Chronique de la quinzaine - 30 juin 1869
30 juin 1869
La France ne s’est pas trouvée souvent dans une situation aussi étrange et aussi perplexe que celle où l’ont placée les dernières élections. Elle marche à tâtons à travers une obscurité qui pèse à son esprit amoureux de la clarté du jour et de la décision. À les prendre en elles-mêmes et au point de vue le plus strict, que devaient être ces élections dont le retentissement dure encore ? Elles n’étaient qu’un acte naturel et prévu de notre vie publique, le renouvellement légal d’une assemblée délibérante dont le rôle constitutionnel est tracé d’avance. Qu’ont-elles été réellement ? Elles sont devenues une mêlée ardente, un réveil, la manifestation d’une vitalité politique qu’on pressentait assurément, mais dont on ne pouvait évaluer l’énergie. Observées dans leur ensemble, sans passion et sans parti-pris, indépendamment surtout d’un résultat matériel facile à prévoir, elles ont été une révélation véritable sur laquelle comptaient à peine ceux qui avaient le plus d’illusions, et d’un seul coup la France s’est trouvée portée à ce point dangereux où l’on s’attend à de l’imprévu, où l’opinion sent le besoin de voir clair et de chercher la lumière dans les moindres actions, dans les moindres paroles, où l’on s’irrite enfin du silence, de l’indécision, des explications insuffisantes.
C’est ce qui explique le mieux peut-être l’impatience avec laquelle on a suivi cette sorte d’intermède de discours et de lettres qui a rempli la scène pendant quelques jours en attendant la grande pièce. Ce n’est pas que ces lettres eussent moins démérite que bien d’autres et qu’elles ne fussent dictées par le sentiment le plus simple, le plus naturel : elles ne suffisaient plus, voilà tout. Elles ne disaient pas le mot d’une situation sur laquelle on tenait à être renseigné, et la surprise qu’elles pouvaient réveiller ne compensait plus ce qu’elles avaient d’insuffisant. Le procédé était désormais en disproportion avec les choses. Lettre à M. de Mackau, lettre à M. Schneider, discours de Châlons, discours de Beauvais, et au milieu de tout cela M. de Persigny s’agitant de son mieux, ayant, lui aussi, son commerce épistolaire, se laissant entrevoir en se dérobant dans sa retraite, ce n’était pas assez ou c’était trop. Qu’entendait l’empereur en parlant à M. Schneider de la conciliation « d’un pouvoir fort avec des institutions sincèrement libérales ? » Quelle était sa pensée lorsque récemment, au camp de Châlons, il saisissait l’occasion de l’anniversaire de la bataille de Solferino pour réchauffer chez nos soldats les ardeurs de l’esprit militaire, pour leur parler de nos guerres comme du triomphe de la civilisation ? On aurait pu longtemps remuer ces questions, passer d’un discours à une lettre sans être plus avancé. Enfin l’ouverture du corps législatif est venue, et nous commençons à sortir des nuages, nous abordons un terrain plus solide. M. Rouher lui-même, en constatant la récente manifestation électorale, en observant toutefois que l’étude des résultats politiques de cette manifestation ne pouvait être précipitée, M. Rouher a ajouté ces mots qui sont un engagement : « À la session ordinaire, le gouvernement soumettra à la haute appréciation des pouvoirs publics les résultats et les projets qui lui auront paru les plus propres à réaliser les vœux du pays. »
Voilà donc qui est bien clair et officiellement constaté : les élections récentes sont une manifestation sérieuse dont le caractère n’est point méconnu. On veut éviter les précipitations compromettantes, mais on se tient prêt à mûrir les résolutions qui doivent répondre aux vœux du pays. C’est le gouvernement lui-même, on le voit, qui précise la question dans des termes tels qu’ils deviennent une obligation publiquement contractée. « Réaliser les vœux du pays, » nous le savons bien, c’est justement ce qu’il n’est jamais aisé de définir, ce qui est un champ de bataille toujours ouvert entre le gouvernement et l’opposition. Ce qui est certain dans tous les cas, ce qui ressort de toute une situation créée non-seulement par le dernier mouvement électoral, mais par un travail continu depuis plusieurs années, par une série d’incidens publics, c’est la nécessité de régulariser cette renaissance de l’opinion, de lui tracer un cours, c’est l’impossibilité de prolonger une apathique et énigmatique indécision dont le gouvernement au reste serait le premier à souffrir. De toute façon maintenant il faut serrer cette situation de près, et c’est le moment plus que jamais de se souvenir de ce mot, qu’il est plus sûr de marcher à la tête des idées de son temps que de leur résister ou de se laisser traîner à leur suite. Sans doute, encore une fois, ce n’est point chose facile de dégager un système de conduite, une politique précise, d’une manifestation vague par elle-même, qui se compose d’instincts indéfinis, de malaises, d’aspirations confuses ; qu’on interroge cependant d’un esprit sincère les faits saillans, les courans d’opinion, les signes les plus sensibles, on sera tout au moins mis sur la voie de ces actes et de ces résolutions qui peuvent désintéresser le pays dans ses vœux ou dans ses volontés légitimes. Ainsi il est bien clair aujourd’hui que le vœu essentiel du pays, c’est de reprendre possession de lui-même de rentrer d’une façon plus active et à tous les degrés de la hiérarchie politique dans l’administration de ses affaires. Les élections dernières n’ont aucun sens, pu elles signifient que le pays veut désormais de l’indépendance dans ses représentans, des garanties dans le jeu de ses institutions, de la sévérité dans le maniement de ses intérêts et de ses finances, de l’efficacité dans le contrôle. Il tient à ne point rester étranger aux inspirations et aux démarches qui peuvent décider de ses destinées en l’engageant dans toutes les entreprises.
Ce que le pays, en un mot, désire visiblement aujourd’hui, c’est la substitution graduelle, régulière, d’un régime de libre et sérieuse délibération aux conseils solitaires et omnipotens d’un pouvoir discrétionnaire absorbant en lui toutes les forces publiques. Sans doute, les événemens contemporains le montrent assez, ce pouvoir discrétionnaire ou personnel, comme on voudra l’appeler, qui est toujours plus ou moins la dictature, peut se produire par accident dans certains momens de fatigue et d’atonie sociale ; il n’est point une institution normale et permanente. Il peut se faire illusion à lui-même et faire illusion aux autres tant qu’il a des succès, tant que le vent souffle dans ses voiles ; le jour où les succès diminuent, où les fautes se succèdent, où les erreurs accumulées attirent l’attention, ce jour-là le déclin inévitable a commencé pour lui. Dès qu’il est mis en question, il n’a plus sa raison d’être ; le pays, réveillé en sursaut, s’inquiète de ses fautes, et lui-même, malgré tous les dehors d’une confiance tranquille, il se sent ébranlé. Il arrive bien vite à cette condition étrange où il se démoralise parce que rien ne lui réussit plus, comme on dit, où il a tous les inconvéniens de son omnipotence sans en avoir les avantages : il a toutes les responsabilités, et il n’a plus les mêmes moyens d’action ; il garde encore l’apparence de l’unité, et au fond il est divisé, tiraillé dans ses conseils ; il hésite sur le choix des hommes et sur la direction des choses ; il est livré aux influences contraires, et il finit en vérité par recevoir le dernier coup de M. de Persigny, qui Lui reproche d’être irrésolu et inactif. Cela veut dire simplement qu’il se sent dépaysé dans une situation nouvelle.
Cette nécessité de la transformation du pouvoir personnel, les esprits clairvoyans la pressentaient sans doute depuis bien des années, et le gouvernement lui-même, pour parler avec justice, semblait la comprendre, puisqu’il se dessaisissait de quelques-unes de ses prérogatives en élargissant le cadre des discussions publiques ; seulement il croyait peut-être avoir encore du temps devant lui, il procédait avec lenteur. Les élections sont venues précipiter les choses. Si le gouvernement, sans attendre le scrutin qui allait s’ouvrir, eût parlé au pays et eût tracé devant lui le programme des réformes qu’il entendait réaliser, il serait resté sans doute plus complètement maître du mouvement qui se déroule aujourd’hui. Accomplies dans le vague, ces élections sont allées nécessairement droit au nœud de la question, au principe même du pouvoir discrétionnaire, de l’omnipotence administrative, et elles entraînent inévitablement désormais un retour plus ou moins gradué à un régime d’institutions sincèrement libérales. Or ce régime a ses conditions naturelles, il implique des garanties connues, des responsabilités échelonnées, des droits indépendans qui se pondèrent et s’enchaînent, et au point où en sont venues les choses, le mieux est certainement de ne pas chercher à scinder un système qui n’a une sérieuse efficacité que pris dans son ensemble.
La plus dangereuse des combinaisons serait de faire un amalgame qui réunirait les inconvéniens de tous les régimes, qui ne pourrait que prolonger une crise d’agitation morale et d’attente. Le gouvernement n’en est plus sans doute à se faire illusion, le langage de M. Rouher prouve que, s’il n’a pas parlé au pays avant les élections, il ne méconnaît pas la puissance de cette manifestation, la légitimité de ces « vœux » qu’il se propose de « réaliser. » Il peut se donner quelque temps, et au besoin le prochain centenaire de Napoléon peut devenir la date de sérieuses initiatives libérales ; mais dans tous les cas c’est pour le gouvernement une obligation d’agir, de ne pas laisser l’opinion dans l’incertitude, de reconstituer une situation normale et dégagée de toutes les obscurités. Quels seront les hommes qui seront chargés d’inaugurer et d’appliquer une politique nouvelle ? La question n’est point évidemment sans importance ; elle s’agite déjà vivement dans les conversations ; on invente des combinaisons, on crée des ministères. L’essentiel pour le moment est de décider ce qui sera fait, et comment cela sera fait.
C’est une nécessité pour le gouvernement de marcher en avant, tout comme c’est une nécessité pour l’opposition elle-même de savoir ce qu’elle veut, de préciser son action. Jusqu’ici on s’est tenu dans le vague, dans les généralités qui prêtent à tous les développemens ; on parlait dans les réunions, on faisait des circulaires, on était de plus dans l’excitation d’une lutte passionnée ; l’heure est venue de retrouver le sang-froid et de formuler une politique nette, inspirée du sentiment pratique des choses, car, il ne faut pas s’y tromper, une des raisons de l’incohérence qui apparaît presque partout aujourd’hui, c’est que, si on voit d’un côté un gouvernement surpris et déconcerté, qui met parfois le public dans la confidence de ses tâtonnemens et de ses contradictions, on ne voit pas bien clairement en face de lui ce qui se prépare et ce qui se recompose. Il y a pour sûr en ce moment des choses qui se défont, on ne voit pas aussi distinctement celles qui se refont. C’est tout simple peut-être, au moins dans ce premier instant. L’opposition est un peu la fille d’une situation troublée, elle porte la marque de son origine ; elle est assez confuse, assez bariolée ; elle vient de tous les camps et a toute sorte de drapeaux ; elle compte des hommes nouveaux assez inconnus encore à côté de ceux qui ont déjà donné la mesure de leurs opinions ou de leur talent. Il s’agit maintenant de mettre de l’ordre dans cette armée. Si l’opposition nouvelle du corps législatif borne son ambition à jouer un rôle tout négatif, à faire la guerre pour la guerre, à harceler des ministres ou le régime lui-même, rien n’est plus facile, comme aussi rien ne serait plus stérile et peut-être plus dangereux, puisque ce serait donner un prétexte aux temporisations du gouvernement. On multipliera les discours, on fera des protestations, on agitera des programmes indéfinis, on lèvera le drapeau des irréconciliables, on soulèvera des orages, et à quoi cela conduira-t-il ? Qu’auront gagné en définitive les libertés publiques ? quelle satisfaction, quel progrès trouvera le pays dans ces tumultes de parole ? Si l’opposition a la juste et patriotique ambition de jouer un rôle actif dans les affaires, d’exercer une influence pratique, il faut de toute nécessité qu’elle en prenne les moyens, et la première condition pour agir efficacement, c’est de combiner les efforts, de se rapprocher de la réalité, de concentrer la lutte en un mot sur ce qui est possible. Ce qui est possible aujourd’hui, ce qui est essentiel, c’est de diriger et d’éclairer sans cesse ce sentiment vague d’une vie nouvelle qui se réveille avec une si énergique puissance, c’est moins d’agiter des questions d’histoire ou de gouvernement que de soutenir le pays dans le pacifique apprentissage de ces mœurs libres dont il a l’instinct sans faire toujours ce qu’il faut pour se les approprier.
Qu’on y prenne bien garde, le suffrage universel, en élargissant le cadre politique, en y faisant entrer soudainement 10 millions d’hommes, a singulièrement changé toutes les conditions de notre existence, et il a créé des problèmes bien autrement graves que de simples questions de forme gouvernementale ou de mécanisme constitutionnel. Il fait notamment une nécessité impérieuse de l’éducation, sans laquelle la liberté n’est qu’une fiction exploitée par tous ceux qui sauront jouer de cet instrument. On vient de le voir par l’étrange procès de ce brave instituteur d’un petit village de Saône-et-Loire, qui supprimait tout bonnement dans l’urne confiée à ses soins les bulletins du candidat de l’opposition, et mettait à la place les bulletins du candidat officiel. Il croyait bien faire, cet homme simple, il se figurait que sa commune serait déshonorée, si elle ne donnait pas l’unanimité au protégé du gouvernement. Qu’il ait été acquitté, ce n’est pas un grand mal. On a vu dans cet incident un abus de la pression administrative s’exerçant en faveur des candidatures officielles, et certainement l’abus est grave. Nous nous élevons un peu plus haut, et nous nous disons que dans plus de vingt mille communes de France les choses se passent à peu près ainsi ou pourraient se passer ainsi. Et qu’on ne dise pas que c’est pour l’empire que ce malheureux instituteur a violé l’urne électorale ; il la violerait tout aussi bien évidemment pour la république, si la république était le gouvernement. Il croyait bien faire, le maire n’en savait pas beaucoup plus, et les votans de l’opposition n’y mettaient eux-mêmes guère plus de finesse. « Je n’en savais pas plus là-dessus que mes moutons, dit bravement l’un d’eux, mes deux bulletins étaient dans ma poche… Pas d’opinion ; j’aurais mis dans l’urne celui qui me serait venu sous le pouce… » — Voilà des suffrages bien libres, bien éclairés, pour l’opposition aussi bien que pour le gouvernement ! — Et d’un autre côté voyez ce qui se passe dans le bassin populeux de Saint-Étienne parmi ces ouvriers agités par une question de salaire, livrés depuis quelques jours à la grève.
Ici l’épisode est navrant sans doute. Un conflit sanglant est venu assombrir cette agitation ouvrière. Des troupes ont été envoyées au moment où elles conduisaient un convoi de prisonniers, elles ont eu à repousser l’agression d’une multitude violente, et une décharge meurtrière a jeté à terre une douzaine de victimes ; des femmes et des enfans ont péri dans cette bataille de hasard au coin d’un chemin. C’est le côté funèbre de cette grève de Saint-Étienne, Nous ne recherchons en ce moment ni si toutes les précautions avaient été prises, ni si les griefs des ouvriers étaient justes ou exagérés. Il y a, ce nous semble, dans les faits qui ont préludé à cette sombre aventure de Ricamarie un détail plus caractéristique. Que les ouvriers eussent tort ou raison, ils avaient, pour défendre leurs droits, la loi sur les coalitions, qui a été faite justement en leur faveur ; ils pouvaient se réunir, exposer leurs plaintes, discuter, et en fin de compte recourir à la grève, s’ils le voulaient, comme à une arme extrême. Ont-ils agi ainsi ? Nullement, ils ne semblent pas même avoir eu l’idée de se servir de leur droit de coalition. Un jour des meneurs se sont répandus dans le bassin de Saint-Étienne, ils ont donné un mot d’ordre ; les ouvriers qui voulaient continuer à travailler, on les a contraints à quitter les mines. Les propriétés ont été attaquées. C’est par un acte mystérieux d’autocratie et par des menaces de violence qu’on a engagé cette grève, de sorte que voilà des hommes qui ne songent pas même à se servir de la liberté qu’ils ont, qui prétendent gouverner sommairement les lois du travail et du salaire ! C’est là le fait grave. Ce que nous en voulons conclure, c’est que tout ne réside pas dans des questions de politique abstraite, et que pour un parti véritablement libéral, en dehors des vaines querelles, il y a beaucoup à faire encore, si on veut accoutumer les masses à l’exercice intelligent et viril des droits qu’elles ont reçus.
Au moment où s’ouvre pour quelques jours le corps législatif de France, ce corps législatif né dans l’émotion de ces deux derniers mois, l’Allemagne voit se clore ses principales assemblées, le parlement de la confédération du nord, le parlement douanier, où le sud et le nord se retrouvent ensemble ; mais avant de laisser partir de sa bonne ville de Berlin tous ces représentans de l’Allemagne un instant confondus à l’ombre du drapeau prussien, le roi Guillaume vient de faire un brillant voyage ; il est allé à Brème, à Oldenbourg, en Hanovre, dans la Frise orientale, à Emden, à Osnabrück ; il a visité les côtes prussiennes, ces côtes qui s’étendent maintenant, comme on le dit avec un complaisant orgueil, de Borkum à Memel ; il a inauguré le port de Heppens, qui, sous le nom de Wilhenshafen, devient le premier port militaire de l’Allemagne nouvelle, et ce n’est qu’au retour de ce voyage que le souverain prussien a congédié le parlement fédéral et le parlement douanier par deux discours qui évitent de réveiller les grandes questions politiques. Il a trouvé partout un réjouissant accueil, le bon roi Guillaume, partout, excepté dans le Hanovre, qui n’est pas encore prussien, à ce qu’il paraît ; les paroles qu’il a semées sur son passage sont des plus pacifiques, on y sent la satisfaction des conquêtes accomplies et l’envie de les garder bien plus que la passion d’aller en avant et le besoin de remonter à cheval pour tenter un autre Sadowa. « Tout n’est point encore terminé, a dit le roi au bourgmestre de Brème, tous les désirs ne sont pas satisfaits ; mais la génération future recueillera les fruits qui ont été semés, et achèvera l’édifice dont nous avons posé les fondemens… » Bref, le roi trouve qu’il a fait assez de chemin, et il n’est pas pressé de pousser plus loin l’aventure ; il voudrait s’en tenir là, réserver l’avenir, ne rien risquer du présent, contenter tout le monde, et on ne peut certes mettre en doute la sincérité de ses sentimens de conciliation. Malheureusement on ne reste pas toujours maître, comme on le voudrait, de ces situations violentes créées par un coup d’état de la conquête. Le souverain prussien le disait lui-même dans une de ses harangues de voyage, « les membres qu’unit la nouvelle confédération auront plus d’une fois à souffrir de la transition. » Joignez à ces embarras intimes de la nouvelle confédération la difficulté de combiner les rapports du nord avec le sud, les complications extérieures toujours prêtes à naître. La vérité est qu’à travers tout, aujourd’hui comme hier et après comme avant les déclarations royales, l’Allemagne se trouve suspendue entre l’impossibilité de rester dans l’état où elle est et le danger de se heurter contre de redoutables obstacles, si elle va plus loin.
On se figure à Berlin que nous mettons de l’animosité et de l’aigreur dans ce que nous disons quelquefois des affaires allemandes. C’est une étrange confusion ; nous tenons l’Allemagne pour une grande nation, le roi Guillaume pour un souverain patriote dont un sourire de la fortune a illuminé les vieux jours, et M. de Bismarck lui-même pour un ministre hardi qui a été assez heureux ou assez habile pour « saisir l’occasion aux cheveux, » comme le lui conseillait du fond des caveaux de Potsdam l’ombre de Frédéric II. Nous ne contestons nullement aux populations germaniques le droit de se constituer selon leurs aspirations et leurs vœux. Il n’est pas moins certain que la politique prussienne, par l’âpreté de ses ambitions et de ses procédés, a fait tout ce qu’il fallait pour compliquer cette entreprise de la rénovation allemande, pour provoquer les résistances intérieures, pour susciter les ombrages au dehors, si bien que, malgré toutes les apparences triomphantes, l’œuvre est peut-être moins avancée aujourd’hui qu’elle ne l’était il y a un an. Tout le monde à Berlin considère l’état actuel comme un provisoire qui ne saurait durer, et cependant on craint très fort qu’il ne dure ; il est même des esprits qui vont jusqu’à croire que tout cela pourrait bien finir par le dualisme. « On est beaucoup plus loin de l’unité qu’il y a un an, nous écrivait-on récemment d’une des villes prussiennes ; on n’a pas osé souffler mot de la question nationale dans le parlement douanier, de peur de soulever des tempêtes… » C’est tout simple ; on se heurte contre les difficultés mêmes qu’on s’est créées. S’il y a une chance favorable pour que l’unité allemande se réalise et triomphe de tous les obstacles, cette chance est dans la liberté. Qu’a fait au contraire la Prusse ? Elle a procédé par la conquête, par l’absorption, par une sorte de prise de possession autocratique. Elle a tenu à mettre partout le cachet d’une puissance victorieuse et dominatrice. On se souvient de cette dépêche secrète indiscrètement divulguée, il y a quelques mois, par l’état-major autrichien, et dans laquelle le négociateur de Nikolsbourg, M. de Bismarck, à la veille de la paix de Prague, laissait si bien voir que le roi n’était pas outre mesure préoccupé de l’Allemagne, mais qu’il ne rentrerait pas à Berlin sans des annexions. La Prusse a annexé effectivement, elle est toujours prête à annexer, et, pour faire aimer l’annexion, elle prodigue les nouveaux impôts avec les séductions de sa bureaucratie. Il est clair que ce genre de propagande n’est pas des plus contagieux, et le glacial accueil qu’a trouvé le roi dans le Hanovre en est la preuve la plus récente et la plus significative. Les résistances que le cabinet prussien a rencontrées pour ses projets financiers dans le parlement fédéral et dans le parlement douanier démontrent assez que tout ne marche pas le plus aisément du monde.
Les difficultés sont bien plus sérieuses encore dès qu’il s’agit des rapports du nord avec le sud ; elles se compliquent de questions internationales, d’antagonismes extérieurs qui ressemblent toujours à une plaie vive. C’est ici surtout qu’apparaît ce qu’il y a de précaire dans une situation où il est tout aussi difficile de marcher que de s’arrêter, où il s’agit sans cesse de se tenir en équilibre sur la paix de Prague, sur la ligne du Mein, faisant assez pour ne décourager aucune espérance sans aller jusqu’à provoquer quelque redoutable orage extérieur. La Prusse joue ce jeu depuis deux ans avec une dextérité singulière. Elle est pour le moment très disposée à la paix, nous n’en doutons pas ; elle sent bien que le plus grand des périls pour elle serait de donner un prétexte, qu’elle a tout intérêt à ne prendre aucune initiative ostensible de provocation ; elle reste officiellement sur le terrain de la paix de Prague, et elle renvoie aux « générations futures » l’achèvement de l’œuvre. Soit, c’est un terrain accepté ; mais franchement, si à Berlin on se préoccupe du traité de Prague, c’est pour s’en assurer les avantages bien plus que pour en remplir les obligations vis-à-vis du Danemark, qui en est toujours à savoir ce que deviendront les districts réservés du Slesvig. Si on ne passe pas le Mein bannières déployées, on fait assurément plus d’une promenade au-delà de la rivière. Ce que la politique prussienne craindrait de faire avec éclat et d’un seul coup, elle l’essaie peu à peu par des actes partiels qui au premier abord semblent tout simples, tout naturels et dénués de grande signification. Un jour, c’est la convention qui autorise les Badois à faire leur service dans l’armée prussienne. Tout récemment, c’est un tribunal supérieur de commerce qu’on établit à Leipzig et dont la juridiction s’étendrait à l’Allemagne tout entière. Maintenant c’est la commission des anciennes forteresses fédérales qui proposerait, dit-on, de laisser les forteresses indivises entre le sud et le nord, et voici des habitans de Mayence qui demandent au grand-duc de Hesse de faire entrer cette grande place d’armes dans la confédération-du nord. Nous ne méconnaissons pas ce qu’il y a d’habileté dans cette tactique qui prépare si bien l’œuvre des « générations futures, » et qui peut tout simplement conduire au but sans qu’on y prenne garde, tandis que le jeune roi de Bavière est occupé à nouer et à dénouer ses mariages ou à faire organiser pour lui seul des représentations du Lohengrin de M. Wagner. La question est cependant de savoir si un jour ou l’autre tous ces actes, qui sont peut-être enregistrés quelque part avec soin comme les élémens d’un dossier, ne finiront point par constituer un ensemble suffisant pour provoquer quelque éclat, et c’est ainsi que, malgré toutes les apparences de paix, la situation reste aujourd’hui ce qu’elle était hier, c’est-à-dire aussi peu rassurante que possible.
M. de Bismarck lui-même n’en est point à se méprendre sur les difficultés au sein desquelles il se débat, difficultés intérieures, difficultés extérieures, et c’est l’explication la plus simple des impatiences nerveuses qu’il porte dans les affaires. « Vous ne savez pas où vous pouvez me frapper, disait-il un jour devant la chambre ; vous ne connaissez ni mes luttes ni la situation politique générale. » Aujourd’hui comme à l’époque où il parlait ainsi, M. de Bismarck sent bien que tout tient à un fil ; en bataillant avec le parlement pour les impôts qu’on lui dispute, il tourne plus d’une fois ses regards vers la France. Au premier bruit des troubles récens de Paris, le cabinet de Berlin n’aurait pu se défendre, à ce qu’il paraît, d’un malicieux plaisir. Il ne pensait pas sans doute comme les radicaux d’outre-Rhin, qui voyaient déjà dans les scènes du boulevard Montmartre le commencement d’une révolution prête à embraser l’Allemagne elle-même ; mais il voyait dans cette agitation un principe d’embarras intérieur assez sérieux pour occuper le gouvernement français et le détourner de toute action extérieure. Ce que le gouvernement prussien redouterait aujourd’hui par-dessus tout, dit-on, serait de voir la France revenir régulièrement, pacifiquement, à un régime libéral, à une sérieuse pratique des institutions parlementaires. Cela dérangerait ses plans et gâterait son jeu ; il y verrait son plus grave embarras. Si les hommes d’état de Berlin en sont là, ils commettent une singulière méprise : ils ne voient pas que la liberté, se développant simultanément en Allemagne et en France, est peut-être la seule solution pacifique possible des questions qui pèsent aujourd’hui sur l’Europe.
La liberté, c’est le grand but où tend le monde européen dans ses guerres comme dans ses révolutions. Il est à la recherche de cet heureux et toujours insaisissable équilibre entre les instincts nouveaux des peuples et leurs institutions. L’Espagne, pour sa part, est occupée une fois de plus à faire cette aventureuse expérience. Elle n’est pas au bout, on peut en être certain. On pourrait dire cependant qu’elle vient de faire un pas jusqu’à un certain point décisif ; elle a franchi une étape de sa dernière révolution, en ce sens qu’il y a aujourd’hui au-delà des Pyrénées une nouvelle constitution définitivement promulguée avec toutes les cérémonies usitées en pareil cas ; il y a toutes les apparences d’un gouvernement régulier à Madrid. On y a mis le temps, et le parti républicain, comme il en avait le droit, a fait ce qu’il a pu pour prolonger la discussion de la loi constitutionnelle. Il avait visiblement une arrière-pensée, il attendait les événemens, il voulait laisser les élections françaises s’accomplir. Quand ces élections ont été faites sans avoir réalisé tout ce qu’on en espérait peut-être à Madrid, il n’y avait plus de raison de prolonger des débats inutiles, d’autant plus que les grandes questions étaient tranchées. Les cortès en ont donc fini avec la période irrégulière, provisoire de la révolution de septembre, en votant la constitution nouvelle, qui est d’ailleurs la consécration de tous les droits, de toutes les libertés possibles ; mais c’est ici que reparaît ce qu’il y a toujours d’étrange dans les affaires espagnoles. Cette constitution qui vient d’être votée, promulguée, jurée comme toutes celles qui l’ont précédée, cette constitution consacre la forme monarchique ; elle crée une royauté qui ne sera pas à son aise dans les liens étroits où on l’enchaîne, mais qui reste encore après tout une royauté, et il n’y a toujours pas de roi à Madrid ; on n’a pas réussi à trouver le prince Charmant qui voudra bien se laisser couronner. La situation ne laissait pas d’être bizarre. On y a pourvu en créant une régence, et le général Prim a démontré de la façon la plus catégorique la nécessité de cette institution temporaire ; il a tenu aux cortès un discours qui pourrait se résumer ainsi ou à peu près : Notre position n’est pas facile. Nous aurions voulu pour roi dom Fernando de Portugal ; mais ce prince peu reconnaissant refuse, il préfère se marier selon son goût et vivre en famille. Il est bien certain d’ailleurs qu’un prince européen peut n’être pas tenté d’accepter, la couronne dans les conditions actuelles, qui ne sont pas des plus commodes. Une régence consolidera les conquêtes de notre révolution, préparera la transition en rétablissant un état régulier, et alors nous trouverons le prince que nous voudrons, il est même déjà tout trouvé. — Et de fait on a créé une régence. L’heureux Espagnol chargé de ménager cette « transition » est le général Serrano, qui a été décoré du titre d’altesse, et qui n’en a pas pour cela plus d’autorité.
Au fond d’ailleurs, le gouvernement reste à peu près ce qu’il était, avec ses élémens essentiels, car, si le général Serrano est régent, le général Prim devient le président du ministère reconstitué, l’amiral Topete est toujours ministre de la marine ; c’est le triumvirat primitif de la révolution qui s’est adjoint quelques membres de l’union libérale, notamment un homme distingué, M. Silvela, qui est aujourd’hui aux affaires étrangères. Il fallait bien naturellement mettre des royalistes dans le cabinet d’une monarchie, et au surplus le ministre de l’intérieur, M. Sagasta, a signifié aux républicains que désormais les acclamations à la république étaient séditieuses. La royauté existe donc en principe au-delà des Pyrénées, elle existe provisoirement sous la figure d’un régent ; reste toujours à savoir quel sera le roi. S’il est déjà tout trouvé, comme le disait le général Prim, il faut convenir que le secret est bien gardé. On peut tout au plus tirer quelques inductions de certains faits récens. À ce point de vue, il y a un incident qui n’est point évidemment sans importance. Le duc de Montpensier vient de rentrer en Espagne, il a porté son serment de capitaine-général à la constitution, et pour le moment il est en Andalousie, à San-Lucar de Barrameda. On a essayé de faire du bruit d’abord, le général Prim a couvert le duc de son autorité, et tout a été dit. Il ne faut pas oublier d’ailleurs que le duc de Montpensier a dans le gouvernement même des partisans décidés, énergiques, notamment l’amiral Topete, qui, pressé par une interpellation, n’a pas hésité à déclarer que c’était, selon lui, le meilleur choix qu’on pût faire. Il semblerait donc y avoir aujourd’hui des présomptions pour cette candidature, à moins qu’on ne revienne à la royauté du prince des Asturies, qui paraît avoir décidément trouvé le patronage puissant de l’empereur Napoléon III. Du reste la question n’est pas près d’être résolue, puisque les cortès, fatiguées de tant de travail, vont s’ajourner jusqu’au mois d’octobre. À cette époque seulement, on verra ce qu’on peut faire de cette couronne qui n’est point en vérité facile à placer. Malheureusement, que le roi soit nommé en octobre ou en juillet, l’Espagne a besoin de bien d’autres choses, et le souverain nouveau qui viendra s’asseoir sur le trône aura devant lui une œuvre laborieuse, sans parler de la guerre civile, qui l’attend peut-être à son premier jour de royauté.
Il y a de singulières alternatives dans la vie de certains peuples. On dirait qu’ils ne retrouvent la sagesse et un véritable esprit de conduite que sous le coup d’un danger pressant ; aussitôt que le péril est passé, ils reviennent à leurs divisions et s’occupent à gâter leurs affaires. Ils ont triomphé des grands obstacles, ils se perdent dans les petites difficultés. L’Italie vient d’entrer dans une des phases les plus ingrates qu’elle ait traversées depuis longtemps, et, par une bizarrerie de plus, cette crise sans nom, d’un caractère insaisissable, s’est déclarée le jour où le ministère de Florence paraissait s’être fortifié et raffermi, où un rapprochement d’opinions semblait s’être accompli par l’entrée de quelques dissidens piémontais et de quelques membres du tiers-parti dans le gouvernement. Cette réconciliation, désirée par tous les esprits clairvoyans et sérieusement politiques, a-t-elle été mal faite, mal préparée ? En terminant d’une part des divisions malheureuses, a-t-elle provoqué des mécontentemens d’un autre côté dans l’ancienne fraction ministérielle et conservatrice ? Ce qui est certain, c’est que le jour où l’on croyait que tout allait s’arranger, tout s’est gâté au contraire plus que jamais. La crise a commencé de se révéler par la résistance que les projets financiers de M. Cambray-Digny ont rencontrée dans la chambre, et qui ne se serait point évidemment manifestée au même degré, si certains membres de la droite n’avaient pas porté dans l’examen de ces questions un esprit aigri et froissé ; elle a continué et elle s’est développée par un incident assez inattendu, la demande d’une enquête parlementaire sur des faits de corruption reprochés à quelques députés ; elle s’est tout à fait envenimée enfin par un événement encore plus imprévu, une tentative nocturne d’assassinat dirigée contre un député, M. Lobbia, qui avait décidé la nomination de la commission d’enquête parlementaire en déposant sur le bureau de la chambre un pli cacheté contenant, disait-on, de graves révélations. Quelles sont ces révélations ? On ne le sait pas trop encore, et on doute même qu’elles vaillent tout le bruit qu’on en fait. Tout cela se complique d’ailleurs d’un vol de lettres qui ternit singulièrement l’origine de ces accusations. Quels étaient d’un autre côté ces assassins embusqués la nuit dans une petite rue de Florence pour poignarder M. Lobbia ? On l’ignore ; la police n’a pas pu jusqu’ici mettre la main sur ces mystérieux sicaires, qui s’étaient, bien entendu, déguisés et masqués pour commettre le crime, et là-dessus les fables n’ont pas manqué ; elles n’ont épargné en vérité ni le gouvernement ni ceux qu’on croyait compromis par les révélations remises à la chambre. En somme, cette curieuse aventure, dramatisée par les imaginations soupçonneuses, ressemble moins à une histoire de l’Italie actuelle vivant au grand air de la liberté qu’à un vieux levain des passions et des mœurs de l’Italie d’autrefois. Garibaldi n’assurait-il pas récemment, dans une de ces lettres précieuses qui partent de temps à autre de Caprera, que nous en étions encore à l’époque des Borgia ?
Toujours est-ii que cette tentative de meurtre dont M. Lobbia a failli être la victime est devenue l’occasion ou le prétexte d’une émotion extraordinaire. Le blessé a été entouré de témoignages exceptionnels d’intérêt. Les esprits se sont montés, l’irritation a pénétré dans le parlement, si bien qu’en peu de jours on ne savait plus trop ce qu’on faisait, et le gouvernement s’est cru obligé de proroger la chambre, soit pour laisser tomber tout ce feu imprévu, soit pour se donner à lui-même le temps de modifier ses projets financiers, qui étaient menacés d’une mauvaise fortune, s’ils étaient discutés immédiatement. Cependant ce n’est pas tout : des sphères politiques, le trouble est instantanément passé dans le pays, ou du moins dans une partie du pays. Certaines villes, Turin, Vérone, Naples, Parme et surtout Milan ont eu leurs soirées tumultueuses. Le nom de M. Lobbia, le blessé de Florence, est devenu un mot d’ordre d’agitation. On s’est attroupé dans les quartiers les plus riches de Milan, on a crié, on s’est colleté avec la police et avec les carabiniers, on s’est fait arrêter ; bref, il y a eu une reproduction à peu près complète de nos scènes du boulevard Montmartre, tant les bons exemples sont contagieux ! Que signifient en réalité ces agitations italiennes ? L’accident malheureux de M. Lobbia a pu en être le prétexte, mais ce n’est pas suffisant pour expliquer ces mouvemens tumultueux éclatant sur plusieurs points à la fois. Que l’influence de nos émotions parisiennes se soit fait sentir au-delà des Alpes, c’est possible encore, quoiqu’en définitive il n’y ait aucun lien apparent entre les scènes de Paris et celles de Milan. Au fond, ce n’est rien de plus, rien de moins peut-être que l’explosion décousue et assez impuissante d’un travail républicain qui a recommencé depuis peu en Italie. On se souvient qu’une conspiration était découverte à Milan il y a quelques mois, et cette conspiration, qui avait ses complices à la frontière suisse, devait bien avoir quelque fondement, puisque le conseil fédéral helvétique a cru devoir interdire le séjour de Lugano à Mazzini. C’est le même mouvement qui continue, et on a même aujourd’hui une preuve directe, significative, de cette action persévérante du terrible agitateur dans une lettre de lui que publie un journal de Gênes. Cette lettre est curieuse comme révélation d’une âme solitaire accoutumée aux machinations mystérieuses. C’est l’aveu d’un conspirateur qui s’érige lui-même en arbitre des destinées de sa nation.
Ainsi voilà un pays qui en quelques années a gagné en indépendance et en liberté ce que d’autres peuples ont mis des siècles à conquérir. L’unité nationale est désormais incontestée ; la presse a les franchises les plus étendues, le parlement exerce librement ses prérogatives. Tout est possible par la propagande légale et pacifique. N’importe, cela ne suffit pas ; il se trouve un homme doué d’assez d’orgueil pour tenter d’imposer la dictature de ses rêves. Il pourrait aller au parlement et soutenir ses idées ; il n’aurait qu’à vouloir pour vivre dans sa patrie, et il préfère rester au dehors ; il dédaigne de se mêler à la vie de tout le monde, de se servir de la liberté, et du sein de sa solitude il agite clandestinement le pays, il cherche à ébranler une armée qui est le bouclier de l’indépendance nationale ; de temps à autre, il vient dire gravement dans une lettre : « Le pays est mûr pour un changement ; le moment de l’action est venu. » Mazzini a pu avoir de l’influence dans d’autres temps, lorsqu’on ne pouvait être Italien que dans les conjurations secrètes ; son ascendant est singulièrement atténué aujourd’hui par cette liberté même dont jouit l’Italie, et ce n’est pas là sûrement ce qui menace le plus le ministère actuel. Le gouvernement n’a pas eu un grand effort à faire pour avoir raison de cette effervescence de quelques soirées ; mais il se trouve d’un autre côté en face d’une situation parlementaire dont il ne peut se dissimuler la gravité, s’il ne parvient pas à l’apaiser dans ces quelques mois de trêve qu’il a devant lui. Tout est là, et la question est de savoir si cette crise, qui apparaît à travers des incidens éphémères, se dénouera par la reconstitution d’une majorité compacte ou par une dissolution nouvelle de la chambre. L’essentiel pour l’Italie est qu’il y ait un ministère doué d’une force morale suffisante, non-seulement pour faire face aux complications extérieures qui peuvent survenir, mais encore pour conduire jusqu’au bout l’œuvre de réforme administrative et financière qui est le premier, le plus pressant de tous les problèmes pour le pays. ch. de mazade.
On sait quelles préoccupations agitaient, tourmentaient Meyerbeer à l’endroit de l’interprétation de ses ouvrages. Il commençait à composer selon un certain idéal qu’il se formait d’après le chanteur ou la cantatrice en renom au moment où sa première inspiration lui venait ; puis, sa pensée s’écartant insensiblement du modèle d’abord choisi, son libre essor l’entraînant au-delà, il se trouvait presque toujours, quand l’œuvre était terminée, que les virtuoses en vue desquels le maître avait écrit ou cru écrire ne suffisaient plus au type, et qu’il fallait se mettre en campagne pour aller en chercher de nouveaux. Ajoutons que, durant ces éternels retards qu’il s’imposait à lui-même, les voix avaient le temps de passer fleur, les chanteurs de vieillir. Meyerbeer savait cela, se le disait, et n’en continuait pas moins à différer. Avec l’imperturbable confiance du génie, qui, se sentant immortel, oublie les conditions ordinaires de l’existence, il eût volontiers attendu cent ans pour assister à l’épanouissement séculaire de quelqu’un de ces cactus phénoménaux qu’on nomme des ténors ; il attendait un autre Nourrit, une autre Falcon. Insoucieux du cours des âges et des choses, à soixante-douze ans il eût entrepris le dressage d’un ténor comme cet homme qui achetait des perroquets pour voir par lui-même s’il était vrai que ces oiseaux-là vivent cent ans. Que de fois n’a-t-on pas raillé cette manie du grand maître ! Henri Heine, sur ce chapitre, ne tarissait point ; Hoffmann eût fait de ces superstitions le thème d’une de ses fantaisies à la manière de Callot. A défaut du conteur berlinois, d’autres en ont eu l’idée, et la boutade fantastique existe ; je me souviens de l’avoir lue quelque part, sous forme d’une lettre écrite par Mozart de l’autre monde et rendant compte d’une représentation du Prophète, représentation à coup sûr fort extraordinaire et de nature à réjouir une âme aussi passionnément éprise d’idéal que le fut Meyerbeer à l’égard de l’exécution de ses propres œuvres. — Jugez plutôt : la Malibran chantait Fidès, la Faustina Hasse Bertha ; du rôle de Jean, devinez qui s’était chargé ? Alexandre Stradella, celui dont les accens incomparables tiraient jadis aux brigands des larmes de compassion, Stradella, dont la voix, à ce qu’il paraît, n’a rien perdu, et qui charme aujourd’hui les diables d’enfer en leur chantant Pieta, signore, comme elle charmait autrefois les détrousseurs de grand chemin. « Pour que vous puissiez avoir une idée du soin apporté dans la distribution des moindres rôles, poursuivait le correspondant d’outre-tombe, apprenez que le Rubini de mon temps, Raaf, ce ténor par excellence, qui créa mon Idoménée, avait dû se contenter de l’humble partie de ce paysan auquel est échu pour tout emploi d’apprendre en quatre mots au public que Jean sait par cœur toute la Bible.
- Il est dévot et sait par cœur toute la Bible.
« Quant à l’orchestre, savez-vous qui le dirigeait ? Gluck en personne. La mise en scène répondait à la distribution. Au troisième acte, les patineurs avaient pour s’escrimer tout un lac de vraie glace, ce qui nous a permis de jouir à notre aise de ce chœur délicieux qui sert d’accompagnement au ballet, et qui, pour les auditeurs de la terre, est toujours resté un secret, grâce aux roulettes des patins qui vous assourdissent d’un bruit de crécelle. De même qu’on avait de la vraie glace, on eut aussi un vrai soleil pour le lever de l’aurore qui termine l’acte. Je me tais sur les merveilles de la scène du couronnement, et me borne à vous informer que, dans l’incendie qui éclate si tragiquement au milieu de la bacchanale de la fin, un vieux reste du feu céleste qui dévora Sodome et Gomorrhe trouva son emploi. » La lettre continuait sur ce ton, mêlant à la plaisanterie des critiques où le trait acéré ne manque pas, et qui portent surtout, si l’on se rappelle que c’est Mozart qui parle. « Peut-être dans le monde que vous habitez trouvera-t-on quelque intérêt à la correspondance que je vous adresse, car moi aussi de mon temps je passai aux yeux d’un certain nombre d’honnêtes gens pour un compositeur dramatique sachant assez bien son affaire, et, à vrai dire, l’homme qui a écrit le Prophète n’est point, tant s’en faut, un génie ordinaire. Le quatrième acte des Huguenots jouit parmi nous d’une très haute estime, et le premier acte de ce Prophète au point de vue du théâtre est excellent. Inclinons-nous aussi devant la scène de la cathédrale de Munster, et goûtons au passage avec délice l’adorable chant des enfans de chœur. C’est cependant, comme étude géographique et ethnographique, une chose assez curieuse à noter de voir deux bergers de l’Oberland s’appeler et se répondre sur la clarinette au début d’une pièce qui se joue en Hollande, c’est-à-dire dans un pays où les moulins à vent composent à eux seuls tout le pittoresque du tableau. On se croirait en Arcadie, et nous sommes à Leyde, Harlem, Utrecht et autres lieux. Chez un homme aussi préoccupé que Meyerbeer de la couleur locale, l’anomalie a paru étrange ; Peter Breughel le vieux, Ostade et les deux Téniers en ont beaucoup ri, je dois le dire. »
A l’entrée des trois anabaptistes s’arrêtent les interprétations drolatiques. Mozart ici n’a plus de sarcasme ; devant ce sinistre choral où les masses fanatiques se ruent à l’unisson, ses applaudissemens éclatent et en même temps ceux de l’auguste assemblée, où figure C.-M. de Weber, qui s’écrie en se frottant les mains : « Bravo ! mon ancien condisciple chez l’abbé Vogler. Décidément ce Meyerbeer était un homme. » Il est vrai que l’immortel épistolier ne tarde pas d’ajouter en manière de restriction : « Quel dommage que ce personnage de Jean vienne tout gâter ! Comment le compositeur a-t-il, d’un pareil maladroit, rêvé de jamais pouvoir faire rien qui vaille ? Nulle conséquence, nul caractère, toujours irrésolu, à deux masques, bon et mauvais fils, pitoyable amoureux, religionnaire exalté et acceptant sans se révolter le moins du monde l’emploi de faux prophète, se donnant pour le fils de Dieu, passant au cinquième acte de la plus bucolique des églogues en l’honneur de la vie des champs à cette bacchanale effrénée qu’il chante au milieu de ses hétaïres et de ses bayadères sur l’air de la ci darem la mano. Le récit de son prophétique songe m’a ravi. Comme instrumentation, c’est splendide, et quelle hauteur, quelle poésie dans la pensée ! Je n’hésite pas à placer cet épisode à côté du sublime récit du songe dans l’Iphigènie en Tauride de Gluck. L’effet d’orchestre imitant le galop des chevaux lancés à la poursuite de Bertha ne laissa pas non plus de nous intéresser. Ce quadrupedante putrem exprimé par les bassons mit en belle humeur le papa Haydn, et M. de Buffon, qui se trouvait placé à côté de moi, nous fit remarquer que ce passage indiquait chez le maître un très fin observateur de la nature du cheval et de certaines habitudes qu’il a dans ses courses forcées. Le trio d’Oberthal et des deux anabaptistes, bien qu’un peu long, nous parut un morceau de genre très réussi. Nous goûtâmes également au début du quatrième acte le duo entre Fidès et Bertha, expression vraie, style admirable. Sur l’allegro de la fin, la Faustina bondit comme une tigresse ; vous eussiez cru voir Charlotte Corday. Nous applaudîmes encore la piquante instrumentation du brindisi, et tout finit à la plus grande gloire du compositeur, dont le nom fut triomphalement acclamé. »
La perfection n’étant pas de ce monde, il ne fallait point s’attendre à voir l’Opéra réaliser les merveilles de la Jérusalem céleste, et cependant cette reprise a bien son intérêt. La preuve, c’est que le public s’en émeut, accourt, et que la partition du Prophète, jusqu’ici classée sous le rapport des recettes au dernier rang parmi les chefs-d’œuvre du maître, semble pour la première fois voir la fortune lui venir. Les vrais chefs-d’œuvre finissent toujours par réussir ; il ne s’agit que de savoir s’y prendre et les ramener avec tous leurs avantages sous les yeux de qui les a d’abord méconnus. À ce compte, l’heure du Prophète pourrait bien être arrivée. Une mise en scène remarquable, une pompe musicale (dans. ce fameux quatrième acte surtout) telle que nul théâtre au monde n’en pourrait fournir de pareille, voilà pour les avantages. La distribution des personnages est restée à peu près la même qu’il y a deux ans. M. Gueymard seul a disparu, et c’est M. Villaret (qu’aurait dit Meyerbeer ?) qui lui succède dans ce rôle de Jean, le plus laborieux, le plus écrasant qu’il ait jamais écrit pour un ténor. Le rôle a cependant de beaux côtés. S’il n’est ni passionné ni sympathique, il est théâtral, grandiose ; les situations dramatiques abondent, les phrases haut-sonnantes s’y succèdent, et pourvu qu’on ait le souffle nécessaire, on peut compter sur des occasions de succès. Malheureusement ces triomphes-là sont de ceux dans lesquels on s’ensevelit. M. Roger tout le premier y succomba, et depuis combien de victimes n’a-t-il pas faites ! C’est que cette musique parfois sublime vous a des sévérités inexorables, et les batailles qu’elle gagne coûtent cher à ceux qui servent sous ses ordres : morituri te salutant. On y va comme à l’assaut. Ce qu’on peut dire de mieux de M. Villaret dans ce rôle, c’est qu’il le mène jusqu’au bout ; il s’en tire tant bien que mal, une fois même assez bien : je veux parler du finale du troisième acte chanté sous les murs de Munster, où sa voix s’élève, dominant les masses, et porte aux étoiles, non sans un rude effort pourtant, l’hymne du roi David. Cette période sacrée et triomphale est de celles qu’on entend avec ravissement. Quand les harpes l’annoncent, la salle entière frémit d’aise. Nous aussi nous l’écoutions avec délice, et le charme ne nous a cependant pas empêché de saisir au vol une ressemblance. Avez-vous présent à la pensée l’hymne national autrichien : Gott erhalte den Kaiser ? C’est étrange comme ici l’inspiration de Meyerbeer a rencontré celle du grand Haydn. Du reste, sur ce chapitre des réminiscences, la partition du Prophète, si l’on voulait y regarder de bien près, encourrait plus d’un reproche, et la romance de Jean au second acte aurait bien quelque analogie avec certaine cantilène trop connue d’Hérold dans Marie, de même que le dernier brindisi sur le bûcher rappelle, comme on l’a vu plus haut, la phrase de Mozart. Le motif, dans le Prophète, manque généralement d’originalité ; il sort inquiet, tourmenté, surtout dans les morceaux de demi-caractère, le trio sous la tente par exemple, où ce rhythme qui s’évertue à battre le briquet vous agace à la longue. En outre et pour épuiser la somme des critiques, je dois dire que le récitatif, une des qualités prédominantes de l’art de Meyerbeer, se montre ici moins soutenu que d’ordinaire, et, sauf quelques momens exceptionnels où l’inspiration touche à des hauteurs inusitées, la langue affecte je ne sais quelle âpreté qui vous fait regretter l’abondance et le style des beaux dialogues si dramatiques de Robert et des Huguenots. Un de ces points culminans dont je parle, celui que notre admiration ne se lassera jamais de signaler, est la scène de la cathédrale. Devant cette puissance de combinaison, devant cette prodigieuse habileté à coordonner, à conduire dans la plus magnifique harmonie d’un ensemble architectural tous ces élémens qui se juxtaposent sans se heurter, devant cet amoncellement systématique de difficultés colossales aussitôt résolues, l’esprit s’arrête émerveillé ; on pense à l’art des Michel-Ange, des Goethe, et puisque j’ai prononcé ce nom, revenons à Faust pour un instant en manière de simple parenthèse. Loin de moi l’idée de vouloir agiter à plaisir les comparaisons. Il est cependant bien difficile, quand on passe sa vie au milieu des choses de l’imagination, de ne point céder à l’invite. Le parallèle ici s’établit malgré vous, et forcément cette scène d’église à laquelle vous assistez ce soir vous donne à réfléchir sur celle que vous avez entendue avant-hier et qu’après-demain encore vous entendrez. Le hasard a parfois de ces malices dont ne se serait jamais avisé votre plus cruel ennemi. Il fallait donner au public de l’Opéra le spectacle de cet immense quatrième acte du Prophète alternant avec la représentation de l’acte de l’église dans Faust pour que ce public, qui n’a que faire de notre esthétique et ne raisonne point ses sensations, comprît enfin d’où lui venait ce vide qui succède pour lui aux émotions énervantes de l’acte du jardin. « Ceci tuera cela, » disait Victor Hugo ; ce plein tuera ce vide, et ce ne sera point en vérité grand dommage, car, s’il y a dans la partition de Faust de charmans passages que l’admirable diction de Mme Carvalho, reprenant son rôle de Marguerite, a récemment de nouveau mis en toute lumière, on peut reconnaître que cet intermède de la cathédrale de Faust était tout entier à refaire, et qu’il n’était même pas besoin du voisinage du quatrième acte du Prophète pour réduire à sa valeur dramatique et musicale cette scène prétendue fantastique où le diable emboîte tout le temps le pas de l’orgue ni plus ni moins que s’il faisait sa petite partie de baryton dans un cantique du mois de Marie.
Tous ceux qui jadis ont vu M. Roger dans ce quatrième acte du Prophète se souviendront de l’effet qu’il y produisait par son jeu de physionomie. Lui et Mme Viardot, la mère indignée et menaçante et le fils qui la force à s’agenouiller par son magnétisme à la fois sévère et suppliant, formaient un groupe que les amateurs de curiosités dramatiques conserveront toujours dans quelque coin de leur musée. J’ai connu depuis bien des Fidès et bien des Jean de Leyde, et j’avoue qu’à l’exception de Johanna Wagner et du ténor viennois Ander aucun ne m’a laissé d’impression particulière. Ander avait des momens admirables. Il récitait le songe comme jamais je ne l’ai entendu dire, enlevait à pleine voix la cadence dans l’apaisement de la révolte, et, s’il n’avait pas dans la scène de l’église tout le fini de Roger, qui, selon moi, détaillait trop, il en rendait le grand dessin d’un trait irréprochable. Pour le jeu, M. Villaret se rattache à la tradition de Roger, qu’il s’efforce de suivre du plus près, qu’il peut sans y rien ajouter ; comme chant, il fait de son mieux, et s’il voulait ne point tant retarder le mouvement dans le quatuor du second acte, dire sa pastorale plus piano, plus sotto voce, ne pas toujours et partout employer la voix de poitrine, on pourrait l’encourager, car en somme il arrive au dénoûment sans encombre ; il est vrai qu’il n’y a plus d’encombre à l’Opéra.
Mme Gueymard mène vivement le rôle de Fidès, personnage taillé sur le patron exceptionnel de Mme Viardot et qui offre à la cantatrice ce double agrément d’avoir à se partager toute une soirée entre les notes aiguës du soprano et les cordes les plus graves du contralto. Toute l’intelligence dramatique de Mme Gueymard et toute la bonne volonté qu’elle y apporte ne sauraient cependant faire d’elle la femme de ce rôle. Un mezzo soprano qui se corse en mûrissant n’est point un contralto, et c’est un contralto genuine, un contralto capable de donner des sol en pleine résonnance qu’il faut avoir pour réussir dans la malédiction du quatrième acte. En outre le côté typique de cette figure lui échappe. Son interprétation ne va jamais au-delà du demi-caractère, ce qui ne l’empêche pas de dire avec un parfait sentiment et d’une voix superbe le pathétique arioso du second acte. Si cette partie de Fidès est déjà un si terrible casse-cou, que penser de celle de Bertha ? On a écrit plaisamment que c’était là plus qu’un mauvais rôle, que c’était une mauvaise action. A l’Opéra, c’est à qui fuira ce rôle comme la peste. Mme Carvalho a stipulé dans son engagement qu’on ne le lui ferait jamais chanter, et cependant Bertha conduit la pièce. Entre ces deux figures abstraites et passives de la mère et du fils, elle est le trait d’union vivant ; le lien dramatique. Musicalement, elle est de presque tous les beaux morceaux, et ce rôle ingrat, redoutable à tant de points de vue, peut devenir une occasion de triomphe pour qui s’y jette vaillamment les yeux fermés et comme dans un gouffre, en se dévouant. Ceux qui ont entendu Mlle Mauduit presque à ses débuts chanter le Prophète il y a deux ans ont pu l’autre soir juger des progrès de la jeune artiste. Le public, qui se souvenait du charmant Siebel de Faust, s’est montré dès l’abord très sympathique à la farouche Bertha fuyant devant les cavaliers d’Oberthal, et son allegro, jeté d’une voix vibrante et sûre, puis repris par le comté et Jean, a produit le meilleur effet. Je passe sur le beau duo avec Fidès, que tout le monde a hâte de voir finir, parce qu’il a le tort de retarder de quelques minutes l’épisode si attendu de la cathédrale, et préfère n’insister que sur la scène du souterrain au cinquième acte, jouée et chantée par Mlle Mauduit en tragédienne assez sûre de son talent de cantatrice pour maintenir l’autorité du personnage à travers les inextricables difficultés de la notation.
La dernière reprise du Prophète, tentée à l’Opéra il y a deux ans, échoua par l’insuffisance du ténor. M. Gueymard y livra sa dernière bataille et la perdit. Le chef-d’œuvre aujourd’hui reparaît dans des conditions sinon parfaites, du moins un peu meilleures. Quant aux grands ensembles, qui tiennent, on le sait, ici la plus large place, ils sont ce qu’on les trouve à l’Opéra lorsque l’Opéra se met en peine d’user de toutes ses ressources, ce qu’on a fait cette fois, et du plus bel entrain. Le seul acte de la cathédrale suffirait à la fortune de cette reprise. Aux magnificences de la mise en scène se joint ce luxe d’un immense personnel concertant qu’on chercherait en vain, même à l’Opéra de Vienne. Ce dernier, pour la fameuse attaque des instrumens de cuivre dans la marche triomphale, garde encore l’avantage ; mais il ignore cette innombrable phalange d’enfans de chœur à l’aube de guipure sur leur soutane de pourpre, encapuchonnés de la mosette cardinalesque, et rehaussant, l’encensoir d’or à la main, de leurs voix argentines les idéales sonorités de ce divin morceau. J’aime aussi beaucoup ce ballet de patineurs, et pour sa musique, la meilleure en ce genre que Meyerbeer ait composée, et pour ses jolies patineuses, dont le nombre s’est augmenté de deux virtuoses britanniques, le frère et la sœur, dit-on, recrutés à l’Alcazar. À ce propos, j’entends se faire un certain bruit : les puritains reprochent à l’Académie impériale d’aller chercher son bien jusque sur les tréteaux, ce qui ne serait point assez académique. J’avoue ne pas comprendre un pareil grief et me l’explique d’autant moins qu’on ne s’en était encore jamais avisé, que je sache, au sujet de Mme Marie Sasse, sortie, elle aussi, d’un Alcazar quelconque, et dont personne n’a songé à incriminer l’origine. Mme Sasse quitte aujourd’hui l’Opéra, qui sans déroger se l’était jadis attachée, et qui, après avoir très généreusement rémunéré ses services, peut sans reproche la laisser s’éloigner. Si la charité est un plaisir dont il faut parfois savoir se priver, il y a pour une administration de théâtre de ces dépenses que nul entraînement ne doit faire encourir. Payer un chanteur 60 et 70,000 fr. par an est déjà un luxe fort magnifique ; le payer 100 et 120,000 serait la dernière des folies. A l’Opéra surtout, de pareilles conditions ne sauraient être admises, car à l’Opéra c’est l’ensemble de la troupe qui fait la recette. En dehors du nom étoile de Christine Nilsson, qui seul exerce du prestige sur l’affiche, l’Opéra s’appelle légion, et l’on a pu voir ces jours-ci, dans Faust, M. Castelmary remplacer M. Faure sans que cet incident, appréciable des seuls habitués, ait eu de quoi émouvoir le public. Cela ne veut pas dire qu’un théâtre comme l’Académie impériale.ne doive point faire une part très large aux grands sujets ; il convient cependant que ceux-ci à leur tour s’humanisent, et que les étoiles sachent une fois pour toutes qu’au besoin on les laissera filer, car dans une administration bien ordonnée, si tout le monde est nécessaire, personne n’est indispensable.
F. DE LAGENEVAIS.
Ce livre, dont les élémens ont été puisés dans les archives des anciens parlemens et dans un grand nombre de documens peu connus, forme avec les deux ouvrages du même auteur sur l’histoire des assemblées politiques des réformés de France un ensemble presque complet. Jusqu’ici, M. Anquez avait raconté les divers incidens des réunions où les protestans délibéraient sur leurs intérêts communs, et les conséquences produites par ces sortes d’états-généraux de la religion. Cette histoire parlementaire du protestantisme pratiquant la liberté politique au milieu d’un pays où elle était inconnue et même proscrite présentait un tableau instructif et curieux. Elle s’arrête à la date de 1621, qui est l’époque de l’assemblée de La Rochelle. A partir de ce moment commence le mouvement rétrograde qui aboutit à la révocation de l’édit de Nantes : c’est la partie la plus connue des annales du protestantisme dans notre pays. Le nouvel ouvrage de M. Anquez reprend la suite des destinées des calvinistes français depuis le jour où un roi trop puissant pour laisser arriver à lui parmi d’innombrables flatteries un seul bon conseil décida, contre le sens moral, que ses sujets feraient une profession de foi imposée par la force, — contre l’intérêt du pays, que des milliers de bons citoyens, d’hommes industrieux et intelligens cesseraient d’être Français, — contre la vérité manifeste, qu’il n’y avait plus, parce que c’était son bon plaisir, un seul protestant dans la France de son aïeul Henri IV. A quelles conditions pouvaient vivre et durer les familles protestantes dans un pays d’où il était défendu à leurs membres de sortir, et où ils ne pouvaient exercer aucun droit civil sans faire acte de catholiques ? Quelle était cette existence toujours menacée d’époux que la loi regardait comme vivant en concubinage, d’enfans qu’elle condamnait à la bâtardise, d’honnêtes gens qui pouvaient à chaque instant être ruinés par des procès que leur intentaient des collatéraux malhonnêtes ? — C’est le tableau de cette malheureuse société réformée que présente sans déclamation, avec l’éloquence des faits, le livre nouveau de M. Anquez. Au mérite de l’exactitude et de la solidité qui distingue cet ouvrage, il faut ajouter la sympathie pour des victimes dont le sort était d’autant plus pénible que leur conscience était plus délicate, le juste blâme infligé à des lois contradictoires et barbares qui de temps en temps, dans un siècle sceptique et irréligieux, renouvelaient les persécutions religieuses, enfin une grande modération qui honore l’historien et commande la confiance.
L. ETIENNE.
L. BULOZ.