Chronique de la quinzaine - 30 juin 1914

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Chronique n° 1973
30 juin 1914


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Les événemens marchent avec une si grande rapidité qu’il nous est impossible de les suivre d’un pas égal au leur : au moment où nous écrivions notre dernière chronique, M. Ribot était président du Conseil ; au moment où on l’a lue, il était remplacé par M. Viviani. Ces faits, qui sont d’hier, paraissent déjà lointains, mais ils poseront longtemps sur notre situation politique. Comment ne pas regretter que la courageuse entreprise de M. Ribot n’ait pas réussi ? On a beau dire que le programme de M. Viviani est le même que le sien, et cela a beau être littéralement exact, la différence des hommes en met une dans les choses, et c’est bien l’avis des radicaux-socialistes, puisqu’ils ont renversé le ministère Ribot pour faire la même chose que lui, en assurant qu’ils la feraient mieux. Mais nous n’en croyons rien. À la chute de M. Ribot, on a senti une diminution et, par malheur, cette impression, qui a été vive en France, l’a été encore plus au dehors. Nos amis se sont attristés, nos adversaires éventuels se sont réjouis ; ils n’ont même mis aucune mesure dans la manifestation de leur joie. C’est qu’un ministère qui avait à sa tête M. Ribot et qui comptait parmi ses membres MM. Bourgeois et Delcassé avait une belle allure. M. Ribot est aujourd’hui le plus illustre des parlementaires français : il a jeté un grand éclat sur la tribune de la Chambre et du Sénat ; aucune question ne lui est étrangère ; enfin il a été, avec M. de Freycinet, l’auteur de l’alliance russe. Le rôle qu’il a joué à la Conférence de la Haye a donné à M. Léon Bourgeois une notoriété européenne et même mondiale, et quant à M. Delcassé, il a inauguré avec l’Angleterre le rapprochement qui a été si solide et qui a repris le vieux nom d’Entente cordiale. Un ministère qui comptait ces trois hommes parmi ses membres inspirait considération et confiance. Mais la Chambre n’en a eu aucun souci et il ne lui a pas fallu plus de trois ou quatre heures de séance pour le mettre à bas.

Triste séance ! Il est fâcheux pour une Chambre à ses débuts d’en avoir donné le spectacle. Nous ne parlons pas seulement, pour le déplorer, de l’acte politique qu’elle a accompli avec tant de légèreté et d’imprudence, mais de la manière dont elle s’y est prise. Elle ne voulait pas de M. Ribot ; les radicaux-socialistes, encore dans l’ivresse de leur succès électoral, prétendaient exercer eux-mêmes le pouvoir ; ils entendaient être ministres, être les maîtres : soit ! mais là aussi il y a la manière, et celle que la Chambre a adoptée ne sera pas pour elle un titre d’honneur dans notre histoire. Le mot d’ordre du Bloc a été d’empêcher M. Ribot, non pas de parler, ce qui était difficile, mais d’être entendu, ce qui, au contraire, était facile. Il y avait, dans ce parti pris, comme un dernier hommage rendu au talent de l’orateur : on a étouffé sa voix parce qu’on la redoutait. Cependant il a dit au moins l’essentiel de ce qu’il voulait dire, et son discours, reproduit par tous les grands journaux, a atteint son but qui était d’éclairer loyalement l’opinion sur les dangers de la situation actuelle et d’y chercher les remèdes les mieux appropriés. Le seul argument que les radicaux ont opposé à M. Ribot est qu’ils étaient mieux qualifiés que lui pour faire leur politique et que rien dans son passé ne l’avait préparé à cette tâche. Les quatre ou cinq orateurs qui lui ont répété la même chose, se sont contentés d’y mettre un ton différent, brutal avec M. Augagneur, ironique et narquois avec M. Sembat, insignifiant avec les autres. Quant à la Gauche, elle semblait déchaînée, et procédait par des hurlemens ininterrompus, qui sont devenus encore plus bruyans peut-être lorsque M. Bourgeois a pris la parole, de sa place, pour donner à la Chambre quelques explications. Certes, on ne pouvait pas taxer d’ambition un homme qui s’est refusé à tous les honneurs et qui, depuis quelques années, s’est consacré surtout à des œuvres d’humanité ; il aurait probablement préféré ne pas entrer dans le ministère Ribot, et s’il l’a fait, c’est parce qu’il a cru de son devoir de le faire ; mais il n’est pas permis à un radical-socialiste d’obéir à sa conscience, il doit se soumettre aveuglément à la discipline du parti. M. Bourgeois a donc eu seul largement sa part des vociférations qui ont accablé M. Ribot. Chez les radicaux, les vieux dieux se changent facilement et rapidement en idoles qu’on renverse et qu’on brise. On a dit autrefois, peut-être prématurément, que le respect se perdait : aujourd’hui, il est perdu. Ne respectant plus rien, la Chambre ne se respecte plus elle-même, ce qui est peut-être une manière de se bien juger. La séance où M. Ribot est tombé a ajouté encore quelque chose à la déconsidération du gouvernement parlementaire, si on peut donner le nom de gouvernement à ce qui ne mérite que celui d’anarchie.

Le Cabinet Ribot n’étant plus, il a fallu pourvoir à son remplacement, opération qui paraissait être compliquée et qui s’est trouvée ne pas l’être, car le remplaçant se tenait prêt dans la coulisse, et son Cabinet était d’avance à peu près complètement formé. M. le Président de la République a ouvert ses consultations habituelles, rituelles : tout le monde lui a conseillé de faire appel à M. Viviani. On se rappelle pour quels motifs, quelques jours auparavant, celui-ci avait échoué dans la formation de son ministère : résolu à maintenir la loi de trois ans, il avait fait espérer que plus tard, à une date indéterminée, quand on se serait entouré de précautions nouvelles et que l’expérience en aurait éprouvé l’efficacité, on pourrait, peut-être, alléger les charges militaires du pays, si la situation extérieure le permettait. Ce dernier membre de phrase a tout gâté. MM. Godard et Ponsot, qui devaient entrer dans la combinaison, ont exigé qu’on l’effaçât et, M. Viviani s’y étant refusé, tout a été rompu. Mais la rupture n’était pas irrémédiable ; on pouvait dire la même chose en d’autres termes, et, en effet, au lieu de : « si la situation extérieure le permet, » on a dit : « sans porter atteinte à la défense nationale. » Tout le monde convenait que cela revenait au même, mais alors, pourquoi avoir changé ? Nous n’étions pas sans quelque défiance. Ici encore, les mots avaient grandement besoin d’être garantis par les hommes et on a pris, pour les garantir, des hommes dont tout le passé contredisait leur sens naturel. Comment comprendre, par exemple, pourquoi M. Augagneur, adversaire résolu de la loi de trois ans, est entré dans un ministère non moins résolu à la maintenir ? On raconte que l’homme le plus étonné de ces contradictions est M. Godard qui, député de Lyon comme M. Augagneur, avait été poussé par lui à émettre l’exigence sous le poids de laquelle la première combinaison Viviani a sombré. Il y a, en toutes choses, et surtout dans les choses parlementaires les plus graves, un côté comique parfois très accentué : la substitution de M. Augagneur à M. Godard en est une preuve. Quand celui-ci a laissé choir son portefeuille, il ne s’attendait pas à ce que celui-là le ramasserait et se l’approprierait. Ce tour de passe-passe était de nature à inspirer des doutes sur la sincérité de M. Viviani, sur sa loyauté à l’égard de la loi de trois ans. Mais il a fait plus, il a offert à M. Combes un ministère, démarche qui était faite pour achever de nous déconcerter. M. Viviani ne pouvait en effet pas ignorer que M. Combes était un adversaire irréductible de la loi de trois ans. Ces mêmes hommes qui ont renversé M. Ribot à cause de ses opinions passées, méprisent donc assez leurs amis pour croire qu’ils sont tout prêts à changer les leurs lorsqu’on leur tend l’appât d’un portefeuille. Rendons à M. Combes la justice qu’il n’est pas l’homme de ces palinodies. Si M. Viviani a obtenu aisément le concours de M. Augagneur, M. Combes lui a refusé le sien et, dans une note communiquée à la presse, il a fait connaître le motif de son refus, à savoir sa fidélité au programme de Pau, qui a condamné le service de trois ans. C’est un immense service que M. Combes a rendu à M. Viviani. Nous devons croire que celui-ci ne transigera pas sur le service de trois ans, puisque M. Combes en a eu l’impression si nette. Il n’est peut-être pas très important que M. Augagneur ait accepté un portefeuille, mais il l’est que M. Combes en ait refusé un. À partir de ce moment, nous avons été convaincus que, quel qu’ait été son propre passé et bien qu’il ait voté autrefois contre la loi militaire, M. Viviani la défendrait désormais, et il l’a effectivement défendue avec force. Sans doute il a laissé aux adversaires de la loi une espérance pour un avenir lointain. Quand l’Allemagne désarmera ; quand les pasteurs de peuples auront renoncé à l’épée à la pointe bien aiguisée pour prendre une houlette enrubannée ; quand la paix sera assurée pour longtemps, pour toujours, nous pourrons abréger la durée du service militaire. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit en ce moment. M. Viviani a compris ses obligations actuelles. On ne saurait lui savoir un trop grand gré de sa déclaration que, s’il était encore ministre en 1915, il ne libérerait pas la classe de 1913, c’est-à-dire celle qui aurait fait deux ans.

Il lui sera beaucoup pardonné pour cette parole. Déjà les adversaires de la loi faisaient courir le bruit qu’elle ne serait pas appliquée et répandaient dans les casernes la promesse d’une libération anticipée. Rien n’était plus dangereux, plus pernicieux que cette propagande : il l’est toujours de donner aux hommes des espérances qui ne doivent pas se réaliser. La déception engendre des révoltes : nous en avons vu des exemples récens. M. Viviani a donc fait acte d’homme de gouvernement en parlant comme il l’a fait. Il a donné un gage personnel au maintien de la loi de trois ans et, du coup, il a acquis en Europe une autorité qui lui manquait jusque-là. Si la confiance qu’on avait en nous à Saint-Pétersbourg et à Londres avait été un peu ébranlée dans ces derniers temps, elle a été raffermie à la fin de la séance où M. Viviani, ayant fait ses fermes déclarations, a eu une majorité de 362 voix contre 139. Qu’on vienne nous dire, après cela, que le pays n’est pas pour la loi de trois ans ! Eh quoi ! la Chambre n’a que quelques semaines d’existence, elle est l’expression toute récente de la volonté nationale, elle la connaît, elle la représente et l’exprime et, quand elle donne à un ministre qui défend la loi de trois ans une majorité écrasante, on douterait de ce que sa résolution a de réfléchi et de durable ! Que faut-il donc pour en convaincre ? Nous savons bien que les adversaires de la loi n’ont pas désarmé ; ils continuent leur campagne ; ils emploient des procédés sournois pour faire élire par surprise une Commission de l’armée, qui n’a de majorité ni dans un sens, ni dans l’autre ; ils peuvent créer des difficultés, une gêne, des obstacles ; ils n’arrêteront pas la marche nécessaire des choses. La loi de trois ans sera maintenue, et nous le devrons, pour une grande part, à un ministère radical. Les socialistes unifiés ont voté contre lui comme un seul homme, apportant par-là une démonstration éclatante de cette vérité qu’il y a, à la Chambre, une majorité en dehors d’eux. Ne l’avons-nous pas toujours dit ?

Le scrutin a été tel qu’on s’est demandé si M. Ribot n’aurait pas obtenu la même majorité que M. Viviani, s’il avait posé comme lui la question de confiance sur la loi militaire, au lieu d’entretenir la Chambre de la situation fiscale et des moyens d’y pourvoir, ce qu’il a fait d’ailleurs avec la compétence d’un homme qui s’est toujours occupé de finances et qui, pendant son court passage au Ministère, a pu réunir, pour les présenter à la Chambre, les derniers renseignemens officiels sur notre situation. Cette situation est apparue sous un jour inquiétant. M. Ribot n’en a rien dissimulé : il a cru de son devoir de dire la vérité, toute la vérité, et il a conclu à la nécessité de faire un emprunt immédiat, dont la première tranche serait de 900 millions. Les ressources de notre trésorerie sont épuisées au point qu’à partir du mois prochain, on ne peut faire face aux nécessités les plus urgentes que par des moyens peu dignes d’un grand pays. La franchise de M. Ribot n’a pas été du goût de tout le monde et nous le comprenons sans peine, la préoccupation des radicaux ayant été jusqu’à ce jour de dissimuler au pays les cruelles conséquences de leur politique financière. Mais l’heure qu’un de nos auteurs dramatiques a appelée « la douloureuse » est enfin venue, et nous y sommes. Comme toujours, les radicaux et les socialistes ont alors accusé les autres de leurs propres torts : ils leur ont particulièrement reproché d’avoir fait voter la loi militaire sans avoir présenté à la Chambre la couverture financière qu’elle rendait indispensable. Cette accusation a été renouvelée sous toutes les formes dans la presse et à la tribune ; elle continue de l’être chaque jour et n’est pas plus vraie pour cela. Le ministère Barthou avait si bien présenté un ensemble de projets financiers qui devaient liquider les dépenses du passé et couvrir celles du présent que c’est dans la discussion de ces projets qu’il a été renversé, sur une question à la vérité accessoire. Mais à quoi bon insister ? On n’empêchera pas les radicaux de répéter à satiété les mêmes argumens : c’est leur tarte à la crème. Personne d’ailleurs n’ignore qu’après la chute du ministère Barthou, ils n’ont rien fait de ce qu’ils avaient annoncé, laissant s’aggraver une situation qui était déjà très préoccupante. Maintenant que les élections sont faites, il faut pourtant s’exécuter ; M. Ribot a donc annoncé son intention de procéder immédiatement à l’emprunt et personne n’y a contredit ; on lui a reproché seulement de diminuer le crédit de l’État au moment même où il y faisait appel. La plupart des interruptions dont sa parole a été hachée venaient de là et on les a retrouvées sous une forme plus littéraire dans le discours de M. Sembat qu’on a généralement qualifié de spirituel, comme on est convenu d’ailleurs de qualifier tous ses discours. On nous permettra néanmoins de traiter ces accusations de puériles. Tous les gens renseignés savent parfaitement à quoi s’en tenir sur l’état de nos finances et sur celui du marché ; ce n’est pas le discours de M. Ribot qui le leur a appris ; quant aux autres, c’est-à-dire au gros public, la question est de savoir si, après l’avoir longtemps trompé, il faut le tromper et lui mentir encore. M. Ribot ne le croit pas ; les radicaux sont d’un autre avis que le sien ; de là leur indignation contre lui. En conséquence, M. Viviani d’abord et après lui M. Noulens, le nouveau ministre des Finances, se sont appliqués à rassurer l’opinion. Ils n’ont pas pu dire que tout était pour le mieux dans le meilleur monde financier possible ; mais aux couleurs sombres de M. Ribot, ils ont substitué des teintes atténuées. Le mal, à les entendre, n’est pas aussi grave, le péril n’est pas aussi urgent. La Trésorerie est à sec sans doute, mais elle est sur le point de trouver, comme par enchantement, des ressources nouvelles. Ceci dit pour la galerie, M. le ministre des Finances, plus impatient qu’il ne paraissait vouloir l’être, a insisté auprès des commissions de la Chambre et du Sénat pour que l’emprunt trop longtemps différé ne subît plus un seul jour de retard, et il a été effectivement voté dans les deux Chambres avec une rapidité merveilleuse. Sans M. Touron, il n’y aurait pas eu de discussion du tout. En sera-t-il de même pour le budget ? Le rapporteur de la Commission des finances, M. Aimond, qui, lui aussi, a dit la vérité sur la situation, a commencé son discours par un aveu de découragement. Le Sénat est comme l’ancien qui voyait le mieux et qui l’approuvait, mais qui faisait le pire avec résignation : Video meliora proboque, deteriora sequor. Nous tremblons qu’il n’incorpore au budget courant l’impôt sur le revenu tel qu’il a été voté par la Chambre, ou avec des modifications qui n’en changeront ni le caractère, ni la portée. Ce sera pour le Sénat une abdication, pour nous un abandon. Mais il arrive un moment où tout le monde veut en finir, et généralement alors, on en finit fort mal. On annonce donc déjà que l’impôt sur le revenu sera appliqué l’année prochaine et l’impôt sur le capital l’année d’ensuite. Ils seront alors conjoints, comme dit M. Caillaux auquel nous les devrons et qui n’aura plus qu’à revenir aux affaires pour les prélever sur nous.

Au point où nous sommes, il faut souhaiter que le ministère Viviani dure : il est médiocre à la vérité, mais pouvons-nous avoir mieux, puisque le parti radical-socialiste, qui est le parti de la médiocrité, a la prétention de gérer seul nos affaires et qu’il a la force numérique dans les Chambres. Comment s’opposera son règne ? Il faut en attendre les résultats : le pays alors s’apercevra sans doute de son erreur et cherchera les moyens de la corriger. Nous sommes aussi éloignés que possible de la détestable politique du pire ; toutes les fois qu’on peut s’opposer à un mal, c’est un devoir de le faire avec énergie ; mais il faut bien subir ce qu’on ne peut plus empêcher. Nous entrons dans une ère nouvelle : il n’est pas sûr du tout que le pays l’ait voulu, mais il a voté pour ceux qui le voulaient et, dès lors, les conséquences s’imposent, au moins pour quelque temps.

Elles se manifestent tout d’abord par une diminution sensible de l’autorité du gouvernement. Sans doute il reste très fort pour gêner, tracasser, persécuter ; mais c’est là l’œuvre de l’administration ; le gouvernement, dans la haute acception du mot, en a une autre à faire. En est-il capable ? Tout le monde commence à en douter. Paris a été profondément ému, depuis quelques jours, par les catastrophes qui se sont produites, à la suite d’un orage, dans ses places et ses voies publiques les plus fréquentées. Il se demande si sa sécurité est assurée : on lui répond qu’il y a eu un cas de force majeure et que d’ailleurs on fait une enquête. Mais il ne croit pas à la force majeure et il attend les révélations de l’enquête avec une impatience mêlée de scepticisme. Il y a eu certainement des négligences commises, car il n’est pas admissible qu’une ville comme Paris s’effondre sous le coup d’un orage, quelque violent qu’il soit. On attend des sanctions ; seront-elles prises ? L’administration a l’habitude de l’irresponsabilité. Au surplus, c’est là un cas de l’ordre matériel : ceux qui tiennent à l’ordre moral sont encore plus graves. Paris qui voit le sol s’ébouler sous ses pieds a passé une journée sans recevoir son courrier. Les facteurs avaient suspendu le service parce qu’ils étaient mécontens d’un vote du Sénat qui, après leur avoir accordé une trentaine de millions d’augmentations, leur avait refusé une soixantaine de mille francs destinés à des indemnités de séjour. Les sous-agens des postes ne se sont pas contentés d’interrompre le service, ils ont proféré des menaces, ils se sont livrés à des voies de fait. Ce n’est pas une grève, disaient-ils, c’est seulement une manière de manifester notre mécontentement. Mais le public n’entre pas dans ces distinctions. Que ce soit une grève ou non, les conséquences sont les mêmes ; la vie sociale est troublée ; le commerce souffre et se plaint. Que fait pourtant le gouvernement ? Il parlemente avec les ouvriers, et, en fin de compte, le ministre du Commerce et des Postes s’engage à défendre devant la Chambre l’augmentation de crédit que le Sénat a repoussée. Est-ce un engagement ? M. Thomson déclare qu’il n’en a pris aucun, mais les ouvriers croient et disent le contraire : on s’est, comme d’habitude, mis d’accord sur une équivoque. Mais gageons que M. Thomson demandera à la Chambre de voter l’augmentation : l’aurait-il fait, si les facteurs ne s’étaient pas révoltés ? Ces faiblesses continuelles encouragent de plus en plus à l’emploi de la force, puisqu’elle réussit toujours, alors qu’elle devrait ne le faire jamais. Là encore l’opinion restée saine attend des sanctions qui ne pourraient être que la révocation d’un certain nombre des agitateurs : elle attendra en vain. Il est pourtant intolérable qu’une poignée de sous-agens dictent la loi au Parlement et au gouvernement ; mais on le tolère. Il n’en a pas été toujours ainsi. Il y a quelques années, a éclaté une grève des postes ; le gouvernement d’alors avait à sa tête M. Clemenceau ; il a fait acte d’autorité et révoqué plusieurs agens. L’ordre a été rétabli et le service a repris. Une campagne a été commencée aussitôt pour obtenir la réintégration des révoqués : M. Clemenceau a tenu bon et a déclaré qu’aucune réintégration n’aurait lieu pendant qu’il serait au ministère, ce dont il convient de le féliciter. Mais, après lui, les postiers révoqués sont rentrés en triomphateurs. Ce sont les capitulations de ce genre qui détruisent chez nous le principe d’autorité. On a pris, il est vrai, cette fois le moyen de n’avoir pas à réintégrer les pseudo-grévistes, c’est de ne pas les révoquer, mais cela ne vaut pas mieux.

De tant de défaillances résulte un malaise général. On demande où nous en sommes, où nous allons, quel lendemain nous est réservé, toutes questions auxquelles il est difficile de répondre. Au dehors la France n’est pas diminuée ; elle gardera sa force intacte, elle l’accroîtra encore par une meilleure utilisation, elle tiendra tous les engagemens qu’elle a pris. Mais, à l’intérieur, il est difficile de ne pas éprouver une inquiétude très vive en constatant que la désorganisation est partout et que ce gouvernement si faible, dont l’avenir est si incertain, se propose de se tirer et de nous tirer d’affaire par une révolution fiscale et sociale où la République trouvera certainement l’épreuve la plus redoutable qu’elle ait encore traversée : et c’est elle qui l’a cherchée.


En Orient, les craintes immédiates, qui s’étaient depuis quelque temps calmées, se sont ranimées sur deux points : pendant plusieurs jours on a craint qu’un conflit n’éclatât entre la Grèce et la Porte, et en Albanie l’anarchie est arrivée à un tel degré d’acuité, qu’il semble ne pas pouvoir être dépassé et que la situation du prince de Wied soit tout à fait désespérée. En Turquie et en Grèce, grâce à la bonne volonté des deux gouvernemens et aux conseils de l’Europe, le péril pourra sans doute être conjuré ou ajourné. En Albanie, il est plus difficile d’émettre une prévision quelconque sur le sort du pays et d’un souverain qui n’y a d’appui nulle part et qui trouve peu de ressources en lui-même.

Après toutes les guerres qui se sont produites dans les Balkans, on a vu des émigrations s’y produire en masses nombreuses qui rappelaient celles des peuples nomades d’autrefois. Le même phénomène vient de se renouveler. La cause en est dans le brusque changement de la souveraineté qui, au milieu de grandes violences et de grands abus, maintenait dans le pays un ordre tel quel. C’était le cas de la souveraineté ottomane en Macédoine et en Thrace. Les races diverses qui y vivaient sous le même joug en avaient pris l’habitude, l’une dominante, l’autre dominée ; mais, quand celle qui était dominée a été dominante à son tour, il y a eu une perturbation profonde qui s’est traduite par les émigrations dont nous avons parlé. Là où les Grecs sont devenus les maîtres, les Turcs, qui l’étaient la veille, ont considéré que la vie pour eux était intenable, en quoi, toute question d’ordre politique et moral mise à part, ils n’avaient pas tout à fait tort. Sans doute leur déchéance politique leur était pénible ; ils en souffraient dans leur orgueil ; mais leur sécurité matérielle était aussi en jeu et il ne pouvait guère en être autrement. On sait combien toutes ces races balkaniques se jalousent, se détestent, se méprisent mutuellement : la force seule peut les faire vivre à côté les unes des autres et, quand elle change de mains, les conditions de la vie antérieure ne peuvent plus être maintenues. On a dit souvent que les Turcs étaient campés en Europe ; il y a du vrai dans ce mot. On les a vus autrefois évacuer la Bulgarie devenue en fait indépendante avant de l’être en droit, puis la Roumélie orientale devenue bulgare ; on les voit aujourd’hui évacuer les pays dévolus à la Serbie et surtout à la Grèce, et cela par centaines de mille. Où vont-ils ? Les territoires si amoindris que l’Empire ottoman a conservés en Europe sont évidemment trop étroits pour leur fournir un asile : ils vont donc en Asie, leur pays d’origine, mais, là encore, ils trouvent la place prise et prise très souvent par les Grecs détestés. Ceux-ci, intelligens, habiles, industrieux, commerçant surtout, sont nombreux en Asie, notamment sur les côtes, de sorte que les Turcs qui leur abandonnent l’Europe, les retrouvent établis dans un autre continent où ils se croient chez eux. Habitués à se considérer comme les maîtres et à manifester ce sentiment par la force, on devine sans peine quelle a été leur attitude à l’égard des Grecs d’Asie. Le malheur qui les accable et la misère qui les ronge attisent encore chez eux les haines ataviques. Ce sont des hordes de mendians furieux qui se sont abattues sur le pays. Les Grecs ont donc été persécutés, dépossédés, violentés de toutes les manières, et on les a vus fuir d’Asie devant les Turcs, qui étaient venus d’Europe après y avoir fui devant eux.

Ils se sont réfugiés en Grèce et dans les îles de l’Archipel, en faisant appel à leur pays et à l’Europe contre l’iniquité dont ils étaient les victimes. La situation est devenue bientôt intolérable. L’opinion hellénique a été profondément émue, agitée, indignée. Le gouvernement d’Athènes, qui partageait ses sentimens, a fait entendre sa voix dans les capitales de l’Europe pour demander justice et à Constantinople pour l’exiger. On a reconnu toutefois dans ses revendications l’esprit très ferme, mais très politique, de M. Venizelos. Le gouvernement hellénique a gardé son sang-froid et, tout en continuant avec activité ses arméniens militaires, il s’est gardé de pousser les choses à bout avant d’avoir obtenu une réponse du gouvernement ottoman. L’Europe s’est demandé alors avec quelque anxiété ce que serait cette réponse : elle a été conciliante. À Constantinople aussi, on s’est montré modéré. La Porte n’a pas nié les faits, elle s’est contentée de dire qu’ils étaient exagérés, mais elle a promis des sanctions immédiates contre les abus qui ont été commis et a proposé que des représentans de l’Europe assistassent aux enquêtes qui seraient poursuivies. Elle a fait une autre proposition encore, à savoir d’opérer un échange entre les propriétés turques et grecques en Europe et en Asie, échange qui sera difficile et laborieux à effectuer, mais dont à Athènes on a admis le principe. La réponse ottomane a produit une détente, qui amènera sans doute une entente et tout le monde le souhaite. Néanmoins, on n’a renoncé ni d’un côté ni de l’autre aux armemens et on y travaille avec ardeur. La question des îles n’est pas encore réglée entre la Grèce qui veut garder à tout prix Chio et Mitylène, et la Porte qui vise à les récupérer. On sait que celle-ci a acheté un dreadnought à l’Angleterre, ce qui l’a mise sur mer dans une situation supérieure à celle de la Grèce ; mais à son tour la Grèce vient d’acheter deux croiseurs aux États-Unis et ses achats ne s’arrêteront probablement pas là. Elle compte aussi sur son génie maritime et elle n’a pas tort : elle peut dire, comme on l’a fait ailleurs, que son avenir est sur mer. Les choses en sont à ce point. Des deux gouvernemens, aucun ne veut la guerre, mais l’un et l’autre augmentent fiévreusement leurs forces et il faut souhaiter qu’ils le fassent dans des conditions d’égalité, car, le jour où l’un des deux se sentirait incontestablement le plus fort, la paix serait bien précaire. Elle le serait surtout si ce sentiment de sa supériorité s’emparait de la Porte, car, à Athènes, on veut seulement conserver, tandis qu’à Constantinople on veut reprendre. Quant à l’intérêt de l’Europe, nul doute qu’il ne soit dans le maintien du statu quo.

Nous espérons qu’il se maintiendra entre la Turquie et la Grèce ; mais, en Albanie, son maintien est plus difficile, tant les fautes y ont été accumulées avec la plus extraordinaire ignorance ou insouciance des réalités et des nécessités les plus certaines. Il aurait fallu que le prince Guillaume de Wied fût un grand politique pour dominer une situation aussi difficile et embrouillée : malheureusement, il ne l’est pas et ceux qui l’ont envoyé à Durazzo auront de la peine à l’y maintenir. Il a eu affaire à deux compétitions opposées qui s’exerçaient du dehors sur le dedans, celles de l’Autriche et de l’Italie et, au dedans même, à deux influences opposées auxquelles leur caractère religieux donnait une énergie particulière, celles des catholiques et des musulmans. Le prince Guillaume aurait dû maintenir la balance autant que possible égale entre ces forces contraires dont l’équilibre aurait pu seul assurer sa propre indépendance et la Commission internationale l’aurait l’aidé dans cette tâche. Mais c’est ce qu’il paraît n’avoir nullement compris. Il a négligé la Commission internationale, il n’a tenu aucun compte de ses conseils et il a penché si visiblement du côté de l’Autriche, que l’opinion italienne s’est révoltée contre lui. Les gouvernemens autrichien et italien se disent d’accord : il est difficile de croire à cette vérité toute protocolaire. Les incidens pénibles se sont multipliés. Le plus grave a été l’arrestation et l’expulsion d’Essad pacha, qui s’est naturellement réfugié en Italie où il attend les événemens : toute la partie musulmane de l’Albanie en a été révoltée et est entrée en insurrection. Qu’a fait alors le prince ? Il a appelé à son secours les catholiques protégés de l’Autriche, c’est-à-dire les Malissores et les Mirdiles, qui sont en minorité dans le pays. C’était déchaîner la pire des guerres civiles, la guerre religieuse, et soulever contre lui des rancunes et des haines inextinguibles. Durazzo a été assiégé. Le prince avait pour défenseurs la gendarmerie hollandaise dont le chef, l’infortuné colonel Thomson, a été tué ; les Malissores qui, après avoir essuyé quelques défaites, ont refusé de se battre davantage en dehors de la ville ; enfin les Mirdites, qui ont tenté un dernier combat, au cours duquel leur chef, le prince Prenk Bib-Doda, a, dit-on, été fait prisonnier. On l’aurait relâché moyennant la promesse solennelle que ni lui ni les siens ne prendraient plus part aux hostilités. Que reste-t-il au prince de Wied ? Il semble que le dénouement soit proche.

Mais ce dénouement n’en sera pas un, et le problème restera entier, avec sa complexité inquiétante, en face de l’Autriche et de l’Italie qui l’ont posé. Et quand on pense que, si elles avaient laissé les choses suivre leur cours normal, elles auraient pu jouer un facile jeu de bascule entre la Serbie et la Grèce, qui se seraient l’une et l’autre, et même l’une contre l’autre, acharnées sur l’Albanie et y auraient trouvé de l’occupation jusqu’au milieu du siècle, au grand profit de la tranquillité et de la paix du reste du monde ; quand on pense cela, on se demande quel mauvais génie a poussé les hommes d’État de l’Autriche et de l’Italie à inventer entre eux cette pomme de discorde qui a donné déjà et qui donnera encore tant de tracas à leurs deux pays et tant de soucis à l’Europe.


Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
Francis Charmes.

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