Chronique de la quinzaine - 14 juillet 1867

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Chronique n° 846
14 juillet 1867


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 juillet 1867.

La discussion des budgets n’est point encore terminée, mais elle a épuisé ses principaux épisodes. Les manifestations diverses auxquelles elle a donné lieu permettent d’apprécier le curieux moment où nous sommes arrivés dans le développement politique intérieur de la France.

Il n’est point de formule plus vulgaire que le mot d’époque de transition. Si pourtant ce lieu commun a jamais pu être appliqué justement à une situation, c’est bien à celle où nous sommes. Il est évident que la politique intérieure en France est en train de se modifier, et cependant le mouvement demeure encore suspendu par de lentes et lourdes indécisions. Ce sont ces incertitudes que la discussion des budgets a mises en lumière. Les discours prononcés par les orateurs qui savent exprimer les caractères et peuvent marquer les tendances des phases de la vie politique du pays ont bien indiqué la nature de la transition où nous sommes. Il est certain que nous approchons d’une époque où l’action du pouvoir sera modifiée. Le pouvoir doit abandonner une partie de l’initiative absolue dont il s’était emparé il y a quinze ans ; le contrôle de l’opinion publique et de l’assemblée représentative ne peut manquer désormais de gagner beaucoup sur l’initiative du pouvoir. Il est incontestable que le gouvernement a le sentiment de la nécessité de cette évolution. Les promesses du 19 janvier en font foi. Comme nous l’avions prévu d’ailleurs, les débats du corps législatif ont démontré par l’exposé et la critique des faits que la sécurité et la dignité du pays imposent au gouvernement le devoir de laisser une action plus libre à l’opinion publique et aux conseils nationaux. Les événemens avaient d’avance rendu cette démonstration bien facile, et le talent des orateurs l’a complètement achevée. Quel suprême enseignement par exemple M. Thiers n’a-t-il point tiré de l’expérience déplorable de l’entreprise mexicaine !

Un affreux dénoûment, une de ces effrayantes infortunes qui donnent au cœur des hommes la poignante sensation des maux que le raisonnement avait dénoncés à leur intelligence, la fin violente de l’empereur Maximilien, venait de marquer le dernier terme de l’aventure mexicaine. Pourquoi faut-il qu’une erreur politique ait abouti à une conséquence si cruelle ? Pourquoi cette explosion de tragédie shakspearienne est-elle venue se mêler aux idées, aux habitudes, aux mœurs de notre siècle, au fond toutes rationalistes et positives ? Qui aurait cru qu’à notre époque d’invisibles sorcières pourraient encore entraîner aux abîmes sous l’apparence d’une séduction chevaleresque un Macbeth honnête en lui disant : Tu seras roi ? Il est des momens où nous tous qui avons blâmé dans ses diverses phases l’expédition du Mexique, nous sommes forcés de nous reprocher cependant de n’avoir point donné nos avertissemens avec assez d’opportunité et d’énergie. L’imprévoyance a été, depuis ses obscurs commencemens jusqu’à sa fin tragique, la fatalité de cette affaire. Il eût fallu prévoir, quand il fut décidé que l’armée française quitterait le Mexique, qu’il n’était pas permis de livrer Maximilien aux accès d’un désespoir généreux. Il fallait le sauver malgré lui-même. Nous n’avions pas le droit de croire que, nous partis, il pourrait conserver l’empire. Nous n’avions pas le droit, en nous retirant du Mexique, d’y tout laisser dans la confusion et la violence. Le devoir de protéger l’existence des nombreux nationaux qui restaient derrière nous nous donnait le droit d’exiger de Maximilien l’abdication qui l’eût sauvé. Nous ne devions point sortir du Mexique sans y laisser un gouvernement vraiment autonome avec lequel nous aurions traité : un arrangement semblable eût été pénible sans doute pour l’amour-propre de ceux qui avaient entrepris l’expédition ; mais qu’est-ce qu’une blessure d’amour-propre quand il s’agit de réparer une faute, de protéger et de sauver des existences précieuses, d’assurer des intérêts d’humanité qu’on a compromis ? Nous nous étions figuré, quand la résolution de l’évacuation fut arrêtée, que ces précautions élémentaires seraient prises, que le gouvernement français ne pourrait croire à la fiction d’un empire de Maximilien privé de la protection militaire de la France, que le sort de nos compatriotes établis au Mexique et de nos alliés indigènes serait réglé avec un gouvernement mexicain vraiment régulier. Quand nous avons vu nos troupes quitter le Mexique sans qu’aucune de ces mesures de prévoyance eût été prise, notre étonnement a été profond. Nous n’avions pas songé qu’il fût nécessaire de pousser auprès d’un gouvernement jusqu’à des détails aussi élémentaires les avertissemens et les conseils de la prudence. La fin tragique de Maximilien et de ses amis fidèles, le sort incertain de nos compatriotes demeurés au Mexique, nous apportent, un désillusionnement mêlé de remords.

Sous le coup d’une émotion si violente, la tâche de critique que M. Thiers avait embrassée devenait des plus difficiles. Il l’a pourtant remplie de telle façon qu’on peut dire que jamais sa parole n’a rendu à la France un plus grand service. Il fallait un prodige de modération pour exposer ce grand enseignement sans y mêler des récriminations personnelles et des vivacités de langage qui en auraient troublé la lumière. Si dans l’avenir on tient jamais compte aux écrivains et aux orateurs libéraux de notre époque des efforts qu’ils ont faits pour réparer les fautes ou conjurer les dangers d’un système de gouvernement personnel, la qualité qui devra être le plus admirée en eux, c’est la modération. Pour donner à la critique toute son efficacité, l’orateur et l’écrivain sont obligés à notre époque de remporter à chaque instant des victoires sur eux-mêmes. Il faut se vaincre pour ménager les timides susceptibilités de l’opinion ; il faut sacrifier aux formes atténuées l’expression littéraire, qui est toujours l’expression directe et forte. Ce sont ces miracles de modération que M. Thiers vient d’accomplir, dans sa magistrale discussion des affaires mexicaines. Son désintéressement patriotique se montre avec une telle sérénité que personne ne peut plus lui attribuer de vues personnelles. Tout le monde sent que sa seule et suprême ambition est de faire l’éducation politique du pays et de mettre la France en garde contre les périls des systèmes de gouvernement erronés. Quelle ample matière à redressement d’erreurs. Inexorablement démontrées par les événemens il a trouvée dans les vicissitudes mexicaines ! Il a suivi pas à pas les fautes sans s’attaquer aux hommes. À aucune des étapes de cette malheureuse expédition, personne en France ne s’est laissé entraîner aux illusions par la passion, par l’engouement ; personne n’a exercé sur le gouvernement de pression favorable au développement de cette aventure. Aucun ministre, si l’on en juge par leurs déclarations publiques et par les documens, n’en a fait sa conception et son œuvre personnelles. La chambre, en dépit de la docilité de ses votes, ne l’a jamais vue avec faveur ; elle ne l’a connue que par les faits accomplis ; les phases en ont été marquées pour elle par des surprises. Personne n’a voulu ce qui est arrivé. On parvient au terme de cette série d’accidens qui ont coûté à la France une dépense de 300 millions suivant le gouvernement, de 600 suivant M. Thiers, le sacrifice d’un nombre de vies humaines dont personne ne dit le chiffre, enfin la grande infortuné de l’archiduc Maximilien, et alors se dresse la question fatale : à qui la faute ? La faute est avant tout dans les choses ; elle est dans le système de gouvernement ; cette grande calamité a pu s’accomplir jusqu’à ses plus funestes conséquences, parce qu’aucune résistance efficace n’a pu se produire ni de la part des ministres, ni de la part de la chambre, ni de la part de la presse, parce que l’initiative du pouvoir n’a pu être contrôlée et contenue par des libertés combinées et solidaires. Voilà l’enseignement que nous donne l’expérience mexicaine, et tel a été le dernier mot du discours de M. Thiers, dont le sens profond avait pénétré d’avance l’esprit de son auditoire, et a désormais envahi l’intelligence du pays.

La majorité de la chambre a écouté avec tristesse sans doute, mais avec une respectueuse sympathie la belle et forte harangue de M. Thiers. L’accueil qu’elle a fait à l’orateur et au patriote est un symptôme intéressant de la situation présente. Cette fois-ci, le grand défenseur des libertés nécessaires a pu conduire sa démonstration jusqu’au bout ; aucune interruption n’est venue troubler le large développement de sa pensée. Nous connaissons la mobilité des assemblées ; il est cependant probable que les impressions qui semblent avoir atteint la majorité ne seront point éphémères. Beaucoup de bons esprits, dans ses rangs, commencent à comprendre que le moment est venu où les procédés de gouvernement en France doivent être renouvelés. On sent la nécessité d’élever des garanties contre l’initiative trop absolue du pouvoir. Le discours remarquable d’un des membres les plus avisés de la majorité, M. Larrabure, est une révélation de ces dispositions nouvelles de la chambre ; M. Larrabure a voté les crédits extraordinaires de 1867, et annonce son adhésion formelle à la nouvelle loi militaire ? mais il appuie ces actes sur une critique de la politique étrangère du gouvernement qui ne diffère point des sévères objections de l’opposition. Quand M. Jules Favre, que la hauteur de sa pensée et la gravité de son éloquence rendent peu sensible aux ménagemens de circonstance, qualifie les faits contemporains dans le langage direct que parlera l’histoire, la majorité, il est vrai, touchée au vif, se récrie avec emportement ; mais il ne faut point exagérer l’importance de ces explosions passionnées. Il y a une sorte d’ébranlement dans la majorité ; lors même que l’expérience et la prévoyance n’auraient point suffi pour susciter ces incertitudes et ces agitations d’esprit, le caractère de provisoire qu’on laisse depuis six mois à la situation politique en serait encore l’explication toute naturelle.

Les retards mis à la réalisation du programme du 19 janvier ont produit dans la politique intérieure un état fort singulier de suspension et d’indécision. Le laissera-t-on se prolonger toute cette année ? Ce serait un incident curieux de l’histoire contemporaine. L’esprit français n’est point propre à ces conditions indécises. Il a des instincts de logique et des besoins de netteté qui doivent être promptement satisfaits. Il faut lui présenter des systèmes de conduite clairs et intelligibles. Nous ne savons guère, à vrai dire, sous quel régime nous sommes en ce moment. L’opinion a de nouvelles exigences : elle commence, par exemple, à donner de l’importance aux questions de personnes dans la composition du cabinet. On se met à chercher des systèmes dans des noms propres. Un discours très net et très direct de M. Latour-Dumoulin, prononcé au début de la discussion générale du budget, a posé la question ministérielle. M. Émile Olivier, s’attachant aux idées plus qu’aux personnes, vient de tracer un plan de politique libérale qui s’adapte naturellement aux combinaisons de tiers-parti mises en avant par M. Latour-Dumoulin. Au milieu de ces aspirations, qui se révèlent avec une certaine vigueur, le membre le plus éminent du présent ministère, M. Rouher, se montre infatigable et dédaigneux en continuant de porter toutes les charges oratoires du pouvoir avec une robuste assiduité. Sa forte santé politique, encouragée, dit-on, par le don impérial de la plaque en diamans de la Légion d’honneur, n’empêche point les nouvellistes de lui prédire des successeurs prochains. Il y a, on en conviendra, des élémens bien contradictoires dans la situation. La nature des choses aurait voulu que les réformes annoncées le 19 janvier fussent considérées comme un système devenant le point de départ décisif d’une nouvelle politique. La même tendance logique indiquait que ce système devait être mis en œuvre par des hommes qui se seraient montrés disposés à le réaliser avec une conviction chaleureuse et féconde. Il ne s’est passé rien de semblable. Les mêmes personnes sont restées au pouvoir ; elles n’ont point donné de caractère systématique aux mesures de réforme, elles n’en ont point fait la condition d’un renouvellement politique, elles n’ont mis aucune hâte à en assurer la réalisation. On est resté dans un état provisoire inconcevable. D’une part, la majorité de la chambre, accoutumée aux théories et aux pratiques du pouvoir fort, a été étonnée des réformes du 19 janvier ; de l’autre, les anciens ministres, ayant gardé leur portefeuille, n’ont pas déployé un grand zèle ni un vif empressement dans l’accomplissement de ces réformes. Ils laissent trop voir qu’ils croient peu à un changement de système, ou, si l’on veut, ils semblent s’efforcer d’unir la nouvelle phase politique à l’ancienne par une transition insensible. En persistant trop longtemps dans cette contradiction entre les idées et les personnes, on perdrait les avantages des deux théories de gouvernement, de colle à laquelle on a fait mine de renoncer, et de celle qu’on a fait mine d’adopter. La durée d’une pareille confusion serait une cause inévitable d’affaiblissement. Elle serait dangereuse pour le pays, qui, incertain, hésitant, ne saurait plus à qui et à quoi attacher sa confiance.

Un homme du mérite de M. Rouher doit comprendre mieux que personne les incohérences et les inconséquences dangereuses d’un tel état de choses. La vie au jour le jour, le recours aux expédions pratiques, l’emploi continu d’une puissance oratoire qui ne connaît pas la lassitude, ne sauraient dominer longtemps les difficultés d’une situation aussi embrouillée. Quoique M. Rouher n’ait point montré une grande tendresse pour les libertés publiques, tout le monde sent que rien ne l’empêche de devenir un homme d’état franchement libéral. Personne, quand il le voudra, n’en aura plus que lui l’étoffe. Entrant dans une voie décidément libérale, M. Rouher rallierait aisément les meilleurs esprits de la majorité, et accroîtrait leur force en leur permettant d’accentuer davantage leurs dispositions progressives. L’idée qu’un gouvernement représentatif peut vivre sans partis et sans chefs de partis est une des chimères qu’on a caressées il y a quinze ans, et qui s’évanouira comme les autres avec le régime du silence et de l’inertie. Dans les rangs des partisans les plus dévoués du gouvernement, on doit commencer à sentir que la tutelle administrative ne suffira bientôt plus à l’action de la machine représentative, et que le moment est proche où les opinions en France devront s’organiser en partis. Si cette considération était négligée par les ministres actuels, elle ne laisserait point oisifs ceux qu’on leur donne comme rivaux. Les changemens de ministère deviendraient alors probables, et la confusion des personnes s’ajouterait à celle des choses.

En attendant le débrouillement de la politique gouvernementale, il faut accompagner d’éloges les constans efforts des députés de l’opposition dans la discussion des budgets. Leur vigilance n’est jamais en défaut. MM. Picard, Lanjuinais, Jules Simon, Pelletan et bien d’autres se portent sur tous les points, produisent les justes griefs des intérêts libéraux du pays, et font face avec énergie et honneur aux inépuisables phalanges de commissaires que le gouvernement peut mettre en campagne. Quand on rapproche l’activité et l’autorité d’éloquence de l’opposition du petit nombre de ses membres, on est frappé de la vitalité et de la fécondité des principes qu’elle représente. N’est-il point remarquable qu’il suffise d’une trentaine de représentans libéraux pour soutenir la contradiction contre le gouvernement avec une supériorité oratoire reconnue de tous. Parmi les nombreuses revendications que l’opposition est obligée de soutenir contre les mesures administratives, il lui arrive d’en rencontrer où sont en jeu des principes de premier ordre. De cette nature a été la protestation motivée par la saisie administrative de l’Histoire des Condés au seizième et au dix-septième siècle par M. le duc d’Aumale. Cette saisie fut, on le sait, ordonnée, il y a plusieurs années, par M. de Persigny. Comme elle ne pouvait être justifiée par aucune loi, on lui donna la dénomination de mesure administrative ou d’acte de haute police. Les qualifications de fantaisie ne pouvant être considérées comme supérieures aux lois qui protègent les droits, l’annulation de la saisie administrative a été demandée par l’auteur et l’éditeur à toutes les juridictions. Or les juridictions s’avouent placées dans une impasse par l’acte discrétionnaire du ministre. Les tribunaux civils se déclarent incompétens, et, se fondant sur le fameux article 75 de la constitution de l’an VIII, renvoient les plaideurs au conseil d’état pour obtenir l’autorisation de poursuivre le fonctionnaire auteur de la saisie. Le conseil d’état se déclare incompétent, parce que le ministre de l’intérieur à défini la saisie comme une mesure de haute police ; son arrêt ne semble pas cependant supprimer tout nouveau recours à l’autorité judiciaire, car il déclare « que les questions relatives à la validité de la saisie d’un livre ne sont pas au nombre de celles dont il appartient au conseil de connaître au contentieux. » Ainsi la juridiction civile et la juridiction administrative se renvoient l’une à l’autre la décision d’une question où le principe de la propriété est si manifestement impliqué. Entre les deux juridictions, une confiscation de propriété mobilière qui n’atteint pas seulement un banni, mais qui frappe un éditeur français, est maintenues. Un avocat distingué, M. Reverchon, ancien maître des requêtes au conseil d’état, vient de traiter cette question de compétence dans une étude approfondie sur la saisie administrative. Nous y lisons le passage suivant, qui frappera tous ceux qui s’inquiètent des intérêts supérieurs de la justice. « Deux des membres les plus éminens du conseil d’état, que je ne nomme pas ici, mais que j’espère pouvoir nommer, ailleurs, m’ont dit que cette jurisprudence constituait la plus énorme aberration juridique qu’ils eussent jamais rencontrée, en ce qu’elle avait fait d’une garantie personnelle (l’article 75 de la constitution de l’an VIII, qui couvre les fonctionnaires) une garantie réelle, et en ce qu’elle avait appliqué aux actes une protection qui n’était établie que pour les personnes. » L’intérêt que défendent le duc d’Aumale et M. Michel Lévy est bien grand, puisque c’est un droit de propriété méconnu par un acte de pouvoir extra-légal ; mais dans l’état du monde, dans l’état de l’opinion publique française, il est impossible de ne pas trouver étroites et mesquines les préoccupations auxquelles ont cédé ceux qui ont ordonné et qui maintiennent encore la saisie de l’Histoire des princes de Condé.

Nous n’aurions pas grand sujet de nous féliciter des visites princières reçues par la France, si elles étaient précédées, et suivies d’actes semblables à ceux au milieu desquels le roi de Prusse et M. de Bismark ont placé leur voyage à Paris. La veille de son départ de Berlin, M. de Bismark avait arrêté avec les états allemands du sud les arrangemens relatifs au nouveau Zollverein, qui font entrer les représentans de ces états dans le parlement fédéral du nord ; le lendemain de son retour, il signait une autre convention avec la Bavière resserrant encore l’alliance économique. Loin de nous la pensée de chercher des prétextes de récrimination contre la politique prussienne : on en trouverait assez, si par malheur un antagonisme naissait entre la France et la Prusse. On ne peut cependant s’empêcher de remarquer que M. de Bismark dans les progrès de son influence n’observe aucun ménagement envers la France. Les prodigieux avantages qu’il a obtenus auraient dû, ce semble, lui inspirer quelque modération. Il y a un an, on nous annonçait une confédération allemande du midi, dont la perspective a provoqué chez nous la théorie plus ingénieuse que durable des trois tronçons. Qu’est devenue la confédération du sud ? Un mois après Kœniggraëtz, tous les états du sud concluaient avec la Prusse une alliance militaire permanente. À l’union militaire a succédé l’union douanière, puis l’entrée pour la décision des questions économiques, des représentans du sud dans les chambres du nord. Tout ceci a été bien rapide, bien provoquant pour les spectateurs. La France y prend garde, quoiqu’elle ait l’air de n’y point faire attention. Il reste maintenant à la Prusse à terminer la difficulté relative au Slesvig. Le cabinet de Berlin avait là une occasion de montrer quelque générosité, et de témoigner quelques égards à la politique française. Il ne s’en est point soucié. L’invitation qu’il adresse au Danemark de donner des garanties à la Prusse sur la condition des Allemands qui resteraient dans le Slesvig est incroyable. On dirait que M. de Bismark voudrait perpétuer dans la monarchie danoise des sujets de conflit qui fourniraient au besoin à la Prusse de constantes occasions d’intervenir, de dévorer le Danemark et d’absorber enfin ce noble petit pays, dans l’agglomération germanique. Le cabinet de Berlin vient de. donner un témoignage indirect de son attitude complaisante et docile envers la Russie. On assure que le sultan aurait montré le désir de faire une visite à Berlin avant de se rendre à Vienne. Le gouvernement prussien est trop ami de la cour de Russie pour rechercher les courtoisies de l’empereur de Turquie. Il n’y a aucune personne royale à Berlin ; il n’est donc pas possible d’être hospitalier pour les Turcs : la curiosité polie du sultan ne sera point satisfaite. Le souverain ottoman a reçu en France et reçoit maintenant en Angleterre un traitement plus courtois. Les Anglais sont remplis de prévenances pour Abdul-Aziz et le prince Ismaïl d’Égypte. Les intérêts britanniques en Orient excitent à Londres une sollicitude si éveillée que l’opinion publique s’est chargée elle-même de la réception du vice-roi d’Égypte. La Cité, qui comprend l’importance de l’Égypte pour le commerce et l’industrie de l’Angleterre, s’est indignée de la médiocrité des arrangemens que le cabinet avait pris pour la réception du prince égyptien. On lui louait des appartemens dans un hôtel. La presse anglaise a protesté contre ces lésineries avec une indignation extraordinaire. Lord Stanley a dû s’excuser de n’avoir point à sa disposition de palais royaux où le pacha pût être convenablement hébergé. Lord Dudley, un des plus riches seigneurs d’Angleterre, s’est chargé avec empressement de remplir envers Ismaïl-Pacha les devoirs de l’hospitalité nationale et lui a prêté son palais : on dirait un de ces splendides patriciens romains qui avaient pour cliens des rois d’Asie. Ismaïl-Pacha a eu les honneurs d’un banquet du lord-maire où assistaient le prince de Galles et le duc de Cambridge, où la chambre des communes, représentée par ses chefs les plus distingués, a eu pour orateur dans la série des santés M. Disraeli. Cet empressement du public anglais vers le souverain égyptien est un exemple singulier de popularité commerciale.

Il est bien permis d’ailleurs au monde politique de Londres de s’amuser des visites princières, d’assister aux revues et aux fêtes ; le monde, politique a fait cette année en Angleterre une difficile et importante besogne : il a droit au repos et au plaisir. On peut considérer aujourd’hui comme achevées les épreuves du bill de réforme dans la chambre des communes. Le bill a été voté en comité ; il ne reste plus que la formalité du rapport et de la troisième lecture. On n’a jamais vu peut-être d’œuvre législative élaborée à la façon dont cette réforme constitutionnelle a été conçue et accomplie. On peut dire qu’elle est dans son ensemble l’œuvre de la chambre des communes. On voit ici un des plus heureux effets de l’initiative parlementaire. Tout ministère représentant obstiné d’un parti et d’une idée qui eût voulu imposer à la chambre la formule toute faite d’une loi électorale eût inévitablement échoué, comme échoua l’an dernier le parti libéral sous la conduite de M. Gladstone. Il n’était point possible de former dans la chambre des communes actuelle une majorité compacte et persévérante sur un plan de réforme systématique et exclusif. C’était un cas curieux de l’impuissance de l’initiative du pouvoir exécutif ; on n’aurait réussi à rien, si les représentans du peuple eussent été, comme chez nous, étroitement gênés par les restrictions imposées à leur initiative. La grande sagacité de M. Disraeli a été de comprendre une situation si étonnante, et son habileté a été de savoir s’y conformer. Le spirituel et prudent tacticien parlementaire a vu qu’il n’avait pour réussir d’autre rôle à remplir que celui d’intermédiaire entre les opinions et les intérêts contraires qu’il s’agissait de concilier par des transactions. Le leader des communes a persuadé à la chambre que c’est elle-même qui allait faire la loi électorale ; la présence du parti tory au pouvoir le rendant plus modéré et plus pratique, il fallait profiter de cette circonstance pour obtenir de lui des concessions qu’il aurait refusées dans la mauvaise humeur de l’opposition. Les grandes lignes du bill furent donc tracées par M. Disraeli sous une forme d’abord un peu restrictive et avare qui rassurait les timidités de son parti, et lui promettait d’ailleurs de larges ressources où puiser les concessions qu’il y aurait à faire au parti libéral. C’est donc à force d’amendemens où l’esprit libéral et l’esprit conservateur ont trouvé en tâtonnant leur équilibre, que le bill s’est formé, s’est étendu et a grandi. Ce caractère d’inspiration collective et de transaction équitable a produit une paix imprévue parmi les opinions. Jamais discussion parlementaire n’a été moins troublée de critiques amères et passionnées. M. Bright s’est apprivoisé de bonne heure et a trouvé son compte dans les principaux arrangemens accordés par M. Disraeli. M. Gladstone a été belliqueux à l’origine, mais il s’est rasséréné avec cette candeur qui est un des beaux traits de son caractère, dès qu’il a vu qu’au fond le cabinet ne faisait qu’inviter la chambre à composer avec impartialité la meilleure loi qui fût possible dans les circonstances présentes. Chacun des membres importans des communes avait le sentiment qu’il était nécessaire de mettre fin le plus tôt possible à l’agitation électorale, que la chambre était ternie par un impérieux devoir de donner cette année même au pays une bonne loi électorale. La présence du parti tory au pouvoir était une occasion d’en finir, et il fallait se garder de la laisser échapper. C’était aussi une bonne chance que la chambre fût placée sous la conduite d’un leader comme M. Disraeli, tacticien consommé, très rompu aux questions électorales qui l’occupent depuis longtemps, toujours maître de lui-même, d’une rare présence d’esprit, égayant les affaires par une aimable ironie, et conciliant les personnes par une modération sympathique. Le vote du bill de réforme est donc un grand succès pour celui qui en a dirigé l’élaboration ; il satisfait la grande majorité du peuple anglais ; il met un terme aux tumultes d’une agitation qui n’eût point continué sans devenir acre et violente. L’Angleterre est ainsi débarrassée d’un grave souci intérieur. Elle peut avec sécurité s’appliquer aux progrès de toutes ses libertés. Elle peut applaudir à des harangues aussi élevées par l’idée, aussi pénétrées de probité d’esprit et de chaleur d’âme que celle où M. Gladstone vient de proclamer les services éminens que la presse libre rend à la civilisation contemporaine.

Les malheurs de famille se sont unis aux échecs politiques pour accabler la maison d’Autriche. Une jeune princesse périssant dans les flammes au moment où un frère de l’empereur tombait sous les balles mexicaines, voilà les derniers coups qui ont frappé cette famille souveraine. Cet acharnement d’infortune dépasse le cercle des douleurs privées et appelle un mouvement de sympathie générale autour de la maison de Habsbourg. Le sort l’a regardée d’un bien mauvais œil depuis quelques années. Il lui doit des adoucissemens. Les trouvera-t-elle dans l’œuvre entamée de la réorganisation de l’empire sous une constitution quasi fédérale ? Les informations d’observateurs sympathiques à l’Autriche encouragent peu cette espérance. La folie de l’esprit de nationalité, excitée par des propagandes russes, s’empare des populations slaves de l’empire autrichien. Les différences de rite, la diversité des dialectes, les antagonismes fondés sur les dissidences religieuses ne seraient plus, dit-on, des obstacles au rapprochement des familles de la race slave. Cet obscur Orient, échauffé par la civilisation artificielle de la Russie, pleine de rêves et d’ambitions, semble nous préparer par momens des menaces mystérieuses. L’Autriche est la première exposée au débordement du génie slave ; elle n’a point cessé son œuvre militante. Que fait cependant l’indolente et subtile Italie, qui s’est formée des premiers désastres de l’empire autrichien ? Elle dort, elle discute du partage et de la réalisation des domaines ecclésiastiques. Elle rouvre la vieille controverse sur les biens de mainmorte. C’est un grave problème social et politique qu’on agite ainsi — dans le parlement italien. On met là en présence les théories contraires du droit civil et du droit canon sur le domaine temporel de l’église ; mais ce qu’il y a de surprenant dans le choc de ces dissertations italiennes, c’est le résultat pratique et immédiat qu’on cherche dans les conclusions du débat. Au fait, d’ici à la fin de 1868, le royaume d’Italie, aura une succession de déficits s’élevant à 600 millions, et l’on croit que l’on battra monnaie assez amplement pour couvrir ces échéances avec un débat et un vote sur les biens ecclésiastiques ! L’illusion est grande. Que l’Italie sécularise le domaine ecclésiastique en donnant aux membres du clergé les compensations équitables ; auxquels ils ont droit, rien de mieux ; mais ils marchent et la conduisent à une déception, ceux qui croient à la possibilité d’une mobilisation immédiate des biens d’église, et qui comptent y trouver la somme réclamée pour fermer le déficit. e. forcade.



La Revue s’est empressée de publier dans son numéro du 1er juillet la lettre du prince Napoléon ; voici la lettre qu’à son tour nous envoie M. le comte d’Haussonville.

Monsieur, Je m’explique et je respecte le mouvement de piété filiale qui a dicté les observations de son altesse impériale le prince Napoléon insérées dans la dernière livraison de la Revue des Deux Mondes. Je suis aise de pouvoir rendre hommage aux opinions qu’il exprime sur la liberté de la presse ; ces opinions sont les miennes ; justes en elles-mêmes, elles deviennent véritablement méritoires chez les princes, surtout quand ils y conforment leurs actes dans la bonne fortune ; elles me semblent aussi, par comparaison peut-être et par je ne sais quel contraste, dignes d’être remarquées dans la bouche de celui qui occupe sur les marches du trône impérial une position si élevée.

À présent que j’ai rendu justice aux sentimens de son altesse impériale, vous trouverez simple, monsieur le directeur, qu’avec ce même esprit d’indépendance que le prince veut bien me reconnaître, sans m’écarter des égards qui lui sont dus et des règles ordinaires d’une polémique courtoise, je désire discuter non toutes les assertions contenues dans la lettre qui vous a été adressée, mais seulement celles qui me concernent personnellement, et semblent prendre la forme d’un reproche d’inexactitude, et de malveillance préméditée envers la famille impériale. J’espère démontrer que ces assertions sont dénuées de fondement.

Il m’arrive ici ce qui est arrivé à l’historien du consulat et de l’empire, lorsque par le cours naturel de son récit il fut amené à parler du mariage contracté en Amérique par le prince Jérôme Bonaparte. Il reçut alors, ou plutôt ses éditeurs reçurent pour lui du fils du prince Jérôme et d’Elisabeth Patterson une protestation qui est insérée au dix-septième volume de ce bel ouvrage. Aujourd’hui, et c’est, hélas ! le seul rapport que j’aie avec M. Thiers, je reçois, ou plutôt vous recevez, monsieur le directeur, une réclamation du fils né du mariage du même prince Jérôme avec son altesse la princesse Catherine de Wurtemberg. Ces réclamations ne prouveraient-elles point qu’il y a parfois dans l’étude de nos temps modernes des sujets d’une nature si délicate, qu’il est impossible, quelque soin qu’on y apporte, de les relater même brièvement et en toute conscience sans exciter bien malgré soi de vives et honorables susceptibilités. Je m’étais presque flatté de n’en provoquer aucune et pour mieux y parvenir je m’étais abstenu d’exprimer aucune opinion quelconque sur la validité ou la non-validité du mariage contracté à Baltimore par le prince Jérôme. Je n’ai fait que transcrire le jugement qu’en avait alors porté le pape Pie VII. D’appréciations personnelles, il n’y en a nulle trace dans mon étude ; je me suis volontairement borné à exposer les faits tels qu’ils sont énoncés dans les lettres de l’empereur, dans celles du roi Jérôme et dans le mémoire si habilement rédigé par l’émitienf conseil du prince, M. Allou. De ces faits, son altesse impériale n’en contredit d’ailleurs aucun. Elle m’accuse uniquement d’avoir omis, dans un chapitre consacré aux événemens de 1805, les événemens qui se seraient produits deux ans plus tard, en 1807, au moment du mariage du roi de Westphalie avec la princesse Catherine de Wurtemberg. Un tel reproche est fait pour étonner tous les historiens de l’Europe. L’article contenu dans la Revue de ce jour ne va lui-même que jusqu’à la moitié de l’année 1806. Je demande à son altesse impériale un peu de patience, et, si elle veut bien me suivre jusqu’au bout de ce trop long travail, nous arriverons à cette année 1807 ; mais peut-être ne serai-je pas assez heureux pour me trouver alors parfaitement d’accord avec elle. Le prince Napoléon dit positivement qu’à cette époque « le saint-père avait reconnu le peu de fondement de ses premiers scrupules, et qu’il avait donné la bénédiction religieuse au second mariage du roi Jérôme. »

Voilà, je l’avoue, la première nouvelle qui m’en parvienne. Si les choses se sont en effet ainsi passées, nul doute que je ne sois fort empressé de le reconnaître et de le bien constater quand le moment sera venu ; mais pour cela il est absolument nécessaire que son altesse impériale veuille bien avoir la bonté de me venir efficacement en aide, car le malheur veut que les documens qui sont actuellement en ma possession ne s’accordent point avec la version du prince. Je sais bien, et le prince en cela ne m’a rien appris, que, lors du mariage du roi Jérôme, sa sainteté s’empressa d’écrire à l’empereur des Français pour lui adresser ses complimens et lui exprimer ses vœux pour le bonheur des jeunes époux ; mais je sais aussi qu’il faisait en même temps ses réserves en exprimant l’espoir que des théologiens plus heureux que lui avaient sans doute trouvé pour invalider le premier mariage des motifs qu’il n’avait pas pu découvrir. Voici d’ailleurs le texte de cette lettre du pape Pie VII à Napoléon Ier :

« Nous remercions bien affectueusement votre majesté pour la lettre très gracieuse et pleine des plus vives expressions de sa pitié filiale et de son attachement pour nous, par laquelle elle nous fait part du mariage célébré entre S. A. I. le prince Jérôme Napoléon, notre très cher fils et son très aimé frère, avec la princesse royale Catherine de Wurtemberg. Nous leur souhaitons de tout notre cœur non-seulement les plus grandes, mais encore les plus pures consolations. Tandis que nous louons le Seigneur pour tout le bien qu’il lui a plu de départir à votre majesté et à son auguste famille, nous espérons encore qu’après l’examen que nous avons fait des motifs qui ont été produits relativement à la nullité de l’autre mariage contracté par le prince impérial susdit, il peut s’être présenté de nouvelles et valables raisons qui, ne nous ayant pas été exposées alors, nous sont entièrement inconnues, ensuite desquelles s’en est suivie la célébration à laquelle votre majesté a participé. J’ai la confiance que ce sera une consolation pour cette amertume et cette inquiétude que devant Dieu et dans l’intimité de notre cœur nous ne pouvons nous empêcher de nous rappeler lorsque sur cette proposition nous avons écrit autrefois à votre majesté[1]….. »

Ce n’est pas cette démarche purement courtoise de Pie VII que son altesse impériale entend représenter comme l’équivalent d’un démenti donné à son jugement antérieur. Si le prince Napoléon pensait qu’il a prouvé l’assentiment définitif du souverain pontife parce qu’il a rappelé que le mariage du roi son père a été célébré en grande pompe aux Tuileries par le prince primat, assisté de plusieurs évêques, je l’engagerais, pour toute réponse, à se faire présenter la correspondance du cardinal Caprara, légat du saint-siège à Paris. Il y verra que ce membre du sacré-collège a été très vertement réprimandé par Pie VII pour avoir, justement à cette même époque, osé prendre sur lui d’officier au mariage de son altesse impériale la princesse de Beauharnais, qui était catholique, avec le grand-duc de Baden, qui était protestant. La lettre du pape est longue, rédigée en termes clairs et très sévères pour son représentant à Paris. La raison principale qu’il donne de son mécontentement, c’est que la présence du légat a pu faire croire à des personnes mal informées qu’il approuvait de semblables unions. L’approbation du souverain pontife ne résulte donc en aucune façon du fait qu’un ecclésiastique quelconque, voire un légat, et le primat ne l’était pas, aurait assisté de sa personne ou donné la consécration à un mariage non reconnu par le saint-père. Le passage suivant, emprunté aux mémoires du cardinal Consalvi (t. II, p. 452) ne laisse à cet égard aucun doute. « Le pape, dit le cardinal, reconnut donc les nouveaux rois de Bavière et de Wurtemberg, le grand-duc de Berg, le duc de Baden, et d’autres princes semblables ; mais il ne consentit point à agir de la sorte vis-à-vis des nouveaux rois de Naples et de Westphalie. S’il eût donné son adhésion à ce dernier, et s’il eût entamé des négociations avec lui, il se serait trouvé fort embarrassé par rapport à la nouvelle compagne du prince Jérôme, car, tant que le premier mariage contracté en Amérique n’était pas légitimement annulé, sa sainteté ne pouvait accorder à cette princesse le titre de reine. » Voilà ce que Consalvi, ministre bien informé s’il en fut des intentions de son souverain, écrivait en 1811 pendant sa séquestration à Reims.

Quant aux témoignages d’estime et d’affection que Pie VII aurait prodigués, pendant leur exil, au roi Jérôme et à sa femme protestante, il est bien évident que ces marques d’hospitalité ne sauraient avoir à aucun degré le caractère d’une décision canonique impliquant l’approbation des faits accomplis. Y a-t-il une pièce qui corrobore l’affirmation toute nouvelle pour moi « que le pape aurait reconnu le peu de fondement de ses premiers scrupules ? » Voilà toute la question. Si ce document existe, je serais heureux, monsieur le directeur, que son altesse impériale voulût bien le produire.

Le jour où cette pièce inédite me serait communiquée, je n’aurais cependant rien à rectifier, car, n’ayant pas eu occasion de raconter le second mariage du roi Jérôme, je n’ai rien avancé ni rien préjugé à ce sujet. Pour anticiper ainsi sans nulle nécessité sur l’ordre des temps, je sentais trop ce qu’il y a de scabreux à soulever seulement de pareilles controverses, qui, par leur nature, échappent à la compétence de l’historien et ne relèvent que de la théologie. Aujourd’hui, même en présence de la lettre du prince Napoléon, je me refuse absolument à les aborder ; qu’il soit seulement assuré que je suis, comme toutes les personnes versées dans l’étude de la première moitié de ce siècle, plein de respect pour la mémoire de l’ancienne reine de Westphalie, sa mère. Elle a été sur le trône et dans l’adversité une princesse entourée de l’estime publique, et pendant tout le cours d’une union qu’elle n’avait pas recherchée on a pu la citer comme une épouse parfaitement noble, douce et résignée à toutes les épreuves.

La seconde partie des observations de son altesse impériale porte sur les mémoires du comte Miot de Mélito. Sans le dire formellement, le prince paraît vouloir contester l’authenticité et l’autorité de cet ouvrage. « Je soutiens, dit-il, que, si un écrivain a le droit de citer des documens, j’ai celui de signaler leur origine et leur valeur. » Cela est parfaitement juste ; ce droit appartient incontestablement à son altesse impériale. Je regrette qu’elle n’en ait pas usé plus tôt ; et je vous demanderai la permission, monsieur le directeur, de faire remarquer que ces mémoires ont été publiés en 1858, il y a neuf ans, par M. le général de Fleischmann, gendre de l’auteur. Il me semble que c’est au général de Fleischmann lui-même que les réclamations du prince auraient dû être directement adressées. Pour ce qui me concerne, d’après les propres paroles de son altesse, je ne serais à blâmer que si je m’étais légèrement servi de ces mémoires sans me renseigner sur leur valeur et sur leur origine. Telle n’est pas mon habitude. M. de Fleischmann dit positivement dans la préface mise en tête des mémoires de son beau-père qu’il les publié intégralement, « en retranchant seulement ce qui ne pouvait avoir d’intérêt que pour la famille du comte Miot de Mélito, et qu’il s’est bien gardé d’y rien ajouter qui pût altérer la nature des impressions que les événemens ont produites sur l’esprit de l’auteur, » C’est bien là la tâche d’un éditeur consciencieux.

Pour garantie de la façon dont cette tâche a été accomplie, nous avons donc les propres affirmations du général de Fleischmann ; quelle valeur ont-elles ? les hommes que j’ai consultée, les hommes les plus haut placés dans l’opinion publique, connaissant personnellement le général de Fleischmann, m’ont assuré que ses paroles avaient une valeur extrême, et que c’était un officier plein de droiture, aussi éclairé qu’indépendant, et vivant aujourd’hui dans ses terres près de Stuttgard, où il lira sans doute avec surprise les assertions de son altesse impériale. M. de Fleischmann est un Wurtembergeois, dit le prince ; cela est vrai ; mais je ne vois pas pourquoi, aux yeux du fils d’une princesse de Wurtemberg et d’un ancien roi de Westphalie, la parole d’un Wurtembergeois ne vaudrait pas celle d’un autre, jusqu’à preuve contraire, bien entendu cette preuve, le prince ne la donne pas. M. de Fleischmann a combattu contre nous, dit encore son altesse. Je ne sais. Les Wurtembergeois de sa génération se sont presque tous battus en effet avec et contre nous. Cela non plus n’est pas en soi une démonstration de la fausseté des mémoires du comté Miot de Mélito. Dans la préface que je citais tout à l’heure, le général de Fleischmann nous apprend que le comte Miot de Mélito, son beau-père, avait l’habitude d’écrire tous les soirs ce qu’il avait appris ou observé dans la jornée. Les extraits de conversation que j’ai cités paraissent avoir été en effet consignés par écrit par quelqu’un qui en avait l’esprit encore tout fraîchement rempli ; et qui reproduit textuellement les expressions mêmes qui l’ont le plus frappé. Faut-il mettre en suspicion le comte Miot de Mélito lui-même ? C’était un membre de l’Institut estimé de ses collègues, il a été conseiller d’état, ambassadeur et ministre sous l’empire. Il devait tout à la révolution et à l’empereur. Que faut-il de plus à un auteur de mémoires historiques pour avoir droit à la confiance du public ? Que dans la dernière partie de sa carrière celui-ci eût « rompu les liens politiques » qui l’attachaient à la famille impériale, ce n’est pas là une circonstance faite pour enlever à un honnête homme le droit d’être cru sur les choses qu’il avance. Après tout, l’unique raison que donne le prince Napoléon, de la méfiance que lui inspirent les mémoires du comte Miot de Mélito, c’est qu’ils représentent l’empereur et ses frères comme ayant souvent été divisés entre eux et s’étant sévèrement et désagréablement exprimés sur le complexes, uns des autres. À ce titre, tous les mémoires sérieux de cette époque seraient à peu près également suspects. On aurait beaucoup à faire, si l’on voulait démentir, non pas tous ces écrits, mais seulement ceux qui nous viennent des serviteurs les plus éprouvés de la dynastie impériale. A s’en tenir aux plus authentiques, il faudrait contredire M. de Meneval, le duc de Rovigo et le comte Rœderer, dont les souvenirs, très curieux et très recherchés, prit été récemment mis en circulation à un trop petit nombre d’exemplaires. Il faudra aussi se préparer à réfuter les papiers laissés par les fonctionnaires de l’empire les plus haut placés, par l’archichancelier Cambacérès, par M. de Talleyrand, par M. Pasquier, ouvrages qui n’ont point encore paru, mais dont l’existence n’est pas ignorée des personnes bien informées, Il faudra que l’on réfute les mémoires du roi Joseph publiées par M. Ducasse et l’ouvrage du roi Louis sur les affaires de Hollande ; il faudra enfin nier tout ce que nous ont raconté nos pères, tout ce qu’ils ont vu de leurs yeux et entendu de leurs oreilles. Il y a plus, il faudra que le prince s’inscrive en faux contre la correspondance de l’empereur Napoléon Ier, publiée officiellement par une commission dont il est lui-même aujourd’hui le président. Plus la publication de cette correspondance avancera, plus éclateront en effet, si on nous la donne entière, les preuves de la division qui par moment a été si vive entre les membres de la famille impériale.

Il est vrai qu’une précaution a été prise récemment pour en soustraire désormais au public les symptômes les plus fâcheux. La commission de 1854, qui avait si scrupuleusement édité les quinze premiers volumes de la correspondance, a été dissoute. C’est encore son altesse le prince Napoléon qui préside la nouvelle commission, et il a eu la bonne foi de nous avertir lui-même, dans le rapport qui précède le seizième volume, que les lettres de l’empereur ne seraient plus intégralement publiées. « En général, nous avons pris pour guide cette idée bien simple, dit son altesse impériale, à savoir que nous étions appelés à publier ce que l’empereur aurait livré à la publicité, si, se survivant à lui-même et devançant la justice des âges, il avait voulu montrer à la postérité sa personne et son système. » Le nouveau plan est en effet bien simple, et peut-être en saisit-on mieux la portée en lisant la réflexion qui se trouve quelques lignes plus haut dans ce même rapport. « Quel est le gouvernement, quelle est la famille même qui, ayant eu un de ses membres mêlé aux grandes affaires du monde, voudrait prendre l’opinion publique pour confidente, non-seulement de ses actions, mais de ses pensées les plus intimes. » Le prince a peut-être raison ; mais cela mènerait loin : après avoir expurgé les lettres de l’empereur, il faudra sans doute biffer les clauses de son testament, puisqu’à son lit de mort il a écrit : « Je pardonne à Louis le libellé qu’il a publié en 1820 ; il est plein d’assertions fausses et de pièces falsifiées. » Cependant, si d’un côté les mémoires du comte Miot de Mélito doivent être tenus en suspicion parce qu’ils accusent les divisions qui ont existé parmi les membres de la famille impériale, si d’un autre côté les lettres qui constatent ces mêmes divisions doivent être éliminées de la correspondance de l’empereur parce qu’elles le feraient apparaître au milieu des siens autrement qu’il n’aurait souhaité de se montrer à la postérité, si pour la même raison il faut cacher son testament, il est permis de se demander ce que devient l’histoire ainsi entendue. Je la conçois, je l’avoue, tout autrement. J’ai le culte passionné de la vérité ; je la cherche consciencieusement partout, et lorsque je crois l’avoir rencontrée, je m’efforce de la dire telle que je l’entrevois et sans aucun esprit de parti ; c’est mon intention du moins. M’est-il donné d’y réussir ? Le public en décidera mieux que son altesse impériale, qui n’est peut-être pas, malgré ses lumières, le juge le plus désintéressé en cette matière. Je tâche de faire en ce moment passer sous les yeux des lecteurs de la Revue un des épisodes les plus curieux et les moins connus de nos annales presque contemporaines. L’étude à laquelle je me livre avec toute l’attention et tout le scrupule dont je suis capable n’est pas, à coup sûr, le panégyrique enthousiaste de l’empire, elle n’en est pas non plus, ce me semble, la critique amère et malveillante. Si je commets quelque erreur, je ne demande pas mieux que d’être redressé ; mais je voudrais qu’on m’opposât des témoignages de nature à infirmer ceux que j’invoque. En attendant, je poursuivrai mon travail de la manière la plus impartiale, en indiquant toujours les sources où je puise et les documens dont je m’appuie. Ce ne sera pas ma faute si l’histoire ainsi rendue ne concorde pas tout à fait avec les légendes que plusieurs s’attachent à propager en France, et qui semblent avoir surtout cours à Ajaccio.

Agréez, monsieur le directeur, l’assurance de mes sentimens de considération les plus distingués.


D’HAUSSONVILLE.

ESSAIS ET NOTICES.

UN MOT SUR LA MUSIQUE GRECQUE.

Études sur la Musique grecque, le Plain-chant et la Tonalité moderne, par M. Alix Tiron, 1 vol. Imprimerie impériale, 1866.


S’il n’existait aucun vestige de l’ancienne architecture grecque, pas un fût de colonne, pas un tronçon de chapiteau, pas la moindre moulure, nous aurions beau lire et relire tous les auteurs anciens qui parlent d’elle, nous n’en aurions aucune idée ; personne aujourd’hui ne saurait et n’aurait droit de dire ce qu’était un monument grec. L’architecture pourtant est quelque chose de matériel qu’on peut à la rigueur faire comprendre en le décrivant, et nous possédons sur cette architecture de la Grèce des documens écrits plus nombreux et moins incomplets que sur la plupart des autres arts. Il n’en est pas moins vrai que, sans les débris encore debout, sans les fragmens visibles qui nous expliquent ce grand art, il faudrait en faire notre deuil ; Vitruve à lui tout seul serait inintelligible. Les interprétations les plus contradictoires, les conjectures les plus opposées, se produiraient impunément sous l’apparente autorité de textes tantôt divers, tantôt diversement compris, et nous serions sur ce problème condamnés, quoi que nous puissions faire, à un doute éternel.

Voilà pourquoi l’espoir d’expliquer à des esprits modernes, à des lecteurs français, les idées, musicales de la Grèce n’est, à vrai dire, et ne peut être qu’une utopie. Eussions-nous, en matière de musique, dix Vitruve au lieu d’un, ils seraient impuissans à nous donner l’intelligence de cet art fugitif, impalpable, dont les derniers échos sont à jamais évanouis. Là, pas la moindre ruine, ni fragmens ni débris ; le sol est nu, rasé, et nous n’avons pas même pour nous servir de guide l’équivalent des notions et des règles que, dans le champ de l’architecture, Vitruve nous a conservées. Il est bien question de musique et à maintes reprises dans les auteurs grecs et latins, mais plutôt pour en dire les effets, pour en célébrer la puissance, pour y signaler des beautés inconnues à tous les autres arts, que pour en divulguer les conditions et les. lois. Si quelques philosophes, quelques mathématiciens, ont écrit des traités de musique, nous avons la mauvaise chance que ces œuvres techniques n’aient survécu que mutilées et par lambeaux. On peut donc dire que tout conspire à rendre inaccessible à notre esprit non moins qu’à nos oreilles cette musique de la Grèce ; une sorte d’interdit nous défend d’aspirer à la solide et claire intelligence de ce mystérieux sujet.

Eh bien ! tel est l’attrait de tout fruit défendu que depuis le XVIe siècle, depuis que l’étude approfondie de l’antiquité est en honneur dans l’Europe savante, cette énigme de la musique grecque n’a cessé d’exciter de laborieuses ambitions. Les érudits Les plus sérieux, les plus sincères, en ont cherché le mot avec autant de constance et d’ardeur que si un succès complet avait pu couronner leurs efforts. Ouvrez la collection des mémoires de l’Académie des inscriptions et belles-lettres pendant le dernier siècle, vous trouverez presque à chaque volume quelque dissertation nouvelle sur le système musical des anciens. Et de nos jours dans ce même recueil la tradition n’est pas interrompue : de temps en temps M. Vincent enrichit de ses savans travaux, et soutient vaillamment sur ces mêmes questions des conjectures toujours ingénieuses, sinon toujours incontestées.

Jusqu’ici toutefois cette sorte d’entreprise n’appartenait de droit qu’à des savans de profession. Ceux-là seuls qui savaient du grec presque en surabondance s’avisaient d’essayer à mieux comprendre que leurs prédécesseurs tel mot, telle phrase, tel fragment réputé la clé du problème. Sous ce rapport, le livre dont nous parlons en ce moment sort de la voie commune. Ce qu’il a de vraiment neuf, de tout à fait original, c’est que l’auteur n’affiche aucune prétention. Il n’est et ne veut paraître ni philologue, ni antiquaire, ni helléniste, ni même philosophe, encore moins mathématicien. C’est un lettré, il en donne la preuve, c’est de plus un musicien, mais un homme du monde avant tout. Les affaires et la vie des salons ont semblé si longtemps l’absorber tout entier que ses amis ne l’ont pas vu sans surprise, une fois dans la retraite et loin du bruit, se prendre de passion pour l’étude. Rien cependant n’est moins extraordinaire que de telles métamorphoses ; ce qui est plus rare, plus étonnant, c’est qu’en prenant ce grand parti d’employer sérieusement ses loisirs, on affronte sans y être contraint, et, qui plus est, pour son début, le plus scabreux, le plus abrupt, le plus impénétrable des sujets.

Et ne croyez pas que l’auteur se borne à le côtoyer, qu’il n’en effleure que la surface et n’en cherche que les sommités ; c’est au cœur même des questions qu’il se place et comme un homme qui les possède à fond. Disons-le même, il en est presque trop pénétré et aborde un peu trop son lecteur, comme s’il reprenait avec lui une conversation interrompue, c’est-à-dire sans le mettre au courant par quelques explications préalables des matières dont il va parler, et de la valeur des mots qu’il emploiera. Rien en lui ne trahit un homme qui sortirait d’apprendre ce qu’il enseigne : loin de conduire les autres, en quelque sorte malgré lui, par les sentiers où tout à l’heure lui-même a dû passer, on le voit, dès les premières pages, entrer droit en matière ne s’adressant qu’aux initiés et se lançant sans le moindre embarras dans la mêlée des mots techniques. Il en résulte, comme on pense, pour la moyenne des lecteurs, une certaine obscurité toujours fâcheuse et regrettable. Si quelques-uns admirent sur parole ce qui leur semble obscur, combien s’en blessent et s’en irritent, ne pardonnant pas qu’on leur inflige la fatigue de chercher leur chemin ! Ici pourtant l’obscurité est presque toujours transparente. L’auteur aurait mieux fait de ne pas troubler son lecteur par tous ces mots énigmatiques sans en donner la clé ; mais, pour peu qu’on en prenne la peine, on n’en saisit pas moins nettement sa pensée. Ce n’est pas sa faute si son sujet le force à marcher quelquefois à tâtons. Lui-même en explique la cause par une observation d’une rare sagacité. Tous ces textes, dit-il, qui seuls servent de base aux hypothèses, quelles qu’elles soient ; relatives à la musique grecque, ne sont pas seulement mutilés, incomplets, ils sont d’époques différentes. Or que fait-on depuis trois siècles ? On complète les uns par les autres, on emprunte à ceux-ci ce qui manque à ceux-là, sans tenir compte et des années qui les séparent et des changemens considérables que l’art musical a subis dans ce long intervalle. Dès lors quelle bigarrure et quelle incohérence ! Plutarque, Aristide, Quintilien, Ptolémée, Nicomaque, tous postérieurs à l’ère chrétienne, appelés à compléter, à commenter, à suppléer Aristote, Platon, Aristoxène et autres coryphées du grand siècle, est-ce un moyen sérieux de servir la science ? Ne vaudrait-il pas mieux se résigner à des lacunes que d’essayer de les combler ainsi ? L’auteur le reconnaît de bonne grâce. — On ne peut que glaner, dit-il, parmi ces fragmens si divers. Prétendre les coordonner, c’est folie. il faut saisir quelques données premières, quelques points d’une évidence incontestable et en tirer les conséquences bien plus par déduction logique qu’en vertu de témoignages écrits. — Nous admettons ce pis aller, mais par la même, on doit en convenir, l’auteur confesse clairement l’insoluble difficulté de sa propre tentative.

S’ensuit-il que son œuvre soit oiseuse et stérile, et qu’il eût fait plus sagement de choisir un autre sujet ? Non ; dans la mesure qu’il sait garder, au point de vue où il se place, on peut sans le flatter lui donner l’assurance que sa peine n’est pas perdue. Il ne tente pas l’impossible : ce qui le sauve, c’est de n’être qu’amateur car en cette matière les plus savans sont les plus exposés. Le vrai danger est de trop prendre au sérieux ces sortes de recherches, de vouloir avec quelques lambeaux de textes didactiques recomposer, ressusciter un art à jamais éteint ; c’est un genre d’ambition que n’a pas notre auteur. Il sait que, trouvât-on par miracle dans quelque palimpseste un traité de musique grecque, même complet et de la meilleure époque, il ne faudrait pas encore crier victoire : ce ne serait qu’une demi-conquête, une satisfaction d’esprit, pas autre chose. Nous aurions une idée plus nette des conditions théoriques de cet art tant admiré ; mais quant à l’art lui-même, n’en possédant toujours qu’une abstraite notion et n’en pouvant goûter ni sentir les effets, il nous serait encore, à vrai dire, inconnu. On ne peut aujourd’hui connaître et clairement exprimer qu’une chose, la différence essentielle et absolue entre la musique grecque et la nôtre. Sur ce point, nous en savons assez pour que la démonstration soit vraiment péremptoire. Or c’est précisément à ce point que l’auteur s’attache avec prédilection. Cette différence fondamentale ressort à chaque page de son livre.

Ne faut-il pas que nous tentions d’en dire nous-même quelque chose ? Ce n’était pas notre dessein, nous voulions nous borner aux plus brèves paroles, n’entrer dans aucun détail, éviter tout problème, toute phraséologie technique, épargner en un mot toute fatigue à nos lecteurs ; mais nous sommes en face d’un fait si rare et si étrange, d’une si notable anomalie dans l’histoire de l’art, c’est d’ailleurs une séduction si grande que de parler de l’art grec, même pour en signaler les mystères et les obscurités ! on nous pardonnera d’en courir l’aventure.

Voyons donc en quoi ces deux musiques diffèrent essentiellement. Si ce n’était qu’une diversité de style, de caractère ou d’expression, il n’en faudrait rien dire. Que de siècle à siècle, de pays à pays, la manière de sentir et d’exprimer le sentiment varie, il n’y a rien là que de simple et de naturel. Ce n’est qu’une question de nuance. La différence dont nous voulons parler est autrement profonde. Depuis le moyen âge et plus particulièrement depuis trois siècles, il s’est formé dans l’Occident un système de musique fondé sur des conditions tellement impérieuses et devenues pour nos oreilles à ce point tyranniques que nous cessons de reconnaître et d’accepter comme musical tout système qui s’en affranchit. Quelles sont ces conditions ? Ce n’est pas seulement l’émission simultanée de sons divers et concordans, c’est-à-dire l’harmonie. Si important. que soit le rôle de l’harmonie dans la musique moderne, on ne peut pas dire qu’elle en soit la condition nécessaire. Nous en usons souvent, presque partout, à tout propos, mais nous pouvons nous en passer. Le chant non accompagné, la mélodie toute nue, sans vêtement harmonique, sans accessoire concertant, existe encore et se produit parfois, tandis que la condition vraiment indispensable sans laquelle il n’est plus pour nous ni chant, ni mélodie, ni musique par conséquent, c’est un certain système de tonalité qui, à proprement parler, constitue la musique moderne.

Ce système, quel est-il ? et d’abord qu’est-ce qu’un système de tonalité ? comment traduire ce mot barbare en langue intelligible, surtout quand on ne parle pas seulement à des musiciens, ou qu’on n’a pas un clavier devant soi comme moyen de démonstration. En un clin d’œil, les touches blanches et noires, par leur position respective, feraient comprendre même aux plus inhabiles le mécanisme de nos gammes modernes : or notez bien que le secret de notre tonalité n’est autre chose que celui de nos gammes ; mais quand on n’a que des mots à son service, que peut-on faire et comment s’expliquer ? Indiquons seulement les traits les plus saillans, les données les moins inaccessibles. Ce qui caractérise avant tout ce système moderne, c’est qu’il ne respecte pas ce qu’on peut appeler les gammes naturelles, c’est-à-dire l’ordre et la répartition des tons et des demi-tons dont se compose toute octave, ou, ce qui revient au même, tout intervalle entre deux sons équivalens au grave et à l’aigu. Les vibrations du monocorde donnent pour la première gamme, celle dont le point de départ est le premier degré de l’échelle sonore, une certaine succession de tons et de demi-tons, il s’ensuit que la seconde, celle qui part du second degré, ne peut manquer d’être autrement constituée que la première. Dans cette seconde gamme, vous n’avez plus deux tons d’abord, puis un demi-ton ; le demi-ton n’est précédé que d’un seul ton, et quant à la troisième elle diffère encore des deux autres, la quatrième également, et ainsi de suite jusqu’au bout de l’octave : de sorte que vous avez autant de gammes qu’il y a de degrés de l’échelle, gammes entièrement distinctes et dissemblables, gammes indépendantes, n’ayant entre elles aucun rapport, aucune relation, aucune porte d’entrée ni de sortie. Tel est le système antique dans sa généralité la plus haute.

Or le système moderne est diamétralement opposé. Il ne reconnaît pas l’indépendance, il n’admet pas même l’existence de toutes ces gammes se gouvernant elles-mêmes, chacune à sa façon. Pour lui, une seule gamme existe, un seul ordre, une seule distribution des tons et des demi-tons compris dans l’étendue de toute octave, et cette gamme type, méthodique, toujours la même, il la reproduit et la transporte sur chaque degré de l’échelle en modifiant à volonté les notes qui font obstacle, ou, pour mieux dire, en détruisant les intervalles naturels des sons entre eux et en leur substituant des intervalles artificiels au moyen d’accidens, de dièses et de bémols, pour les appeler par leur nom, signes conventionnels réglant dans une certaine proportion l’élévation et l’abaissement du son. De cette manière la première gamme, la seconde, la troisième, et successivement toutes celles qu’on peut placer sur chaque degré de l’échelle non-seulement diatonique, mais chromatique, sont identiques entre elles, mathématiquement parlant, c’est-à-dire composées de tons et de demi-tons placés dans le même ordre. En même temps, comme elles procèdent sur des sons différens, elles procurent nécessairement à l’oreille une certaine variété de sensations. Ajoutez qu’entre toutes ces gammes à la fois semblables et distinctes il existe des voies de libre communication qui leur permettent de pénétrer l’une dans l’autre, de s’entrelacer, de se marier, de se fondre, de moduler en un mot, art impossible dans le système antique, quelles que fussent, sous un autre rapport, ses innombrables et imperceptibles nuances. Cette communication de nos gammes entre elles s’établit par une loi physique d’une irrésistible puissance, l’attraction de la note sensible à se résoudre sur la tonique, c’est-à-dire l’espèce de nécessité qu’éprouve notre oreille d’accepter au besoin, comme tonique, comme base d’une gamme nouvelle, toute note précédée d’un simple demi-ton.

Tel est en abrégé ce système moderne, né peu à peu, sans qu’on sache comment, si compliqué en apparence, si net au fond, si logique, si conséquent, comptant à peine trois siècles d’existence depuis son établissement complet et définitif, mais si bien établi et fondant son empire sur un assentiment tellement unanime, qu’on le dirait sorti de la nature des choses et du principe même de la sonorité. Il n’en est rien, comme on vient de le voir : c’est une convention, mais une convention que les nations de l’Europe moderne ont toutes acceptée, quelque diverses que soient d’ailleurs leurs aptitudes musicales. Aussi vous avez beau distinguer, et avec grande raison, la musique italienne de la musique allemande, l’espagnole, la russe, l’anglaise, la française, vous avez beau trouver entre elles d’incontestables différences, dès qu’il s’agit de tonalité, ces différences disparaissent ; vous n’avez plus qu’un seul peuple en Europe : la même loi tonale y commande partout[2].

Or, comme la Grèce aussi avait sa loi tonale, non moins impérative, non moins asservissante que la nôtre, on comprend qu’en matière de musique une sorte d’abîme se soit creusé entre elle et nous. Les Grecs crieraient au sacrilège, ils se boucheraient les oreilles, s’ils entendaient, non pas même nos accords, nos dissonances, notre harmonie, mais les formes de notre mélodie, cette gamme toujours la même sur tous les degrés de l’échelle et variée tout au plus par des nuances de sonorité, ce continuel retour de phrases arrêtées, de conclusions et de cadences, cet intervalle de quinte par eux presque proscrit et devenu pour nous le lien nécessaire de nos pensées et de nos phrases, tandis que chez eux la quarte, dont nous n’usons qu’avec réserve, était l’intervalle favori et presque l’âme de la musique. Ils nous trouveraient grossiers, secs, arides, barbares et nous, de notre côté, s’il nous fallait entrer dans le dédale de leurs modes indépendans, en accepter les étranges allures, les innombrables particularités, suivre leurs voix et leurs instrumens dans des subdivisions infinies de l’échelle sonore, distinguer nettement, au passage et comme au vol, des quarts de tons et autres intervalles encore plus réduits, nous ne saurions ce que voudraient dire ces subtiles dégradations, ces inflexions inappréciables, nous n’aurions que la sensation d’un bruit confus, vague, indéterminé, et nous refuserions le nom de musique à cette psalmodie, le nom de musiciens même aux Terpandre et aux Timothée.

Les lois de l’acoustique changent-elles donc avec les mœurs et les civilisations ? La qualité des sons est-elle autre aujourd’hui qu’autrefois ? Non, pas plus l’acoustique que l’optique, pas plus les sons que les couleurs ; pas plus les oreilles que les yeux ne se transforment avec le cours des ans. Les sept notes de la gamme, les sept couleurs du prisme sont et seront, tant que vivra ce monde, ce qu’elles furent pour les Grecs, ce qu’elles sont aujourd’hui pour nous. Seulement, entre les sept notes naturelles, comme entre les sept couleurs de l’arc-en-ciel, il n’est pas de limite fixe et bien déterminée. Chaque note, comme chaque couleur, se fond et se répand plus ou moins sur les notes voisines ; il n’y a d’arrêté nettement par la nature elle-même que le nombre et l’ordre des sons, comme l’ordre et le nombre des couleurs. Personne ne peut étendra les limites de la gamme, pas plus qu’on ne pourrait élargir l’arc-en-ciel ; mais en dedans de ces limites infranchissables, dans l’intérieur de toute gamme, la liberté reprend ses droits. Chaque son primordial peut, au gré de chaque individu et par la même raison au gré de chaque époque ou de chaque pays, se nuancer comme les couleurs, c’est-à-dire se subdiviser en fractions plus ou moins exiguës, plus ou moins délicates, ou bien se concentrer, prendre aux dépens de ses voisins une importance dominante et modifier en apparence d’une manière plus ou moins profonde l’économie même de la gamme. C’est là ce qui explique comment, tout en usant d’élémens identiques et d’organes qui n’ont pas changé, la même race humaine peut produire des systèmes de musique tellement dissemblables, tellement contradictoires, qu’ils semblent appartenir à deux races et à deux mondes entièrement différens.

Mais ce qui est plus extraordinaire, ce qui mérite réflexion, ce qui constitue cette sorte d’anomalie dans l’histoire de l’art que nous annoncions tout à l’heure, c’est que, lorsqu’au lied de sons c’est de couleurs ou de lignes qu’il s’agit, lorsque c’est avec les yeux et non par les oreilles que s’opère la perception, le malentendu cesse, nous comprenons sans efforts les anciens. Si peu nombreux que soient les fragmens de peinture grecque parvenus jusqu’à nous, si inférieurs qu’ils puissent être aux chefs-d’œuvre que les contemporains nous vantent, avec tant d’enthousiasme, le peu que nous en avons suffit à nous apprendre que les peintres de la Grèce comprenaient à peu près le coloris comme nous. Entre ces fragmens de stuc coloriés et la plupart de nos tableaux pris au hasard, il y a peut-être, en ce qui concerne la technique de la peinture, de moindres disparates et un désaccord moins complet qu’entre certaines toiles de nos jours, toutes également modernes, mais provenant d’écoles différentes. A plus forte raison, lorsqu’il s’agit des lignes, nous sentons-nous d’accord et en intelligence avec l’antiquité. Nous pouvons bien ne pas saisir d’un œil aussi subtil, aussi prompt, aussi pénétrant que de véritables Grecs soit certaines proportions, certaines finesses de contours, certains mystères de la figure humaine, soit le nombre, l’harmonie, la justesse, le rhythme architectural : il nous faut un cordeau, des instrumens de précision, le témoignage d’hommes de l’art pour découvrir ce qu’à l’œil nu ces délicats pouvaient apercevoir, et par exemple la légère courbure, l’insensible inflexion ménagée volontairement dans le soubassement et dans toutes les parties horizontales du Parthénon et d’autres monumens de la grande époque, pour les mieux mettre en perspective, pour en rendre l’effet moins sec, plus souple et en quelque sorte plus vivant. Ces raffinemens suprêmes ont beau nous échapper, ce n’est de notre part qu’une infériorité relative, une question de degrés entre les Grecs et nous ; ils nous devancent, ils sont nos maîtres, mais nous sommes de leur école, nous acceptons leurs voies, nous suivons leurs préceptes, et quand je dis nous, je veux parler non-seulement des artistes soumis aux idées classiques, mais des fervens disciples du moyen âge. Si révoltés qu’ils croient être contre les lois de la plastique grecque, ils n’en suivent pas moins malgré eux, et comme à leur insu, les principales traditions. Le divorce n’est qu’apparent même entre les deux architectures : sous des effets antipathiques, vous retrouvez un fonds commun, et quant à la sculpture, les statues d’une vraie valeur que le moyen âge a produites sont conçues et exécutées, toute proportion gardée, de la même manière, dans le même sentiment de simplicité, de sobriété, de naturel, dans le même esprit, en un mot, que les chefs-d’œuvre du temps de Périclès. Il n’y a donc pas entre nos arts du dessin et ceux de l’école hellénique cette différence fondamentale et essentielle, cette contradiction de principe et de but, de moyen et d’effet, qui éclate entre certains peuples de race vraiment diverse, par exemple entre les Chinois et nous. Aussi n’est-ce pas merveille que la musique de la Chine soit l’antipode de la nôtre, qu’il y ait pour nous impuissance absolue d’en goûter, d’en comprendre une note ; les arts du dessin eux-mêmes participent, chez les Chinois, de cette dissemblance. Le prodigieux fini, la perfection désespérante qui nous étonnent et nous charment dans un grand nombre de leurs produits, la grâce toute particulière qui préside parfois à la combinaison de leurs lignes, leurs merveilleux instincts dans l’association des couleurs, n’empêchent pas que ces couleurs et ces lignes, que tout enfin chez eux, arts, métiers, sculpture, architecture, peinture, modelé, perspective, ne dérive de principes qui renversent les nôtres, n’obéissent à des lois contraires à nos penchans comme à nos habitudes, à notre nature non moins qu’à notre éducation. Dès lors il est tout naturel que leur musique soit pour nous lettre close, mais que les Grecs, qui nous semblent si clairs, si ouverts, si lumineux, ces maîtres de notre race, dont nous croyons si bien comprendre les pensées, si bien suivre les enseignemens, si bien goûter les œuvres, prose ou vers, lignes ou couleurs, que les Grecs nous soient en quelque chose non-seulement inintelligibles, mais absolument étrangers, qu’une sorte de muraille s’élève entre eux et nous, qu’ils professent, eux aussi, des principes destructeurs des nôtres, que des lois qui nous révoltent les trouvent obéissans, que dans tout un côté du domaine de l’art ils ne soient pour nous, à vrai dire, que des Japonais ou des Chinois, c’est là plus qu’un sujet d’étonnement et de réflexion, plus qu’une leçon de modestie ; c’est une occasion de doutes sérieux, d’aperçus pleins de trouble.

Notez qu’en Grèce la musique n’était pas un simple passe-temps, une bagatelle, un jeu. C’était, au dire des témoins les plus graves, l’art dominant, l’art supérieur, le roi des arts. Le génie grec, ces témoins nous l’affirment, ne s’est élevé à toute sa hauteur, ne s’est produit dans toute sa richesse, dans son infinie variété que sous la forme musicale. S’ils disent vrai, que faut-il en conclure ? Quelle lacune dans notre intelligence du génie grec que l’impuissance à nous représenter ses œuvres musicales ! et quel sujet de défiance que la certitude où nous sommes que les Grecs n’avaient pas l’oreille organisée comme nous ! L’oreille est, il est vrai, la grande inspiratrice des erreurs, des surprises, des malentendus de ce monde. Si les hommes n’avaient eu que des yeux et n’avaient pu se parler que par signes, quelque pauvre qu’eût été leur langue, elle fût au moins restée commune à tous. Ils auraient échappé aux confusions et aux désordres de la tour de Babel ; avec l’unité de langage, un peu plus de concorde aurait peut-être régné sur terre ; mais si dans la sphère musicale il faut nous résigner au désaccord le plus complet avec les Grecs, nos initiateurs, nos mentors, nos modèles ; sommes-nous au moins assurés que pour les œuvres dont l’oreille n’est pas le trucheman nécessaire, pour tout ce qui n’est pas musique, tout ce qui ne parle qu’aux yeux, nous les connaissions bien ? Ne leur prêtons-nous pas sans cesse quelque chose de nos propres idées ? Ne les voyons-nous pas comme nous les voulons voir ; la fréquence de nos variations dans la manière de les juger ne confirme-t-elle pas ce doute ? De siècle en siècle, on pourrait presque dire de génération en génération, nous nous trouvons envisager l’art grec sous un aspect nouveau, et n’est-il pas probable qu’il En serai toujours ainsi, que d’heureux hasards, des révélations imprévues se succéderont sans fin, tantôt pour modifier, tantôt pour renverser de fond en comble nos jugemens et nos théories sur cet intarissable sujet ? Après tout, cela même est un bien. Cette instabilité, cette recherche continué aiguisé nos esprits ! On peut dire que c’est pour la Grèce un rôle providentiel que de stimuler le genre humain à la recherche du beau en ne lui disant jamais son dernier mot en matière d’art. Si ses chefs-d’œuvre se ressemblaient tous, s’il étaient admirée et compris toujours de la même façon, ils ne rendraient pas les services que l’art et la poésie sont en droit d’en attendre. L’espèce de mystère qui en enveloppe les beautés, même les plus manifestes, les rend plus profitables en même temps qu’il leur donne comme un attrait de plus. Dès lors on doit comprendre que, malgré l’impossibilité de jamais le résoudre, le problème de la musique grecque soit de ceux qu’il importe de ne jamais abandonner. Ne fût-ce que par amour des idées qu’il réveille et des questions qui s’y rattachent, il faut souhaiter qu’on se dévoue de temps en temps à l’agiter encore. Aussi l’auteur de ce nouvel essai a-t-il droit à des remercîmens sincères. On ne peut trop le féliciter de sa courageuse tentative, et lui tenir un trop large compte de ses veilles et de ses efforts.


L. VITET.



Causeries sur l’Art, par M. BEULE[3]


Le mouvement étroitement archéologique qui depuis quelques années tendait à refouler l’histoire de l’art dans les limites de l’inventaire et du procès-verbal semble fort heureusement se ralentir. Ce n’est pas que l’on en soit venu partout à se corriger de la manie des petites recherches et des découvertes stériles ; mais à côté ou plutôt fort au-dessus des régions où l’on recueille ces menus souvenirs, des questions plus dignes d’examen sont soulevées, des faits plus considérables à tous égards sont proposés en exemple.

C’est parmi les écrits qui auront le plus sûrement contribué de notre temps à déterminer ce progrès que les travaux de M. Beulé sur les arts doivent être classés. Nous n’avons pas d’ailleurs, au point de vue de l’érudition et du talent littéraire, à signaler les mérites de ces travaux, qui sont déjà connus des lecteurs de la Revue. Ce que nous voulons indiquer seulement, c’est l’unité que des morceaux ainsi rapportés après coup, ainsi groupés sans lien extérieur, empruntent au fond de la fixité des principes. Rien de moins rare, quant au mode de composition, que des volumes formés à La façon de celui-ci ; mais ces sortes de mosaïques littéraires ont eu souvent l’inconvénient de paraître justifier l’absence d’un plan, d’un dessin d’ensemble, et de dispenser jusqu’à un certain point l’auteur de doctrines et de vues générales. Les Causeries sur l’art de M. Beulé expriment au contraire et conseillent une fidélité opiniâtre à certaines vérités préalablement reconnues, à certaines croyances une fois adoptées. Si divers que soient ici les sujets traités, les développemens qu’ils ont reçus tendent tous à populariser des idées du même ordre, à faire prévaloir la même esthétique.

En matière de beau, l’auteur des Causeries sur l’art tient ouvertement et constamment pour les doctrines de l’antiquité, pour le parti classique, — à prendre ce mot dans une acception conforme aux opinions que représente Winckelmann, et non dans le sens étroit ou détourné qu’on lui attribuait il y a quarante ans. Rien de mieux fondé en fait ni de plus sain en principe ; mais peut-être les prédilections si légitimes qu’inspirent au savant écrivain les monumens ou les souvenirs de l’art antique ne laissent-elles pas de le prémunir un peu trop contre les séductions qu’il rencontrerait ailleurs ; peut-être en ne consentant à étudier les lois du beau que dans une série d’exemplaires à peu près uniformes, se donne-t-il parfois le tort apparent d’oublier d’autres témoignages qui, loin de compliquer la thèse qu’il soutient, achèveraient d’en appuyer les argumens et d’en démontrer la justesse.

N’insistons pas au surplus. Lors même que la méthode un peu absolue de M. Beulé autoriserait çà et là quelques objections, elle atteste en général un sentiment trop judicieux de l’art et de sa fonction pour que l’on prenne à tâche d’en souligner, d’en discuter minutieusement certains termes. Mieux vaut, aujourd’hui surtout, rendre hommage à ce qu’un pareil système a de noble en soi et de foncièrement profitable. S’il est bon en effet, à toute époque, de rappeler, comme le fait M. Beulé, que l’art « doit avoir un but moral, c’est-à-dire s’adresser à l’intelligence pour l’instruire, et au cœur pour éveiller ses plus généreux sentimens, » l’avis, à l’heure où nous sommes, semble moins inopportun, moins superflu que jamais. On sait les récentes théories professées par ceux qui ne veulent voir dans la peinture que l’effigie de l’animal humain, dans les inspirations des grands maîtres que les preuves de leur clairvoyance matérialiste, dans l’idéal enfin que la glorification du sensuel. Nous ne nous exagérons pas toutefois les dangers de ces sophismes. Le bon sens public, nous n’en doutons pas, vengera une fois de plus en ceci la cause de la vérité. Néanmoins, par les avertissemens implicites qu’il contient, le livre de M. Beulé est de ceux qui peuvent hâter le moment oû s’accomplira cet acte nécessaire de justice.

Faut-il conclure de ce qui précède que, sur les questions intéressant directement les affaires de l’art contemporain, l’auteur des nouvelles Causeries s’exprime de préférence en termes généraux ou par de simples allusions ? Rien ne serait moins conforme aux inclinations et aux habitudes de son esprit net, très pratique, très peu disposé à se laisser intimider par les difficultés d’une controverse ou par la perspective d’une lutte. Si, pour nous détourner des tristes théories dont nous parlions tout à l’heure, M. Beulé juge suffisant d’exposer sans commentaires des principes tout différens, il n’hésite nullement dans d’autres occasions à préciser les opinions qu’il veut combattre ou les mesures qu’il entend accuser. C’est ce que prouvent de reste les pages consacrées par lui à L’École de Rome au dix-neuvième siècle et à l’examen des innovations introduites il y a quelques années dans le régime de l’Académie et de l’École des Beaux-Arts. Depuis que ces pages ont été publiées pour la première fois, l’épreuve dont elles signalaient les dangers s’est continuée, les bons résultats que l’on pouvait d’autre part attendre de cet essai de réforme ont eu le temps de se produire : qu’a-t-on obtenu en réalité et quels progrès dans les tendances, dans la marche, dans la discipline des jeunes talens, sont venus démentir les craintes ou condamner les regrets exprimés au début ? Nous n’avons garde de prétendre ranimer à ce sujet une polémique désormais inutile, puisque l’expérience, en instruisant tout le monde, a mis, nous l’espérons, tous les partis d’accord ; mais si un reste de doute subsistait encore dans quelques esprits, si un retour à la plupart des traditions abandonnées paraissait aux premiers partisans de la réforme un désaveu compromettant ou une concession à la routine, ils feraient bien, pour calmer leurs scrupules, de relire le chapitre dans lequel M. Beulé établit, preuves en main, l’autorité de ces traditions et en énumère les bienfaits. Il y a là d’ailleurs quelque chose de plus qu’un travail et des argumens tout de circonstance : il y a sur les conditions essentielles, sur la vie et la dignité de l’art dans notre pays, des enseignemens appropriés aux besoins de l’avenir aussi bien qu’aux nécessités du présent, et comme dans les autres parties du livre des considérations d’un ordre trop élevé, d’une signification trop générale, pour ne révéler chez l’écrivain qu’une tactique momentanément habile, ou pour n’exciter chez le lecteur qu’un intérêt de curiosité.

henri delaborde.

La Revue vient de perdre un de ses plus anciens et meilleurs serviteurs, M. P. Gerdès, qui avait assisté à la fondation de ce recueil en 1831 et qui ne l’avait jamais quitté. Une mort prématurée cependant a enlevé M. P. Gerdès le 6 juillet ; ceux de nos abonnés et correspondans qui étaient depuis si longtemps en relation avec lui partageront les regrets que nous inspire la perte de ce modeste et constant collaborateur.


L. Buloz.

  1. Cette lettre a été écrite par Pie VII en italien ; nous donnons la traduction telle qu’elle existe dans les documens officiels français. La lettre est sans date, mais elle doit être du mois d’août ou de septembre 1807.
  2. Nous ne parlons ici que de la musique proprement dite, de la musique mondaine et de la musique religieuse traitée à la moderne, car le plain-chant, l’ancienne musique religieuse a sa tonalité propre ou plutôt une tonalité qui semble se rapprocher plus ou moins du système grec, et qui en est à coup sûr un débris. Seulement on se tromperait gravement, si, pour comprendre la musique grecque, on cherchait un enseignement et un exemple dans le plain-chant tel qu’il est aujourd’hui, c’est-à-dire altéré, alourdi, pétrifié en quelque sorte par les barbaries du bas-empire, l’ignorance du moyen âgé et notre propre inexpérience. Les bases principales du système ont beau être les mêmes, les résultats différeront essentiellement. Notre plain-chant est la monotonie même, la musique grecque était une merveille de variété, elle abondait en nuances, tandis que notre plain-chant en est totalement dépourvu ; mais, à tout prendre cependant, ces deux musiques sont de même famille, et certaines lois leur sont communes, notamment la diversité et l’indépendance des gammes. L’examen de ces analogies serait toute une étude qui sortirait du cadre qu’aujourd’hui nous nous sommes tracé.
  3. 1 vol. in-8o ; librairie Didier.