Chronique de la quinzaine - 14 juillet 1907
14 juillet 1907
Les derniers jours de la session parlementaire sont à la fois très agités et très vides : on commence à crier à la faillite du parti radical-socialiste, et non sans raison. Après les élections dernières où il a triomphé si tapageusement, le parti radical-socialiste semblait devoir refondre la société ; il avait expressément promis de s’y employer. Qu’a-t-il fait depuis ? Rien. Il s’agite, et personne ne le guide. Le gouvernement est absolument incapable de le faire : il vit au jour le jour, sans idées, sans programme, sans méthode. Le hasard est notre maître. Les événemens du Midi ont donné une forte secousse. Avant de se séparer, les Chambres auront voté une loi contre la fraude, et peut-être une autre contre le mouillage des vins, lois de circonstance et par conséquent mal faites : mais c’est tout. Quant à l’impôt sur le revenu, nous dirons dans un moment où il en est.
Les troubles du Midi ont servi d’occasion pour livrer un dernier assaut au gouvernement : il y a survécu, et nous n’en sommes nullement surpris. Pouvait-on le renverser en face de l’émeute à laquelle il résistait ? Quelles qu’eussent été ses fautes, ses faiblesses au début et ses maladresses ultérieures, la Chambre était bien obligée de lui tenir compte de son énergie tardive : le moment où il la déployait aurait été mal choisi pour le frapper. Le sentiment général, il y a quelques semaines, était qu’il n’atteindrait pas les vacances. Le Midi l’a sauvé : il lui doit d’être encore debout. La Chambre a compris qu’elle ne pouvait pas sacrifier le ministère aux injonctions méridionales. Sans doute elle désire l’apaisement, et elle est prête à faire beaucoup pour le réaliser, mais non pas cependant à tout faire. Comment admettre que trois départemens dictent la loi aux pouvoirs publics, et cela nous des menaces de grève politique et administrative qui sont, lorsqu’elles s’exécutent, des délits caractérisés ? Nous avons déjà bien assez des grèves ouvrières ! Que deviendrions-nous si le procédé se généralisait, et si, à la moindre souffrance, au moindre mécontentement qui se manifesterait sur un point du pays, la grève des maires et celle des contribuables étaient proclamées ? Le régime de l’intimidation et de la force, remplacerait celui de la discussion libre et de la loi. Aussi longtemps que le Midi s’est livré à des manifestations bruyantes, mais légales, les sympathies ont pu se déterminer en sa faveur ; à partir du jour où il est entré dans les voies révolutionnaires, les sentimens qu’il excitait se sont un peu modifiés. On a continué de compatir à ses souffrances, sans trop se demander s’il n’avait pas lui-même contribué largement à les causer ; on y a cherché des remèdes ; on a, dans une pensée de solidarité, consenti à des sacrifices qui devaient peser sur le reste de la France ; on a senti toutefois qu’il y avait, même dans la générosité, des limites à ne pas dépasser, et que, pour conjurer un danger, il ne fallait pas en faire naître un autre.
L’attitude impassible du gouvernement et des Chambres n’a pas encore produit toutes les conséquences qu’on en pouvait attendre. Bien que des symptômes de lassitude aient commencé à s’y manifester, le Midi reste encore à l’état insurrectionnel. Une grande réunion a eu lieu à Montpellier le 7 juillet : la question y était de savoir si les maires et les municipalités qui avaient donné leur démission un mois auparavant devaient la renouveler ou la retirer, et il suffisait pour la retirer de ne pas la renouveler. On avait cru que l’esprit de conciliation et d’apaisement l’emporterait : il n’en a rien été, et la situation demeure incertaine. Une majorité considérable s’est prononcée pour le renouvellement des démissions : elle a été de 95 voix contre 11. Le département de l’Hérault restera donc quelque temps encore sur une espèce de Mont Aventin ; mais il y a lieu de remarquer que ce département compte 340 communes, et que 106 seulement étaient représentées à Montpellier. Deux causes immédiates ont peut-être empêché, ou retardé le mouvement de détente qui avait paru sur le point de se produire. A la veille de la réunion du 7 juillet, la Chambre a rejeté les deux premiers articles de la loi sur le mouillage, articles qui obligeaient les débitans à déclarer le degré alcoolique de leur vin et donnaient à l’administration des contributions indirectes des moyens de contrôler l’exactitude de leurs déclarations. L’autre incident qui a ému les esprits est que le juge d’instruction de Narbonne a procédé à un certain nombre d’arrestations, se rapportant à l’incendie de la sous-préfecture. Les journaux ont publié des notes officieuses d’où il résulte que le gouvernement n’est pour rien dans ces mesures, et qu’il a laissé, depuis le premier moment jusqu’au dernier, le juge d’instruction absolument libre de suivre les règles habituelles de la procédure. Nous voulons bien le croire ; mais le gouvernement ne nous a pas habitués à un respect aussi scrupuleux de l’indépendance de la magistrature, et on pourrait citer de sa part de nombreuses intrusions dans le domaine judiciaire, beaucoup moins excusables à coup sûr et moins opportunes que ne l’aurait été son intervention discrète dans le cas actuel. Quoi qu’il en soit, le Midi n’a pas encore désarmé. Un autre motif d’irritation lui a été donné par la Chambre des mises en accusation qui a jugé prématurée la libération des prisonniers dans l’état actuel des choses, et a rejeté le pourvoi par lequel ils la demandaient : mais, cette fois, nous enregistrons le fait sans y ajouter aucune critique, ni directe, ni indirecte.
Il faut prendre très au sérieux toute cette agitation du Midi. Ce n’est ni du bluff, ni du « battage, » comme l’a dit imprudemment un de nos ministres ; mais c’est un mauvais et redoutable exemple qui risquerait d’être suivi ailleurs, s’il amenait la capitulation des pouvoirs publics. — Nous ne retirerons nos démissions, disent les municipalités ; nous ne paierons les impôts, disent les contribuables, que lorsque le gouvernement et les Chambres auront obéi à toutes nos exigences. — Il s’en faut de beaucoup que poser ainsi la question soit la résoudre. Le gouvernement a tenu bon et, par cela même, il s’est trouvé affermi : il a gagné le rivage des vacances. Au surplus, nous nous consolerions de toute cette agitation du Midi, si elle n’avait pas servi de prétexte aux mutineries militaires qui ont jeté un jour si inquiétant sur l’état moral de notre armée. Là est le vrai péril : le reste est, en comparaison, peu de chose. M. Clemenceau, dans une récente séance de la Chambre, s’est vanté d’avoir mis le pied sur la tête du serpent, expression pittoresque qui ne correspond malheureusement pas à la réalité, ou n’y correspond que dans une faible mesure. Le 17e de ligne a été envoyé à Gafsa, ce qui est bien. Les cinq cents et quelques soldats de ce régiment qui se sont mutinés resteront sous les drapeaux quelques mois de plus que les autres, ce qui est bien aussi. M. Clemenceau sait prendre des mesures de ce genre, et nous l’en louons : mais il aurait tort de croire qu’après avoir fait cela, il ait fait tout le nécessaire, et qu’il ait extirpé de notre armée le mal qui la ronge. La suppression du recrutement régional pour l’armée active n’y suffira même pas. Il y a tout un état d’âme à changer, œuvre longue, difficile, qui ne demande pas seulement une fermeté intermittente, mais une patiente continuité dans l’action. Or, M. Clemenceau procède par impulsions successives et parfois contradictoires, apportant à reconstruire les mêmes procédés qu’il a employés longtemps à démolir et qui y étaient plus propres. Quelques mesures répressives, plus ou moins bien appliquées, ne restaureront pas la discipline dans nos armées de terre et de mer, et jusqu’au jour où la discipline y aura été restaurée, nous serons exposés à voir se produire des mutineries comme celle du 17e de ligne, et à apprendre tous les matins qu’un de nos cuirassés a été incendié ou qu’un de nos sous-marins s’est noyé. Certes, les leçons ne nous manquent pas depuis quelque temps. Si nous n’en profitons pas, nous serons bien coupables, ou plutôt bien criminels envers la patrie.
Par malheur, la discussion sur la libération anticipée de la classe de 1903 n’est pas de nature à nous rassurer sur l’énergie durable du gouvernement. Nous avons déjà parlé de cette affaire : M. le ministre de la Guerre y a pitoyablement changé d’attitude et de langage depuis le commencement jusqu’à la fin. Il est vrai qu’au début, l’insurrection du Midi ne s’était pas encore, produite, et c’est, si l’on veut, une demi-excuse pour lui : il a lui-même expliqué que, lorsque la question s’est présentée pour la première fois devant la Chambre, il avait cru pouvoir accepter la date du 12 juillet pour la libération de la classe, parce qu’il était à cent bleues de s’attendre à ce qui allait se produire. Il ne pouvait pas prévoir spécialement l’insurrection du Midi, soit ; mais, lorsqu’il s’agit d’arrêter une décision aussi grave, ne faut-il pas prendre des garanties contre tout ce qui peut arriver ? M. le général Picquart vivait donc, de son propre aveu, dans une sécurité absolue. Lorsqu’il regardait du côté du Midi, les immenses manifestations de Béziers, de Narbonne, de Nîmes, de Montpellier, déjà en pleine activité, n’apportaient à son esprit aucune inquiétude. Lorsqu’il regardait du côté de la frontière, l’horizon lui apparaissait d’une merveilleuse sérénité. Dès lors, quel inconvénient pouvait-il y avoir à libérer par anticipation la classe de 1903 ? Sur ces entrefaites, le Midi a fait explosion, et la loi est venue devant le Sénat. Alors, M. le ministre de la Guerre s’est mis d’accord avec la commission pour mettre dans la loi, non plus que la libération de la classe aurait lieu le 12 juillet, mais à partir du 12 juillet, ce qui n’était pas la même chose. Il restait maître, sous sa responsabilité, de choisir le moment le plus opportun pour libérer la classe en totalité ou en partie. C’était là une garantie : elle valait exactement ce que vaut le caractère du ministre. La loi est revenue à la Chambre ; la situation du Midi paraissait s’améliorer, — on a vu plus haut que cette amélioration n’était peut-être qu’apparente ; — le langage de M. le général Picquart n’a plus été tout à fait le même. Il a accepté que la date du 12 juillet redevînt obligatoire pour la totalité de la classe, sauf deux exceptions, l’une relative aux soldats qui font face en ce moment à la révolte du Midi, l’autre concernant les mutins du 17e. A quoi bon toutes ces distinctions ? N’aurait-il pas mieux valu que le ministre revendiquât sa liberté absolue d’agir, à partir du 12 juillet, au mieux des intérêts dont il avait la garde, et qu’il s’en tint là ? On a mis dans la loi une disposition spéciale au 17e de ligne, comme si le ministre avait peur de sa propre responsabilité et voulait y associer celle de la Chambre. Il en est résulté une discussion fort pénible. Est-ce que tout cela regardait la Chambre ? Est-ce qu’elle avait à prononcer une sorte de peine applicable rétrospectivement à des soldats qui avaient commis une faute grave ? Est-ce qu’une disposition de ce genre était bien à sa place dans un texte de loi ? Néanmoins, la Chambre a voté cette disposition, et elle a eu raison de le faire, parce qu’elle ne pouvait pas, dans l’espèce, abandonner le gouvernement, même mal engagé. Mais tout cela est d’une incohérence qui tient plus encore au caractère qu’à l’intelligence. Comment pourrions-nous être rassurés ?
Nous ne le sommes en aucune manière, et nous comprenons le sentiment de ceux qui n’ont pas cru pouvoir donner leur confiance à un ministère aussi inconsistant. De très bons esprits se sont divisés sur la question de savoir s’il fallait voter pour M. Clemenceau qui faisait tête aux prétentions du Midi, ou contre M. Clemenceau qui, pendant son ministère comme avant, a été un des agens de dissolution les plus actifs de notre pays. On pouvait hésiter. N’y a-t-il pas, toutefois, une manifestation imprévue, mais bien expressive de la justice immanente des choses, à voir un vieux révolutionnaire, une fois arrivé au pouvoir, forcé de subir les obligations éternelles qui s’imposent à tous les gouvernemens ? Qui donc a plus démoli, plus détruit, plus désorganisé que lui ? Le voilà ministre, et juste à ce moment l’anarchie qu’il a semée commence à produire ses fruits. Le Midi se soulève, émet des prétentions inadmissibles, emploie pour les faire triompher des procédés intolérables, — et M. Clemenceau sévit. Tout autre l’aurait fait à sa place, mais il était bon que ce fût lui qui le fit : l’exemple, venant d’un autre, aurait été moins significatif. M. Clemenceau envoie des régimens dans le Midi, et il défend i l’armée. Il emploie la police, et il défend la police : il y met même une éloquence chaleureuse. Il défend la magistrature, bien qu’elle ne soit pas exempte de critiques. Il couvre même ses préfets et ses sous-préfets, bien que plusieurs d’entre eux aient été tout le contraire d’héroïques. Quelle démonstration plus éloquente des nécessités auxquelles aucun gouvernement ne peut se dérober ? M. Briand ne disait-il pas l’autre jour que nous sommes victimes de dix années d’imprévoyance ? L’imprévoyance de M. Clemenceau est beaucoup plus ancienne ; mais enfin ses yeux commencent à s’ouvrir. Il recourt alors, pour défendre la société, la loi, la patrie, à des instrumens dont l’efficacité est affaiblie et l’a été par sa faute ; et, ne les trouvant pas solides et vigoureux comme ils devraient l’être, comme ils l’ont été autrefois, comme il est impossible qu’ils le soient encore aujourd’hui après avoir été tournés, retournés, contournés dans tous les sens, M. Clemenceau pousse des cris effarés ; il déclare bien haut que, si les choses continuent ainsi, il n’y aura bientôt plus d’armée, plus de patrie, plus de France. Est-ce que ce spectacle n’a pas son côté tragique ? Puisque tous ces malheurs devaient fondre sur nous, qu’ils étaient devenus inévitables, que le relâchement de tous les ressorts administratifs et la corruption systématique de nos mœurs publiques les avaient depuis longtemps préparés, il était juste que le poids en retombât sur les épaules de M. Clemenceau. Nous voudrions seulement qu’ils en restassent là, car, s’ils s’aggravaient encore, s’ils s’étendaient, s’ils se généralisaient, M. Clemenceau ne serait pas de force à en soutenir le fardeau. Il en serait écrasé, et nous le serions avec lui.
Nous avons dit un mot de l’impôt sur le revenu. S’il était voté, la fortune publique en recevrait une atteinte dont elle aurait beaucoup de peine à se relever. A supposer que les choses se passent dans ce domaine comme dans les autres, on ne tiendra aucun compte des alarmes des esprits prévoyans ; le mal sera fait ; puis, quand il sera peut-être devenu irréparable, M. Clemenceau ou un de ses pareils constatera les ruines qui auront été accumulées et poussera un cri tardif d’inquiétude et d’effroi. Si les choses continuent ainsi, dira-t-il, c’en sera fait bientôt de la richesse nationale ! Or, sa richesse est actuellement tout ce qui reste d’intact à la France, et cela vient de ce qu’elle a pu se développer avec une liberté relative, en dehors de la politique et sans que la politique s’en occupât. Mais aujourd’hui, la politique commence à s’occuper de la richesse de la France qu’elle trouve mal répartie, et, au moyen de l’impôt sur le revenu, elle se propose d’enlever aux uns le produit de leur travail et de leur économie, pour le donner aux autres qui n’ont ni travaillé, ni économisé, ou qui l’ont fait à un moindre degré. L’impôt sur le revenu n’a pas un autre objet : on comprend dès lors les sentimens qu’il provoque. Toutefois, le monstre, de loin, paraissait plus dangereux que de près parce qu’il avait l’air plus vivant. Aussitôt qu’on a commencé à le critiquer dans la presse, le projet de M. Gaillaux a été criblé de traits venus de toutes parts ; et dès que la discussion s’en est ouverte à la Chambre tout le monde a pris la fuite. Étrange comédie ! Le premier orateur, qui a pris la parole, est M. Charles Benoist : il a parlé très éloquemment ; mais il n’y avait à peu près personne pour l’écouter, ce qui a tellement découragé les autres que la grève des orateurs a répondu à celle des auditeurs. Est-ce le projet que personne ne prend au sérieux ? Est-ce seulement la discussion à la veille des vacances ? Il est certain qu’entamer un débat aussi grave et nécessairement aussi long, au moment même de s’en aller, est une mauvaise plaisanterie. M. Jaurès l’a voulu, afin de pouvoir dire au pays qu’on s’était mis à l’œuvre et que les fers chauffaient ; mais tout le monde aujourd’hui lit les journaux, et par conséquent personne n’ignore dans quelles conditions lamentables on s’est mis à l’œuvre. M. Caillaux, lui aussi, tenait à défendre son projet : il l’a fait, et n’a convaincu que ceux qui était déjà de son avis. Moralement, l’impôt sur le revenu a reçu un coup, et il est probable que, si c’était à recommencer, M. Jaurès et M. Caillaux montreraient moins d’impatience. Conclusion : la nouvelle Chambre, après dix-huit mois d’existence, n’a encore rien fait, et il semble douteux qu’elle soit constituée de façon à faire davantage à l’avenir. Elle partira pour ses vacances en laissant derrière elle une situation troublée, un ministère qui n’a pas sa confiance et un certain nombre de travaux mal préparés. Tel est le bilan de sa première session.
Une question de M. Denys Cochin a permis à M. le ministre des Affaires étrangères de donner quelques renseignemens à la Chambre sur la situation extérieure. La question a été posée en termes précis et spirituels ; la réponse de M. Pichon, très simple, très nette, sans exagération dans aucun sens, a produit au dedans et, semble-t-il, au dehors, une impression favorable. Il est impossible, en effet, de n’être pas frappé de l’accent de franchise et de loyauté que M. le ministre des Affaires étrangères a mis dans ses déclarations.
Rien ne les rendait particulièrement nécessaires en ce moment ; mais, à la veille du jour où le Parlement doit se séparer, elles étaient opportunes. Il était bon que le pays connût le caractère actuel de nos relations avec toutes les puissances. Ces relations sont bonnes, excellentes avec quelques-unes, correctes et courtoises avec toutes, notamment avec l’Allemagne. Si nous parlons plus particulièrement de l’Allemagne, ce n’est pas que nos rapports avec elle aient été dans ces derniers temps plus tendus qu’auparavant, mais parce que c’est de ce côté que se porte plus volontiers l’attention publique. Pourquoi nos rapports avec l’Allemagne se seraient-ils modifiés ? Nous avons parlé, il y a quinze jours, de l’effet produit sur l’opinion allemande par l’annonce de nos arrangemens avec l’Espagne relatifs au maintien du statu quo dans la Méditerranée et dans l’Océan. L’opinion, c’est-à-dire la presse, montre chez nos voisins une extrême sensibilité, ou même nervosité, que nous avons dû plusieurs fois signaler ; mais rien ne prouve qu’il en soit de même du gouvernement ; tout porte à croire qu’il en est de lui tout autrement. Quoi qu’il en soit, le discours de M. Pichon ne laisse aucun doute sur nos intentions, et nous sommes heureux de constater l’accueil qu’il a reçu, même auprès de ceux qui avaient paru prendre ombrage de notre action diplomatique. On a dit que nos arrangemens et que ceux de l’Angleterre avec l’Espagne étaient pour le moins inutiles, car personne ne menaçait le statu quo dans l’Océan et la Méditerranée. Personne ne le menace, en effet ; mais croit-on que le moment serait bien choisi pour le garantir par un arrangement international, si quelqu’un le menaçait ? On ne manquerait pas alors, et peut-être à juste titre, de voir une provocation dans la précaution qui serait prise à une pareille heure. C’est lorsque tout est calme, tranquille, et qu’on n’aperçoit nulle part un danger immédiat, qu’il est sage de prendre des mesures préservatrices contre un danger éventuel, même peu probable, même très lointain. Qui pourrait s’en inquiéter ? Qui pourrait s’en offenser ? Ce serait une erreur de croire que notre arrangement avec l’Espagne est une œuvre de circonstance, qu’il a été le résultat d’une impression toute récente, qu’il est né hier et que son application a été prévue pour demain. C’est un incident qui est venu se placer logiquement dans la trame de notre politique générale. Il est tout naturel que nous cherchions à nous mettre d’accord avec les nations qui ont des intérêts communs avec les nôtres, et qui nous témoignent de la confiance et de la sympathie. Ne pas profiter des occasions qui s’en présentent serait une faute qui pourrait plus tard faire naître des regrets. Tels sont, sans aucun doute, les motifs qui, après nous avoir rapprochés de l’Espagne dans les questions marocaines, nous ont encore rapprochés d’elle dans les questions méditerranéennes et océaniques ; et, comme nous n’avions aucune raison de cacher ce que nous avions fait avec elle, nous nous sommes empressés de le porter à la connaissance de toutes les puissances qui pouvaient y prendre quelque intérêt.
Un autre incident, bien minime, a fait beaucoup parler et écrire, au point que M. le ministre des Affaires étrangères s’est cru obligé d’y faire une allusion directe dans son discours. Des fêtes nautiques ont eu lieu à Kiel ; elles ont été singulièrement rehaussées par la présence de l’empereur d’Allemagne ; plusieurs Français s’y sont rendus. Pourquoi ne l’auraient-ils pas fait ? Ils n’avaient à coup sûr aucun motif de s’en abstenir, et l’accueil flatteur qu’ils ont trouvé à Kiel aurait justifié leur démarche, si elle avait eu besoin de justification. On ne peut qu’approuver tout ce qui est de nature à mettre plus de courtoisie dans les relations entre Français et Allemands : celles de leurs deux pays ne sauraient manquer de s’en bien trouver. La bonne grâce personnelle de l’empereur Guillaume rend d’ailleurs ces sortes de rencontres agréables à ceux qui sont appelés à en profiter, et qui ne manquent pas d’en garder le souvenir. Mais on a remarqué en Allemagne que M. Etienne était allé à Kiel et que M. Jules Cambon, notre nouvel ambassadeur à Berlin, s’en était abstenu, et Dieu sait à quels commentaires on s’est livré à ce sujet ! M. Etienne, dans cette affaire, a été un peu victime de son importance. Il a été plusieurs fois ministre ; il est vice-président de la Chambre ; il est le premier des coloniaux de France ; il est député de la province d’Oran qui confine au Maroc. Pour ces motifs sans doute, l’Empereur lui a témoigné une attention particulière et a causé avec lui plus longuement qu’avec les autres. Le lendemain, M. Etienne a été reçu à Berlin par le prince de Bülow. On a fait là-dessus toutes sortes d’hypothèses, dont la plus simple a été que M. Etienne avait une mission. M. le ministre des Affaires étrangères a assuré qu’il ne lui en avait donné aucune, ni officielle, ni officieuse, et que son seul intermédiaire avec le gouvernement allemand était un ambassadeur qui avait toute la confiance du gouvernement de la République. Mais pourquoi M. Jules Cambon n’est-il pas allé à Kiel ? C’est probablement parce qu’on ne l’y a pas invité. Et pourquoi l’y aurait-on invité, puisque aucun autre ambassadeur européen ne l’a été davantage ? Nous avons lu avec grand soin le compte-rendu des fêtes de Kiel, sans y trouver aucune mention de la présence d’un ambassadeur européen quelconque, pas même de ceux qui représentent les pays alliés à l’Allemagne. On conviendra que, dans ces conditions, celle de M. Jules Cambon aurait été singulière. Il y a quelques années, nous avons envoyé des vaisseaux à Kiel, parce que la Russie et plusieurs autres puissances en avaient envoyé de leur côté. Nous avons fait alors comme tout le monde. Mais hier il n’y avait à Kiel que deux vaisseaux japonais : aussi n’y avait-il d’autre ambassadeur que celui du Japon qui y était allé voir ses bateaux, et, croyons-nous, celui des États-Unis, qui y était allé, nous ne savons pourquoi, peut-être aussi pour voir les bateaux japonais. On n’avait pas manifesté le désir que d’autres y fussent : il est donc naturel qu’ils n’y aient pas été.
Si des visites fréquentes de Français en Allemagne et d’Allemands en France pouvaient dissiper les malentendus entre les deux pays, il faudrait les multiplier. Nous avons déploré les incidens qui, depuis trois ans, ont amené entre l’Allemagne et la France une tension que nous voudrions voir disparaître complètement, et nous avons espéré que ce désir se réaliserait lorsque M. le prince de Bülow, dans un de ses derniers discours au Reichstag, a expliqué ce que pouvaient, et ce que dès lors devaient être d’après lui les rapports des deux gouvernemens. M. de Bülow, qui connaît la France pour l’avoir habitée, se rend fort bien compte que la génération qui a vu certains événemens ne peut pas les oublier. Nul ne sait ce que sera l’avenir : il sera sans doute ce que le fera une politique patiente, poursuivie sans précipitation et sans illusions. Quant au présent, s’il ne faut pas le sacrifier aux souvenirs du passé, on ne saurait non plus l’en détacher absolument. Notre champ d’action commune avec l’Allemagne se trouve donc limité par les circonstances ; mais il reste assez grand pour qu’on puisse y faire des opérations profitables. C’est d’ailleurs ce que les deux pays ont fait pendant longtemps, et ils en ont tiré alors un bon parti l’un et l’autre. Dieu nous garde de récriminer, car rien n’est plus stérile ! Peut-être l’Allemagne a-t-elle eu des griefs contre nous, mais elle les a prodigieusement exagérés. Peut-être pourrions-nous en avoir contre elle, mais nous sommes prêts à les mettre de côté. Toute la question est de savoir si on veut nous y aider à Berlin. Une politique qui ne tend pas à la guerre, — et nous sommes convaincus que celle du gouvernement allemand n’y tend pas plus que celle du nôtre, — doit tendre à la paix, c’est-à-dire à la conciliation des intérêts. C’est la seule qui soit pratique : tout autre est une politique de sentiment, ou de ressentiment, et il n’y en a pas de plus dangereuse.
Les difficultés que nous avons eues avec l’Allemagne ont pris naissance au Maroc. On a dit, et cela est peut-être vrai, que le Maroc n’y a été qu’un prétexte ; mais ce point d’histoire n’a plus à nos yeux qu’un intérêt rétrospectif. Nous avons été heureux d’entendre déclarer par M. Pichon que la situation s’était sensiblement améliorée entre le Maghzen et nous, et qu’elle avait une tendance à redevenir normale. Le Maghzen nous accorde enfin toutes les satisfactions que nous avons demandées, exigées, après l’abominable assassinat de Marakech. C’est assurément ce qu’il a de mieux à faire. Beaucoup de personnes se demandent si la politique que nous suivons sur la frontière algéro-marocaine est la plus profitable à nos intérêts. Elle consiste, on le sait, à associer notre autorité à celle du sultan dans des régions où cette dernière est très faible et où il nous serait facile de la rendre plus faible encore, sinon même de la détruire. Nous sommes parfaitement sincères dans notre politique de bonne entente avec le sultan ; mais nous ne voudrions pas en être dupes. Nous sommes rigoureusement fidèles aux engagemens que, d’accord avec les autres puissances, nous avons pris à Algésiras ; mais nous demandons la réciprocité. Le sultan commence-t-il à reconnaître que nous sommes dans notre droit ? Le Maghzen est-il disposé à nous en donner des preuves ? Alors les esprits qu’on a imprudemment surexcités se calmeront peu à peu dans l’empire chérifien, et tout le monde en profitera. Le progrès de la civilisation est à ce prix.
Le dernier incident qui s’est produit au Maroc montre à quel point ce progrès est difficile et lent. C’est une étrange aventure que celle de l’enlèvement et de la séquestration du caïd Mac Lean par Raissouli. Nous avions bien prévu et nous avions annoncé que si Raissouli n’était pas fait prisonnier ou tué lorsque le Maghzen s’est décidé à envoyer contre lui une mehalla, on entendrait encore parler de ses exploits. Cela est arrivé plus vite encore que nous ne l’avions cru, et dans des conditions moitié tragiques, moitié comiques, comme l’est le personnage lui-même. Le Maghzen, qui aurait pu l’abattre et s’en débarrasser à un certain moment, a eu la faiblesse de le ménager. Raissouli s’est sauvé, et il faut croire qu’il n’a pas tardé à redevenir dangereux, puisqu’on s’est mis à négocier avec lui. Négocier avec un pareil homme, lui donner le sentiment de son importance, lui envoyer des émissaires ? n’était-ce pas susciter son audace et le pousser à de nouveaux excès ? Bandit de sa profession, Raissouli a entraîné le négociateur du Maghzen dans un piège assez grossièrement tendu, et le négociateur y est tombé avec une ingénuité que nous n’aurions pas attendue de lui. Sir H. Mac Lean connaît, en effet, le Maroc mieux que personne : comment ne s’est-il pas défié de Raissouli ? Aujourd’hui, le mal est fait, le coup a réussi, le caïd est prisonnier, comme l’a été autrefois M. Perdicaris, et Raissouli espère bien en tirer un meilleur parti encore que de la capture de ce dernier, puisqu’il exige, dit-on, non seulement qu’on lui verse une très forte rançon, mais qu’on reconstruise son repaire de Zinat, qu’on lui rende tous ses honneurs et dignités, enfin qu’on le remette à la porte de Tanger avec une autorité accrue et un prestige remis à neuf. Si tout cela est vrai, le Roi des montagnes d’Edmond About n’était qu’un pauvre sire à côté de Raissouli ! Il est difficile de savoir comment se terminera cette mauvaise affaire. Le caïd Mac Lean était devenu un fonctionnaire du Maghzen et il agissait en son nom, mais il n’avait pas perdu la nationalité britannique, et il a rendu autrefois trop de services à l’Angleterre pour que celle-ci ne s’intéresse pas activement à son sort. On ne peut pourtant pas en passer par toutes les exigences de Raissouli. Lui envoyer d’autres négociateurs serait dangereux pour eux. Lancer contre lui une expédition nouvelle le serait pour le caïd Mac Lean. Les choses en sont là : il est possible que le dénouement s’en fasse attendre encore quelque temps.
Nous ne tirerons de ce fait qu’un enseignement, à savoir que l’état intérieur du Maroc, loin de s’être amélioré, a empiré, et nous n’aurons pas l’indiscrétion de rechercher à qui en revient la faute. Mais il est hors de doute que la situation ne peut se transformer que si toutes les puissances, au lieu de s’entraver les unes les autres, laissent aux plus intéressées d’entre elles le soin d’agir d’accord avec le Maghzen, conformément aux règles qui ont été posées à Algésiras. Cela est-il possible ? Est-ce un rêve que nous faisons ? Est-ce une chimère que nous poursuivons ? En tout cas, le gouvernement de la République, dont M. Pichon vient une fois de plus d’exposer les vues, pourra se rendre la justice qu’il n’a jamais séparé son propre intérêt de l’intérêt de tous.
FRANCIS CHARMES.
Le Directeur-Gérant,
FRANCIS CHARMES.