Chronique de la quinzaine - 14 juillet 1869

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Chronique n° 894
14 juillet 1869


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 juillet 1869.

Il y aurait du plaisir, si ce plaisir n’était mêlé d’une certaine amertume, à voir comment dans cette bonne France les mouvemens politiques s’accomplissent. Heureusement ou malheureusement, nous possédons une élasticité, une souplesse, une agilité d’évolution, une sensibilité nerveuse, qui font de nous le peuple le plus prompt à ressentir tous les souffles qui passent, dans l’air. Par exemple, prenez garde que ce peuple, si mobile, si facile à entraîner et à capter en paraissant ingouvernable, ne soit pris un jour de quelque besoin irrésistible de s’oublier lui-même : il ne connaîtra plus rien, il se précipitera dans l’obéissance voilée de tranquillité et de bien-être, il reniera tout ce qu’il adorait la veille, il aura des frénésies d’ordre et de somnolence, et en voilà pour des années. On essaiera de le secouer, il ne répondra pas ou il vous regardera d’un air sceptique, puis il reviendra à son sommeil ou à ses affaires ; mais aussi dès qu’il se réveille, dès qu’il reprend goût à la politique, il ne tient plus en place, il est impatient de regagner le temps perdu. Il se remet en marche vivement et allègrement comme une armée excitée par la diane au matin. Tout a changé en peu de temps, et maintenant c’est à qui arrivera le plus vite, c’est à qui ne se laissera pas devancer. On se coudoie dans la confusion, d’un bond on franchit les obstacles, on se hâte sur le chemin du progrès et de la liberté, de même qu’on se hâtait autrefois vers la servitude et le repos. Il y a des contagions d’activité et d’innovation, comme il y a des contagions d’immobilité. On ne se demande même plus trop où l’on va, on veut marcher, on double les étapes. Ainsi encore une fois viennent de se passer les choses depuis ces élections dernières qui datent à peine d’un mois et demi, et qui déjà ressemblent à une vieille histoire, tant on a fait de chemin en quelques jours. Récapitulons un instant cette vieille histoire de six semaines. Au premier aspect, les élections du 24 mai et du 7 juin, malgré le réveil de vitalité qui se déclare énergiquement, n’offrent sans doute encore rien de décisif ; d’après les apparences, elles assurent même au gouvernement une majorité des plus respectables, toujours fidèle, quoiqu’un peu émue de la lutte. Au fond cependant, on sent déjà que quelque chose de grave se prépare, que les conditions politiques de la France viennent d’être transformées par un coup de scrutin, que si la force numérique est dans la majorité, la force morale est dans l’opposition, et le gouvernement lui-même a le sentiment vague de cette révolution d’opinion qui s’accomplit autour de lui, dont les troubles de Paris ne sont qu’un incident désavoué par l’instinct public. Le gouvernement, sans se rendre un compte exact de la réalité, commence à se préoccuper, disons-nous, et le premier symptôme de cette agitation intime mal déguisée, c’est la lettre à M. de Mackau. Comment, entre tous les députés, l’empereur allait-il choisir pour confident un des plus jeunes et un des moins connus ? On n’a plus même à le rechercher. Que signifiait réellement cette confidence ? Ce n’est plus qu’un détail archéologique. Survient peu après la lettre à M. Schneider : celle-ci est certainement plus grave, car elle ressemble à une satisfaction demandée par le président du corps législatif et accordée par le chef de l’état. C’est la dignité du souverain entrant en explication et en composition avec la dignité d’un personnage politique. Ce qu’il faut chercher du reste dans ces lettres, c’est bien moins une signification précise que l’incertitude, le malaise qu’elles révèlent en présence d’une situation mal définie. Le gouvernement flotte entre une réserve énigmatique et le pressentiment de nécessités dont il ne distingue pas encore la mesure ; il attend, sans voir que le flot monte autour de lui, et que chaque jour perdu est une aggravation. Le 28 juin, le corps législatif est inauguré par les déclarations de M. Rouher, croyant aller au-devant de toutes les sollicitations et promettant pour la session prochaine des réformes destinées à répondre aux vœux publics manifestés dans les élections. Quelles sont ces réformes qui doivent être réalisées ? On ne le dit pas encore : moyen infaillible de tenir les esprits dans l’attente, d’abandonner majorité et opposition à elles-mêmes.

C’est alors que la vérité éclate brusquement, et que la situation s’accentue d’heure en heure par la force des choses. Au milieu d’une vérification des pouvoirs entrecoupée d’incidens presque orageux, on sent que toutes les préoccupations sont ailleurs, qu’il y a une obscurité à éclaircir, un mot décisif à prononcer. Dans le demi-jour parlementaire, les nuances se dessinent, les groupes se forment, les hommes se cherchent et se rapprochent. De toutes parts on s’inquiète de ce qui reste à faire, car personne ne doute plus qu’il n’y ait quelque chose à faire, et ici s’engage une vraie course au clocher dépassant du premier coup les déclarations du gouvernement. Tandis que la gauche se tient dans une habile réserve et que la majorité attend une direction, c’est le tiers-parti, naturellement désigné pour ce rôle, qui prend la tête du mouvement. Il combine sa campagne, il cherche une formule d’interpellation qui de jour en jour se modifie et se précise pour finir par la demande de la constitution d’un ministère responsable. C’est un drapeau opposé aux déclarations vagues du gouvernement ; mais bientôt ce n’est plus seulement le tiers-parti qui est en marche, la majorité elle-même, à demi désorientée, se débande à son tour, et porte au mouvement un contingent d’adhésions inattendues. M. de Mackau, le confident des hésitations du chef de l’état, va signer la demande d’interpellation du tiers-parti, et avec M. de Mackau M. le duc de Mouchy, qui tout récemment recevait l’empereur dans son château, et avec ceux-ci, qui n’ont d’importance que par le nom ou par une circonstance particulière, bien d’autres emboîtent le pas par entraînement ou pour ne point se laisser distancer, si bien qu’en peu de jours l’interpellation réunit plus de cent signatures. Ce qui était au lendemain des élections une minorité devient presque une majorité dans la chambre, tant la contagion est prompte à se propager. Que fait de son côté le gouvernement ? Il ne fait rien encore, et il laisse faire ; il est tout entier à des délibérations inconnues, il cause avec les députés, il négocie avec les chefs du tiers-parti. Pressé par la menace d’une interpellation qui n’attend pour se produire que la constitution de la chambre, il laisse passer les jours, lorsqu’à la dernière heure, et afin de garder au moins l’apparence de la spontanéité, l’empereur adresse au corps législatif un message précisant enfin, énumérant les réformes constitutionnelles et parlementaires qui doivent être accomplies. Il est certain que, pour venir un peu tardivement, les concessions ne sont pas moins à peu près complètes. Est-ce là tout cependant ? En aucune façon ; ce n’est peut-être au contraire que le commencement. A peine le message a-t-il retenti dans la chambre, que se déclare une crise ministérielle bien facile à prévoir et aussi peu ménagée que tout le reste ; le corps législatif est prorogé indéfiniment, le sénat est appelé à se réunir le 2 août pour enregistrer les irréparables changemens faits à une constitution dont il est le gardien ou le médecin. On entre décidément dans l’inconnu. Jusqu’ici, nous nous bornons à raconter une histoire qui n’est point sûrement arrivée à ses dernières péripéties, qui vient se résumer pour le moment dans la promulgation d’une politique nouvelle et dans une crise de pouvoir qui commence à peine.

Ce qui frappe dès le premier abord, on en conviendra, dans cette série d’événemens, c’est la rapidité avec laquelle la crise actuelle s’est développée depuis les élections. Nous ne cachons pas que, si par un côté cette crise est à nos yeux rassurante et heureuse, puisqu’elle est une victoire des instincts libéraux, une restitution de droits, elle laisse d’un autre côté fort à désirer pour la manière dont elle s’accomplit. Elle procède véritablement un peu trop par surprise et par coups de théâtre, elle se ressent trop manifestement d’un long oubli de toutes les habitudes de la délibération publique, de l’inexpérience des hommes et de la contradiction des choses. C’est bien là, comme nous le disions, le caractère de ces mouvemens soudains et irrésistibles qui échappent à toutes les directions une fois qu’ils sont déclarés, qui entraînent tout avec eux, qui font assez bizarrement passer les retardataires eux-mêmes aux premiers rangs de l’armée en marche, et dégénèrent quelquefois en confusion. La conséquence est cette condition étrange où nous nous trouvons jetés tout à coup aujourd’hui, car enfin, il n’y a pas à s’y tromper, nous sommes provisoirement dans une situation qui ne s’est pas encore vue. Nous avons un corps législatif qu’on ajourne indéfiniment avant même qu’il ait achevé la vérification des pouvoirs pour laquelle il avait été réuni. Voilà une constitution proclamée fort malade qui doit attendre au moins quatre ou cinq semaines encore la consultation des médecins de service et l’application, des remèdes. Il y a un ministère tombé, tout au moins en partie désorganisé, et il est réellement assez difficile de former un nouveau cabinet dans l’état actuel. Les membres du corps législatif peuvent-ils dès ce moment, sans attendre la décision du sénat, entrer aux affaires ? S’ils n’y entrent pas, quelle pourrait être la signification d’un nouveau cabinet ? S’ils entrent au pouvoir en gardant leur mandat législatif, ils sont au moins pour un mois dans une position fort irrégulière qui est une violation de la légalité telle qu’elle existe encore. Ce sont des ministres selon le message impérial et non pas selon la constitution. Tout cela est passablement décousu, singulièrement incohérent, et montre plus de vague, plus de trouble d’esprit que de netteté et de résolution à l’approche d’une crise qu’il était si facile de voir venir. On s’est laissé surprendre, on ne s’est préparé à rien, voilà la vérité.

Ce n’est point sans doute le moment de chicaner la pensée qui a dicté la lettre lue il y deux jours au corps législatif, et qui reste entière ; il n’est pas moins clair qu’à voir les choses de près, si la capitulation du gouvernement personnel n’est pas dans le message du 12 juillet, elle est clairement écrite dans la manière de conduire les événemens de ces derniers jours. On a fait tout ce qu’il fallait pour compliquer une situation qui par elle-même pouvait être parfaitement simple, et pour laisser la porte ouverte à l’imprévu. Puisque le gouvernement ne pouvait avoir et n’avait point réellement l’idée de résister à un mouvement désormais à peu près invincible, il n’avait qu’une conduite à suivre : c’était d’agir à propos, de céder plus tôt et plus nettement, d’éviter jusqu’à l’apparence des tergiversations, au lieu de paraître attendre jusqu’au bout le secours des circonstances. Jomini disait sur Napoléon Ier un mot curieux que M. Sainte-Beuve rappelait récemment. Jomini prétendait que Napoléon Ier était à la fois « le plus décidé et le plus indécis des hommes. » Cela peut sembler étrange, rien n’est pourtant plus vrai, et ce qu’il y a de plus bizarre, c’est que l’empereur était surtout indécis aux momens difficiles, aux heures critiques, lorsque la fortune cessait de lui sourire. C’est au contraire dans ces momens que les chefs politiques doivent retrouver leur sang-froid, leur décision et leur coup d’œil. Assurément, il y a deux mois encore, le gouvernement pouvait tout, il n’avait qu’à vouloir pour accomplir aisément et sans péril toutes les réformes nécessaires ; il a préféré attendre, et il s’est trompé, non certes par un calcul perfide, mais par une complaisance d’inertie, peut-être par une bonne intention, parce qu’il a voulu, avant de rien faire, juger des dispositions véritables du corps législatif. Il en est résulté qu’il ne s’est pas même assuré le bénéfice moral des résolutions qui étaient dans son esprit aussi bien que dans la nature des choses, et qui se sont fort compliquées, on en conviendra, en se manifestant dans les conditions où elles se sont produites. De cet amas d’hésitations, il est résulté encore qu’au dernier instant les questions personnelles sont venues se joindre aux questions politiques, non plus pour les simplifier comme cela aurait dû être, mais pour les aggraver.

Le vrai victorieux en tout ceci, et un victorieux peut-être assez embarrassé, c’est le tiers-parti, qui a conduit cette campagne, qui semble naturellement appelé à recueillir l’héritage d’une situation qu’il a contribué à créer. Le tiers-parti a vaincu en réalité, non-seulement par l’interpellation qui a provoqué la crise actuelle, mais encore, si nous ne nous trompons, par l’influence qu’il a elle à un certain moment sur les déterminations de l’empereur. Nous ne recherchons plus si la présence de M. Rouher au pouvoir n’eût pas été favorable jusqu’à l’accomplissement définitif des réformes désormais décidées, et si, étant favorable, elle n’était pas devenue au moins très difficile en face des oppositions croissantes que rencontrait le ministre d’état d’hier. Ce qui semble parfaitement avéré, c’est que dès la première heure M. Rouher avait demandé à se retirer du pouvoir, et que jusqu’à une date très récente, jusqu’à dimanche, l’empereur avait absolument refusé d’accepter la démission du ministre d’état. L’empereur semblait persister à croire que M. Rouher pouvait très bien rester aux affaires et l’aider à réaliser sa politique nouvelle ; il n’a cédé et n’a fini par accepter la démission du ministre d’état que lorsqu’il a vu que c’était à peu près la condition des hommes du tiers-parti qui devaient nécessairement entrer au pouvoir. C’est M. Schneider, dit-on, qui aurait fait sentir à l’empereur la nécessité de cette retraite de M. Rouher, et c’est plus sûrement encore le même M. Schneider qui aurait demandé au chef de l’état la prorogation indéfinie du corps législatif. Cette prorogation ne devait d’abord s’étendre que jusqu’au 19 juillet pour laisser à un nouveau cabinet le temps de naître ; c’est sur les instances du président du corps législatif qu’elle est devenue un ajournement indéfini. Le tiers-parti avait certes le droit de faire ses conditions, et il aurait pu même en faire de sérieuses dont personne n’aurait songé à s’étonner ; nous nous permettrons seulement de trouver que depuis quelques jours toutes les gaucheries ne viennent pas du côté du gouvernement seul. Assurément la prorogation du corps législatif n’a point ce caractère de coup d’état qu’on lui a prêté sous une première impression. Rien n’était plus simple que d’éviter pendant quelque temps des discussions irritantes devant un gouvernement en interrègne, en face de toutes les difficultés d’une reconstitution du pouvoir. Il n’est pas moins certain qu’une prorogation étendue au-delà de quelques jours, et lorsque plus de cinquante élections restent à vérifier, est un assez médiocre commencement. M. Schneider est parti du pied gauche quand il est allé proposer cet expédient à l’empereur. Ce n’est rien de grave, c’est une maladresse, c’est une malheureuse marque de timidité. Maintenant quel sera ce cabinet nouveau qui se prépare ? Pour le moment, les seuls membres de l’ancien ministère qui restent au pouvoir sont, à ce qu’il semble, M. de Forcade La Roquette, le maréchal Kiel, l’amiral Rigault de Genouilly, M. Magne ; les nouveaux ministres seraient, dit-on, M. Segris, M. Louvet, le prince de Latour d’Auvergne. Ce sont là des ministres éclairés, bien intentionnés, et M. de Forcade La Roquette a un esprit assez libéral et assez résolu pour donner une certaine vie, une certaine consistance à la combinaison nouvelle ; mais enfin, l’avènement du tiers-parti ne prend pas décidément un caractère à subjuguer du premier coup le pays. Ces membres du tiers-parti sont des esprits sensés, estimables, modérés, qui ont servi les idées libérales dans des temps difficiles et par des moyens conformes à leur nature. Il y a malheureusement à leur sujet dans le public la crainte vague qu’ils ne soient pas à la hauteur d’une situation hérissée d’embarras, et en général, avouons-le, ce qui fait la gravité de la crise actuelle, c’est bien moins la difficulté des choses que l’absence d’hommes capables 4e se mesurer avec les circonstances, de rallier les esprits en déroute, de diriger l’opinion. Il est vrai que, si ces hommes existaient, si on les voyait à l’œuvre, la crise n’existerait pas, et, si le gouvernement avait contribué à préparer par la liberté cette génération nouvelle d’hommes publics, il serait lui-même aujourd’hui à l’abri des ennuis qui l’assiègent.

Ce qui n’est point douteux pour le moment, c’est qu’on entre dans une période nouvelle où tout redevient possible. Les combinaisons ministérielles qui s’essaient devant nous réussiront ou ne réussiront pas, c’est une question de circonstance et de transition. Nous assistons pour notre part avec philosophie à ce spectacle. Le point essentiel, c’est qu’il y a désormais un terrain patiemment conquis où peuvent se rallier sincèrement les esprits libéraux qui vont droit à la réalité des choses, et ce terrain, qui ne pourrait plus être disputé au pays sans que tout fût remis en question, l’empereur lui-même l’a défini dans son message. Ainsi maintenant le corps législatif fera son règlement intérieur et choisira son bureau ; le droit d’interpellation, le droit d’amendement, seront étendus et simplifiés ; le budget devra être voté par chapitres ; les modifications de tarifs de douane seront soumises à l’approbation législative ; il n’y aura plus incompatibilité entre le mandat de député et certaines fonctions publiques, notamment celles de ministre. Ce sont toutes ces questions que le sénat va être chargé de résoudre. On ne peut évidemment méconnaître la valeur d’un ensemble de réformes qui n’ont qu’un défaut, celui de venir tardivement, lorsqu’on a laissé déjà se développer une crise qu’elles auraient dû prévenir. Avec cela, la liberté parlementaire retrouve ses droits. Sans doute ce n’est pas là le dernier mot du libéralisme, et on se tromperait même étrangement, si l’on croyait que tout peut se réduire à rendre au corps législatif des attributions qu’il avait perdues. Le problème est infiniment plus vaste, nous en convenons. Il y a pour le pays bien d’autres garanties, bien d’autres réformes administratives, économiques, à conquérir, et, sans sortir du cercle des pouvoirs publics, on pourrait trouver sans effort quelque combinaison pour rajeunir le sénat en lui donnant une autorité plus effective. Tout cela est facile, si on le veut bien. Sans doute encore, le mot de responsabilité ministérielle n’est pas dans le message, il est déguisé sous l’obligation de soumettre toutes les grandes affaires du pays à la délibération collective du conseil ; mais qu’importe le mot, lorsque la réalité passe nécessairement dans la pratique, lorsque les assemblées n’ont qu’à vouloir pour faire sentir leur autorité à un ministère ? L’essentiel est de ne pas jeter la proie pour l’ombre, de se servir de ces conquêtes nouvelles pour travaillerons parti-pris à l’acclimatation régulière de la liberté dans nos institutions et dans nos mœurs. Le reste, c’est le contingent et l’imprévu.

A considérer de près le mouvement actuel de l’Europe, le problème qui domine tous les autres dans la plupart des pays est justement celui qui agite aujourd’hui la France, c’est le problème de la reconstruction, de la réorganisation libérale. Il y a sans doute bien d’autres questions, grandes ou petites, qui errent à la surface du continent européen et qui peuvent s’enflammer tout à coup. Il y avait, tout récemment encore, ce conflit franco-belge dont on a fait un événement en mêlant la politique à des combinaisons de chemins de fer, qui a exigé plusieurs mois de négociations, et qui vient enfin d’être résolu le plus pacifiquement du monde ; mais l’incident franco-belge n’avait en vérité que l’importance qu’on aurait pu ou qu’on aurait bien voulu lui donner, et la solution que viennent de trouver des négociateurs de bonne volonté passe inaperçue au milieu des préoccupations du moment. Ce n’est pas de cela qu’on prend souci. La vraie, la sérieuse question est dans ce travail qui s’accomplit partout, en Allemagne, en Angleterre même, comme en France, qui se retrouve jusque sous les rivalités nationales, qui se manifeste par toute sorte de symptômes, et dont le dernier mot est une heureuse nécessité de progrès.

Que l’Autriche sente le besoin de se refaire une situation diplomatique en Europe et de reprendre son équilibre au centre des puissances continentales, c’est bien clair ; mais, pour elle, la première loi, c’est la reconstitution intérieure, c’est la pacification de tous les antagonismes qui dévorent l’empire, c’est le rajeunissement de la monarchie par la liberté et par l’équité. L’Autriche est tout entière à cette œuvre, qu’elle a commencé de réaliser par ce qu’on a nommé le dualisme, machine assez compliquée dont on voit en ce moment jouer un des ressorts par la réunion des délégations à Vienne. Il reste à savoir ce qu’il y a de définitif dans ce système du dualisme, ce qu’il y a de sérieux et de durable dans ce partage baroque de l’Autriche en une Cisleithanie et une Transleithanie, division d’autant plus bizarre qu’elle ne répond à rien de précis, qu’elle n’est même pas vraie géographiquement, que des provinces rattachées au groupe de la Cisleithanie sont par le fait situées au-delà de la Leitha. Le dualisme, on commence bien à le voir aujourd’hui, n’a été qu’un expédient : il a eu sans doute une conséquence heureuse, puisqu’il a réconcilié la Hongrie et qu’il en a fait une des forces de la monarchie ; mais comment l’Autriche s’arrêterait-elle en chemin dans ce travail de réorganisation intérieure par la pacification des races diverses qui peuplent l’empire ? Ce qu’elle concède aux Hongrois, comment le refuserait-elle aux Tchèques de la Bohême, aux Polonais de la Galicie, qui les uns et les autres réclament les droits de leur nationalité et de leur autonomie ? Et si le cabinet de Vienne fait la part de toutes les nationalités de l’empire, s’il entre dans cette voie de libérales concessions qui conduit tout droit à une monarchie fédérative, que devient le dualisme ? Les Hongrois à leur tour ne se sentiront-ils pas menacés dans l’importance qu’ils ont soudainement reconquise, que le système actuel leur assure ?

L’Autriche en est là, elle a fait réellement moins de chemin qu’on ne le dirait ou que ne le ferait croire le succès de sa politique vis-à-vis de la Hongrie, et la difficulté devient d’autant plus pressante que tout ce qu’on a tenté pour réprimer, pour contenir les autres nationalités n’a réussi qu’à les aiguillonner, à les aigrir. Les Tchèques ne se laissent nullement ébranler ; ils ne se révoltent pas, ils se retranchent dans une attitude de résistance passive tant qu’on ne reconnaît point leurs droits ; ils multiplient les meetings pour revendiquer leur autonomie historique, la semi-indépendance de la « couronne de Bohême. » Les Tchèques sont pour le moment les irréconciliables de l’Autriche, non pas irréconciliables avec l’empire, avec la couronne des Habsbourg, mais irréconciliables avec le centralisme de Vienne, avec le système qui tend à confondre politiquement toutes les nationalités sous ce nom barbare de Cisleithanie. Les Polonais, en se montrant un peu plus accommodans ou plus politiques dans leurs rapports avec Vienne ; ne sont pas moins fermes dans leurs revendications. Il n’y a plus moyen cependant de prolonger une situation si visiblement provisoire, si dangereusement précaire. M. de Beust s’est tiré d’embarras jusqu’ici par sa dextérité, il porte le fardeau des affaires de l’empire avec une aisance apparente, sans cesse occupé à empêcher les chocs, les tiraillemens. Le moment approche où l’Autriche sera bien obligée d’aller jusqu’au bout de sa transformation. Tant qu’on n’en est pas venu là, on n’a rien fait, la monarchie autrichienne reste, pour ainsi dire, en l’air. La Bohême demeure livrée à la propagande panslaviste, qui n’est à craindre que si on ne fait rien ; l’Autriche n’est que très médiocrement relevée des désastres de cette guerre de 1866, qui, en l’exilant de l’Allemagne, lui a créé la nécessité d’une politique nouvelle, politique qui peut elle-même se résumer en deux mots, liberté dans les institutions, équité dans les rapports des nationalités qui composent l’empire.

Que la Prusse de son côté triomphe des événemens qui ont accablé l’Autriche, qu’elle montre dans sa politique extérieure une ambition proportionnée à ses victoires, le fier sentiment de son rôle, c’est assez naturel ; au fond, la Prusse n’est pas plus que l’Autriche et plus que la France à l’abri des difficultés intérieures. La Prusse ne fait point assurément tout ce qu’elle voudrait ; elle n’est pas au bout de ses peines dans l’œuvre d’assimilation des provinces nouvelles, ni même dans cet agencement compliqué qui lie la confédération du nord à l’hégémonie prussienne. La campagne financière que le cabinet de Berlin vient de faire n’a point décidément réussi ; les confédérés de la Prusse ont refusé de voter les impôts nouveaux qu’on leur demandait, et, comme il faut de l’argent, on sera bien obligé d’en demander vers le mois d’octobre au parlement prussien, qui ne sera peut-être pas mieux disposé à en accorder. Le sentiment de toutes ces difficultés n’est point sans doute étranger à la retraite momentanée de M. de Bismarck, qui vient de quitter la présidence du ministère prussien, en restant toujours, bien entendu, chancelier de la confédération du nord, et qui est parti aussitôt pour ses terres de la Poméranie, pour Varzin. C’est toujours à Varzin que l’impétueux chancelier va se reposer de ses ennuis et se refaire en méditant des expédiens nouveaux à l’abri de quelque maladie invoquée à propos.

Le départ de M. de Bismarck est pour le moment ce dont on s’occupe le plus à Berlin après les affaires de France, qui ont le privilège d’exciter un singulier intérêt. Malheureusement, dans le monde berlinois, surtout dans la diplomatie, on ne croit guère, on est parfaitement décidé à ne pas croire aux maladies de M. de Bismarck ; on croit à ses agacemens de nerfs, à ses ennuis, à ses impatiences. Cette dernière campagne financière qui a si mal tourné lui a laissé, à ce qu’il paraît, une terrible irritation contre ses collègues du cabinet prussien, particulièrement contre le ministre des finances, M. von der Heydt. Il aurait essayé d’obtenir du roi l’éloignement de quelques-uns de ces ministres insuffisans, trop peu souples ou trop peu habiles ; mais le bon roi Guillaume n’entend pas raillerie sur ce point, il se ferait un scrupule de renvoyer des ministres désagréables au parlement. Que dirait l’univers, si un Hohenzollern pouvait être soupçonné de céder à une pression parlementaire, à un attentat contre sa royale prérogative ! M. de Bismarck, avec toute sa puissance, a été vaincu, et c’est alors, assure-t-on, qu’il aurait demandé à être momentanément exonéré de la présidence du ministère prussien, ce que le roi lui a tout de suite accordé. M. de Bismarck n’a peut-être pas été insensible au plaisir de laisser à ses collègues l’ennuyeuse besogne de batailler avec le parlement, qui se réunira au mois d’octobre, pour lui arracher l’argent dont on a besoin. Qui sait même si tout bas il ne se flatte pas de l’espoir que les ministres n’oseront pas affronter sans lui le combat, ou qu’ils sortiront de la lutte tellement meurtris qu’ils en deviendront impossibles ? C’est un plaisir des dieux que se donne là l’irritable chancelier. On dit tout ceci à Berlin, et on dit bien d’autres choses qui se rapportent à cette situation un peu confuse. On se figure volontiers que M. de Bismarck est allé à Varzin mûrir une autre idée. Il voudrait arriver à quelque modification constitutionnelle qui, en lui laissant toute son importance, tout son ascendant comme chancelier de la confédération, le débarrasserait des rivalités subalternes, des tiraillemens insupportables à son tempérament d’autocrate nerveux. Pour cela, il ne s’agirait de rien moins que de donner un caractère plus unitaire à l’organisation actuelle du Nordbund. Or c’est en vérité une grosse question, une grosse difficulté. Si effacée qu’elle soit, la Saxe ne résisterait-elle pas, et ne trouverait-elle pas des appuis dans sa résistance ?

Le parti national-libéral, qui se préoccupe moins de la liberté que de tout ce qui peut hâter la marche vers l’unité allemande, se prêterait sans doute à cette politique, il pourrait aider le chancelier fédéral à vaincre toutes les résistances, et de là est venu un soupçon. On a pu croire que M. de Bismarck songeait à se créer une nouvelle majorité parlementaire, que pour cela il voudrait essayer de gagner ou de décomposer le parti national-libéral actuel en donnant accès dans le ministère à quelques-uns des chefs les plus influens de ce parti. Les velléités qu’on prête à M. de Bismarck iraient-elles réellement jusque-là ? Cela est fort douteux. Le tout-puissant chancelier n’est guère l’homme des concessions ; il est trop accoutumé à gouverner comme bon lui semble pour faire des avances et des sacrifices d’opinion qui coûteraient singulièrement à son orgueil et à son humeur dédaigneuse. Ce qui est positif, c’est que les chefs du parti libéral-national ne croient guère à cette évolution, et ils n’ont aucune raison d’y croire, puisqu’en ce moment même ils sont traités avec une étrange aigreur par les journaux amis du premier ministre, puisqu’on se plaît à accuser ces incorrigibles et prétentieux libéraux d’avoir obligé le gouvernement, par le refus des nouveaux impôts, à suspendre des travaux utiles et à laisser en souffrance certains services publics. Ce qui a surtout froissé les nationaux-libéraux dans ces derniers temps, c’est la divulgation qui vient d’être faite d’une conversation de M. de Bismarck avec le correspondant d’un journal américain. La conversation doit être vraie. M. de Bismarck ne se gêne pas en vérité, il traite lestement ces messieurs du parlement, « dont chacun se tient pour un homme d’étal par excellence ; » il prétend ou à peu près qu’ils n’ont pas le sens commun, qu’ils n’ont pas la moindre idée de la situation, qu’ils ne savent que contredire, blâmer, soulever des difficultés sans avoir rien d’utile à présenter, qu’ils « se laissent dominer positivement par les idées féodales, » et en fin de compte il laisse entrevoir la possibilité d’en appeler cet automne aux électeurs, pour voir si ceux-ci « ne comprennent pas mieux la tâche d’un état moderne. » Notez que les journaux de M. de Bismarck se sont hâtés de publier tout cela. Ce n’est pas précisément un acheminement vers une alliance prochaine. D’ailleurs, M. de Bismarck voulût-il cette alliance, le roi Guillaume la voudrait-il ? Les résistances de la Saxe, le ministre en villégiature à Varzin peut s’en moquer ; ce que pense et ce que dit le roi a une autre importance. M. de Bismarck sait bien que lui-même a eu plus d’une fois à s’arrêter, ou qu’il s’est donné l’air de s’arrêter devant cette volonté dont il a su si habilement se couvrir en certaines circonstances. Il en résulte cette situation assez mal définie où la Prusse, avec l’apparence de l’éclat et de la force à l’extérieur, ne laisse pas d’être travaillée d’embarras intimes, et c’est ce qui explique peut-être que M. de Bismarck voie sans déplaisir nos propres embarras. Il reste à savoir ce qui pourra sortir de cette solitude de Varzin où le bouillant chancelier de l’Allemagne du nord est allé se reposer de ses contrariétés. Il n’en faudrait pas beaucoup sans doute pour que, secouant maladie et méditations, il se lançât de nouveau sur une scène qu’il a ébranlée par l’audace de ses entreprises. Ce serait fait pour le guérir du coup et pour le dispenser de réfléchir sur les difficultés de la situation qu’il s’est faite à lui-même, qu’il a faite à la Prusse.

Il n’y a que les pays franchement et décidément libéraux depuis longtemps qui trouvent dans le régime parlementaire appliqué avec une virile sincérité la solution des questions les plus épineuses. Là où l’opinion est reine et maîtresse, ceux qui ont le pouvoir dans leurs mains ne sont pas obligés de se mesurer perpétuellement avec toute sorte d’obstacles invisibles, de s’étudier à passer à travers toute sorte de défilés obscurs. Que se passe-t-il aujourd’hui en Angleterre ? Depuis deux ans, la question de l’abolition de l’église d’Irlande est incessamment débattue : elle a été tranchée en principe par le pays dans les élections, elle est devenue une affaire de gouvernement par l’arrivée au pouvoir du ministère de M. Gladstone, elle a été pratiquement résolue par la chambre des communes, elle est en ce moment devant la chambre des lords. Ici elle rencontre des contestations et des résistances qu’il était facile de prévoir, mais dont on ne songe pas à triompher autrement que par la discussion, par l’action régulière des pouvoirs publics, au besoin par quelque transaction, si cela devient nécessaire. L’autre jour, dans un banquet offert au prince de Galles et aux ministres par la corporation de Trinity-House, instituée pour établir des phares sur tous les points dangereux des côtes d’Angleterre, un des membres du cabinet, le lord-chancelier, ne s’est pas refusé le plaisir de parler en termes humoristiques, quoique nullement irrespectueux, de la discussion de la chambre des lords ; il a égayé le festin en exprimant le désir qu’on pût inventer une institution analogue à celle de Trinity-House « pour éclairer les détroits de la carrière politique ; » il a jovialement appelé les sympathies sur cette malheureuse chambre des communes, qui à l’heure actuelle est véritablement un « corps en souffrance, » qui croyait avoir fait un chef-d’œuvre avec son bill sur l’église d’Irlande, et qui voit ce chef-d’œuvre critiqué, bouleversé, remanié à la chambre des lords. « On se livre sur notre œuvre à une série d’expériences et de fantaisies, s’est-il écrié,… les teintes neutres disparaissent et font place aux oppositions les plus heurtées d’ombrés et de lumières… »

Le fait est que la chambre des lords a passablement maltraité le travail de la chambre des communes. Le bill a doublé sans encombre le cap de la première lecture, c’est-à-dire qu’il n’a pas été repoussé du premier coup ; en revanche, lorsque la discussion s’est ouverte, les amendemens se sont succédé de façon à faire dévier presque complètement la loi. Il y en a de toute sorte, et beaucoup ont été votés : amendement de lord Cairns ajournant jusqu’après la liquidation des biens de l’église l’emploi des excédans primitivement destinés aux institutions charitables, amendement exemptant de tout impôt les annuités qui devront être payées au clergé, etc. Il est douteux que l’œuvre ainsi mutilée ou métamorphosée soit du goût de la chambre des communes, devant laquelle elle revient maintenant, et si la chambre des communes, en cédant sur certains détails, résiste absolument sur les points essentiels, qu’arrivera-t-il ? Les deux chambres réunies en conférence selon la règle constitutionnelle arriveront-elles à une transaction, ou bien M. Gladstone sera-t-il obligé d’en appeler encore une fois au pays pour achever la défaite des lords ? M. Gladstone déclarait récemment qu’il n’oublierait pas au pouvoir les engagemens qu’il avait pris dans l’opposition. Cette campagne, dont l’abolition de l’église d’Irlande est le mot d’ordre et qui a eu déjà bien des péripéties, un jeune écrivain français, M. Edouard Hervé, vient de la retracer dans un livre écrit au courant de la plume sous ce titre : Une page de l’histoire d’Angleterre. L’auteur a raison de remarquer que, de toutes les nations de l’Europe, l’Angleterre, sans qu’on y prenne garde, est celle qui se transforme le plus vite et le plus complètement ; oui, mais elle se transforme régulièrement, pacifiquement, et, M. Hervé a encore plus raison de le dire, il ne s’agit pas d’emprunter aux Anglais leur pairie héréditaire ou d’autres institutions aristocratiques, il s’agirait bien plutôt de leur emprunter ces procédés d’action légale qui font leur force dans des crises de transformation où d’autres ont sombré quelquefois.

Et tandis que se déroulent tous ces événemens publics où palpite la vie contemporaine, nous ne pouvons nous défendre d’un serrement de cœur, d’un retour douloureux sur un deuil intime, car nous venons de perdre l’enfant de la maison, un aimable compagnon de travail. M. Louis Buloz, qui a été gérant de cette Revue, est mort à vingt-sept ans, à l’âge où l’on ne devrait pas mourir. Il a été enlevé par une maladie implacable dont rien n’a pu conjurer le cruel dénoûment. Certes, en le voyant partir il y a quelques mois, un peu triste déjà, mais confiant encore, pour aller chercher la santé, nous ne nous doutions guère que nous ne devions plus le revoir ; nous aimions à espérer qu’il nous reviendrait bientôt avec une force nouvelle pour reprendre ici une place qu’il occupait avec une bonne grâce si parfaite. Il nous est revenu dans un cercueil ! S’il y a un être qui mérite d’être regretté, c’est celui-là : il avait la jeunesse de l’âge et la précoce maturité de l’esprit, du zèle, de la modestie, une droiture naturelle, une application assidue à son devoir. Il n’ignorait pas tout ce qu’il avait à faire pour continuer l’œuvre élevée et soutenue par l’énergie paternelle, et il s’y préparait sincèrement, simplement, par une bonne volonté intelligente et par le travail. Il n’avait pas commencé depuis bien longtemps, et déjà il avait donné la mesure de ce qu’il serait. Aux qualités séduisantes les plus propres à lui assurer les sympathies, il joignait les qualités sérieuses faites pour lui promettre le succès dans une carrière qui n’est pas toujours sans difficultés et sans orages. En un mot, l’avenir lui souriait ; cet avenir a été cruellement brisé en un instant, et de cette existence qui avait tout pour elle, qui pouvait être si brillante et si heureuse, il ne reste plus rien aujourd’hui, — rien que la bonne et douce image de l’aimable jeune homme survivante dans le cœur désolé des siens, dans un foyer en deuil, dans le souvenir affectueux de ceux qui l’ont connu. ch. de mazade.




ESSAIS ET NOTICES.
Histoire générale de Paris. — Paris et ses historiens aux quatorzième et quinzième siècles. — Documens et écrits originaux recueillis et commentés par MM. Le Roux de Lincy et L.-M. Tisserand ; Paris, imprimerie impériale.

C’est une heureuse pensée de l’édilité parisienne qui a donné naissance à ce beau et savant volume. M. Ampère, il y a une trentaine d’années, publiait ici, même une série d’études qu’il intitulait : Portraits de Rome aux différens âges ; la collection des portraits de Paris aux différens âges est brillamment inaugurée par le travail de MM. Le Roux de Lincy et Tisserand. Ce travail embrasse une période très nettement circonscrite ; il commence avec le XIVe siècle et se termine vers le milieu du XVe, à la veille de la découverte de l’imprimerie. C’est toute la fin du moyen âge et la première aube de la renaissance ; surtout, en ce qui concerne l’histoire de Paris, c’est une période très distincte, très originale, qui ne ressemble ni à ce qui précède ni à ce qui suit. Avant le XIVe siècle, on rencontre dans les écrits du temps certaines mentions de la cité qui sera un jour la grand’ ville, une page à détacher, un trait à recueillir, de quoi former une sorte d’anthologie historique, mais rien de suivi, rien qui offre un ensemble ; après la découverte de l’imprimerie paraissent les écrivains lettrés, chez lesquels l’histoire de Paris a le caractère d’une étude savante beaucoup plus que d’une description originale et d’un témoignage naïf. Entre les premiers, qui décrivent seulement pair occasion, et les autres, qui s’appliquent à leurs compilations laborieuses, les chroniqueurs du XIVe et du XVe siècle occupent une place à part. C’est à ces chroniqueurs que MM. Le Roux de Lincy et Tisserand viennent d’élever, on peut le dire, un véritable monument, grâce à la munificence de la ville de Paris.

Voici d’abord Jean de Jandun, qui écrivait en 1323 ses Éloges de Paris, Recommentatio civitatis parisiensis, tractatus de laudibus parisiis. Ses naïves descriptions ne manquent ni de couleur ni de force, soit que, parlant des médecins, « ces princes de la science, ces hommes que le sage nous ordonne d’honorer comme étant créés par le Très-Haut pour nous secourir, » il nous les montre si nombreux, si empressés dans les rues de Paris, reconnaissables à leurs habits précieux et à leurs bonnets de docteur, in suis preciosis habitibus et capitibus birretatis, soit que, décrivant les théologiens de Sorbonne, ces vénérables pères et seigneurs, ces satrapes célestes et divins, cœlestes et divini satrapœ, il leur demande compte de leurs discussions subtiles. « Quel avantage la religion catholique tire-t-elle de cet exercice ? Dieu le sait. » Après Jean de Jandun, voici Raoul de Presles, qui, traduisant la Cité de Dieu de saint Augustin, et rencontrant un chapitre sur les prospérités accordées à l’empereur Constantin par la protection divine, fait le commentaire de ce chapitre, applique à la France de Charles V les principes de l’évêque d’Hippone, nous donne enfin d’intéressans détails sur les accroissemens de Paris et ses beaux maçonnages. Plus loin, voici Guillebert de Metz avec son curieux livre : la Description de la ville de Paris et de l’excellence du royaume de France. C’est le Paris de Charles VI qui est décrit par Guillebert de Metz ; arrivez à la fin du volume, vous trouverez le Paris de Charles VII dans le poème latin d’Antoine Astesan. Au texte de ces précieux documens se joignent des notes, des commentaires, des appendices, dont l’histoire littéraire peut faire son profit. Nous recommandons particulièrement le chapitre intitulé : les lettrés, les artistes et les artisans à Paris vers la fin du quatorzième siècle et au commencement du quinzième. Même après le vaste tableau que MM. Victor Leclerc et Ernest Renan ont tracé de l’état des lettres et des arts au XIVe siècle dans le XXIVe volume de l’Histoire littéraire de la France, les études de M. Le Roux, de Lincy ont encore leur intérêt et leur prix.

Nous écrivions cette simple note quand une maladie cruelle est venue enlever M. Le Roux de Lincy à l’érudition française. Le laborieux chercheur ne lira pas les remercîmens auxquels il avait droit ; qu’il nous soit permis du moins de payer ce modeste tribut à sa mémoire. Les époques les plus agitées ont des retraites silencieuses, des asiles pour l’étude paisible et désintéressée ; le XVIIIe siècle n’a-t-il pas eu ses bénédictins ? M. Le Roux de Lincy était un de ces bénédictins qui passent dans le monde sans bruit, sans récompense littéraire, ou plutôt dont la seule récompense est le plaisir même d’avoir mis leur savoir à la disposition d’autrui, d’avoir servi discrètement les lettres sérieuses. Il y a trente-sept ans que M. de Lincy publiait, d’après un manuscrit de la Bibliothèque impériale, un des plus curieux poèmes du XIIIe siècle, li romans de Berte aus grans pies, du roi Adenès ; quand la mort l’a frappé, il poursuivait ses recherches sur les historiens de la ville de Paris, car ce premier volume n’était qu’un commencement. Entre l’édition de Berte aus grans pies et les études sur les historiens de Paris, M. de Lincy avait appliqué ses investigations à un grand nombre de points de notre histoire littéraire. Il possédait particulièrement les XVe et XVIe siècles. Bien qu’on ait de lui des recherches pleines d’intérêt sur les sermons français de saint Bernard, bien qu’il ait donné un recueil Chants historiques français où le moyen âge tient une large place, c’était surtout la fin du moyen âge et la renaissance qui étaient devenues le centre de ses explorations. Sa Vie d’Anne de Bretagne (1860), ses Recherches sur Jean Grolier (1866), seront toujours consultées avec fruit par les historiens de la renaissance. Nous aurions bien d’autres travaux à signaler, s’il s’agissait ici de dresser la liste des œuvres utiles, des éditions scrupuleusement exactes auxquelles est attaché le nom de M. Le Roux de Lincy. Nous avons voulu seulement exprimer la gratitude des lettrés pour l’homme excellent dont l’obligeance égalait le savoir, et qui, confiné dans son rôle de bibliophile, était si heureux de prêter aux écrivains le secours de ses lectures.


SAINT-RENE TAILLANDIER.


C. BULOZ