Chronique de la quinzaine - 14 juillet 1914

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Chronique n° 1974
14 juillet 1914


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




« Rien ne m’aura été épargné, » a dit l’empereur François-Joseph, lorsqu’il a appris la nouvelle de l’assassinat de son neveu et héritier, l’archiduc François-Ferdinand, et, en effet, soit dans le domaine politique, soit dans l’ordre privé, nul homme de son temps n’a été aussi cruellement éprouvé. Les deuils les plus tragiques se sont multipliés autour de lui avec un acharnement d’horreur qui rappelle la fatalité antique, et le dernier coup qui l’a frappé a ramené le souvenir de tous les autres. Le respect et la sympathie du monde entier pour ce grand vieillard, si noble dans son malheur, en ont été augmentés, et, si quelque chose pouvait encore ajouter à la vénération qui l’entoure, ce serait l’admirable lettre qu’il a écrite aux deux présidens du Conseil, en Autriche et en Hongrie, ainsi qu’au ministre commun des Finances, auquel appartient l’administration de l’Herzégovine et de la Bosnie. La sérénité d’âme qui y apparaît servira d’exemple, il faut du moins l’espérer, à ceux qui, dans le premier mouvement d’exaltation et de colère, se sont laissé entraîner à de regrettables emportemens. Rien de tel chez l’Empereur : pas une plainte, pas une protestation. Il caractérise le drame dans ses conséquences les plus lamentables. « Une main criminelle, dit-il, m’a privé d’un parent qui m’était cher, d’un collaborateur fidèle ; il a enlevé à des enfans d’un âge tendre et à peine élevés, qui avaient besoin de leurs protecteurs naturels, tout ce qui leur était cher sur la terre et a amoncelé sur leurs têtes innocentes un malheur sans nom. » Et, après avoir exprimé lui-même cette pitié profonde que nous avons tous ressentie : « Le vertige d’un petit nombre d’hommes induits en erreur ne saurait cependant, ajoute-t-il, ébranler les liens sacrés qui nous unissent, moi et mes peuples ; il ne peut atteindre les sentimens d’affection profonde qui ont été manifestés à nouveau d’une manière si touchante envers moi et envers ma maison régnante depuis des siècles. Pendant soixante-cinq ans, j’ai partagé avec mes peuples la tristesse et la joie, songeant toujours, même dans les heures les plus difficiles, à mes devoirs élevés, à ma responsabilité pour le sort des millions d’hommes dont j’aurai à rendre compte au Tout-Puissant. La nouvelle et douloureuse épreuve qu’il a plu à la décision insondable de Dieu de m’infliger, à moi et aux miens, affermira en moi la résolution de persister jusqu’à mon dernier soupir dans la voie reconnue la meilleure pour le bien de mes peuples, et, si je puis un jour transmettre à mon successeur le gage de leur affection comme un legs précieux, ce sera la plus belle récompense de ma sollicitude paternelle à leur égard. » Le témoignage que se rend l’empereur François-Joseph, arrivé près du terme de sa carrière, ne sera pas ratifié seulement par ses peuples, il le sera par toute l’Europe, et on lui saura gré d’avoir dit, avec l’accent que donne la paix du cœur, que l’abominable attentat qui, une fois de plus, a répandu la mort autour de lui, ne l’empêchera pas de persister jusqu’à son dernier soupir dans la voie où il s’est engagé.

Combien ces sentimens et ce langage sont éloignés des cris de haine et de vengeance qui se sont élevés dans une partie de l’opinion autrichienne à la nouvelle de l’attentat ! Et on ne s’en est pas tenu aux cris. Dès le premier moment, des attentats d’un autre genre ont eu lieu à Serajevo ; des maisons y ont été mises à sac ; la sécurité des Serbes y a été compromise ; en quelques heures, les ruines ont été accumulées. On n’a pas accusé seulement, comme l’a fait l’Empereur, « le vertige d’un petit nombre d’hommes induits en erreur ; » tout un peuple a été pris à partie et le crime odieux a été imputé à la Serbie tout entière. Certains journaux ont poussé des cris dont la férocité n’était pas moindre que celle des fanatiques de Serajevo. — À Belgrade ! ont-ils dit. Que ne nous a-t-on pas crus plus tôt ! Que n’est-on allé, depuis longtemps déjà, étouffer à son origine la conspiration contre l’Autriche qui s’arme aujourd’hui de la bombe et du revolver ! Il est temps d’écraser ce nid de reptiles ! — En parlant ainsi, ces journaux trahissaient leur propre conspiration. Ce n’est pas, en effet, la première fois qu’ils donnent le même conseil, et, si l’attentat de Serajevo leur a causé une indignation légitime, ils n’ont pas perdu une minute pour l’exploiter dans le sens de leurs passions. Par bonheur, l’opinion et le gouvernement serbes ont conservé tout leur sang-froid au milieu de la bourrasque dont leur pays était assailli ; la moindre faute de leur part, la moindre réplique un peu trop vive, auraient pu avoir les conséquences les plus graves ; mais la Serbie, qui a appris tant de choses depuis quelques années et a exercé sur elle-même une maîtrise si intelligente et si ferme, est restée silencieuse et digne, sans un geste, sans un mot propres à amener une riposte. Elle aurait eu tort d’ailleurs d’attribuer à son tour à l’Autriche-Hongrie elle-même l’injustice de quelques-uns. Après la tempête, le calme renaîtra. Mais l’épreuve de ces derniers-jours montre une fois de plus combien grande est l’erreur de croire, comme on le faisait si facilement autrefois, que les peuples sont des frères les uns pour les autres et que seuls les rois déchaînent entre eux la guerre. L’observation attentive des faits conduit à des conclusions tout opposées, et on se demande avec anxiété ce qui arriverait des peuples sans la sagesse et la modération des gouvernemens.

Après avoir fait toute la part qui convient à l’horreur provoquée par le double assassinat de Serajevo, après avoir cédé aux sentimens de pitié qu’il fait naître, on se demande quelles en seront les conséquences politiques, et on entre alors dans le domaine de l’hypothèse. En ce qui concerne l’ordre de succession en Autriche-Hongrie, il ne sera nullement troublé par l’événement : peut-être même sera-t-il plutôt raffermi. On connaît l’histoire romanesque de l’archiduc François-Ferdinand : il avait épousé par amour une femme intelligente, douée de toutes les vertus privées, digne de lui sous tous les rapports, et qui est morte courageusement à ses côtés, mais qui n’était pas de sang royal et dès lors, d’après la Constitution de l’Autriche, ne pouvait pas être impératrice. Les enfans nés de ce mariage n’étaient pas aptes non plus à succéder à leur père sur le trône impérial. Ainsi le voulaient les lois de l’empire, et l’archiduc François-Ferdinand avait juré de les respecter : c’est seulement à cette condition que l’empereur François-Joseph avait donné son consentement au mariage. On croyait assez généralement qu’une fois empereur à son tour, François-Ferdinand aurait fait tout ce qui aurait dépendu de lui pour être relevé de son serment, soit à Rome au point de vue religieux, soit à Vienne au point de vue politique. On voit tout de suite quelles difficultés seraient nées de cette situation. Et ce n’est pas tout : la Constitution royale de la Hongrie diffère sensiblement, au point de vue successoral, de la Constitution impériale de l’Autriche, de sorte que la femme de l’Empereur et roi aurait pu à la rigueur, si on l’avait voulu, être reine de Hongrie et que ses enfans auraient pu être admis à lui succéder sur le trône de Saint-Étienne. Que de complications en perspective ! Que de troubles peut-être ! Il n’en est plus de même avec le nouvel archiduc héritier, Charles-François-Joseph. Il a épousé une princesse de Bourbon-Parme, petite-fille par sa grand’mère de nos anciens rois, petite-nièce du Comte de Chambord, et de ce mariage sont nés déjà plusieurs enfans. Dans ces conditions nouvelles, l’ordre successoral est assuré en Autriche-Hongrie aussi sûrement qu’il peut l’être, et quelques-uns des nuages qui obscurcissaient l’avenir sont dissipés. Le nouvel archiduc héritier est jeune, il n’a que vingt-sept ans ; il n’a jamais eu l’occasion de s’occuper de politique, et ses opinions, s’il en a de déjà formées, ne sont pas connues ; mais il est aimé de tous et la popularité naît facilement autour de sa personne. Le meilleur souhait à former pour lui est toutefois qu’il ne monte pas trop tôt sur le trône. Il a encore beaucoup à apprendre. S’il a sur l’infortuné archiduc François-Ferdinand les avantages que nous venons de dire, il a le désavantage de l’inexpérience. François-Ferdinand était en pleine maturité et avait eu le temps de se préparer au rôle qui lui incombait.

Comment l’aurait-il rempli s’il avait vécu, c’est ce qu’il est impossible de dire avec certitude. On lui a prêté toute une politique : était-ce vraiment la sienne et, à supposer qu’elle le fût, y serait-il resté attaché, une fois empereur ? Nul ne le sait. On a vu souvent, et peut-être même faut-il dire le plus souvent, le souverain tromper les prévisions qu’on avait faites sur le prince héritier. Nous ne rechercherons donc pas ce qu’aurait été François-Ferdinand empereur. Cependant il était à un âge où certains traits du caractère et de l’esprit sont déjà nettement accusés, et ceux qui l’ont connu disent de lui qu’il était intelligent, laborieux, consciencieux, digne à tous ces points de vue d’estime et de confiance, mais ils ajoutent que son esprit avait plus de précision que d’étendue et son caractère plus de décision et de force que de souplesse. Il y avait en lui quelque chose d’un peu brusque, qui venait peut-être de la fermeté de ses convictions et de sa loyauté. Il était aussi très profondément religieux et on affirme même qu’il était plus sensible qu’il ne l’aurait fallu à certaines influences ultramontaines. Enfin, à l’intérieur, il avait notoirement peu de sympathie pour la Hongrie et, à l’extérieur, il ne semblait pas en avoir davantage pour l’Italie.

On sait combien la Hongrie rend parfois difficile le fonctionnement de la monarchie dualiste. Le règne de François-Joseph a débuté par un très violent conflit avec elle. Il a fallu longtemps pour que les colères déchaînées de part et d’autre s’atténuassent au point de permettre au fils de Kossuth de devenir ministre de l’Empereur ; mais ce dernier a tout fait, après les rigueurs d’autrefois, pour amener l’apaisement d’aujourd’hui. On lui en savait gré à Pest et il y jouissait d’une autorité personnelle que sa bonne grâce, sa bonté, un peu de scepticisme indulgent, venu avant l’âge, avaient développée et consolidée. Les qualités de François-Ferdinand avaient quelque chose de plus tranchant et s’accommodaient moins bien avec celles des Hongrois qui sont un peu du même genre. Le temps, sans doute, aurait arrondi les angles, mais ils étaient jusqu’ici restés très aigus. On prêtait à l’archiduc des intentions politiques qui, si elles s’étaient réalisées, auraient amené dans la constitution austro-hongroise une transformation profonde : du dualisme on serait passé au trialisme et la troisième tête de la monarchie aurait été slave. Du coup, les Magyars auraient perdu l’espèce de souveraineté qu’ils exercent rudement sur les Slaves de la Transleithanie. Si ces projets sont exacts, on se demande comment, dans la pensée de l’archiduc, ils se seraient conciliés avec l’hostilité qu’il éprouvait contre les Serbes. Ceux-ci voyaient en lui un ennemi. Ils lui reprochaient d’avoir contribué, par son action personnelle, à l’annexion à l’Autriche de l’Herzégovine et de la Bosnie, et, par-là, d’avoir mis obstacle au développement ultérieur de leur pays. L’archiduc voulait bien créer une Serbie autrichienne, mais il supportait avec impatience la création, à côté, d’une Serbie indépendante. On pouvait se demander laquelle des deux finirait par absorber l’autre. A tort ou à raison, la Serbie a toujours cru que l’archiduc François-Ferdinand avait été l’inspirateur de la politique autrichienne, qui avait voulu l’étouffer dans ses frontières, l’empêcher d’atteindre la mer, mettre obstacle à son développement territorial et à son expansion commerciale. Qu’y avait-il de vrai en tout cela ? Tout n’était pas faux sans doute. Il est probable que, si l’archiduc François-Ferdinand était devenu empereur, la politique de l’Autriche, déjà si dure contre la Serbie, le serait devenue plus encore, et rien assurément n’était moins désirable.

Quant à l’Italie, ses sentimens à son égard n’ont jamais été bienveillans : à de certains momens même, il n’aurait pas hésité à aller avec elle jusqu’à un conflit. Il en a eu un personnellement avec le comte d’Æhrenthal à ce sujet et on n’a pas oublié dans quelles conditions il s’est produit. Le comte d’Æhrenthal a été le principal artisan de l’annexion de l’Herzégovine et de la Bosnie ; il en a pris la lourde responsabilité devant l’histoire ; mais du moins, en diplomate qu’il était, voulait-il atténuer dans la forme ce que l’acte qu’il venait d’accomplir pouvait avoir d’inquiétant pour les autres, et l’archiduc François-Ferdinand, qui était militaire, voyait moins bien l’utilité de ces ménagemens. Il aimait à couper le mal dans sa racine. Peut-être avait-il prévu que les ambitions italiennes et les ambitions autrichiennes se trouveraient fatalement un jour en opposition dans les Balkans. Peut-être aussi, dans son âme profondément et étroitement religieuse, éprouvait-il autre chose que de la sympathie pour un pays et un gouvernement qui avaient dépossédé le Pape de son pouvoir temporel. Quoi qu’il en soit, il ne passait nullement pour un ami de l’Italie. Autriche, Italie, on connaît la situation paradoxale de ces deux pays qui, ayant tant d’intérêts contraires, n’ont pas trouvé d’autre moyen de ne pas se battre que de conclure une alliance sous les auspices de l’Allemagne. Mais, au fond des cœurs, les sentimens restent soupçonneux et hostiles, et l’archiduc les éprouvait si vivement qu’il ne parvenait pas toujours à les enfermer en lui-même. Et ici la même question se pose encore : qu’aurait-il fait, s’il avait été empereur ? Rien peut-être ; il aurait continué la politique de son prédécesseur ; il aurait senti l’intérêt qu’avait l’Autriche à maintenir l’alliance et il l’aurait pratiquée avec correction. Les circonstances sont plus fortes que les hommes, même lorsqu’ils ont une volonté énergique, et tel était le cas de l’archiduc. Seulement, les rapports des deux pays auraient été encore un peu moins cordiaux, encore un peu moins confians que par le passé, et l’Allemagne aurait eu encore un peu plus de peine à faire marcher ce ménage à trois qu’on appelle la Triple Alliance. L’archiduc était donc peu aimé dans la Péninsule. Il faut d’ailleurs rendre à l’opinion italienne, telle qu’elle s’est manifestée dans la presse, la justice qu’à la mort du prince, sa tenue a été parfaite ; il n’y a eu de fausse note dans aucun journal ; l’horreur du crime l’a emporté sur tous les autres sentimens, et c’est le seul néanmoins qui se soit manifesté. Nous inclinons à croire que le correspondant de Rome au Journal des Débats st dans la vérité lorsqu’il écrit : « En apprenant la mort tragique de François-Ferdinand, l’opinion italienne s’est émue, puis elle s’est souvenue, elle a réfléchi, et à l’indignation se sont bientôt mêlés l’évaluation froide et le calcul avisé. Au Quirinal et à la Consulta, le deuil officiel : la douleur profonde était au Vatican. »

Mais à quoi bon se demander plus longuement ce qui aurait pu être, puisque cela ne sera pas ? L’archiduc François-Ferdinand a emporté dans la tombe le secret de sa destinée brusquement fauchée par la mort. Tout ce qu’on peut dire de lui avec assurance est qu’il avait de grandes vertus privées, que sa vie de famille a été exemplaire et touchante, que sa vie publique a été d’une parfaite tenue, que ses intentions étaient droites et qu’il n’y avait en lui rien qui ne méritât l’estime. Et c’est pour cela que, malgré les jugemens divers qu’on peut porter sur son rôle politique, qui était d’ailleurs à peine commencé, c’est avec un respect sincère que tout le monde s’est incliné devant sa tombe.


S’il est vrai que l’archiduc a été pour beaucoup dans la constitution de l’Albanie, ce n’est pas là son œuvre la mieux réussie. Il est plus difficile que jamais de savoir ce qui se passe dans ce malheureux coin du monde, mais ce qui s’y passe n’est certainement pas rassurant. Les nouvelles sont confuses et contradictoires ; celles du jour sont démenties le lendemain ; sur un point seulement elles sont toujours d’accord, c’est que la situation du prince Guillaume de Wied, loin de s’améliorer, s’aggrave progressivement et qu’il est de plus en plus difficile de ne pas la croire désespérée. Veut-on d’ailleurs un exemple du peu de foi que méritent les nouvelles ? Il y a quinze jours, d’après celles que donnaient tous les journaux et qu’ils tenaient des agences, nous disions que le dernier défenseur du prince, Prenk Bib Doda, lui-même prince des Mirdites, avait été fait prisonnier par les insurgés, puis relâché sur parole, à la condition de ne plus prendre part aux opérations militaires : il l’avait juré, on donnait même des détails sur la nature du serment qu’il avait prêté. Or rien de tout cela n’était vrai : Bib Doda n’avait pas été fait prisonnier et, par conséquent, n’avait pas été relâché sur parole. Mais les affaires du prince n’en valent pas beaucoup mieux pour cela, car, s’il n’a pas été pris, Bib Doda a été battu et ses troupes se sont débandées. La révolte s’est propagée dans le Sud, où, à la vérité, elle ne semble pas faire des progrès extrêmement rapides. Il y a comme un temps d’arrêt dans les opérations. On pourrait croire que quelque chose se prépare, s’élabore, couve en quelque sorte. Mais quoi ?

De quelque côté de l’horizon qu’on se tourne, on ne voit rien venir au secours du prince. Il avait d’abord été question de troupes de volontaires qui seraient rêvées en Autriche, mais il y aurait eu là une intervention à peine déguisée ; des observations se sont vraisemblablement produites et rien ne s’est fait. Le bruit a couru alors qu’on demandait, ou qu’on demanderait à la Roumanie d’envoyer des troupes en Albanie. Après les derniers événemens, la situation morale de la Roumanie est devenue très forte dans les Balkans ; mais, on le sait, elle l’a conquise sans coup férir, par de simples démonstrations militaires faites avec un remarquable à-propos et, pour sortir de cette sage conduite, il faudrait que la Roumanie y eût un intérêt important. Où est son intérêt dans le cas actuel ? On ne le distingue pas très bien : on voit seulement que, si elle s’engageait dans l’affaire albanaise, elle courrait gros risque d’entrer dans un engrenage qui la conduirait loin. Lui a-t-on fait vraiment la proposition dont les journaux ont parlé et a-t-elle eu besoin de s’y refuser ? Nous ne doutons pas, en tout cas, qu’elle ne l’ait fait, si l’occasion lui en a été donnée. L’affaire albanaise est un guêpier où personne n’a envie de se jeter. Elle était, dès l’origine, hérissée de difficultés : les maladresses commises depuis les ont encore augmentées. On ne voit pas comment le prince Guillaume pourra se maintenir sur un trône aussi chancelant. S’il s’était montré davantage au début, et si, une fois l’insurrection déclarée, il s’était mis à la tête de ses troupes et avait paru sur les lieux du combat, peut-être la fortune, qu’il aurait un peu violentée, lui serait-elle devenue favorable. Mais il n’a rien fait de tout cela ; il a attendu que la fortune vînt d’elle-même lui offrir ses faveurs, et elle n’est pas venue. Ce n’est que dans la fable que la fortune va bénévolement à l’homme qui l’attend dans son lit. N’ayant pas été améliorée par l’habileté des hommes, par leur esprit d’entreprise, par leur courage, l’affaire albanaise est restée ce qu’elle était, radicalement mauvaise. Si le prince de Wied peut encore être sauvé, nous en serons heureux pour lui : mais peut-il l’être ? Incontestablement, ses sujets, ou du moins les plus nombreux et les plus forts d’entre eux, ne veulent pas de lui. Les Malissores et les Mirdites, battus et découragés, l’abandonnent. Il ne pourrait recevoir un secours utile que du dehors. L’Autriche le lui fournirait volontiers, si elle était sûre de pouvoir agir seule, mais c’est ce que l’Italie ne tolérerait pas ; elle voudrait agir à son tour, après avoir bien choisi les points où elle interviendrait, et le tout finirait par une brouille entre les deux alliés. L’Autriche sait par expérience comment les brouilles de ce genre peuvent finir.

La situation apparaît donc inextricable et le plus sage serait sans doute de renoncer résolument à la politique dont elle est la conséquence logique ; mais c’est peut-être beaucoup demander. Il faudrait pour cela que les Puissances, ou du moins quelques-unes d’entre elles, les plus intéressées dans l’affaire, avouassent qu’elles se sont trompées et cherchassent d’autres combinaisons. Il faudrait mettre fin à une première période et en ouvrir une seconde, qui en serait très différente. Le fera-t-on ? C’est à Vienne que la question se pose, parce que c’est de là que part l’action principale. À Rome on se contente de profiter habilement des fautes qui sont commises ailleurs et qu’on semble attendre.


Chez nous, le ministère Viviani s’installe. Nous lui avons souhaité de durer, parce que nous avons peu de chance d’avoir mieux, ou moins mal, en ce moment ; personne ne l’attaque encore et il pourrait profiter de cette accalmie pour laisser à son tour les gens tranquilles, mais il aime mieux donner des gages à ses amis et même à ses ennemis de l’extrême gauche en ranimant la persécution religieuse qui s’était ralentie depuis quelque temps. Il existe encore un certain nombre de congrégations qui ont été plus ou moins volontairement oubliées. Elles pouvaient croire qu’on continuerait de les épargner. Mais M. Viviani veillait. Il a refusé aux socialistes unifiés et à une fraction considérable des radicaux de leur sacrifier la défense nationale ; nous l’avons hautement félicité d’avoir défendu la loi de trois ans et d’avoir annoncé que, s’il était encore ministre l’année prochaine, il ne libérerait pas la classe qui finirait alors sa seconde année de service. On ne pouvait pas mieux parler. Malheureusement, ce sont des hardiesses qu’il faut se faire pardonner, quand on est soi-même radical-socialiste, et ce que de tout temps on a trouvé de mieux pour cela est d’apporter au parti la tête de quelques congréganistes. Nous parlons, bien entendu, au figuré, car M. Viviani n’est pas méchant homme, il est seulement un homme faible, naturellement enclin à obéir aux injonctions des meneurs de son parti et toujours prêt à leur donner les holocaustes qu’ils exigent. La persécution religieuse, cette petite et basse monnaie de la politique radicale, produit généralement son effet : le parti s’en contente pour quelque temps, et le ministère a un peu de répit. Nous nous demandons ce qui arrivera lorsque cette monnaie sera complètement épuisée. Il est si facile et si commode de fermer des écoles et de vider des couvens ! Mais, à force de recommencer, il ne restera bientôt plus rien à faire dans cet ordre de choses, à moins qu’on ne porte directement atteinte à la liberté de l’enseignement, et peut-être à quelques autres. M. Viviani ne le fera peut-être pas lui-même, mais il aura préparé la voie à ceux qui le feront.

Nous voudrions du moins être sûr qu’il n’en sera pas de même pour la loi militaire. Les déclarations de M. Viviani ont été excellentes, et nous sommes convaincu qu’il ne manquera pas personnellement aux promesses qu’il a faites, mais la durée d’un gouvernement est aléatoire, on est revenu depuis quelque temps aux ministères qui meurent jeunes. Quand M. Viviani tombera, on trouvera, parmi les débris de son Cabinet, un homme comme M. Augagneur, partisan résolu du service de deux ans, qui n’aura d’autre idée que d’entrer dans le Cabinet suivant, qui y entrera peut-être et n’aura pas alors de préoccupation plus vive que d’y faire prévaloir un système dont il a seulement ajourné la réalisation. Nous avons déjà demandé pourquoi Mi Viviani a mis M. Augagneur au nombre de ses collègues. Des concessions, des capitulations de ce genre jettent le désarroi dans les esprits ; elles sont pour le pays une école de scepticisme ou, pour mieux dire, d’immoralité politique. La conséquence de cette faute initiale n’a pas tardé à se produire : la Chambre a élu, pour toute la durée de la législature, une Commission de l’armée où les partisans et les adversaires de la loi de trois ans sont dans un si parfait équilibre, 22 voix d’un côté et 22 de l’autre, qu’il n’y a pas de majorité du tout : les votes de la Commission tiendront à la présence ou à l’absence fortuit d’un seul de ses membres. Et ce sera, pour le moins, un gros embarras.

M. Viviani n’est pas allé aussi loin dans la composition de son ministère ; il y a donné la majorité aux partisans des trois ans ; mais qui ne voit qu’en donnant une minorité aux autres, il a encouragé la Chambre à faire ce qu’elle a fait à son tour ? Il est naturel et même désirable que, dans une commission dont le rôle est de délibérer, toutes les opinions soient représentées comme à la Chambre elle-même ; mais dans un ministère, c’est autre chose, car le rôle des ministères est d’agir, ils sont l’organe du pouvoir exécutif, et il n’y a pas d’action énergique, ni d’exécution nette et rapide sans une parfaite unité. C’est donc un détestable exemple que M. Viviani a donné à la Chambre : elle ne l’a que trop suivi, elle l’a dépassé. Il y a quelque chose de paradoxal et d’absurde dans le fait d’une Assemblée qui, un jour, donne au gouvernement une majorité écrasante en faveur du service de trois ans et qui, le lendemain, nomme une Commission où il n’y a de majorité ni pour ni contre. Il y en a eu une cependant lorsque la Commission a élu son président : son choix s’est porté sur le général Pedoya, partisan du service réduit. Le phénomène de cette Commission, qui émane de la Chambre et la représente si mal, tient au mode de scrutin qu’on a employé pour la former. Ce sont là des chinoiseries, des manœuvres, des intrigues qui échappent au public et peut-être vaut-il mieux qu’elles lui échappent, car elles n’ont rien d’édifiant. On a voulu procéder par la représentation proportionnelle, ce qui était très louable, et on a attribué à chaque groupe un nombre de commissaires proportionnel à celui de ses membres. Malheureusement, le respect de la proportion s’est arrêté là, au moins dans certains groupes qui, au lieu de représenter proportionnellement les opinions diverses de leurs membres, ont écrasé et annulé la minorité sous la majorité. Tel groupe, qui avait droit à 17 membres, a nommé 17 adversaires de la loi. C’est ainsi que le tour a été joué et que la Commission est devenue l’instrument encombrant et impuissant que nous avons dit. Il aurait été, paraît-il, facile de corriger le mal. D’après le règlement de la Chambre, il suffisait d’une protestation signée de 50 membres pour annuler la première élection et procéder à une seconde qui, faite suivant le mode ordinaire, aurait produit un résultat différent. La protestation a été faite ; elle a réuni facilement les 50 signatures réglementaires ; il ne restait qu’à la remettre entre les mains du président. Pourquoi, par qui a-t-elle été arrêtée en route ? Ce qui est certain, c’est qu’elle l’a été et qu’on a eu là un nouvel et déplorable exemple de l’intrigue audacieuse des uns, de la faiblesse, de la soumission, de la lâcheté des autres. Que peut-on attendre d’une Chambre qui débute ainsi ?

À se tourner du côté du Sénat, la satisfaction n’est pas plus grande. Le Sénat n’est pas moins radical que la Chambre, peut-être même l’est-il davantage, c’est-à-dire avec plus d’esprit de suite ; mais dans l’ordre économique et financier, il s’est montré jusqu’ici presque conservateur et a fourni quelquefois un bel exemple de résistance à des mesures dangereuses pour la fortune et le crédit publics. D’autres fois, à la vérité, comme dans l’affaire du rachat de l’Ouest, il a subi lamentablement la pression ministérielle. C’est une digue submersible que le Sénat, mais enfin, c’était une digue, et quand le flot n’était pas trop élevé ou trop violent, il remplissait son office, La Chambre, sans le dire, comptait même sur lui pour cela. On aurait tort d’y trop compter désormais. Le Sénat vient de voter l’impôt sur le revenu. Il l’a amendé, nous le voulons bien ; il en a atténué certains défauts, mais il ne les a nullement supprimés, ni même foncièrement corrigés : il est difficile, par exemple, de soutenir que le texte auquel il s’est arrêté nous préservera de la déclaration contrôlée. Divers orateurs, à la tête desquels il faut placer l’éloquent et courageux M. Tourom qui a été sur la brèche pendant cette discussion, ont fait la preuve du contraire. Et ce qui a aggravé le cas, en créant le précédent le plus fâcheux, est que cette grande réforme de l’impôt sur le revenu a été incorporée au budget et votée avec lui. Le Sénat d’autrefois, d’il y a peu d’années encore et peut-être même d’il y a quelques mois, n’aurait pas hésité à faire ce qu’on appelle la disjonction, c’est-à-dire à mettre la réforme hors du budget pour l’étudier comme elle méritait d’être étudiée et la voter à part. Rien ne l’aurait empêché de procéder suivant cette méthode, qui est la seule bonne et correcte. Mais les temps sont changés. Et puis la résistance du Sénat a été usée par la lassitude. Il y a des momens où on veut en finir à tout prix : ce sont des momens infiniment dangereux, terribles même dans la vie d’un peuple. Voilà comment la réforme la plus grave qui ait été faite depuis un siècle a été votée en quelques jours, après une discussion écourtée. S’il n’y a aucun inconvénient à insérer dans le budget une réforme sur laquelle les deux Chambres se sont déjà mises d’accord, il n’y a non plus aucun avantage et, dans le cas présent, personne n’aurait insisté sur cette insertion, si l’accord avait été vraiment achevé et complet. Mais on a pratiqué le Compelle intrare pour en finir plus vite par une pression d’un nouveau genre, pression d’une assemblée sur l’autre et que, neuf fois sur dix, la Chambre exerce et le Sénat subit. On invoquera souvent dans l’avenir le précédent qui vient d’être créé pour arracher au Sénat des capitulations nouvelles, — et on les lui arrachera.

Que fera la Chambre maintenant ? Acceptera-t-elle le projet amendé que le Sénat lui renvoie ? L’amendera-t-elle à son tour pour y rétablir sur quelques points son texte primitif ? Elle a obtenu de si larges satisfactions et le temps la presse si fort elle aussi, que, tout en réservant l’avenir, elle consacrera sans doute par son vote celui du Sénat. Et alors on pourra dire : Alea jacta est. Le sort en sera jeté. L’instrument sera fait. Nous aurons l’impôt sur le revenu, légèrement progressif au début, appelé à le devenir plus lourdement dans la suite. Il suffira pour cela de deux circonstances habituées à se rencontrer et qui se rencontreront toujours davantage : l’extrême pénurie du Trésor et la faiblesse du gouvernement. Nous souhaitons, sans y croire, que l’avenir dissipe nos craintes et démente nos prévisions.


Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
Francis Charmes.

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