savoie. Les puissances continentales n’ont pas voulu prendre en considération les réclamations suisses et les soumettre au jugement général d’un congrès européen. Que pouvait lord John Russell après ce résultat ? S’en laver les mains, et c’est ce qu’il fait en rejetant sur les puissances la responsabilité de leur mauvais vouloir. Il se console en constatant que les relations entre la France et l’Angleterre sont établies sur le pied de l’amitié, déclaration dont on ne saurait trop se réjouir, si elle devait rapporter aux Anglais et à nous quelques économies de canons rayés et de vaisseaux cuirassés.

La cause polonaise a en Angleterre assurément de fidèles et généreux amis : la récente discussion qui a eu lieu à la chambre des communes sur les affaires de Pologne n’a peut-être point répondu cependant à ce que l’on devait attendre de l’assemblée la plus libérale de l’Europe. On comprend la réserve dont lord John Russell, lié par sa position officielle, a dû accompagner les sincères témoignages de sympathie qu’il a donnés au malheur des Polonais. On aurait souhaité que des orateurs influens, plus libres que le ministre, eussent adressé au gouvernement russe quelques remontrances plus chaleureuses. La Russie est dans une situation qui devrait d’ailleurs la porter d’elle-même aux justes concessions que réclame la Pologne. Ce grand empire russe, qui a de si vastes ressources, se laisse consumer par une sorte de phthisie financière. C’est le mal qui atteint infailliblement tous les despotismes. La Russie a encore un malheur commun à tous les gouvernemens absolutistes, dont le vice et à la fois le châtiment sont de ne point vouloir et de ne pouvoir pas appeler aux affaires les esprits élevés et les hommes d’un vrai talent, auxquels le pouvoir répugne lorsqu’il y faut entrer sous la livrée de la domesticité : le gouvernement russe montre une rare incapacité financière. Des capitaux considérables de l’Occident s’étaient engagés dans la construction des chemins de fer russes avec une étourderie confiante. Ils pensaient du moins que le gouvernement de Pétersbourg aurait toujours assez d’esprit pour réparer les erreurs d’une concession trop légèrement étudiée, et pour s’assurer par des avantages habilement et opportunément accordés le concours du crédit occidental. Ils avaient trop présumé de l’intelligence des deux ministres de l’empereur Alexandre qui gouvernent les finances et les travaux publics de ce vaste empire. La France ne s’est point effrayée de l’aide que les capitaux anglais lui prêtèrent au commencement de ses grandes entreprises de chemins de fer, et elle n’a point regretté le profit que les capitaux anglais ont pu retirer de ce concours. La Russie, elle, a peur que l’on ne s’enrichisse à ses dépens quand on va lui porter l’instrument qui doit féconder ses richesses naturelles ! L’état en France s’est imposé d’énormes charges pour engager l’industrie privée à entreprendre la construction du réseau : le gouvernement russe a feint d’ignorer jusque dans ces derniers temps que les gouvernemens continentaux ont tous subvenu largement à la construction des chemins de fer. Tandis qu’aujourd’hui encore, en France, l’état est obligé, pour continuer l’œuvre des chemins de fer, de prendre à son compte la moitié de la dépense d’établissement des nouvelles lignes, en Russie le gouvernement se figure qu’il pourra se donner des chemins de fer avec l’amorce usée d’une simple garantie d’intérêt l Quelle est la conséquence de ces erreurs, où l’on ne sait ce qui l’emporte de l’incapacité, de la vanité, ou de la jalousie de l’étranger ? Le crédit de la Russie est gravement entamé ; la Russie est en proie à une crise financière au moment où, par la généreuse initiative de l’empereur Alexandre, elle affronte une crise sociale. Pour faire réussir l’émancipation des serfs, il fallait la soutenir par une habile politique de travaux publics et par une savante et hardie politique financière. On ne l’a pas su, et les deux crises s’aggravent en se compliquant l’une par l’autre. Dans cette situation, il n’est point téméraire de prédire que la force des choses entraînera l’empereur de Russie à finir par où il aurait dû commencer, à réformer les institutions politiques de son empire. Il fera plus ainsi pour sa vraie puissance, pour la prospérité et l’honneur de ses peuples, qu’en essayant, comme une rumeur le prétend, de renouveler avec la Prusse et l’Autriche la ligue des copartageans de la Pologne. On aurait pu tenir avec autorité ce langage au gouvernement de Saint-Pétersbourg dans le parlement d’Angleterre ; mais la défiance que des fautes commises sur le continent inspirent à l’Angleterre, le besoin qu’elle croit avoir de l’alliance des puissances du nord et du centre de l’Europe pour parer on ne sait à quelle éventualité, altèrent le ton du libéralisme anglais. Dans son humeur actuelle, l’Angleterre aime mieux commenter les statistiques que lui envoie sa légation de Pétersbourg : elle y voit que l’Angleterre absorbe la moitié des exportations et fournit le tiers des importations de la Russie. C’est un beau compte-courant entre deux peuples, et l’Angleterre en est satisfaite. Tout au plus laisse-t-elle entendre que ses sympathies pour la Pologne pourraient prendre une forme pratique, si la question d’Orient venait à donner de nouveaux soucis ; mais, bah ! le moment n’est guère propice aux agressions russes contres la Turquie. Les propriétaires russes à demi ruinés par l’affranchissement des paysans ne permettront pas à leur gouvernement de se brouiller avec le meilleur customer de la Russie. John Bull rassuré ne doit pour l’instant à la Pologne que de platoniques vœux !

Peut-être est-il moins permis aujourd’hui de désespérer que la querelle de l’Autriche et de la Hongrie se puisse arranger à l’amiable. En consentant à changer la suscription de son adresse à l’empereur, la diète hongroise a fait une première concession de forme qui a prévenu un éclat immédiat. Ce qui nous confirme dans l’espoir d’une transaction amiable, ce sont les embarras semblables, sinon égaux, qui paralysent dans l’action les deux adversaires. L’Autriche ne saurait songer à courber la Hongrie par la force : elle exposerait tout par une résolution violente, et la Hongrie encore une fois conquise et comprimée ne lui apporterait aucune ressource. Quant à la Hongrie, elle n’a point, comme en 1848, une armée organisée à sa disposition : sa résistance matérielle n’aboutirait donc qu’à des émeutes qui compromettraient sa cause, et ne lui fourniraient pas de chances de succès. Entre l’Autriche et la Hongrie, si des deux côtés on se place au point de vue de la raison, le conflit semble devoir demeurer renfermé sur le terrain de la discussion du droit et des interprétations de la légalité. Sans doute la prolongation sans mesure d’un tel état de choses est irritante, mais l’esprit allemand ne se déplaît point aux subtilités légales, et s’il y a chez le Magyar un poète, un orateur, un soldat, le légiste entre à coup sûr pour une forte part dans la composition de ce type national si original et si brillant. Les querelles de légistes peuvent durer longtemps. Les légistes ne disent pas du premier coup leur dernier mot. L’adresse de M. Deak est bien longue ; les plaintes et les remontrances sur le passé y occupent une bien large place. L’empereur d’Autriche, en s’accusant cordialement pour les fautes passées de son gouvernement envers la Hongrie, donnerait peut-être aux sentimens hongrois une satisfaction dont il retrouverait la compensation dans le règlement des choses présentes. Des deux côtés, on garde donc vraisemblablement des concessions en réserve. En tout cas, l’empereur François-Joseph doit se féliciter aujourd’hui d’avoir eu recours aux institutions parlementaires. Il a derrière lui des assemblées qui le préservent du péril de l’isolement, qui l’absolvent en partie de la responsabilité des résolutions que lui commanderont les circonstances. Les Hongrois peuvent s’apercevoir, eux aussi, de l’influence qu’ils pourraient exercer sur ces assemblées le jour où ils consentiraient à y entrer ; ils grandiraient leur rôle et leur action en Europe de la puissance du grand empire auquel ils se seraient librement associés.

Nous continuons à ne comprendre que médiocrement les éternelles disputes qui divisent la confédération germanique, et tant d’importance attachée par les polémiques allemandes à tant de petitesses. L’incorporation du contingent cobourgeois dans l’armée prussienne est toujours la grosse affaire. C’est un exemple d’une nature d’annexion d’une nouvelle forme, et c’est à titre d’exemple que ce fait est digne de remarque. Il ne semble pas que le duc de Cobourg-Gotha doive avoir des imitateurs prompts ou nombreux. Le premier journal de l’Allemagne, la Gazette d’Augsbourg, avait annoncé prématurément que le grand-duché de Bade allait, lui aussi, faire sa fusion militaire. Cette assertion a été démentie par le journal du grand-duché. Ce n’est pas la tentation de censurer bruyamment. Cobourg-Gotha, et de protester contre les envahissemens prussiens, qui fait en ce moment défaut aux cours secondaires. Ces cours se taisent néanmoins : on ne peut compter sur la cour de Vienne, elle a trop d’affaires ailleurs, et l’on n’ose point s’attaquer à la Prusse. Les mécontens se consolent en espérant du moins que la Saxe royale, elle qui est la tête de toutes les ligues saxonnes, tancera le petit duc comme il le mérite. Ce serait en ce cas M. de Beust qui serait chargé de laver la tête au duc de Saxe-Gotha. M. de Beust est un homme d’esprit, supérieur au petit théâtre qu’il occupe, et qui ferait bien de ne point discréditer son mérite et user ses facultés dans ces pédantes et ridicules résistances à la marche des choses et aux nécessités du temps. M. de Cavour avait touché juste lorsqu’il avait retiré l’exequatur aux consuls de la Bavière, du Wurtemberg et du Mecklembourg en Italie pour répondre à une petite piqûre que la petite diplomatie des petits états avait voulu faire au nouveau royaume d’Italie. D’après une explication que le ministre des affaires étrangères a présentée sur cet incident devant la seconde chambre wurtembergeoise, il paraîtrait que les états secondaires, un peu honteux de leur impuissante pointillerie d’étiquette, voudraient atténuer la portée que M. de Cavour avait donnée à leurs objections. Le nouveau représentant de Bade à Francfort, M. Mohl, a fait un début sensé en demandant que la diète mît un terme à la plaisanterie éternelle des élections et des dissolutions d’assemblées qui se joue à Cassel depuis douze ans, et permît que la constitution de 1831 fût rétablie conformément au vœu des populations. La proposition de M. Mohl sera sans doute repoussée. L’obstination de la diète à refuser à l’électorat la constitution qu’il réclame a un digne pendant : c’est l’obstination avec laquelle la même diète réclame du Danemark la modification de ses institutions pour le plus grand plaisir des hobereaux du Holstein et du Slesvig. Il nous vient cependant de ce côté une nouvelle assez rassurante. Le Danemark entamerait avec l’Autriche une négociation nouvelle. L’exécution fédérale dont le Danemark était menacé serait ajournée à l’année prochaine ; ce délai serait mis à profit, et une solution définitive serait à peu près certaine. L’Europe se trouverait ainsi délivrée enfin de l’immense ennui que la bonne diète de Francfort lui infligeait depuis si longtemps avec cette malheureuse question du Slesvig-Holstein.

Certes l’Italie a, elle aussi, des embarras ; mais qu’ils sont différens des mesquines tracasseries qui sont l’occupation politique de l’Allemagne ! Les difficultés italiennes ont un caractère de grandeur qui peut effrayer certains esprits, mais qui du moins séduit l’imagination et l’exalte. Du premier coup, le gouvernement italien aborde par la nécessité même de son existence des problèmes qui font tressaillir le monde. Ce n’est pas M. Ricasoli qui est homme à dissimuler l’importance de ces problèmes. On reproche au contraire au premier ministre italien de les avoir trop nettement accusés par le discours politique qu’il a prononcé dans la discussion de l’emprunt. Il y a une singulière injustice dans cette critique. M. Ricasoli a pris le pouvoir dans un moment où le mouvement italien, ayant conquis les positions intermédiaires, n’a plus devant lui que ses deux grands écueils, Rome et Venise. Personne n’est moins disposé que nous à conseiller l’impatience aux Italiens ; nous ne leur dirons pas de se hâter vers Rome ou vers Venise. Ces deux grands obstacles, où ils rencontrent la France et l’Autriche, au lieu de provoquer leur élan, doivent au contraire les inviter à se replier sur eux-mêmes, à se recueillir, à se fortifier. La question romaine d’ailleurs, nous l’avons mainte fois répété, et c’est l’avis des plus éminens esprits de l’Italie, ne peut se trancher par un coup de force ; mais, cela étant, et les paroles de M. Ricasoli ont été sur ce point conformes aux conseils de la prudence, le premier ministre pouvait-il raisonnablement voiler l’objet des aspirations italiennes et passer sous silence ce qui est la condition vitale de la constitution définitive du nouveau royaume ? Plus M. Ricasoli était résolu à pratiquer la modération dans la conduite, et plus, suivant nous, il devait être énergique et net dans l’expression des vœux de l’Italie. Nous voyons donc une garantie de sagesse pratique dans ces paroles vigoureuses où d’autres ont voulu blâmer une provocation imprudente. Nous conseillons aux Italiens de ne point se décourager, s’ils n’ont pas réussi d’emblée à convertir le gouvernement français à leurs théories sur Rome. Ils veulent donner à l’église la liberté spirituelle la plus large en échange du pouvoir temporel de la papauté. La situation qu’ils entendent faire à l’église en Italie est une révolution radicale dans les rapports de l’église et de l’état. Cette révolution ne pourrait être contenue dans les limites de la péninsule, elle s’étendrait nécessairement à tous les pays catholiques ; mais ces pays, et la France au premier rang, n’ont pas tous encore des institutions politiques qui comportent l’entière liberté de l’église : ils ne sont donc point préparés à la révolution méditée par les Italiens. Il faut que les Italiens, tout en gardant l’espoir fondé qu’ils auront pour eux le bénéfice du temps, accordent aux autres nations catholiques, surtout à la France, des délais indispensables. Résoudre à nouveau le problème des relations de l’église et de l’état n’est point une œuvre aussi facile que la conquête et la pacification du royaume de Naples, et pourtant les Italiens n’ont rempli encore de cette dernière tâche que la moitié, comme nous le montrent les troubles des provinces napolitaines, la regrettable retraite de M. de San-Martino, et la mission militaire qui vient d’être donnée au général Cialdini.


E. FORCADE.

LES SOPRANISTES.

I.
VELLUTI.

Dans le mois de février dernier, il est mort un chanteur italien qui a joui pendant sa vie d’une grande célébrité : nous voulons parler de Velluti, le dernier des sopranistes remarquables qu’on ait entendus au théâtre. Successeur des Pacchiarotti, des Marchesi et des Crescentini, Velluti a vu s’accomplir une grande transformation dans la musique dramatique, dont le premier résultat a été de proscrire les voix factices de ces êtres étranges que l’Italie a produits en si grand nombre pendant le XVIIIe siècle. En effet, c’est depuis l’avènement de Rossini que les voix de contralto féminin ont été substituées à celles des castrats, et que les Molanotte, les Pisaroni, les Pasta et les Malibran, ont pris la place des Guadagni, des Farinelli, des Caffarelli et des Gizzielo. Velluti a connu Rossini, qui a composé pour lui un ouvrage de sa jeunesse ; il a connu Meyerbeer, qui a écrit également pour le sopraniste un rôle important dans son opéra italien, il Crociato in Egitto Velluti cependant appartient à la génération de chanteurs qui a précédé la réforme opérée par l’auteur de Tancredi ; il était, par le style et par les tendances de son goût, le contemporain de Mayer, de Paër, de Niccolini et des compositeurs qui forment la transition entre le XVIIIe siècle et la musique moderne. À ce titre, et comme le dernier représentant d’une forme de l’art qui n’existe plus, Velluti mérite que nous lui consacrions quelques lignes de souvenir.

Il était né à Monterone, dans les Marches d’Ancône, en 1781, disent la plupart des biographes ; mais j’ai tout lieu de croire que cette date n’est pas vraie, car Rossini m’a affirmé cet hiver que Velluti est mort âgé de quatre-vingt-quatre ans, ce qui le ferait naître en 1777. Quoi qu’il en soit de ce détail peu important, Velluti, après avoir subi assez tard la cruelle opération qui a fixé le timbre de son organe, fut confié, à l’âge de quatorze ans, à un maître de chant de la ville de Ravenne, l’abbé Calpi, qui le prit dans sa maison et se chargea de son éducation musicale. C’est ainsi qu’ont été élevés la plupart des sopranistes célèbres qui ont émerveillé l’Europe. Ils entraient rarement dans un conservatoire, et presque toujours ils étaient confiés aux soins d’un maître particulier qui les dirigeait jusqu’au moment de leurs débuts. C’est à Forli que Velluti débuta dans la carrière théâtrale vers le commencement de ce siècle. Il parcourut ensuite les petites villes des états de l’église et arriva en 1805 à Rome, où il obtint beaucoup de succès dans un opéra de Niccolini, la Selvaggia. Deux ans après, Velluti retourna à Rome et chanta avec un plus grand succès encore dans un nouvel opéra du même compositeur, Trajano in Dacia. À l’automne de la même année, il fut engagé au théâtre de Saint-Charles, à Naples, où il produisit un très grand effet. Après avoir tour à tour chanté à Milan en 1809, à Turin, à Milan encore en l’année 1810, Velluti se rendit à Vienne en 1812. De retour en Italie, il chanta successivement à Venise, à Milan, dans un opéra de son compositeur favori, Niccolini. En 1824, il créait à Venise un rôle dans il Crociato de Meyerbeer. En 1825, Velluti traversa Paris pour se rendre à Londres, où il est resté deux ans. Il fit un second voyage en Angleterre en, 1829, et depuis lors, je crois, il n’a plus paru sur aucun théâtre. Il vivait retiré, dans une petite propriété qu’il avait dans les environs de Padoue, avec un frère et un neveu, jouissant d’une modeste aisance qu’il avait chèrement achetée.

Velluti était grand, d’une taille mince et élancée. Sa voix était un véritable soprano d’une grande douceur, et qu’il dirigeait avec beaucoup d’habileté ; mais il ne pouvait pas parcourir une gamme entière, soit ascendante, soit descendante, dit Stendhal dans sa Vie de Rossini, et ce fait m’a été confirmé par le grand maestro. Velluti était un chanteur un peu froid, au style brillant, mais tempéré, qui ne possédait ni l’éclat de vocalisation qui distinguait Marchesi, ni l’accent pathétique de Pacchiarotti, ni l’élégance soutenue de Crescentini. Un amateur anglais fort distingué, le comte Edgecumbe, qui a entendu Velluti à Londres en 1825, a apprécié avec beaucoup de justesse le talent de ce virtuose. « Je vais parler maintenant, dit-il dans un volume curieux où il a consigné ses souvenirs[1], de l’arrivée d’un soprano, le seul qui existe encore en Europe. Il vint à Londres avec de fortes recommandations, mais sans que le directeur du théâtre osât l’engager. Il se passa même quelque temps avant que Velluti eût le courage de paraître en public, car la génération qui avait admiré Pacchiarotti et Marchesi avait complètement disparu. Depuis la fin du XVIIIe siècle, aucun sopraniste n’avait paru en Angleterre, et il existait parmi nous un grand préjugé contre de pareils chanteurs. Aussi, la première fois que Velluti se fit entendre dans un concert, il excita une sorte de surprise qui n’avait rien de commun avec l’admiration. On fut même obligé de prendre certaines précautions de police le jour où Velluti débuta dans il Crociato de Meyerbeer. La salle était comble, et d’abord le public garda un profond silence. Ceux des spectateurs qui n’avaient jamais entendu ce genre de voix éprouvèrent d’abord une surprise qui allait jusqu’au dégoût. Peu à peu cependant le virtuose se fit écouter et vivement applaudir. « Velluti n’est plus jeune, dit le comte Edgecumbe, et sa voix, qui a été fort étendue, est aujourd’hui très altérée. C’est le corps de la voix qui a le plus souffert, tandis que les notes supérieures ont encore une douceur ravissante. Velluti possède aussi de belles cordes dans le registre inférieur dont il tire de beaux effets. Son style est gracieux, mais sans élévation, et ne rappelle pas la manière large de l’ancienne école. Il chante avec goût, mais non pas sans un peu de monotonie. »

C’est un phénomène curieux que l’apparition des sopranistes dans l’opéra italien au commencement du XVIIIe siècle. On ne sait trop à quelle époque remonte l’usage monstrueux de mutiler la nature humaine pour obtenir un genre de voix factice qui pût remplacer la voix de femme ; mais tout porte à croire que c’est à l’église qu’on doit l’invention de ce sacrilège. Les femmes n’étant pas admises à chanter dans la chapelle papale, on eut d’abord l’idée de les remplacer par des enfans ; mais comme les enfans ne peuvent conserver le diapason qui leur est propre que jusqu’à la fin de l’adolescence, on dut facilement concevoir le projet de fixer cette voix juvénile en portant la main sur l’œuvre de Dieu. C’est ainsi que les eunuques, qui existent de toute antiquité et qui sont un témoignage irrécusable de la barbarie des temps, ont été supportés par le christianisme comme il a supporté l’esclavage, et qu’ils sont devenus un ornement, un luxe pieux de la sainte église romaine. Ce qu’il y a de certain, c’est que les castrats ont été admis de très bonne heure à la chapelle Sixtine, et que, depuis la fin du XVIe siècle jusqu’à nos jours, ils n’ont cessé d’y chanter les louanges du divin supplicié. à la naissance de l’opéra, les sopranistes, qui existaient depuis longtemps dans les églises et les chapelles princières, se jettent avec empressement dans la carrière dramatique. On les voit apparaître dès l’époque de Monteverde, de Cavalli et de Cesti, et au commencement du XVIIIe siècle ils sont l’idole du public, les maîtres souverains de l’opéra italien, qu’ils dominent de leur incomparable bravoure. Tous les grands compositeurs, Scarlatti, Léo, Pergolèse, Handel, Hasse, Jomelli, Gluck, ont écrit expressément des opéras pour des sopranistes célèbres qui ont laissé l’empreinte de leur talent dans l’œuvre du maître. Leur influence a été considérable, et c’est contre le despotisme que les sopranistes exerçaient sur la volonté et l’imagination du compositeur que Gluck a eu particulièrement à lutter. Cependant Gluck lui-même n’a pas dédaigné de composer pour Guadagni le rôle d’Orfeo dans le chef-d’œuvre que tout Paris a pu entendre au Théâtre-Lyrique, interprété par Mme Viardot.

Les castrats qui se sont illustrés dans la carrière dramatique peuvent se diviser en deux classes distinctes : ceux qui ont possédé une voix élevée, dite voix de soprano, et les contraltistes, dont le diapason occupait la partie inférieure de la voix de femme. Avant de se décider à faire subir à un enfant la mutilation cruelle et déshonorante dont nous parlons, il fallait s’assurer si l’organe naturel de l’enfant prédestiné valait le sacrifice qu’on lui imposait. L’opération une fois décidée, on n’était pas toujours certain que le résultat répondît aux prévisions de ceux qui l’avaient ordonnée. Il arrivait très souvent, hélas ! que la victime succombait sans aucune compensation, ou que la voix de l’enfant élu changeait de caractère, et perdait le charme naturel qui avait suscité l’idée de la mutilation. Lorsque l’évolution était heureusement accomplie, l’enfant passait sous la direction d’un maître qui lui enseignait les élémens de la musique, et le soumettait pendant des années à un long travail de vocalisation. C’était là la partie importante de l’éducation d’un sopraniste, dont la bravoure était la qualité la plus appréciée du public. On assure que Farinelli, qui fut élève de Porpora, resta des années à étudier une page de vocalisation sans qu’il lui fût permis de chanter autre chose. L’élève, s’ennuyant à la fin de répéter incessamment les mêmes traits, demanda au maître quand il lui serait permis, comme on dit, de passer à un autre exercice. « Dans deux ans, » aurait répondu Porpora. Le temps prescrit s’était écoulé. « Va, dit Porpora à Farinelli, tu peux chanter maintenant tout ce que tu voudras, car tu es le premier virtuose de l’Italie. » Sans attacher à cette anecdote plus d’importance qu’elle n’en mérite, elle nous prouve du moins que l’étude du mécanisme vocal était la grande occupation des sopranistes avant de monter sur les planches d’un théâtre. On se tromperait beaucoup cependant si l’on croyait que ces chanteurs exceptionnels, victimes d’un goût dépravé et d’une monstrueuse aberration des mœurs, ne fussent que des instrumens perfectionnés dépourvus d’intelligence et de sentiment. Ils étaient en général bons musiciens, avaient l’esprit cultivé et n’étaient incapables ni de comprendre les belles situations dramatiques, ni d’exprimer fortement les élans de la passion. Quelques-uns des plus célèbres sopranistes, tels que Senesino, qui chanta à Londres sous la direction de Handel, Guadagni, Millico et surtout Pacchiarotti ont été d’excellens comédiens aussi bien que des chanteurs merveilleux et touchans. Il existe encore de vieux amateurs qui ont pu entendre à Paris, sous le premier empire, le célèbre Crescentini chanter avec une émotion profonde l’air de Romeo e Giulietta de Zingarelli :

Ombra adorata aspetta.


Cet air, qui arracha des larmes à Napoléon lui-même, était de la composition du virtuose qui le disait si bien. On sait que l’empereur Napoléon, après la représentation de l’opéra de Zingarelli sur le théâtre des Tuileries, où le jeu, la voix et le sentiment de Crescentini l’avaient si doucement ému, envoya au virtuose la décoration de la Couronne-de-Fer, ce qui fit dire à la Grassini, une grande cantatrice aussi : « Poveretto ! il l’a bien méritée ! »

Une qualité que possédaient presque tous les sopranistes, c’était une longue respiration, dont ils avaient l’art d’économiser l’émission. On raconte que, lorsque Farinelli chanta pour la première fois à Rome dans un opéra de son maître Porpora, Comene, il rencontra dans le petit orchestre du théâtre Aliberti un trompettiste allemand qui excitait l’admiration du public. L’administration du théâtre demanda au compositeur d’écrire un air pour son élève avec accompagnement de trompette obligé, et d’établir entre les deux virtuoses une lutte qui ne pouvait être que favorable au succès de l’ouvrage. L’air commençait par une note tenue longuement par le trompettiste, que répétait ensuite le chanteur, en y ajoutant tous les ornemens que pouvait lui fournir une riche vocalisation. Le chanteur vainquit l’instrumentiste dans ce duel, qui excita dans toute la salle des transports d’admiration. Lorsque Farinelli se rendit à Londres en 1734, il débuta dans un opéra de Hasse, Artaxercès, et il y fit intercaler un air que lui avait composé son frère Richard Broschi, où était reproduit le même genre d’effets que dans celui de Porpora. Mais c’est par des qualités d’un ordre supérieur que Farinelli a conquis l’immense renommée qu’il a laissée dans l’histoire de l’art. D’un physique charmant, doué d’une voix de soprano très étendue, claire et admirablement assouplie, plein de goût et de sentiment, Farinelli n’avait qu’à ouvrir la bouche pour enchanter ceux qui l’écoutaient. Qui ne sait le rôle important qu’a joué Farinelli à la cour d’Espagne, près du roi Philippe V, dont il soulageait la sombre tristesse en lui chantant tous les jours quatre morceaux, parmi lesquels se trouvaient deux airs de Hasse, Pallido e il sole et Per questo dolce amplesso ! J’ai eu la bonne fortune de trouver dans un recueil de vieille musique un de ces airs de Hasse que chantait Farinelli : Pallido e il sole, et je puis assurer que rien dans le canevas mélodique du compositeur saxon n’indique l’effet prodigieux qu’en tirait le virtuose. C’est que Farinelli et tous les sopranistes célèbres du XVIIIe siècle étaient des espèces d’improvisateurs qui, sur un thème très simple que leur préparait le maestro, ajoutaient les ornemens et les inflexions de voix qu’ils voulaient. Ils étaient plus que des interprètes de la pensée du maître ; ils décidaient souvent du choix du sujet, prenaient une grande part à la conception de l’œuvre et se montraient ; fort exigeans sur la nature des effets qu’ils voulaient produire. Millico, qui a été un sopraniste d’un très grand goût, n’a-t-il pas imposé à Sacchini l’obligation d’intercaler dans un air de sa composition, se cerca se dice, un passage qui appartenait à un air de l’Alceste italienne de Gluck : Ah ! per questo gia stanco mio cuore ? Les interpolations de ce genre sont très nombreuses dans l’ancien opera seria italien, où dominaient la personnalité et la fantaisie des sopranistes. Ils paraissaient rarement dans l’opera buffa, genre éminemment national, qui se développa librement avec le concours des voix naturelles, la basse, le ténor et les diverses voix de femme. Aussi, pendant que l’opera seria demeura stationnaire jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, ne renfermant dans une action des plus simples que des airs, des duos, tout au plus des trios, l’opera buffa, sous la main de Pergolèse, de Piccinni, de Guglielmi, de Paisiello et de Cimarosa, atteignait aux plus grands développemens de la musique dramatique. Il y a une distance immense entre gli Orazi e i Curiazi, opéra seria que Cimarosa a composé à Venise en 1797 pour le sopraniste Crescentini et la belle Mme Grassini, et il Matrimonio segreto, chef-d’œuvre d’une rare perfection, que le grand maître italien du XIXe siècle n’a pas dépassé. On peut dire la même chose des opéras bouffes de Paisiello, tels que il Re Teodoro, il Marchese di Tulipano, la Cuffara, l’Idolo chinese, comparés à ses opéras sérieux, Pirro, l’Olympiade, etc., qui renferment des morceaux exquis, mais qu’on ne pourrait plus représenter de nos jours.

Les sopranistes sont les représentans de l’âge héroïque de l’art de chanter. Suscités par l’église pour remplacer les voix de femmes dans la chapelle du pape et dans les grandes métropoles de l’Italie, ces victimes de la sensualité de l’oreille et de la dépravation du sens moral apparaissent au théâtre dès la naissance de l’opéra, au commencement du XVIIe siècle. Au siècle suivant, les sopranistes, de plus en plus nombreux, étonnent l’Italie par leur incomparable bravoure ; ils enchantent l’Europe, qui les paie au poids de l’or. Tous les princes souverains de l’Allemagne ont un opéra italien où domine un sopraniste plus ou moins célèbre, qui fait les beaux jours de la cour. On les entend partout, à Londres principalement, à Lisbonne, Madrid, Vienne, Stuttgart, Dresde, Berlin, Varsovie, et même à Saint-Pétersbourg, du temps de la grande Catherine. Ils sont les maîtres de la situation, ils traitent de puissance à puissance avec les princes et les rois, ils imposent au musicien, au poète, à l’entrepreneur de théâtre leur goût et leurs caprices enfantins. Ici ils exigent une entrée triomphale, là une scène d’amour, un duo avec la prima donna, plus loin un monologue dans un cachot et les bras chargés de chaînes, au dénoûment un air de bravoure où ils puissent faire éclater la souplesse de leur organe, l’étonnante fécondité de leurs combinaisons vocales. Eh bien ! malgré ces travers qui choquent le bon sens et la logique des passions, malgré la puérilité de la fable dramatique, la simplicité de la composition musicale, malgré l’idée pénible que pouvait inspirer la vue d’un être aussi étrange qu’un castrat, on s’explique très bien l’effet prodigieux d’un Farinelli, d’un Guadagni, d’un Pacchiarotti et d’un Crescentini dans des opéras aussi simples que le Romeo é Giulietta de Zingarelli. La perfection de l’art de moduler la voix humaine, qui était le partage de presque tous les sopranistes, le sentiment profond dont quelques-uns étaient doués, la beauté de l’organe, l’agrément du physique, le talent de comédien dont plusieurs d’entre eux ont fait preuve, les mœurs du temps et les concessions que l’imagination du public est toujours disposée à faire au plaisir qu’il éprouve, tout cela ne suffit-il pas pour expliquer le succès extraordinaire des sopranistes pendant plus d’un siècle ? Mozart, Haydn, Handel, Jomelli, Hasse, Gluck, Cimarosa, Rossini ont écrit expressément pour ces admirables virtuoses, que la génération actuelle ne connaît plus. Qu’on n’oublie pas que c’est pour le contraltiste Guadagni que Gluck a composé l’air touchant l’Orfeo :

Cho faro senza Euridice !

J’ai entendu dans ma jeunesse au théâtre de la Fenice, à Venise, Velluti dans un opéra de Mayer, Ginevra di Sozzia. Plus tard, à Milan, j’ai eu l’occasion d’entendre le vieux sopraniste Marchesi chanter d’une voix chevrotante un rondeau de Sarti avec un goût et une manière qui me firent une grande impression. Par ces deux exemples, par celui de la Grassini et de Mme Pisaroni, qui avait reçu des conseils de Pacchiarotti, j’ai pu me faire une idée du grand art des sopranistes, de cette large manière de phraser, et de la longue respiration qui leur était propre. Sans regretter la révolution morale qui a banni de la scène italienne des chanteurs qui témoignaient d’un outrage fait à la nature humaine, en rendant justice au beau génie qui le premier a écarté de ses œuvres les voies factices des castrats pour les remplacer par des voix de femmes, ne craignons pas d’avouer cependant que des virtuoses comme Senesino, Farinelli, Caffarelli, Gizzielo, Guadagni, Pacchiarotti et Crescentini ont eu leur raison d’être, et qu’on s’explique l’admiration qu’ils ont excitée pendant un siècle dans toute l’Europe. Si nous pouvions entendre de nos jours au Théâtre-Italien de Paris un Pacchiarotti chanter le fameux air de Piccinni :

Destrier, che all’armi usato,


avec le goût, le style large et le sentiment profond que tous les contemporains de ce virtuose lui ont reconnus, est-il bien certain que le public de notre temps restât insensible à de pareils effets, et que son penchant pour le mélodrame, pour les cris forcenés, les scènes violentes et compliquées l’empêchât de sentir le prix d’un art plus simple et plus touchant ? Quand on a vu Rubini exciter des transports d’enthousiasme avec une simple mélodie de Bellini :

Una furtiva lagrima,


il est facile de comprendre que l’Italie se soit attardée pendant un siècle dans le développement musical de l’opera seria, qui n’était qu’un cadre dramatique pour faire ressortir l’étonnante virtuosité des sopranistes.

Velluti, le dernier venu de ces virtuoses exceptionnels, qui presque tous ont vu le jour dans l’ancien royaume de Naples et dans les états de l’église, n’a été qu’un chanteur froid, l’interprète gracieux des compositeurs médiocres qui ont succédé aux grands maîtres du XVIIIe siècle et précédé l’avènement de Rossini. Rossini n’a écrit pour Velluti qu’un ouvrage de sa jeunesse sans importance. Il Crociato de Meyerbeer est le seul opéra connu où Velluti ait créé un rôle dont on puisse apprécier le caractère. Bien qu’il y ait encore quelques vieux castrats à la chapelle Sixtine à Rome et dans d’autres églises moins importantes de la péninsule, il n’est pas probable que les mœurs et les lois de notre époque permettent le retour de pareilles monstruosités. Les sopranistes ont donc disparu pour toujours de l’opéra italien, qu’ils ont dominé pendant plus d’un siècle. Ils ont été l’expression d’une forme de l’art qui n’existe plus et des virtuoses incomparables. Aussi nous proposons-nous de revenir sur ce sujet piquant, qui offre plus d’un genre d’intérêt, en racontant successivement aux lecteurs de la Revue l’histoire des plus célèbres sopranistes dont Velluti a été le dernier représentant.

P. SCUDO


ESSAIS ET NOTICES.

SYLVIE, par M. Ernest Feydeau

Les jeunes écrivains se plaignent fréquemment depuis quelques années de l’abandon où les laisse la critique, et dans ces derniers temps surtout l’accent de leurs plaintes a quelque chose d’amer et d’irrité. Ils ne comprennent pas, disent-ils parfois, les préférences de la critique pour certains livres, et peu s’en faut que quelques-uns ne voient dans ces préférences les indices d’une conspiration sourdement tramée contre les nouvelles générations. Ils seraient plus indulgens, s’ils savaient à combien d’injustices involontaires est exposé le critique le plus bienveillant, et à combien de préjugés innocens il obéit sans s’en douter. Voulez-vous connaître un de ces mille préjugés auxquels l’homme le plus juste obéit à son insu ? , Une formidable barricade de livres s’est élevée sourdement autour du critique, qui s’est levé un matin avec la ferme intention de la démolir, ainsi que l’y obligent sa conscience et son devoir ; mais par quel pavé littéraire commencera-t-il son œuvre de démolition ? Involontairement sa main s’étend sur ceux qui présentent la plus large surface, qui offrent une forme saisissable, qui en un mot sont le plus en vue. Lorsque le travail est achevé, on s’aperçoit souvent qu’on aurait pu tout aussi bien le mener à fin en attaquant la barricade par un autre côté, et qu’on aurait même dépensé moins de temps, de soins et de peine. Le préjugé du nom est un des plus puissans parmi ces préjugés involontaires auxquels obéit le critique. Il ne lit pas toujours un livre parce qu’il le croit bon, mais parce que l’auteur s’est acquis une certaine notoriété, parce que son nom est populaire, parce que ses opinions sont connues, parce qu’enfin il est intéressant et curieux de suivre les mouvemens d’un esprit dont on s’est occupé déjà, et de mesurer quel chemin il a fait depuis qu’on l’a quitté. Les innocens paient pour les coupables, et les inconnus pour les gens célèbres ; c’est un axiome aussi vrai en matière de critique littéraire qu’en morale transcendante. Je ne puis qu’engager les inconnus, les jeunes écrivains trop impatiens, à se consoler par quelques minutes de méditation sur cette grande loi de solidarité, qui veut que nous portions le poids des erreurs, des scandales, et de la gloire d’autrui. Un peu de philosophie ne nuit jamais, et quelquefois même il arrive qu’elle fait quelque bien.

Voilà les raisons pour lesquelles je me suis empressé de lire le nouveau roman de M. Ernest Feydeau, au détriment de tant d’autres livres que je m’étais promis d’examiner. Que me reste-t-il de cette lecture ? La satisfaction d’une curiosité un peu banale et un assez grand désappointement.

Le lecteur connaît-notre opinion sur les œuvres précédentes de l’auteur ; nous les avons jugées avec une sévérité qui a paru excessive à beaucoup, et que nous ne croyons que juste ; mais si quelque considération pouvait nous faire modifier nos jugemens antérieurs, ce serait la lecture de Sylvie. Comparés à son dernier livre, ses premiers romans sont des chefs-d’œuvre de délicatesse et de poésie. Nous avons reconnu et signalé dans Daniel quelques notes de passion violente à la Verdi, qui ne manquaient pas de frénésie poétique. Il y a çà et là dans ses livres, et surtout dans Fanny, — le meilleur de tous, — quelques observations fortes et vraies ; mais que dire de Sylvie ? Vous y chercherez en vain ces notes de passion brutale de Daniel et de Catherine d’Overmeire qui éclataient parfois au visage du lecteur comme des obus, cette véhémence et ce mouvement fiévreux qui sont le caractère le plus sérieux et en même temps l’attrait de ses romans. M. Feydeau a essayé d’une nouvelle gamme, la gamme du rire et du comique. Il fera bien d’y renoncer et de revenir au plus vite à l’emportement, à la misanthropie et à la colère, qui lui réussissent beaucoup mieux. La verve amère qui distinguait ses premiers romans choquait souvent, l’auteur et le lecteur finissaient par s’enflammer de compagnie, et l’irritation du second croissait en raison de l’emportement mal fondé du premier. C’est un succès pour un auteur que d’obtenir la colère de son lecteur, un succès que M. Feydeau n’a pas apprécié toujours peut-être à sa juste valeur. Mieux vaut en tout cas la colère que l’indifférence. Or c’est l’indifférence que produit la gaieté de M. Feydeau. Son rire n’est pas communicatif et contagieux comme sa colère et sa misanthropie ; sa plaisanterie manque de mordant, d’imprévu et de vivacité, et il est seul à s’amuser des bons mots qu’il invente et des facéties qu’il imagine. M. Feydeau à la main trop forte pour agiter la marotte du vaudeville, il sait mieux donner le coup de poignard que le coup d’épingle ; aussi nous ne pouvons que lui recommander le conseil du fabuliste, que nous sommes tous trop portés à oublier, et que beaucoup feraient bien de faire graver au-dessus de leur cabinet de travail, pour s’exhorter à la persévérance dans les qualités qu’ils ont éprouvées, et à un usage discret des qualités dont ils n’ont pas fait l’essai :

Ne forçons pas notre talent,
Nous ne ferions rien avec grâce.


Cependant nous ne faisons aucune difficulté de reconnaître que dans son dernier roman M. Feydeau a montré un talent que nous ne lui connaissions pas. : il s’est révélé comme peintre d’animaux. Le héros de son dernier livre est un singe, le singe Polémon, que quelques personnes ont déjà surnommé le singe compromettant. Je n’exagère rien : vous pourrez en juger vous-même par la consciencieuse analyse de ce roman, qui n’est pas difficile à raconter, car il serait vide de tout intérêt, si Polémon ne le remplissait pas de ses cris et ne le traversait pas de ses gambades. Polémon habite rue de l’Ouest dans une espèce de volière qu’un jeune poète néo-romantique de l’an 1860, Anselme Schanfara, — un nom malheureux qui semble formé du mélange d’un nom auvergnat et d’un nom persan, — s’est fait construire sans doute d’après les indications contenues dans une nouvelle de M. Gautier appelée Fortunio. Schanfara et Polémon vivent en bonne intelligence dans cette volière, en compagnie de quelques perruches et d’un caniche blanc. De ces deux compagnons si bien assortis, le personnage supérieur est Polémon. Schanfara a beau se nourrir de confitures de gingembre, viser à l’excentricité et traiter lord Byron de bourgeois ; il n’égalera jamais son singe en originalité, en passion véhémente, en intelligence des choses pratiques de la vie ; voyez plutôt. Un jour, la solitude de cette volière est troublée par une visite inattendue ; une jeune femme merveilleusement belle, et qui refuse de dire son nom, vient déclarer son amour à Schanfara, lequel reste interdit devant cette apparition, et ne trouve presque rien à dire. Polémon, irrité sans doute de la timidité de son compagnon et le jugeant in petto un peu niais, prend le parti de brusquer les choses et exécute une manœuvre dont vous vous rendrez compte, si vous lisez le roman. Encouragé par la hardiesse de Polémon, Schanfara se trouve enfin au comble de ses vœux, et rien n’égale alors la pantomime turbulente et le désespoir du singe, qui dépassent de beaucoup comme expression passionnée tout ce que sait imaginer le cerveau de l’heureux poète. — Cet atroce animal est horriblement jaloux, fait observer délicatement Schanfara. — Cependant un beau jour l’inconnue disparaît, sans doute pour punir Schanfara de l’avoir suivie indiscrètement malgré ses recommandations expresses. Désespoir du poète, qui serait vraiment fort en peine de découvrir la retraite de Sylvie, si l’intelligent et agile Polémon ne lui venait en aide. Il grimpe le long des murs, escalade les balcons, s’accroche aux jalousies et désigne par ses cris rauques, mais expressifs, la fenêtre de la bien-aimée. Tout finit par un mariage entre l’inconnue, qui, paraît-il, a bon caractère et oublie facilement les injures, et Schanfara, qui la mérite beaucoup moins que Polémon. Ce dernier assiste au mariage, et, sans en être prié, appose sa griffe au contrat. Il en a vraiment le droit, car il est le véritable héros de l’aventure.

Voilà tout le dernier roman de M. Feydeau. De pareils enfantillages sont excusables peut-être, plus excusables du moins que des livres comme Fanny par exemple ; mais je préviens charitablement M. Feydeau que souvent les puérilités nuisent plus à la réputation d’un auteur que de très gros péchés. Il vaut peut-être mieux pour sa gloire qu’il revienne aux douleurs des Daniel et des Roger, et qu’il laisse Schanfara exécuter seul ses promenades indiscrètes. Les auteurs de mélodrames font rarement concurrence aux auteurs de vaudevilles, et ils ont raison ; ils y compromettraient leur réputation de gravité, de tenue et de sérieux, sans y gagner en revanche une réputation de légèreté et de bonne humeur.


EMILE MONTEGUT.

UN NOUVEAU COMMENTAIRE DE CORNEILLE[2]

Les esprits délicats qui se nourrissent de la lecture du Ciel et de Polyeucte seraient bien étonnés, si on leur apprenait qu’ils ont lu jusqu’à présent leur poète à rebours, et que, s’ils en savent la lettre par cœur, ils en connaissent bien imparfaitement l’esprit. Un professeur de la nouvelle université française s’est chargé d’éclairer ces épaisses ténèbres, et, avec beaucoup plus de hardiesse que de goût, il a prétendu que l’histoire critique et philosophique de toutes les grandes époques de Rome se trouvait dans Corneille. L’idée, est plus bizarre qu’elle ne semble à première vue. Le défenseur de cette idée, M. Ernest Desjardins, pouvait d’autant mieux surprendre ici l’opinion distraite de la foule qu’il paraît tout d’abord ne lui présenter que les développemens d’un thème connu. On s’accorde généralement à voir dans le style de Corneille l’expression même du génie romain, et si l’on n’oublie pas que la série de ses tragédies touche en effet par les dates aux principales périodes de l’histoire romaine, on est naturellement tenté de regarder toute cette histoire comme complètement élucidée par l’auteur d’Horace, de Sertorius et d’Attila. Rien d’abord, ni dans ce qu’on sait de lui, ni dans ce qu’il dit de lui-même, ne prouve que Corneille ait jamais eu l’intention de faire de son œuvre un perpétuel enseignement historique ; rien surtout n’indique à quelle idée générale il eût voulu faire servir cet enseignement. « Corneille, nous dit-on, n’est pas contredit par les découvertes de la science moderne ; » mais quelles sont les idées de Corneille ? quelle en est surtout l’expression ? Quand la poésie traite de politique ou de morale, son langage, pour être plus majestueux et plus frappant, n’est ni plus précis ni plus pratique que dans l’ode ou l’épopée. Il est permis d’y voir et d’y trouver tout ce que l’on veut. On peut de la sorte s’expliquer que M. Desjardins fasse surtout de Corneille l’avocat des institutions impériales contre la prétendue impuissance de la république ou d’un gouvernement discuté à rien fonder de durable. La vérité, c’est que Corneille à la plus vive pénétration du génie romain, de son patriotisme jaloux et de sa constante politique extérieure. Lorsqu’il doit exprimer ces vérités générales, il le fait avec sûreté et grandeur ; mais ces variétés de politique intérieure, ces causes lentement fondées sur la succession des faits et le travail des esprits, il ne les expose le plus souvent que par un froid énoncé de détails enchâssé dans de longues tirades, où se trouvent cependant de belles pensées, mais qui sont de tous les temps et de tous les pays. La forme vague de cette rhétorique permet facilement de supposer au poète des intentions philosophiques qu’il n’a jamais eues. La grandeur de Corneille n’est pas en réalité dans ce fragile mérite d’historien, elle est dans ce mérite qui a rendu également grands d’autres écrivains, d’autres poètes : l’agencement des situations, le style, l’étude des caractères. Il importe peu que Pauline soit ou non une vraie femme de la société romaine, que l’empereur Auguste ne soit qu’un masque de théâtre : ici vivent deux personnes.

Celle des tragédies romaines de Corneille qui se présente la première, Horace, pourrait peut-être, si l’on s’y tenait, faire illusion sur l’ensemble d’un système historique. Horace en effet résume véritablement une période, c’est-à-dire les institutions, les mœurs, les nuances, tous les élémens qui font qu’un peuple vit d’une certaine vie à une certaine époque ; mais aussi comme Corneille suit exactement ici le récit de Tite-Live ! comme il s’inspire étroitement de l’esprit et de l’amour patriotique qui animent l’historien romain ! Dès qu’il l’abandonne pour obéir aux règles d’Aristote, il retombe aussitôt dans le milieu de la tragédie, qui ne se soutient plus que par la déclamation, et que la déclamation rend incompatible avec la stricte vérité historique, tout en se prêtant elle-même aux plus élastiques interprétations. Quant aux personnages, ce sont d’ordinaire et forcément des êtres abstraits ; mais, loin que cette remarque soit un appui pour le système proposé, elle le combat directement. On ne comprend point en effet que le tableau vrai d’une époque puisse se retracer, si l’on en retranche les élémens qui précisément constituent cette vérité. Si les personnages ne sont que des abstractions, tout ce qui les entoure se généralise et perd également son caractère précis. Au lieu de se laisser guider par la réalité des faits, de montrer les personnages aux prises avec la succession régulière des événemens, l’écrivain plie ces événemens et ces personnages aux exigences plus impérieuses et à ses yeux plus sacrées de l’art, aux besoins de l’émotion qu’il veut produire. Il suffit de lire les examens de Corneille lui-même pour s’assurer que ce qui le préoccupe, c’est la question d’art, la vraisemblance, beaucoup plus que la question de vérité historique. Il semble que M. Desjardins veuille ici renouveler au profit de sa thèse la prétention scolastique des réalistes contre les nominaux. À toute force, il prétend donner une réalité particulière à ces idées générales, à ces abstractions, à ces universaux historiques en quelque sorte qu’il est permis à tout le monde de trouver dans Corneille, mais auxquels on ne saurait donner une existence pratique, car, selon la juste parole de Boèce, « tout ce qui existe réellement n’existe qu’en tant qu’individuel. » Au reste Corneille lui-même fait-il autre chose qu’affirmer purement et simplement une pensée générale ? Jamais il ne vise au compte-rendu exact d’une situation limitée. « Mon principal but, dit-il dans l’examen de Nicomède, c’est de peindre la politique des Romains au dehors, et comme ils agissaient impérieusement avec leurs alliés, leurs maximes pour les empêcher de s’accroître, etc. » On le voit : ce que Corneille veut exprimer, c’est la forme générale de la politique romaine, politique qui précisément a très peu varié pendant plus de huit siècles, et qui se résume dans ce beau vers de Virgile :

Tu regere imperio populos, Romane, memento !


On s’explique ainsi que Corneille ait toujours fait parler à ses Romains le même langage.

L’examen de Cinna porte pour sous-titre : La fondation de l’empire, l’ordre établi. Ici se fait jour la véritable pensée du système : déjà dans Sertorius, paraît-il, Corneille avait prédit la nécessité de l’empire ; l’empire se fait, et cet empire, c’est moins un résultat social que l’œuvre et la personnification d’un homme, Auguste. À s’en tenir à la tragédie de Corneille, au seul but qu’il poursuit, aux limites anecdotiques dont il se contente, mais qu’il embellit des magnifiques détails que l’on connaît, Auguste est un caractère individuel qui vit et qui excite l’intérêt par la façon dont il dénoue l’incident qui le menace, et surtout par les sentimens sincères que lui inspire un juste retour sur lui-même. Veut-on voir en lui le représentant abstrait d’un système politique, aussitôt ce qu’il a de personnel disparaît, et il ne demeure plus qu’un masque théâtral de la bouche duquel s’échappe un flot de maximes officielles.

C’est cependant ce fantôme du pouvoir monarchique et de la raison d’état que M. Desjardins prend à témoin de la foi du poète tragique dans la nécessité et la légitimité de l’empire ! Attribuer à Corneille une telle pensée, c’est bien se payer de mots. Les maximes de Cinna sont des armes à double tranchant avec lesquelles il est facile de se blesser. Il est une chose certaine, c’est que l’établissement de l’empire, en introduisant peu à peu dans les habitudes latines l’idée de la majesté d’un seul, le despotisme et l’étiquette des cours asiatiques, a été la perte de Rome. Et Rome perdue, que pouvaient les provinces seules contre le christianisme donnant la main aux Barbares ? En temps de paix, le génie romain et la puissante administration de Rome suffisent à soutenir ce grand corps ; mais quand le cœur ne bat plus, étouffé par la proscription du patriciat et la tyrannie prétorienne, comment veut-on qu’il envoie aux extrémités quelques gouttes de son sang ? Tuer l’aristocratie romaine, c’était tuer Rome, et Tacite l’a fort bien compris, quoi qu’en dise M. Desjardins. Autre erreur que de croire que les nationalités conquises n’existaient plus. Rome ne prétendait que les administrer, et je ne sache pas que notre Gaule par exemple s’en soit si mal trouvée ; mais elles vivaient de leur vie propre, grâce aux libertés municipales, et la preuve, c’est que le grec et le latin n’effacèrent point les idiomes de chaque peuple. On parle de la grandeur des institutions impériales : quelles sont-elles donc ? Elles ne se trouvent ni dans Corneille, ni dans la réalité. Ce qu’il y eut de grand dans l’empire fut toujours dû à la persistance du génie républicain. Tant que les césars renfermèrent dans Rome leur tyrannie et leurs crimes, les provinces continuèrent d’être sagement administrées. Il n’y eut réellement pas d’institutions nouvelles. L’ancien ordre de choses subsista un temps hors de l’Italie par sa seule force ; mais, pour le faire durer, il eût fallu le vieil esprit romain et les traditions du sénat. Quant à l’anarchie étouffée par le système impérial, on sait ce qui en est, et une simple comparaison en fait justice : en trois siècles et demi, sur quarante-neuf empereurs, trente et un périrent de mort violente, sans compter le chaos des trente tyrans et la succession, qui ne s’arrête plus, des usurpateurs.

Il est maintenant hors de doute, et c’est un fait qui rentre dans les conditions ordinaires de l’évolution sociale, que l’empire romain a dû surtout sa chute à des raisons économiques. M. Desjardins l’attribue uniquement au christianisme. Où donc est en ce cas la valeur de ces institutions impériales si bien interprétées par l’intuition de Corneille ? Quoi ! Rome, c’est-à-dire le monde tout entier, doit sa renaissance politique à un système nécessaire d’autorité absolue, et à la même heure apparaît sur la terre celui dont la doctrine est « incompatible avec cet empire, » dont la parole va détruire cette société si récemment renouvelée ! Je ne veux pas insister sur cette contradiction ; mais il est bien certain que quelqu’un s’est trompé ici : est-ce la Providence ou M. Desjardins ?

En continuant de soutenir sa thèse, c’est-à-dire d’affirmer la pénétration de Corneille dans les détails réels qui spécifient les époques, M. Desjardins se trouve amené à prétendre que le poète a aussi bien compris la valeur historique du christianisme naissant que celle de la politique romaine. Pour nous, notre objection reste la même. Il nous est difficile de voir dans les vers de Polyeucte autre chose que l’expression éloquente d’un sentiment religieux assez vague, appartenant aussi bien à une sorte de renaissance néo-platonique qu’à toute espèce de dogme. Les fameuses strophes sont des maximes de la sagesse antique auxquelles s’ajoutent parfois les sombres et monacales volitions du cerveau rigide et solitaire qui entreprendra plus tard la traduction de Y Imitation ; mais il n’y a pas dans Polyeucte de véritable critique religieuse : il n’y a que le fanatisme dramatique d’un martyr. La gloire de Corneille n’en est pas le moins du monde diminuée : il n’a pas en effet prétendu faire autre chose, et d’ailleurs les impérissables beautés de cette tragédie ne sont-elles pas toutes dans ce rôle de Pauline, tout entier créé par le poète ?

En résumé, Corneille est un grand écrivain qui a donné à sa pensée des cadres historiques, mais ce n’est point un historien. Il n’en a pas moins pour cela profondément pénétré le génie des institutions romaines ; mais il est demeuré sur les sereines hauteurs de la poésie, et il n’est pas descendu réellement dans le dédale des causes et des enchaînemens de faits où peuvent seuls porter la lumière le philosophe et le critique. Il aime Rome, il en comprend les forces vives, les superficies dramatiques, si je puis m’exprimer ainsi ; mais les formules qu’il emploie sont générales, et elles ne serrent pas d’assez près le texte et la réalité pour en être le commentaire historique. On connaît le mot de Napoléon : « Si Corneille eût vécu de nos jours, j’en eusse fait mon premier ministre. » C’est un hommage éclatant sans doute, mais c’est un hommage profondément égoïste. Rien ne prouve que Corneille se fût beaucoup entendu à la conduite des affaires d’état, et il est probable que ministre il eût été ce que le cardinal de Richelieu, poète tragique, parvenait à être quelque chose d’assez médiocre. J’imagine que Napoléon, avec une intuition toute dynastique, eût spécialement créé pour Corneille ce poste de ministre-orateur auquel vont si bien les phrases générales et abstraites de Cinna. Napoléon trouvait sans doute que le tableau fait à Emilie par Cinna des motifs de la conspiration était « déclamatoire, rempli de lieux communs et de procédés de rhétorique surannée. » En revanche il admirait plus loin « les belles sentences du même Cinna sur les excès du gouvernement populaire et les avantages de la monarchie. » Pourtant Corneille est lui-même partout, et, pour conclure, disons que la fameuse discussion politique entre Auguste, Cinna et Maxime, ne prouve rien que le génie de l’écrivain. Enfin, s’il fallait nous appuyer d’une autorité que personne ne récusera, voici ce que pensait La Bruyère : « Corneille est politique, il est philosophe ; il entreprend de faire parler des héros, de les faire agir ; il peint les Romains : ils sont plus grands et plus Romains dans ses vers que dans leur histoire. »


EUGENE LATAYE.


V. DE MARS.

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  1. Musical Reminiscences of an old amateur, Londres 1827.
  2. Corneille historien, par M. E. Desjardins, 1 vol. in-8o, Didier.